Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME LAILA MEDINA
présentées le 25 janvier 2024 (1)
Affaire C‑753/22
QY
contre
République fédérale d’Allemagne
[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale, Allemagne)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique commune en matière d’asile – Décision d’octroi du statut de réfugié adoptée par un État membre – Risque d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants dans cet État membre – Conséquences pour la nouvelle demande de protection internationale introduite dans un autre État membre – Examen de cette nouvelle demande par cet autre État membre – Détermination de l’éventuel effet contraignant extraterritorial de la décision d’octroi du statut de réfugié – Reconnaissance mutuelle – Partage d’informations »
I. INTRODUCTION
1. Le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale) a présenté une demande de décision préjudicielle dans le cadre d’un litige opposant QY, une ressortissante syrienne ayant obtenu le statut de réfugiée en Grèce, au Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Office fédéral de la migration et des réfugiés, Allemagne ; ci-après l’« Office fédéral ») au sujet de la décision de ce dernier de rejeter la demande de QY tendant à la reconnaissance de ce statut.
2. En l’espèce, l’Allemagne – à savoir l’État membre dans lequel la demande de statut de réfugié a été introduite (ci-après le « second État membre ») – ne peut pas renvoyer QY en Grèce – en l’occurrence, l’État membre qui lui a accordé ce statut en premier lieu (ci-après le « premier État membre ») –, car cela exposerait QY à un risque sérieux d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), en raison des conditions de vie des réfugiés dans cet État membre (2).
3. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le droit primaire de l’Union et les dispositions pertinentes de trois actes de droit dérivé adoptés dans le domaine du droit de l’Union des réfugiés, à savoir le règlement Dublin III (3), la directive procédures (4) et la directive qualification (5), doivent être interprétés en ce sens que le second État membre est tenu de reconnaître le statut de réfugié octroyé par le premier État membre sans examiner les conditions de fond requises pour bénéficier du statut de réfugié.
4. La présente affaire suscite la question de savoir s’il peut y avoir une reconnaissance mutuelle des décisions octroyant le statut de réfugié entre les États membres et, dans l’affirmative, si cette reconnaissance subsiste lorsque le principe de la confiance mutuelle ne peut plus s’appliquer. Des questions similaires font actuellement l’objet de trois autres affaires pendantes devant la Cour de justice (6).
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. L’article 78, paragraphes 1 et 2, TFUE dispose :
« 1. L’Union développe une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non‑refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 [(7)] [ci-après la “convention de Genève”] [...].
2. Aux fins du paragraphe 1, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures relatives à un système européen commun d’asile [régime d’asile européen commun ; ci-après le “RAEC”] comportant :
a) un statut uniforme d’asile en faveur de ressortissants de pays tiers, valable dans toute l’Union ;
[...] ».
1. Le règlement Dublin III
6. L’article 3, paragraphes 1 et 2, de ce règlement dispose :
« 1. Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable.
2. Lorsque aucun État membre responsable ne peut être désigné sur la base des critères énumérés dans le présent règlement, le premier État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite est responsable de l’examen.
Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.
Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. »
7. L’article 34 du règlement contient des règles relatives au partage d’informations.
2. La directive procédures
8. L’article 33 de cette directive, intitulé « Demandes irrecevables », contient, en ses paragraphes 1 et 2, sous a), les dispositions suivantes :
« 1. Outre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du règlement (UE) no 604/2013, les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en application de la directive 2011/95/UE, lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article.
2. Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque :
a) une protection internationale a été accordée par un autre État membre ; [...] ».
3. La directive qualification
9. L’article 4, paragraphes 1 à 3, de la directive qualification concerne l’évaluation des faits et des circonstances liés aux demandes de protection internationale.
10. Les articles 11 à 14 de cette directive sont eux aussi pertinents pour l’examen de la présente affaire.
B. Le droit allemand
11. Le Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (loi sur le séjour, l’activité professionnelle et l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral ; ci‑après l’« AufenthG »), dans sa version applicable au litige au principal, prévoit en son article 60, paragraphe 1, première phrase, que, par application de la convention de Genève, « un étranger ne peut pas être reconduit à la frontière d’un État dans lequel sa vie ou sa liberté sont menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ».
12. Selon la juridiction de renvoi, il ressort de la deuxième phrase de l’article 60, paragraphe 1, de l’AufenthG que, lorsqu’une personne s’est vu reconnaître le statut de réfugié en dehors du territoire fédéral envers un État déterminé, l’octroi de ce statut fait obstacle à son transfert par les autorités allemandes vers cet État. En adoptant cette règle, le législateur allemand a conféré un effet obligatoire à la reconnaissance de ce statut qui se limite au refus de transférer la personne concernée, mais n’a pas créé de nouveau droit concernant la reconnaissance du statut de réfugié.
III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
13. QY, ressortissante syrienne, s’est vu octroyer le statut de réfugiée en Grèce en 2018. À une date non indiquée par la juridiction de renvoi, QY a introduit une demande de protection internationale en Allemagne.
14. Une juridiction administrative allemande avait jugé que, en raison des conditions d’accueil des réfugiés en Grèce, QY courait un risque sérieux d’y subir des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, de sorte qu’elle ne pouvait pas être renvoyée dans cet État membre.
15. Par une décision du 1er octobre 2019, l’Office fédéral a octroyé à QY la protection subsidiaire et a rejeté sa demande visant à obtenir le statut de réfugié.
16. Le Verwaltungsgericht (tribunal administratif, Allemagne) a rejeté le recours de QY au motif que sa demande ne pouvait pas être fondée sur le seul fait qu’elle avait obtenu le statut de réfugiée en Grèce. Le Verwaltungsgericht (tribunal administratif) a estimé que la demande n’était pas fondée parce que QY ne risquait pas d’être persécutée en Syrie.
17. QY a formé un recours contre ce jugement devant le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale), c’est-à-dire la juridiction de renvoi. Elle fait valoir que l’Office fédéral est lié par le statut de réfugié antérieurement octroyé par la Grèce.
18. La juridiction de renvoi relève qu’aucune disposition du droit allemand ne confère à QY le droit à la reconnaissance du statut de réfugié qui a été octroyé par un autre État membre. La juridiction fait également observer que la demande de QY ne pourrait pas être déclarée irrecevable par les autorités allemandes, car, quoiqu’elle se soit vu octroyer le statut de réfugiée en Grèce, elle risque, si elle est renvoyée dans cet État membre, d’y subir un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte. La juridiction de renvoi souligne qu’il est nécessaire de déterminer les conséquences juridiques de l’indisponibilité de ce pouvoir, justifiée par le risque de violer cette disposition.
