Language of document : ECLI:EU:T:2023:492

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (sixième chambre)

6 septembre 2023 (*)

« Responsabilité non contractuelle – Règlement (UE) 2016/1624 – Directive 2013/32/UE – Directive 2008/115/CE – Obligations incombant à Frontex en matière de protection des droits fondamentaux – Absence de détournement de procédure – Recevabilité – Lien de causalité »

Dans l’affaire T‑600/21,

WS et les autres parties requérantes dont les noms figurent en annexe (1), représentés par Mes A. M. van Eik et L.-M. Komp, avocates,

parties requérantes,

contre

Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), représentée par M. H. Caniard, Mme C. Rueger et M. R.-A. Popa, en qualité d’agents, assistés de Me B. Wägenbaur, avocat,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (sixième chambre),

composé de Mmes M. J. Costeira (rapporteure), présidente, M. Kancheva et M. P. Zilgalvis, juges,

greffier : Mme M. Zwozdziak-Carbonne, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 9 mars 2023,

rend le présent

Arrêt

1        Par leur recours fondé sur l’article 268 TFUE, les requérants, WS et les autres personnes physiques dont les noms figurent en annexe, demandent la réparation du préjudice qu’ils auraient subi à la suite du non-respect par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) des obligations lui incombant, en vertu, premièrement, des articles 16, 22, 26, 28, 34 et 72 du règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil, du 14 septembre 2016, relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, modifiant le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant le règlement (CE) no 863/2007 du Parlement européen et du Conseil, le règlement (CE) no 2007/2004 du Conseil et la décision 2005/267/CE du Conseil (JO  2016, L 251, p. 1), deuxièmement, des étapes 1 à 5 de la procédure opérationnelle standard de Frontex visant à garantir le respect des droits fondamentaux dans le cadre des opérations conjointes et des projets pilotes menés par cette agence et, troisièmement, de l’article 4 du code de conduite pour les opérations conjointes de retour coordonnées par Frontex.

 Antécédents du litige

2        Les requérants sont des ressortissants syriens, arrivés sur l’île de Milos (Grèce) le 9 octobre 2016, parmi un groupe de 114 réfugiés.

3        Le 14 octobre 2016, les requérants, ainsi que 85 autres réfugiés, ont été transférés au centre d’accueil et d’identification de Leros (Grèce), où ils ont indiqué à leur arrivée, dans un formulaire intitulé « Avis au bénéfice d’une demande de protection internationale », être intéressés par la présentation d’une telle demande.

4        Le 20 octobre 2016, à la suite d’une opération conjointe de retour menée par Frontex et par la République hellénique, les requérants ont été transférés dans un centre d’accueil temporaire dans le sud-est de la Turquie (ci-après l’« opération de retour »).

5        Le 2 novembre 2016, les requérants se sont vu remettre par les autorités turques des documents de protection temporaire ainsi qu’un permis de voyage temporaire, valable pour deux semaines, pour se rendre à Sanliurfa (Turquie). Les requérants ont quitté le centre d’accueil et se sont rendus temporairement dans le village de Saruj (Turquie), avant de s’installer à Erbil (Iraq), où ils résident depuis lors.

6        Le 4 janvier 2017, les requérants ont déposé une première plainte auprès de l’officier aux droits fondamentaux de Frontex (ci-après l’« officier aux droits fondamentaux »), au sujet de leur refoulement vers la Turquie à la suite de l’opération de retour. Les requérants ont également déposé une plainte contre la République hellénique devant la Cour européenne des droits de l’homme.

7        Le 15 février 2017, la première plainte des requérants a été jugée recevable et a été transmise au directeur exécutif de Frontex ainsi qu’au médiateur grec.

8        Le 7 juin 2017, Frontex a informé les requérants du transfert de leur plainte à la police grecque, le médiateur grec n’étant pas habilité à examiner celle-ci.

9        Le 17 juillet 2018, les requérants ont déposé une seconde plainte contre Frontex concernant le traitement de leur première plainte.

10      Le 25 juillet 2018, l’officier aux droits fondamentaux a informé les requérants des mesures qui ont été prises auprès des autorités grecques afin d’assurer le suivi de leur première plainte.

11      Le 9 août 2018, la seconde plainte des requérants a été jugée recevable par l’officier aux droits fondamentaux et a été jointe à la première.

12      Le 29 novembre 2018, l’officier aux droits fondamentaux a informé les requérants que Frontex était toujours dans l’attente des résultats de l’enquête interne de la police grecque concernant la première plainte.

13      Le 25 novembre 2019, l’officier aux droits fondamentaux a informé les requérants de la clôture par la police grecque de son enquête interne. Il a également informé les requérants de la décision des autorités de police grecques de ne pas transmettre leur rapport d’enquête interne, compte tenu de son caractère confidentiel.

14      Le 6 octobre 2020, l’officier aux droits fondamentaux a transmis aux requérants son rapport final sur les plaintes et a clos la procédure de traitement des plaintes.

15      Le 8 octobre 2020, les requérants ont adressé un courriel à l’officier aux droits fondamentaux aux fins de lui indiquer que le rapport final n’abordait ni la question du rôle joué par Frontex dans l’opération de retour ni la seconde plainte déposée contre Frontex.

16      Le 13 octobre 2020, en réponse à ce courriel des requérants, l’officier aux droits fondamentaux leur a indiqué que Frontex avait respecté ses obligations en ce qui concerne le traitement de leurs plaintes.

 Conclusions des parties

17      Les requérants concluent, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        constater le comportement répréhensible de Frontex à leur égard ;

–        condamner Frontex à les indemniser de la somme de 96 212,55 euros au titre de leur préjudice matériel, majorée des intérêts dus à la date du paiement, et de la somme de 40 000 euros au titre de leur préjudice moral, majorée des intérêts dus à la date du paiement ;

–        condamner Frontex aux dépens, majorés des intérêts ;

–        condamner Frontex à s’acquitter de ces sommes dans les deux semaines suivant le prononcé de l’arrêt, majorées des intérêts dus pour chaque jour de retard.

18      Frontex conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner les requérants aux dépens.

 En droit

 Sur la recevabilité

 Sur la recevabilité du recours

19      Sans soulever formellement une exception d’irrecevabilité par acte séparé sur le fondement de l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, Frontex soutient, en substance, que le recours est irrecevable dans la mesure où les requérants auraient dû former dans le délai imparti un recours en annulation, au sens de l’article 263, paragraphe 4, TFUE, contre la lettre de l’officier aux droits fondamentaux du 6 octobre 2020, puisque, combinée avec le rapport final, cette lettre constitue un acte attaquable, au sens de cet article. En outre, par le présent recours, les requérants chercheraient, en réalité, à obtenir un résultat identique à celui que leur aurait procuré, en cas de succès, un recours en annulation introduit dans le délai imparti. Or, selon la jurisprudence, un recours en indemnité sera considéré comme irrecevable s’il n’est utilisé que pour contourner l’absence de recours en annulation dans le délai réglementaire.

20      Les requérants contestent cette irrecevabilité.

21      En l’espèce, il convient de relever d’emblée que Frontex conteste la recevabilité du présent recours en se fondant sur la prémisse selon laquelle les requérants auraient dû d’abord introduire un recours en annulation contre la lettre de l’officier aux droits fondamentaux du 6 octobre 2020 clôturant la procédure de traitement de leurs plaintes.

22      Or, selon la jurisprudence, l’action en indemnité, fondée sur l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, est une voie autonome dans le cadre des voies de recours dans le droit de l’Union européenne (voir arrêt du 12 mai 2016, Holistic Innovation Institute/Commission, T‑468/14, EU:T:2016:296, point 45 et jurisprudence citée), de sorte que l’introduction d’un recours en annulation n’est pas une condition préalable à l’introduction d’un recours en indemnité.

23      Dans ces conditions, et dès lors que l’irrecevabilité excipée repose sur une prémisse erronée, celle-ci doit être écartée.