19. La juridiction de renvoi estime qu’il est nécessaire de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à ce que l’Office fédéral procède à un nouvel examen, sans être lié par une décision antérieure d’un autre État membre octroyant le statut de réfugié, et si cette décision a un effet contraignant extraterritorial. Cette juridiction estime qu’il ne ressort pas du droit primaire et du droit dérivé de l’Union que la reconnaissance du statut de réfugié dans un État membre empêcherait l’autorité compétente d’un second État membre d’examiner une demande de protection internationale sur le fond. En résumé, la juridiction de renvoi est d’avis qu’il n’existe, en droit de l’Union, aucune disposition expresse qui énonce le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions octroyant ce statut.
20. Cela étant dit, la juridiction de renvoi fait observer que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si des effets contraignants peuvent être déduits de l’article 3, paragraphe 1, deuxième phrase, du règlement Dublin III, selon lequel une demande de protection internationale doit être examinée sur le fond par un seul État membre. La juridiction de renvoi suggère, en outre, que l’article 4, paragraphe 1, deuxième phrase, et l’article 13 de la directive qualification pourraient être interprétés de cette manière. De plus, la faculté que l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures confère au second État membre de déclarer une demande irrecevable au motif que le premier État membre a déjà octroyé le statut de réfugié pourrait être comprise comme l’expression du principe selon lequel le bien-fondé d’une demande d’asile ne doit être examiné qu’une seule fois.
21. La juridiction de renvoi relève également que la présente affaire se distingue de l’affaire Generalstaatsanwaltschaft Hamm (Demande d’extradition d’un réfugié vers la Turquie) (C‑352/22), actuellement pendante devant la Cour, qui concerne une demande d’extradition d’une personne, émanant d’un pays tiers que cette personne a fui. En l’espèce, l’Office fédéral a octroyé à QY la protection subsidiaire et celle-ci ne peut donc pas faire l’objet d’une mesure de transfert.
22. Enfin, la juridiction de renvoi soulève la question de savoir comment il faut comprendre le point 42 de l’ordonnance rendue dans l’affaire Hamed et Omar (8). D’un côté, la mention d’une « nouvelle » procédure d’asile pourrait plaider en faveur d’un nouvel examen. En revanche, la mention des « droits [...] afférant » au statut de réfugié pourrait impliquer la reconnaissance du statut déjà octroyé par un autre État membre.
23. À la lumière de ces considérations, le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale) a décidé de suspendre la procédure et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Lorsqu’il n’est pas permis à un État membre d’exercer la faculté, conférée par l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive [procédures], de rejeter une demande de protection internationale comme irrecevable au vu du statut de réfugié accordé dans un autre État membre, parce que les conditions de vie dans ce dernier État membre exposeraient le demandeur à un risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, faut-il interpréter l’article 3, paragraphe 1, deuxième phrase, du règlement [Dublin III], l’article 4, paragraphe 1, deuxième phrase, et l’article 13 de la directive [qualification], ainsi que l’article 10, paragraphes 2 et 3, et l’article 33, paragraphes 1 et 2, sous a), de la directive [procédures], en ce sens que le statut de réfugié déjà accordé empêche l’État membre d’examiner de manière autonome la demande de protection internationale qui lui a été présentée et l’oblige à reconnaître au demandeur le statut de réfugié sans vérifier les conditions de fond de cette protection ? »
24. Des observations écrites ont été déposées par QY, par les gouvernements belge, tchèque, allemand, irlandais, grec, français, italien, luxembourgeois, néerlandais et autrichien, ainsi que par la Commission européenne. Ces parties, à l’exception des gouvernements belge, tchèque et autrichien, ont également présenté leurs arguments oralement, lors de l’audience qui s’est tenue le 26 septembre 2023.
IV. Appréciation
25. La situation à l’origine de la demande de décision préjudicielle se caractérise par le fait que la personne concernée ne peut pas être renvoyée dans le premier État membre, c’est-à-dire la Grèce. Dès lors, la question posée repose sur la prémisse selon laquelle le régime d’asile du premier État membre – en particulier, les conditions d’accueil des réfugiés – ne peut plus garantir le niveau de protection des droits fondamentaux requis par le droit de l’Union et, en particulier, par l’article 4 de la Charte (chapitre A).
26. Dans ce contexte, la question préjudicielle posée à la Cour vise à savoir, en substance, s’il existe, en droit de l’Union, un principe de reconnaissance mutuelle qui impose au second État membre de reconnaître et de mettre en œuvre le statut de réfugiée antérieurement octroyé par le premier État membre à la personne concernée. À mon avis, cette question peut être divisée en deux parties. Premièrement, il est primordial de déterminer si un tel principe de reconnaissance mutuelle existe dans le domaine de la politique d’asile de l’Union (chapitre B). Deuxièmement, en cas de réponse négative à cette question, il faut aussi déterminer la manière dont les procédures administratives ultérieures concernant les nouvelles demandes dans le second État membre doivent être mises en œuvre (chapitre C) (9).
A. Remarques liminaires sur les circonstances exceptionnelles qu’implique la perte de confiance mutuelle
27. Le principe de confiance mutuelle entre les États membres repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE (10). Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect de la réglementation de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres (11). Partant, dans le cadre du RAEC, il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque État membre est conforme aux exigences de la Charte, de la convention de Genève ainsi que de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (12).
28. Nonobstant cette présomption de conformité, la Cour a aussi dit qu’il ne saurait être exclu que le RAEC rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé, de sorte qu’il y existerait un risque sérieux que des demandeurs d’asile soient, en cas de transfert vers cet État membre, traités d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.(13) Par conséquent, en présence de circonstances exceptionnelles (14), l’application du principe de confiance mutuelle devient incompatible avec l’obligation d’interpréter et d’appliquer le règlement Dublin III d’une manière conforme aux droits fondamentaux (15).
29. En l’espèce, la prémisse sur laquelle repose la confiance mutuelle dans le cadre du RAEC – selon laquelle chacun de ces États est tenu de considérer tous les autres États membres comme agissant en conformité avec les droits fondamentaux reconnus par le droit de l’Union – n’existe plus en ce qui concerne ce premier État membre. La question soumise à la Cour a été posée dans le cadre de « circonstances exceptionnelles » au sens de la jurisprudence pertinente, et elle repose sur la double prémisse que, premièrement, la présomption mentionnée ci-dessus ne peut être appliquée, car il y a eu une rupture de la confiance mutuelle en ce que la requérante serait exposée à un risque sérieux de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte dans l’État membre qui lui a octroyé le statut de réfugiée. Deuxièmement, il n’est, par conséquent, pas possible pour l’autorité allemande responsable de la détermination de rejeter la demande comme irrecevable en vertu de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures.