24      Pour autant, un recours en indemnité doit être déclaré irrecevable lorsqu’il tend, en réalité, au retrait d’une décision individuelle devenue définitive et qu’il aurait pour effet, s’il était accueilli, d’annihiler les effets juridiques de cette décision (voir ordonnance du 24 mai 2011, Power-One Italy/Commission, T‑489/08, non publiée, EU:T:2011:238, point 43 et jurisprudence citée).

25      Néanmoins, il serait contraire à l’autonomie du recours en indemnité, ainsi qu’à l’efficacité du système des voies de recours instauré par le traité, de considérer qu’un recours en indemnité est irrecevable au seul motif qu’il pourrait conduire à un résultat comparable aux résultats d’un recours en annulation. C’est uniquement dans le cas où un recours en indemnité tendrait en réalité au retrait d’une décision individuelle destinée aux parties requérantes devenue définitive – de sorte qu’il aurait le même objet et le même effet qu’un recours en annulation – que ce recours pourrait être considéré comme un détournement de procédure (voir ordonnance du 24 mai 2011, Power-One Italy/Commission, T‑489/08, non publiée, EU:T:2011:238, point 44 et jurisprudence citée).

26      Un recours en indemnité pourrait également être susceptible d’annihiler les effets juridiques d’une décision devenue définitive, lorsque la partie requérante recherche un bénéfice plus étendu, mais incluant celui qu’elle aurait pu retirer d’un arrêt d’annulation. Dans une telle hypothèse, il est nécessaire cependant de constater l’existence d’un lien étroit entre le recours en indemnité et le recours en annulation pour conclure à l’irrecevabilité du premier (voir ordonnance du 24 mai 2011, Power-One Italy/Commission, T‑489/08, non publiée, EU:T:2011:238, point 46 et jurisprudence citée).

27      En l’occurrence, par leur première plainte, les requérants ont demandé à l’officier aux droits fondamentaux, compte tenu des prétendues violations commises par Frontex lors de l’opération de retour, de leur donner un accès complet au plan opérationnel de l’opération et de demander aux autorités grecques et turques de les ramener en Grèce. Par leur seconde plainte, les requérants ont rappelé leur première plainte et signalé à l’officier aux droits fondamentaux l’absence d’information concernant le traitement de cette dernière. Par lettre du 6 octobre 2020, l’officier aux droits fondamentaux a informé les requérants de la clôture de la procédure de traitement de leurs plaintes et leur a transmis son rapport final, au terme duquel il a considéré, en substance, que Frontex avait garanti et pris les mesures nécessaires pour que les droits fondamentaux des personnes faisant l’objet d’une décision de retour soient pleinement respectés.

28      Dans ces conditions et indépendamment de la question de savoir si la lettre du 6 octobre 2020, combinée avec le rapport final, constitue un acte attaquable au sens de l’article 263 TFUE, un recours en annulation n’aurait eu pour conséquence immédiate, en cas de succès, qu’un nouvel examen, par l’officier aux droits fondamentaux, des plaintes des requérants. Or, par leur recours en indemnité, les requérants demandent la réparation du préjudice matériel et moral qu’ils auraient subi du fait du prétendu comportement illégal de Frontex avant, pendant et après l’opération de retour.

29      Il s’ensuit que le préjudice allégué par les requérants, d’une part, ne découle pas de la lettre du 6 octobre 2020 combinée avec le rapport final et, d’autre part, subsisterait après l’annulation de ces actes. Il est donc manifeste que le présent recours en indemnité n’a pas le même objet ou le même effet qu’un recours en annulation introduit contre lesdits documents.

30      Par suite, l’irrecevabilité soulevée par Frontex doit être rejetée.

 Sur la recevabilité des premier et deuxième chefs de conclusions

31      Frontex soutient, en substance, que les premier et deuxième chefs de conclusions sont irrecevables, puisque, selon la jurisprudence, il n’appartient pas aux juridictions de l’Union de faire des déclarations de principe.

32      Les requérants contestent cette irrecevabilité.

33      Par leurs premier et deuxième chefs de conclusions, les requérants demandent au Tribunal de constater respectivement :

–        la responsabilité de Frontex, au titre de l’article 268 TFUE, lu conjointement avec l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, pour les dommages qu’elle leur a causés ;

–        l’existence d’une violation suffisamment caractérisée des obligations incombant à Frontex, au titre des articles 16, 22, 26, 28, 34 et 72 du règlement 2016/1624, des étapes 1 à 5 de la procédure opérationnelle standard de Frontex visant à garantir le respect des droits fondamentaux dans le cadre des opérations conjointes et des projets pilotes menés par cette agence et de l’article 4 du code de conduite pour les opérations conjointes de retour coordonnées par Frontex, leur conférant des droits tels que consacrés aux articles 1er, 4, 18, 19, 24, 41 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et une violation suffisamment caractérisée, par Frontex, de leurs droits fondamentaux inscrits aux articles 1er, 4, 18, 19, 24, 41 et 47 de la charte des droits fondamentaux, leur causant ainsi directement les préjudices qu’ils ont subis.

34      Aux termes de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, en matière de responsabilité non contractuelle, l’Union doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions.

35      Selon une jurisprudence constante, l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union, au sens de cette disposition, pour comportement illicite de ses institutions ou de ses organes, est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’illégalité du comportement reproché à l’institution, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué (voir arrêt du 17 février 2017, Novar/EUIPO, T‑726/14, EU:T:2017:99, point 25 et jurisprudence citée).

36      S’agissant de la condition relative au comportement illégal reproché à l’institution concernée, la jurisprudence exige que soit établie une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers. Le critère décisif permettant de considérer qu’une violation est suffisamment caractérisée consiste en la méconnaissance manifeste et grave, par l’institution ou l’organe de l’Union concerné, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation (voir arrêt du 12 mai 2016, Holistic Innovation Institute/Commission, T‑468/14, EU:T:2016:296, point 41 et jurisprudence citée).

37      Or, les constatations que les requérants demandent au Tribunal d’effectuer, par le biais de leurs deux premiers chefs de conclusions, s’inscrivent dans le cadre du processus normal d’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union. En effet, par ces derniers, les requérants demandent au Tribunal de constater que Frontex a commis une violation suffisamment caractérisée de ses obligations en matière de protection des droits fondamentaux, condition nécessaire à la constatation du bien-fondé de leur demande d’indemnisation.

38      Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que lesdits chefs de conclusions, fondés sur les dispositions des articles 268 et 340 TFUE, visent à obtenir de Frontex la réparation du préjudice que les requérants auraient subi du fait des violations prétendument commises par cette dernière.

39      Par suite, l’irrecevabilité soulevée par Frontex doit être rejetée.

 Sur la recevabilité des documents produits pour la première fois au stade de la réplique

40      Frontex fait valoir dans la duplique que les annexes C.1 et C.3 à C.6 présentées par les requérants au stade de la réplique doivent être déclarées irrecevables, en application de l’article 85, paragraphes 1 et 2, du règlement de procédure, puisque les requérants n’ont apporté aucune justification pour ce retard.

41      Lors de l’audience, les requérants ont contesté cette irrecevabilité et justifié la présentation de ces annexes au stade de la réplique, au motif qu’elles ne leur avaient paru pertinentes qu’après avoir pris connaissance de l’argumentation développée par Frontex dans son mémoire en défense.

42      Les documents en cause correspondent en l’espèce à l’avis juridique d’un expert daté de février 2022 (annexe C.1), à une traduction de la déclaration écrite non datée de l’un des requérants (annexe C.3), à deux rapports de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe datés respectivement d’avril et de juin 2016 (annexes C.4 et C.5) et à des extraits du rapport annuel de 2016 sur la situation en matière d’asile dans l’Union, du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) (annexe C.6).