1. La rupture de la confiance mutuelle et l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III
a) L’article 3, paragraphe 1, du règlement Dublin III et la règle principale
30. Le régime institué par le règlement Dublin III vise à établir les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride. Il est fondé sur le principe, énoncé à l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement, selon lequel un seul État membre est compétent pour examiner le besoin de protection internationale du demandeur
31. À cette fin, le chapitre III du règlement prévoit une hiérarchie de critères objectifs et équitables relatifs aussi bien aux États membres qu’aux personnes concernées (16). Ces critères, figurant aux articles 8 à 15 du règlement, visent à fournir une méthode claire et opérationnelle permettant une détermination rapide de l’État membre responsable afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une protection internationale et de ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale. En vertu de ces critères, les autorités grecques ont exercé leur compétence pour adopter la décision d’octroi du statut de réfugiée à QY.
b) L’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III
32. Dans l’arrêt N. S. e.a., la Cour a reconnu que le système d’asile peut, en pratique, rencontrer des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé, de sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs de protection internationale soient, en cas de transfert vers cet État membre, traités d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux (17). La Cour a abandonné l’application automatique du règlement Dublin II (18) – l’acte qui a précédé le règlement Dublin III – « afin de permettre à l’Union et à ses États membres de respecter leurs obligations relatives à la protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile » (19). La Cour a reconnu qu’il incombe aux États membres de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’« État membre responsable » au sens du règlement Dublin II lorsqu’ils sont conscients de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre, qui constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte.
33. L’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III codifie le cas de figure envisagé dans l’arrêt N.S. e.a., à savoir celui des circonstances exceptionnelles, en introduisant le double critère – à savoir les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre – qui permet de refuser le transfert d’un demandeur vers l’État membre qui a pris la décision (20).
34. En l’espèce, la question préjudicielle porte sur un tel cas de figure. Par conséquent, la présomption d’équivalence des régimes d’asile nationaux – sur laquelle se fondent les règles énoncées dans le règlement Dublin III – ne s’applique pas. Cela signifie que les autorités allemandes ne peuvent pas renvoyer la personne concernée en Grèce puisqu’elles estiment qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans les conditions d’accueil des réfugiés. Lorsque cette situation est causée par un risque réel de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, les autorités nationales de l’État membre dans lequel se trouve le demandeur d’asile doivent déterminer quel État membre devient responsable de l’examen de sa demande.
c) L’État membre compétent lorsque l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III est appliqué
35. D’emblée, il faut rappeler que l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III énonce la règle de compétence suivante : l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable doit poursuivre l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. Pour le cas où cet examen n’aboutirait pas à la désignation d’un autre État membre responsable, le troisième alinéa de cet article prévoit que « [l]orsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable ».
36. En l’espèce, la juridiction de renvoi n’a pas indiqué si les autorités allemandes ont procédé à l’examen requis par l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III et, dans l’affirmative, de quelle manière. Il est toutefois clair que ces autorités s’estiment compétentes sur la base du troisième alinéa de cet article (21). Dès lors, il y a lieu, dans les présentes conclusions, de partir de la prémisse que la compétence des autorités allemandes est fondée sur ce troisième alinéa.
2. Irrecevabilité en vertu de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures
37. Il ressort de l’article 33, paragraphe 1, de la directive procédures que les États membres ne sont pas tenus d’examiner les demandes de protection internationale en application de la directive qualification lorsque celles-ci sont irrecevables en vertu de cet article. L’article 33, paragraphe 2, de la directive procédures énumère de manière exhaustive les situations dans lesquelles les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable (22). En particulier, l’article 33, paragraphe 2, sous a), de cette directive prévoit que la demande peut être rejetée comme irrecevable lorsqu’une protection internationale a antérieurement été octroyée par un autre État membre au demandeur. Cette exception à la règle générale de la recevabilité peut s’expliquer par l’importance du principe de la confiance mutuelle (23). L’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures donne corps au principe de la confiance mutuelle dans le cadre du RAEC (24).
38. Cependant, d’après la jurisprudence de la Cour concernant ce principe (25), les autorités d’un État membre ne peuvent pas appliquer l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures lorsqu’elles sont parvenues à la conclusion, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union, qu’il existe, dans l’État membre où le ressortissant d’un pays tiers bénéficie déjà d’une protection internationale, des défaillances soit systémiques ou généralisées soit touchant certains groupes de personnes et que, eu égard à de telles défaillances, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra un risque réel d’y être soumise à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte (26).
39. La question préjudicielle étant fondée sur le fait que, en l’espèce, l’autorité allemande responsable de la détermination n’a pas la faculté d’adopter une décision d’irrecevabilité au titre de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures, on peut logiquement en déduire que la juridiction nationale considère comme établis les éléments suivants : il existe des défaillances systémiques ou généralisées, ou touchant certains groupes de personnes, et il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’une ressortissante de pays tiers tel que QY courra un risque réel d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte.
40. Dans ce contexte, la question se pose de l’existence d’une reconnaissance mutuelle des décisions prises dans le domaine de la politique d’asile, ainsi que des conséquences de la perte de confiance mutuelle sur une telle reconnaissance, si celle-ci existe.
3. Les effets de la perte de confiance mutuelle
41. Comme je l’ai déjà indiqué, le principe de confiance mutuelle est fondé sur une présomption en vertu de laquelle chaque État membre est tenu de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit (27). Ce principe fait naître des obligations pour les États membres (28). La confiance mutuelle ne doit, toutefois, pas être confondue avec une confiance aveugle (29). La perte de confiance mutuelle peut se produire en cas de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’un des États membres (30). Il s’ensuit que, lorsque la présomption est renversée et qu’un État membre a perdu confiance dans le système d’asile d’un autre État membre, un certain nombre de questions se posent inévitablement. Quels sont les effets de cette perte de confiance sur les droits et obligations des États membres ? Inversement, quels droits et obligations ne sont pas affectés ? En outre, la perte de confiance d’un État membre a-t-elle une incidence sur les conséquences des décisions prises par un autre État membre ?
42. Les effets de cette perte de confiance sont loin d’être clairs. On pourrait arguer que, lorsque le second État membre (l’Allemagne) perd confiance dans le système d’asile du premier État membre (la Grèce) en raison des défaillances dans les conditions d’accueil des réfugiés, le second État se défie uniquement du traitement des réfugiés par le premier, mais pas des procédures mises en œuvre par celui-ci pour traiter les demandes d’asile. Ainsi, les effets de cette perte de confiance se limiteraient à l’absence de renvoi de la personne concernée vers le premier État membre. Le second État membre continuerait, toutefois, à se fier au bien-fondé de la décision du premier État membre octroyant le statut de réfugié. À l’inverse, on pourrait soutenir que la perte de confiance engendre une méfiance générale à l’égard du système d’asile du premier État membre dans son ensemble, en ce compris la validité de la décision initiale rendue par le premier État membre.