43      À cet égard, aux termes de l’article 76, sous f), du règlement de procédure, toute requête doit contenir les preuves et offres de preuve, s’il y a lieu. L’article 85, paragraphe 1, du règlement de procédure dispose, à cet égard, que les preuves et offres de preuve sont présentées dans le cadre du premier échange de mémoires. L’article 85, paragraphe 2, du règlement de procédure précise, toutefois, que les parties peuvent encore produire des preuves ou faire des offres de preuve dans la réplique et la duplique à l’appui de leur argumentation, à condition que le retard dans la présentation de celles-ci soit justifié.

44      Selon la jurisprudence, si, conformément à la règle de forclusion prévue à l’article 85, paragraphe 1, du règlement de procédure, les parties doivent motiver le retard apporté à la présentation de leurs preuves ou offres de preuve nouvelles, le juge de l’Union a le pouvoir de contrôler le bien-fondé du motif du retard apporté à la production de ces preuves ou de ces offres de preuve et, selon le cas, le contenu de ces dernières ainsi que, si cette production tardive n’est pas justifiée à suffisance de droit ou fondée, le pouvoir de les écarter. La présentation tardive, par une partie, de preuves ou d’offres de preuve peut, notamment, être justifiée par le fait que cette partie ne pouvait pas disposer antérieurement des preuves en question ou si les productions tardives de la partie adverse justifient que le dossier soit complété, de façon à ce que soit assuré le respect du principe du contradictoire (voir arrêt du 16 septembre 2020, BP/FRA, C‑669/19 P, non publié, EU:C:2020:713, point 41 et jurisprudence citée).

45      Or, à la lumière des explications fournies par les requérants lors de l’audience, telles que rappelées au point 41 ci-dessus, force est de relever que ces derniers n’ont avancé aucun élément de nature à justifier la présentation des annexes en cause au stade de la réplique. En effet, la découverte au cours de la procédure juridictionnelle de leur supposée pertinence ne saurait aucunement constituer un motif valable lorsque les documents en cause sont destinés à établir des faits allégués dans la requête et que la plupart d’entre eux sont antérieurs à la date d’introduction de celle-ci.

46      Par suite, en application de l’article 85, paragraphe 2, du règlement de procédure, il y a lieu de considérer les annexes C.1 et C.3 à C.6 comme irrecevables, en raison de leur présentation tardive non justifiée.

 Sur la recevabilité du document produit avant la clôture de la phase orale de la procédure

47      Par lettre du 7 mars 2023 adressée au greffe du Tribunal, les requérants ont demandé que l’annexe E.1, qui correspondait au plan opérationnel que Frontex leur avait transmis par courriel le 2 juin 2017, soit versée au dossier. Lors de l’audience, les requérants ont fait valoir que cette annexe n’avait pas été présentée dans le cadre de la phase écrite de la procédure en raison d’une erreur d’inattention de leur part.

48      Lors de l’audience, Frontex a été invitée à se prononcer sur la recevabilité de cette annexe et s’en est remise à la décision du Tribunal.

49      À cet égard, conformément à l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure, à titre exceptionnel, les parties principales peuvent encore produire des preuves ou faire des offres de preuve avant la clôture de la phase orale de la procédure ou avant la décision du Tribunal de statuer sans phase orale de la procédure, à condition que le retard dans la présentation de celles-ci soit justifié.

50      En l’espèce, à la lumière des explications fournies par les requérants lors de l’audience, telles que rappelées au point 47 ci-dessus, force est de relever que ces derniers n’ont avancé aucun élément de nature à justifier la présentation de l’annexe en cause à ce stade de la procédure, si ce n’est une erreur d’inattention de leur part dans la constitution du dossier. Or, cette dernière justification ne saurait aucunement constituer un motif valable.

51      Par suite, en application de l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure, il y a lieu de considérer l’annexe E.1 comme irrecevable, en raison de sa présentation tardive non justifiée.