43. À cet égard, j’estime qu’il importe de distinguer, d’une part, les procédures d’asile et, en particulier, les conditions régissant les procédures de traitement des demandes d’asile dans le premier État membre et, d’autre part, les conditions de vie des bénéficiaires de la protection internationale dans cet État membre (31). En théorie, la connaissance du second État membre des défaillances existant dans le premier État membre (avec la perte de confiance que cela entraîne) peut être établie en ce qui concerne la procédure d’asile et/ou les conditions de vie. En l’espèce, la juridiction nationale fait, dans sa demande de décision préjudicielle, clairement référence aux « conditions de vie » dans le premier État membre. Partant, j’estime qu’il est possible de considérer que la décision en question a été valablement adoptée en faveur de la personne concernée, malgré la perte de confiance manifestée par les juridictions du second État membre en ce qui concerne les conditions de vie dans le premier État membre. À la lumière de cette distinction, il est nécessaire de déterminer si – et, dans l’affirmative, de quelle manière – le principe de reconnaissance mutuelle s’applique dans le domaine de la politique d’asile lorsque les deuxième et troisième alinéas de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III sont applicables et que l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures ne l’est pas parce que la personne concernée courrait un risque réel d’être soumise à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
B. La reconnaissance mutuelle dans le domaine de la politique d’asile
44. La réponse à la question de savoir si le principe de reconnaissance mutuelle s’applique dans le domaine de la politique d’asile et, dans l’affirmative, de quelle manière comporte deux aspects. Il s’agit d’abord d’examiner si le principe s’applique en tant que principe directeur dans des circonstances normales. Ce n’est qu’alors qu’on peut déterminer si le statut de réfugié octroyé par le premier État membre, et la protection qui en découle, doivent être reconnus automatiquement par le second État membre dans des circonstances exceptionnelles.
45. Dans son application de base, le principe de reconnaissance mutuelle implique qu’une décision relative au statut de réfugié d’un ressortissant de pays tiers qui est adoptée dans l’un des États membres de l’Union européenne doit être acceptée sans aucune restriction dans un autre État membre (32). La reconnaissance mutuelle signifie donc que le second État membre reconnaît et exécute une décision prise par l’autorité compétente du premier État membre comme si elle était la sienne (33). Pour que la reconnaissance mutuelle du statut de réfugié ait un sens, la protection et les droits accordés au réfugié dans le premier État membre doivent le suivre dans le second (34).
46. Pour qu’une telle reconnaissance mutuelle existe dans le domaine du RAEC, elle devrait être ancrée dans le droit primaire ou dérivé de l’Union. Je vais donc analyser les dispositions, en premier lieu, du droit primaire et, en second lieu, du droit dérivé de l’Union afin de déterminer si un tel principe de reconnaissance mutuelle des décisions existe dans le domaine de la politique d’asile
1. Existe-t-il un principe directeur de reconnaissance mutuelle découlant du droit primaire de l’Union ?
47. L’article 78, paragraphe 1, première phrase, TFUE impose à l’Union européenne de développer une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire. À cette fin, le Parlement européen et le Conseil sont tenus d’adopter, en vertu de l’article 78, paragraphe 2, sous a) et b), TFUE, les mesures relatives à un RAEC. Celles-ci comprennent notamment un statut uniforme d’asile en faveur de ressortissants de pays tiers, valable dans toute l’Union (35). Toutefois, aucune des dispositions du titre V, chapitre 2, du traité FUE ne prévoit une obligation ou un principe de reconnaissance mutuelle du statut de réfugié octroyé par un autre État membre (36). En outre, contrairement aux dispositions du traité relatives à la libre circulation (37), qui ont un effet direct (38), sont autonomes et contiennent des droits directement applicables rendant le principe de reconnaissance mutuelle pleinement effectif et opérationnel, cela ne semble pas être le cas pour les dispositions relevant du titre V, chapitre 2, de ce traité. En fait, aucune disposition du traité n’indique expressément que le principe de reconnaissance mutuelle est pleinement effectif et opérationnel en ce qui concerne la politique d’asile.
48. Cela étant dit, il reste à savoir si le principe de reconnaissance mutuelle peut être déduit de ces dispositions du traité (39). À cet égard, il me faut rappeler que l’article 78, paragraphe 1, TFUE confère à l’Union une compétence en matière d’asile et en définit l’objectif, qui est de créer une politique commune dans ce domaine, offrant un « statut approprié » à tout ressortissant de pays tiers « nécessitant une protection internationale ». L’article 78, paragraphe 2, sous a), TFUE constitue un fondement juridique (40) permettant au législateur de l’Union de créer un « statut uniforme d’asile » qui est « valable dans toute l’Union » (41). Cela signifie, à mon avis, que les droits attachés à ce statut uniforme ne sont ni pleinement effectifs ni opérationnels sans l’intervention du législateur de l’Union (42). Il s’ensuit qu’une disposition du traité qui offre un fondement juridique et prévoit un transfert de compétence aux institutions de l’Union ne permet pas en soi de soutenir qu’elle contient des droits directement applicables rendant le principe de reconnaissance mutuelle pleinement effectif et opérationnel (43).
49. Par souci d’exhaustivité, il me faut ajouter que l’article 18 de la Charte prévoit que « [l]e droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève ». Si l’article 78, paragraphe 1, TFUE prévoit que la politique commune en matière d’asile « doit être conforme à la Convention de Genève », le droit international interdit, en tant que principe général, l’exercice d’une compétence extraterritoriale en matière d’exécution, à moins que cela ne soit expressément autorisé (44). Toutefois, cette convention n’impose pas à un État contractant de reconnaître au demandeur d’asile le statut de réfugié antérieurement accordé par un autre État contractant. Par conséquent, aucune extraterritorialité ne peut être inférée de cette convention. Dans le même ordre d’idées, la jurisprudence de la Cour EDH n’exige pas une extraterritorialité, mais souligne, au contraire, le caractère exceptionnel de ce principe (45). Le principe de reconnaissance mutuelle, qui est propre à l’ordre juridique de l’Union, ne découle pas de la CEDH (46).
50. Enfin, dans ses observations, le gouvernement italien indique notamment que le protocole no 24 annexé au traité FUE (47) est pertinent pour la procédure en cours. Je ne partage pas ce point de vue, car ce protocole concerne les ressortissants des États membres de l’Union, alors que la présente affaire concerne uniquement les ressortissants de pays tiers.
51. Étant admis qu’aucun principe général de reconnaissance mutuelle ne peut être déduit du droit primaire de l’Union, la question qui se pose ensuite est celle de savoir si le principe de reconnaissance mutuelle dans le RAEC ressort du droit dérivé de l’Union.
2. La reconnaissance mutuelle dans le RAEC peut-elle être déduite du droit dérivé de l’Union ?
52. Afin de répondre à cette question, j’appliquerai, conformément à la méthode d’interprétation habituelle consacrée par la jurisprudence de la Cour (48), les critères de l’interprétation littérale, systématique et téléologique en fonction de leur pertinence pour l’analyse. À cet égard, pour que la reconnaissance mutuelle existe dans le RAEC, il faut pouvoir constater que le législateur de l’Union a eu la volonté d’imposer aux États membres une telle reconnaissance (49). Or, il n’est, à mon avis, pas nécessaire que cette volonté soit formulée de façon expresse dans le libellé des dispositions pertinentes du droit dérivé de l’Union, mais elle peut être déduite du contexte de ces dispositions et des objectifs que celles-ci poursuivent. Tel peut notamment être le cas lorsque l’effet utile d’une disposition du droit dérivé est subordonné à l’existence du principe de reconnaissance mutuelle entre les États membres. Ainsi, s’il n’est pas nécessaire qu’une disposition du droit dérivé contienne une référence explicite à la « reconnaissance mutuelle », il doit néanmoins exister une volonté claire du législateur de l’Union d’imposer un tel principe (50).
a) Le règlement Dublin III
53. Certaines parties à la présente procédure ont d’emblée fait valoir, en premier lieu, que le règlement Dublin III n’est pas applicable puisque l’État membre responsable (en l’espèce, la Grèce) a déjà accordé une protection internationale à la personne concernée (51). Elles ont soutenu, en second lieu, que le litige au principal soulève la question de savoir comment traiter la demande de protection internationale présentée en Allemagne et non la demande antérieurement introduite en Grèce.
54. En ce qui concerne la question de l’applicabilité du règlement Dublin III, la compétence des autorités du second État membre pour examiner la demande d’asile ressort, comme je l’ai déjà expliqué, de l’article 3, paragraphe 2, du règlement. Étant donné que cette disposition codifie spécifiquement le cas de figure dont il était question dans l’arrêt N. S. e.a., la question de la reconnaissance de la décision d’octroi du statut de réfugié lorsqu’un État membre a perdu confiance dans les conditions de séjour existant dans l’autre État membre relève du champ d’application du règlement Dublin III (52). Par conséquent, je suis d’avis que la situation en l’espèce relève du champ d’application matériel de ce règlement.
55. Le règlement Dublin III établit les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée dans un des États membres (53). Toutefois, le principe de reconnaissance mutuelle n’est pas mentionné dans ce règlement. Dans l’état actuel des choses, les demandes d’asile doivent être examinées par les États membres individuellement. Si le système de Dublin repose sur l’idée fondamentale de l’équivalence des régimes d’asile des États membres, une telle présomption n’équivaut pas à une reconnaissance mutuelle des décisions d’octroi du statut de réfugié.
56. Il est important de souligner que les mécanismes prévus par le règlement Dublin III prévoient un degré élevé d’« automatisation » des procédures en ce qui concerne les décisions défavorables, c’est-à-dire les décisions qui n’accordent pas le statut de réfugié ou la protection subsidiaire (54). Cette « automatisation » corrobore l’argument selon lequel le règlement Dublin III rend le principe de reconnaissance mutuelle pleinement effectif et opérationnel, mais uniquement en ce qui concerne les décisions défavorables (55). Lorsque le premier État membre a adopté une décision défavorable, le second État membre n’est pas responsable de l’examen d’une nouvelle demande d’asile qui y serait présentée, mais doit renvoyer la personne concernée dans le premier État membre, lequel doit, à son tour, prendre les mesures nécessaires pour la renvoyer dans son pays d’origine. En outre, le système introduit par le règlement Dublin III exige des États membres qu’ils mettent en œuvre une « intense coopération transnationale horizontale entre les administrations nationales » afin de suivre les éventuelles interventions des autorités d’autres États (56).
57. Toutefois, comme l’a souligné le gouvernement irlandais, le règlement Dublin III ne contient aucune disposition qui prévoie expressément l’application du principe de reconnaissance mutuelle en ce qui concerne les décisions favorables adoptées par d’autres États membres. Ce règlement n’exige pas que les États membres reconnaissent et exécutent automatiquement leurs décisions favorables respectives. Bien que des auteurs aient avancé des arguments convaincants, de lege ferenda, pour justifier la nécessité de consacrer un tel principe (57), le législateur de l’Union, malgré les efforts de la Commission (58), n’a pas pris de mesures définitives en ce sens.
58. Je dois ajouter que le principe selon lequel un seul État membre doit être responsable est au cœur du RAEC (59). À la lumière de ce principe, le déroulement de la procédure se limite à un seul État membre, qui devient alors responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Par conséquent, dans des circonstances normales, les décisions favorables et défavorables sont traitées par un seul État membre.
59. En cas de circonstances exceptionnelles, il faut noter que l’État membre désigné comme responsable en vertu de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III s’engage à mener à bien l’ensemble de la procédure dans le respect de ce règlement, de la directive procédures et de la directive qualification. Cet État membre est compétent pour procéder à l’examen de la demande, pour accorder une protection internationale ou rejeter la demande, ou, le cas échéant, pour décider du retour ou de l’éloignement du ressortissant de pays tiers. Comme l’a soutenu le gouvernement grec, le système de Dublin ne permet pas de cumuler des régimes de protection internationale pour la même personne dans différents États membres. Or, lorsque le second État membre ne peut pas renvoyer la personne concernée vers le premier État membre qui lui a accordé le statut de réfugié, les préoccupations relatives au cumul de plusieurs régimes de protection pour une seule personne deviennent sans objet. En effet, cette personne ne saurait, eu égard aux défaillances des conditions d’accueil des réfugiés dans le premier État membre, exercer les droits attachés à son statut de réfugié d’une manière telle que ses droits fondamentaux, tels que reconnus par le droit de l’Union, seront suffisamment protégés.