 Sur le fond

52      Selon une jurisprudence constante, l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union, au sens de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, pour comportement illicite de ses institutions ou de ses organes, est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’illégalité du comportement reproché, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué. Ces principes s’appliquent mutatis mutandis à la responsabilité non contractuelle engagée par l’Union, au sens de cette même disposition, du fait d’un comportement illégal et d’un dommage causé par une de ses agences, telles que Frontex, qui est tenue de le réparer en vertu de l’article 60, paragraphe 3, du règlement 2016/1624 (voir, en ce sens, arrêt du 17 février 2017, Novar/EUIPO, T‑726/14, EU:T:2017:99, point 25 et jurisprudence citée).

53      Selon une jurisprudence également constante, les conditions pour l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union, au sens de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE sont cumulatives. Il s’ensuit que, lorsque l’une de ces conditions n’est pas remplie, le recours doit être rejeté dans son ensemble, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions (voir arrêt du 17 février 2017, Novar/EUIPO, T‑726/14, EU:T:2017:99, point 26 et jurisprudence citée).

54      Les requérants allèguent, en l’espèce, que les trois conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union, au titre de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, pour comportement illicite de ses organes, exigées par la jurisprudence et rappelées aux points 35 et 52 ci-dessus, sont remplies.

55      Le Tribunal commencera l’examen du recours par la condition tenant à l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué.

56      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le préjudice invoqué doit découler de façon suffisamment directe du comportement reproché, ce dernier devant constituer la cause déterminante du préjudice, alors qu’il n’y a pas d’obligation de réparer toute conséquence préjudiciable, même éloignée, d’une situation illégale. Il appartient à la partie requérante d’apporter la preuve de l’existence d’un lien de causalité entre le comportement reproché et le préjudice invoqué (voir arrêt du 8 novembre 2017, De Nicola/Cour de justice de l’Union européenne, T‑99/16, non publié, EU:T:2017:790, point 25 et jurisprudence citée).

57      Les requérants allèguent, en l’espèce, que le comportement illégal de Frontex avant, pendant et après l’opération de retour leur a causé un préjudice réel et certain, d’ordre matériel et moral. Plus précisément, ils soutiennent que, si Frontex n’avait pas violé ses obligations en matière de protection des droits fondamentaux dans le cadre des opérations conjointes, et notamment le principe de non-refoulement, le droit d’asile, l’interdiction des expulsions collectives, les droits de l’enfant, l’interdiction des traitements dégradants, le droit à une bonne administration et à un recours effectif, ils n’auraient pas été illégalement refoulés vers la Turquie et auraient obtenu la protection internationale à laquelle ils avaient droit, compte tenu de leur nationalité syrienne et de la situation en Syrie à l’époque des faits.

58      Ainsi, ils n’auraient pas eu à subir de préjudice matériel, composé, premièrement, des dépenses engagées pour se rendre en Grèce, deuxièmement, du coût de la location d’une maison à Saruj ainsi que du coût d’achat de meubles, troisièmement, des dépenses engagées pour leur fuite en Irak, quatrièmement, du coût des loyers payés en Irak, cinquièmement, des dépenses en électricité pour leur habitation en Irak, sixièmement, des frais de scolarité des enfants en Irak, septièmement, des frais de subsistance en Irak et, huitièmement, du coût de l’aide juridique d’accompagnement pour leurs plaintes contre Frontex.

59      De même, ils n’auraient pas eu à subir de préjudice moral consistant, d’une part, en un sentiment d’angoisse, en particulier chez les enfants, provoqué par le vol de retour vers la Turquie, en raison de leur séparation durant celui-ci, de l’interdiction de parler et de la présence d’officiers d’escorte en uniforme et d’officiers de police et, d’autre part, en un sentiment de peur et de souffrance, lié à un voyage extrêmement difficile et périlleux dans les montagnes enneigées vers l’Irak en raison de la crainte d’être renvoyés en Syrie par les autorités turques.

60      Frontex conteste l’existence d’un lien de causalité direct entre le comportement qui lui est reproché et le préjudice allégué par les requérants.

61      À cet égard, il convient de relever d’emblée que les dépenses liées aux frais de passeurs engagés par les requérants pour se rendre en Grèce sont antérieures à l’opération de retour, de sorte qu’elles ne peuvent pas découler directement du comportement reproché à Frontex.