60. Il s’ensuit que, dans des circonstances exceptionnelles, le règlement Dublin III confère au second État membre la compétence pour traiter la demande, mais laisse ouverte la question de l’étendue de cette compétence et de la procédure applicable. Quoi qu’il en soit, il est clair que, lorsque ces circonstances sont réunies, le règlement Dublin III ne prévoit pas une obligation de donner effet à la décision favorable prise en matière d’asile par le premier État membre.
b) La directive procédures
61. Le principe de reconnaissance mutuelle n’est pas davantage mentionné dans les dispositions de la directive procédures. L’approche retenue dans cette directive est fondée sur le concept de procédure unique et repose sur des règles minimales communes (60).
62. La juridiction de renvoi et les parties se sont, en ce qui concerne le cas de figure des circonstances exceptionnelles, référées à l’article 10 de la directive procédures. Il ressort de cette disposition, lue à la lumière des considérants 16 et 43 de la directive, qu’il est essentiel que les décisions en matière de protection internationale soient prises sur la base des faits et reposent sur un examen sur le fond, et qu’elles contiennent une appréciation objective et impartiale du point de savoir si le demandeur remplit les conditions matérielles pour obtenir une protection internationale. La directive procédures met ainsi l’accent sur l’obligation pour les États membres responsables d’examiner les demandes individuellement. D’une part, on pourrait soutenir qu’un « examen individuel » a déjà été effectué dans le premier État membre. D’autre part, on pourrait aussi arguer qu’un nouvel examen individuel est requis en raison des défaillances dans les conditions d’accueil des réfugiés dans le premier État membre. Il s’ensuit, à mon avis, qu’aucune conclusion ne peut être tirée de cette exigence, que ce soit en faveur ou en défaveur de l’effet contraignant d’une décision octroyant le statut de réfugié lorsqu’un risque au sens de l’article 4 de la Charte est établi. J’estime que l’article 10 de la directive procédures n’est pertinent que si la Cour, lorsqu’elle interprète d’autres dispositions du droit dérivé de l’Union, décide que les autorités allemandes doivent apprécier ex nunc si la personne concernée remplit les conditions matérielles pour bénéficier du statut de réfugié.
63. En l’absence d’une obligation claire, imposée par la directive procédures, de reconnaître automatiquement une décision octroyant le statut de réfugié, il demeure nécessaire de déterminer les conséquences juridiques de l’indisponibilité de la faculté prévue à l’article 33, paragraphe 2, sous a), de cette directive en raison du risque sérieux pour la personne concernée d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte, dans le premier État membre (61). Dans des circonstances normales, lorsqu’il existe une confiance entre les États membres, cette disposition donne corps non seulement au principe de confiance mutuelle dans le cadre du RAEC, mais également au principe selon lequel un seul État membre doit être responsable (62).
64. Toutefois, dans le cas de figure des circonstances exceptionnelles, la Cour, dans son ordonnance rendue dans l’affaire Hamed et Omar, a, en s’appuyant sur une jurisprudence antérieure, estimé qu’un État membre (en l’occurrence l’Allemagne) ne pouvait pas se fonder sur l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures pour rejeter comme irrecevable une demande d’asile introduite par une personne qui avait obtenu le statut de réfugié dans un autre État membre (en l’occurrence la Bulgarie) dans lequel le système d’asile souffrait de défaillances systémiques semblables à celles en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt N. S. e.a. La Cour a aussi relevé à titre incident que, si le droit allemand permet une certaine protection d’un demandeur confronté au cas de figure de l’arrêt N. S. e.a., il « ne prévoit cependant pas, en l’absence d’une nouvelle procédure d’asile, la reconnaissance de ce statut et le bénéfice des droits y afférant en Allemagne » (63). Ce passage semble valider, quoique implicitement, la compatibilité avec le droit de l’Union de l’approche retenue par le législateur allemand. Si la directive procédures avait prévu la reconnaissance de ce statut, la Cour aurait, selon moi, rédigé ce passage d’une manière totalement différente, en exigeant que les autorités allemandes accordent un tel statut à la personne concernée. Au contraire, la mention d’une « nouvelle procédure d’asile » donne à penser que, lorsque le risque pour la personne concernée d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte est établi, le second État membre a le pouvoir de mettre en œuvre une seconde procédure d’asile. En pratique, le second État membre acquiert une double compétence, à savoir celle d’examiner la demande présentée par la personne concernée et de donner effet aux droits de celle-ci.
65. Je partage donc le point de vue, adopté par certaines des parties, selon lequel l’État membre saisi d’une nouvelle demande peut procéder à un nouvel examen. Un tel examen doit cependant être effectué en conformité avec les objectifs sous-tendant la directive procédures ainsi que la Charte. Cela étant dit, et comme je l’expliquerai dans mon analyse qui suit (voir chapitre C), un nouvel examen ne signifie pas un examen « réinitialisé ». Pour exprimer cela de manière plus familière, l’État membre saisi d’une nouvelle demande ne commence pas « à partir de rien », mais devrait, dans son appréciation, tenir dûment compte de la décision d’un autre État membre qui aurait accordé le statut de réfugié à la personne concernée.
c) La directive qualification
66. La directive qualification vise à l’établissement d’un « statut uniforme » en matière d’asile pour les ressortissants de pays tiers sur le fondement de la convention de Genève (64). Les considérants 4, 23 et 24 de la directive indiquent que la convention de Genève constitue la « pierre angulaire » du régime juridique international de protection des réfugiés et que les dispositions de cette directive ont été adoptées pour aider les autorités compétentes des États membres à appliquer cette convention en se fondant sur des notions et des critères communs (65). Il s’ensuit que les dispositions de la directive qualification doivent être interprétées de manière conforme à la convention de Genève et aux autres traités pertinents, tels que mentionnés à l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
67. Les chapitres I, III, IV, V et VI de la directive qualification arrêtent les critères communs permettant d’identifier les personnes qui ont « réellement besoin de protection internationale » (66) et qui devraient bénéficier de l’un des deux statuts. La Cour a dit que, en vertu de l’article 13 de la directive qualification, les États membres doivent octroyer le statut de réfugié à tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui remplit les conditions matérielles pour être considéré comme réfugié conformément aux chapitres II et III de cette directive, sans disposer d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard (67).
68. Ensuite, la directive arrête, en son chapitre VII, le contenu de la protection internationale, ce qui, selon moi, crée un lien entre la personne concernée et l’État membre qui accorde cette protection. Ce lien est illustré par les dispositions de ce chapitre, lequel énonce les exigences permettant, en premier lieu, d’assurer aux bénéficiaires de la protection internationale l’accès aux informations, aux titres de séjour, aux documents de voyage, à l’emploi, à l’éducation, aux procédures de reconnaissance des qualifications, aux programmes d’intégration, à la protection sociale et aux soins de santé, et permettant, en second lieu, de maintenir l’unité familiale (68).
69. Néanmoins, il est important de noter qu’aucune de ces dispositions des chapitres I à VII de la directive qualification n’a d’incidence concrète sur les effets extraterritoriaux des décisions favorables d’octroi du statut de réfugié. En particulier, l’article 13 de cette directive, auquel se réfère la juridiction nationale dans sa décision de renvoi, ne permet pas de considérer qu’il existe une obligation de reconnaissance mutuelle en vertu de ladite directive.
70. Dans ses observations, le gouvernement grec a fait valoir que l’obligation pour l’État membre de délivrer un document de voyage à un réfugié afin que celui-ci puisse voyager librement hors de son territoire, en vertu de l’article 25 de la directive qualification, donne une expression concrète au principe de reconnaissance mutuelle (69). Or, cette disposition ne fait qu’imposer au premier État membre l’obligation de délivrer de tels documents, tandis que le second État membre doit seulement les reconnaître comme étant valables pour voyager. Cette reconnaissance a une portée limitée et n’a aucune incidence sur la question de savoir si le principe de reconnaissance mutuelle s’applique aux décisions favorables d’octroi du statut de réfugié. En d’autres termes, cette disposition constitue une illustration de la reconnaissance mutuelle des documents de voyage qui n’a pas d’incidence sur la question de la reconnaissance mutuelle des décisions favorables d’octroi du statut de réfugié.
71. À l’audience, les parties se sont également, afin de pouvoir soutenir que la reconnaissance mutuelle existe dans le domaine de la politique d’asile, référées au permis de séjour de longue durée délivré par le premier État membre (70). À cet égard, la Cour a déclaré que tout ressortissant d’un pays tiers qui est présent sur le territoire d’un État membre sans remplir les conditions d’entrée, de séjour ou de résidence dans celui-ci se trouve, de ce seul fait, en séjour irrégulier (71). L’article 24 de la directive qualification ne saurait donc être interprété comme obligeant tout État membre à octroyer un titre de séjour à une personne à laquelle une protection internationale a été accordée par un autre État membre (72). Il s’ensuit, selon moi, qu’aucun argument ne saurait être tiré du régime des titres de séjour dans la présente affaire.
72. En outre, les articles 11, 12 et 14 de la directive qualification contiennent des règles spécifiques relatives à la cessation, à l’exclusion et à la révocation du statut de réfugié. À mon avis, ces articles ne donnent pas le pouvoir à un État membre de révoquer le statut de réfugié accordé par un autre État membre ou d’y mettre fin. Cette compétence appartient au seul État membre qui a octroyé le statut de réfugié. Le fait que le second État membre ait perdu confiance dans les conditions de vie existant dans le premier État membre ne confère pas aux autorités du second État membre le droit de porter atteinte aux pouvoirs du premier et de priver le ressortissant de pays tiers de son statut de réfugié dans celui-ci. Le seul droit que ces autorités acquièrent, lorsque l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III s’applique, est celui de pouvoir identifier l’État membre compétent et, si nécessaire, de procéder à un nouvel examen portant sur la question de savoir si les critères énoncés dans la directive qualification pour l’octroi de ce statut sont remplis.
73. Une telle appréciation est conforme à l’objectif de l’article 14 de la directive qualification, qui permet à l’État membre de révoquer ou de refuser de renouveler le statut de réfugié d’un ressortissant de pays tiers. À ce propos, les paragraphes 1 et 2 de cet article confirment l’idée que le maintien du statut de réfugié est étroitement lié, notamment, aux circonstances existant dans le pays d’origine de la personne concernée. En outre, le système est conçu de manière à permettre au second État membre de réexaminer le bien-fondé de la demande puisque cet État peut exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par cette disposition, s’il l’estime nécessaire. On peut donc déduire de cette disposition que le législateur de l’Union a voulu donner au second État membre le pouvoir de réexaminer le bien-fondé de la demande. Enfin, il ressort de l’article 14, paragraphe 4, de la directive qualification que le statut de réfugié octroyé est étroitement lié à l’État membre « dans lequel [le réfugié] se trouve », ce qui confirme l’existence du lien évoqué plus haut (73).
74. Par conséquent, j’estime qu’on ne peut pas inférer de la directive qualification que les décisions favorables en matière d’asile prises dans un État membre ont un effet contraignant dans les autres États membres, que ce soit dans des circonstances normales ou exceptionnelles.
3. Conclusion intermédiaire
75. Le RAEC est mis en place progressivement et, conformément au traité FUE, il appartient au seul législateur de l’Union de décider, si nécessaire, de donner un effet transfrontalier contraignant aux décisions octroyant le statut de réfugié. Il n’y a rien dans le règlement Dublin III, dans la directive procédures ou dans la directive qualification qui donne à penser que les États membres seraient tenus d’accorder le statut de réfugié à une personne au seul motif qu’un autre État membre a déjà accordé ce statut à celle-ci.
76. En l’espèce, l’autorité responsable de la détermination du second État membre (l’Allemagne), qui ne peut appliquer l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures – car cette application entraînerait un risque sérieux de violation de l’interdiction énoncée à l’article 4 de la Charte –, n’est pas liée par une décision octroyant le statut de réfugié qui a été antérieurement adoptée par le premier État membre (la Grèce). L’autorité responsable de la détermination du second État membre doit procéder à une appréciation du bien-fondé de la nouvelle demande, en se conformant aux dispositions de la directive qualification et de la directive procédures.
77. Si la décision d’octroi du statut de réfugié prise par le premier État membre n’a, certes, pas d’effet contraignant à l’égard de l’autorité responsable de la détermination du second État membre, il est important de déterminer si celle-ci a l’obligation de tenir dûment compte de cette décision lorsqu’elle procède à un nouvel examen de la demande d’asile en cause.
C. Les procédures administratives subséquentes dans le cas de figure des « circonstances exceptionnelles »
78. Tout d’abord, je ferais observer que, lorsqu’un État membre doit procéder à un examen du bien-fondé d’une demande de protection internationale en raison du fait que le demandeur court le risque d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants dans le premier État membre, il y aurait lieu d’appliquer la directive 2013/33/UE (74), qui détaille les modalités de traitement des demandeurs de protection internationale au cours de l’examen de leur demande.
79. En outre, lors de l’examen d’une demande de protection internationale, le second État membre doit, afin de déterminer si la personne concernée a besoin d’une telle protection, respecter non seulement les principes et les garanties prévus aussi bien par la directive procédures que par la directive qualification, mais également les exigences découlant du principe de bonne administration, qui impose des obligations spécifiques compte tenu du fait que cette personne doit se soumettre à deux procédures administratives subséquentes à cause des circonstances exceptionnelles. Autrement dit, l’application de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III fait passer l’obligation au second État membre, qui est lié par ces exigences.