62      Ensuite, il convient de relever que l’argumentation des requérants repose sur la prémisse erronée selon laquelle, sans les prétendus manquements de Frontex à ses obligations en matière de protection des droits fondamentaux dans le cadre de l’opération de retour, ils n’auraient pas été illégalement refoulés vers la Turquie et n’auraient pas subi le préjudice matériel et moral invoqué, puisqu’ils auraient obtenu, ainsi qu’ils l’ont confirmé lors de l’audience, la protection internationale à laquelle ils avaient droit, compte tenu de leur nationalité syrienne et de la situation en Syrie à l’époque des faits. Ils auraient ainsi fini par obtenir un logement, des produits de première nécessité et un permis de séjour en Grèce. Ils n’auraient pas souffert non plus d’anxiété et auraient évité un périple difficile vers l’Irak.

63      En effet, s’il est vrai que le règlement 2016/1624, et notamment son article 6, paragraphe 3, prévoit que « [Frontex] contribue à l’application constante et uniforme du droit de l’Union, y compris de l’acquis de l’Union en matière de droits fondamentaux, à toutes les frontières extérieures », l’article 34, paragraphe 1, du même règlement précise, néanmoins, que « le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes garantit la protection des droits fondamentaux dans l’exécution de ses missions au titre du présent règlement, conformément aux dispositions pertinentes du droit de l’Union, en particulier la [charte des droits fondamentaux], du droit international, y compris la convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son protocole de 1967 et les obligations relatives à l’accès à la protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement ».

64      Or, d’une part, aux termes de l’article 27, paragraphe 1, sous a) et b), et de l’article 28, paragraphe 1, du règlement 2016/1624, en ce qui concerne les opérations de retour, Frontex a seulement pour mission d’apporter un soutien technique et opérationnel aux États membres et non d’aborder le bien-fondé des décisions de retour. Cette dernière appréciation, ainsi qu’il ressort de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98), relève de la seule compétence des États membres. L’article 28, paragraphe 2, du règlement 2016/1624 précise, à cet égard, que « les États membres informent, une fois par mois, [Frontex] tant de leur planification indicative quant au nombre de personnes faisant l’objet d’une décision de retour que des pays tiers de retour en ce qui concerne des opérations nationales de retour pertinentes, ainsi que de leurs besoins en matière d’assistance ou de coordination par [Frontex] ».

65      D’autre part, conformément aux dispositions de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60), et, en particulier, de son article 2, sous f), et de ses articles 4, 6, 8 et 31, l’examen des demandes de protection internationale relève de la seule compétence des États membres, qui désignent les organes chargés de procéder à l’examen approprié des demandes.

66      Par suite, et dès lors que Frontex n’a de compétences ni en ce qui concerne l’appréciation du bien-fondé des décisions de retour ni en ce qui concerne les demandes de protection internationale, le lien de causalité direct allégué par les requérants entre le préjudice prétendument subi et le comportement reproché à Frontex ne peut pas être établi au sens de la jurisprudence rappelée au point 56 ci-dessus. Il en est ainsi du préjudice matériel lié aux dépenses engagées par les requérants en Turquie et en Irak et du préjudice moral consistant notamment en un sentiment d’angoisse lié au vol de retour vers la Turquie, qui, ainsi qu’il ressort par ailleurs de l’article 42, paragraphes 1 et 2, du règlement 2016/1624, relève, en principe, de la seule responsabilité de l’État membre hôte.

67      En outre, le préjudice allégué doit résulter directement de l’illégalité invoquée et non d’un choix de la partie requérante quant à la manière de réagir à l’acte prétendument illégal. Il a été ainsi considéré que le simple fait que le comportement illégal ait constitué une condition nécessaire (condition sine qua non) de la survenance du dommage, en ce sens que celui-ci ne se serait pas produit en l’absence de ce comportement, ne suffisait pas à établir un lien de causalité (voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 2011, Transnational Company « Kazchrome » et ENRC Marketing/Conseil et Commission, T‑107/08, EU:T:2011:704, point 80 et jurisprudence citée).

68      Il convient ainsi de relever que le préjudice matériel et moral allégué par les requérants, tenant, d’une part, aux dépenses de location et d’ameublement à Saruj, aux frais de passeurs engagés pour se rendre en Irak et, d’autre part, au sentiment de peur et de souffrance lié à leur voyage extrêmement difficile et périlleux vers l’Irak, résultent de leur propre choix. En effet, d’une part, il ressort du dossier que le préjudice matériel lié aux dépenses engagées par les requérants dans le cadre de leur installation dans le village de Saruj découle de leur choix de ne pas se conformer aux instructions figurant sur le permis de voyage temporaire délivré par les autorités turques, qui leur permettait uniquement de se rendre, à certaines dates, à la « Direction provinciale de l’immigration de Sanliurfa », pour mettre à jour leur statut de résident. D’autre part, il ressort des écritures des requérants que les préjudices matériel et moral liés à leur fuite vers l’Irak découlent de leur crainte d’être renvoyés en Syrie par les autorités turques pour ne pas avoir respecté les instructions figurant sur leur permis de voyage temporaire. En particulier, au point 19 de leur requête, les requérants précisent avoir décidé, compte tenu de cette crainte, d’abandonner la maison qu’ils louaient depuis un mois environ à Saruj ainsi que les meubles qu’ils avaient achetés et de se rendre en Irak par la montagne avec l’aide d’un passeur.

69      Dans ces conditions, et à la lumière de la jurisprudence rappelée ci-dessus, ces préjudices ne sauraient être considérés comme découlant directement du comportement reproché à Frontex. Par suite, le préjudice matériel allégué, tenant aux dépenses de logement, d’électricité, de scolarisation et de subsistance engagées par les requérants en Irak, qui est corrélatif à leur choix de s’installer dans ce pays, ne saurait être considéré comme résultant directement du comportement de Frontex.

70      Il ressort également d’une jurisprudence constante que, lorsqu’une représentation par un avocat ou un conseil dans le cadre d’une procédure précontentieuse n’est pas obligatoire, l’existence d’un lien de causalité entre le prétendu dommage, à savoir les frais d’une telle représentation, et le comportement éventuellement reprochable de l’institution ou de l’organe fait défaut. En effet, bien qu’il ne soit pas interdit à l’intéressé de s’assurer, dès cette phase, les conseils d’un avocat, il s’agit de son propre choix, qui ne peut, par conséquent, être imputé à l’institution ou à l’organe concerné (voir, en ce sens, arrêt du 17 février 2017, Novar/EUIPO, T‑726/14, EU:T:2017:99, point 31 et jurisprudence citée). Dans ces conditions, et dès lors que, en tout état de cause, aucun texte n’exigeait, aux fins du mécanisme de traitement des plaintes, une représentation par avocat, le préjudice matériel allégué, constitué des frais d’aide juridique engagés par les requérants au titre de leurs plaintes, ne peut pas être directement imputé à Frontex.

71      Partant, les requérants n’ont pas apporté la preuve d’un lien de causalité suffisamment direct entre le préjudice allégué et le comportement reproché à Frontex, conformément aux exigences de la jurisprudence rappelée au point 56 ci-dessus.

72      Dès lors, compte tenu du caractère cumulatif des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle des institutions, des organes et des organismes de l’Union rappelé au point 53 ci-dessus, le recours en indemnité doit être rejeté dans son intégralité, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions d’engagement de cette responsabilité.

 Sur les dépens

73      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

74      Les requérants ayant succombé, il y a lieu de les condamner aux dépens, conformément aux conclusions de Frontex.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (sixième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      WS et les autres parties requérantes dont les noms figurent en annexe sont condamnés à supporter, outre leurs propres dépens, les dépens exposés par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex).

Costeira

Kancheva

Zilgalvis

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 6 septembre 2023.

Signatures


*      Langue de procédure : l’anglais.


1      La liste des autres parties requérantes n’est annexée qu’à la version notifiée aux parties.