1. L’appréciation d’une demande de protection internationale
80. Premièrement, lors de l’examen de la demande de protection internationale, le second État membre doit tenir compte des principes et des garanties énoncés au chapitre II de la directive procédures, en particulier des dispositions de l’article 10, paragraphes 2 et 3, de cette directive, auxquelles la juridiction nationale a fait référence. Selon les termes de l’article 10, paragraphe 2, l’autorité responsable de la détermination doit d’abord déterminer si le demandeur remplit les conditions d’octroi du statut de réfugié et, si tel n’est pas le cas, elle doit déterminer si le demandeur remplit les conditions pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire. En vertu de l’article 10, paragraphe 3, de la directive procédures, les États membres doivent faire en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié et en conformité avec les exigences formulées aux points a) à d) de cette disposition.
81. Deuxièmement, l’article 4, paragraphe 1, de la directive qualification exige que l’État membre évalue les « éléments pertinents de la demande », ce qui inclut les éléments qui ont été antérieurement pris en compte par le premier État membre, ainsi que le fait que la personne s’est vu accorder le statut de réfugié par les autorités d’un autre État membre. Il est utile de souligner que cette disposition est formulée de manière large. Ainsi, toutes les constatations de fait et sources d’information sont considérées comme des « éléments » au sens de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de la directive qualification, y compris celles qui ont conduit le premier État membre à adopter une décision favorable. Il importe également de tenir compte du fait que la demande introduite par la personne concernée a déjà été examinée et qu’une décision favorable d’octroi du statut de réfugié a été rendue.
82. À cet égard, les autorités du second État membre ne sauraient purement et simplement ignorer le fait que les autorités du premier État membre ont antérieurement accordé le statut de réfugié à la personne concernée. À l’inverse, si la perte de confiance s’est produite pour cause de traitements inhumains et non en raison de défaillances dans la procédure d’asile en tant que telle, l’existence d’une telle décision devrait se voir accorder l’importance qui lui est due. L’existence de la décision favorable d’octroi du statut de réfugié peut donc constituer l’un des éléments qui viennent étoffer les faits invoqués à l’appui de la demande de protection internationale introduite par la personne concernée (75).
2. Les exigences découlant du principe de bonne administration.
83. Lorsque le principe de la confiance mutuelle ne peut être invoqué en raison de circonstances extraordinaires et que l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III est appliqué, ce règlement ainsi que les directives procédures et qualification ne prévoient aucune règle spécifique concernant la coopération entre les autorités du premier et du second État membre – en particulier le partage d’informations entre elles – ou les délais que le second État membre doit respecter. Dès lors que la perte de confiance concerne, en l’espèce, les conditions de vie dans le premier État membre et non la procédure d’asile elle-même, certaines dispositions de ce règlement et de ces directives peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, être appliquées par analogie. Toutefois, lorsque le droit de l’Union ne contient pas de règles procédurales détaillées applicables dans des circonstances exceptionnelles, les États membres demeurent compétents, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, pour arrêter de telles règles à condition, toutefois, qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (76).
84. Cela étant dit, une autorité nationale, lorsqu’elle applique le droit de l’Union – c’est-à-dire le règlement Dublin III et les directives procédures et qualification –, est liée par le principe de bonne administration, un principe général du droit de l’Union qui inclut notamment une obligation de diligence et de sollicitude à la charge des autorités nationales (77).
a) Coopération et partage d’informations entre les États membres
85. L’article 34 du règlement Dublin III prévoit des mécanismes de partage d’informations entre les États membres. Le partage d’informations entre les États membres constitue, en vertu de cette disposition, une simple faculté puisque la communication de données a lieu lorsqu’un « État membre [...] en fait la demande » (78). Toutefois, dans le cas de figure envisagé à l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III et, en particulier, lorsque la confiance entre deux États membres est rompue, ce règlement ne prévoit pas de règles spécifiques en ce qui concerne le partage d’informations. Il est important de souligner que, lorsque la perte de confiance concerne les conditions de séjour dans le premier État membre (79), l’obligation de coopération entre États membres en ce qui concerne les procédures de traitement des demandes ne devrait pas être affectée.
86. À cet égard, puisque l’article 4, paragraphe 1, de la directive qualification exige que les États membres apprécient les « éléments pertinents de la demande », il est nécessaire que le second État membre, si la personne concernée se fie à la décision prise par le premier État membre lui octroyant le statut de réfugié, détermine les circonstances qui ont permis au premier État membre de prendre cette décision. Afin de satisfaire à cette exigence, les autorités compétentes du second État membre, en tenant compte – en vertu du principe de bonne administration – du fait que la personne concernée s’est déjà vu octroyer le statut de réfugié par un autre État membre, doivent examiner s’il y a lieu d’appliquer l’article 34 du règlement Dublin III. En vertu de l’article 34, paragraphe 3, du règlement, ces autorités peuvent adresser aux autorités compétentes du premier État membre une demande d’informations et, en particulier, d’explications sur les circonstances qui ont justifié l’octroi de ce statut, auquel cas les autorités du premier État membre sont tenues d’y répondre.
b) Délai raisonnable
87. Eu égard à l’objectif de célérité dans le traitement d’une demande (80) et au principe de bonne administration en tant que principe général du droit de l’Union, il importe, dans le cadre de l’examen des demandes d’asile, que la procédure relative à la seconde demande soit menée à bien dans un délai raisonnable. Le considérant 19 de la directive procédures rappelle clairement ce principe de célérité dans le contexte des procédures d’asile de l’Union et reconnaît aux États membres la « flexibilité [...] d’accorder la priorité à une demande en l’examinant avant d’autres demandes présentées préalablement » afin de « raccourcir la durée globale de la procédure dans certains cas ».
88. Dès lors, dans le cas de figure envisagé à l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III, il conviendrait de tenir compte de la durée des deux procédures cumulées. Les demandeurs qui ont déjà obtenu le statut de réfugié dans un autre État membre mais qui ne peuvent s’en prévaloir dans le premier État membre en raison du risque de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte s’adressent au second État membre pour obtenir une protection internationale dans des « circonstances exceptionnelles » résultant d’une perte de confiance entre États membres. Les cas relevant de ces « circonstances exceptionnelles » devraient être considérés comme faisant partie des « certains cas » auxquels la priorité est donnée, pour reprendre les termes du considérant 19 de la directive procédures.
89. Il est important de noter que l’article 31, paragraphe 7, sous a), de cette directive, qui permet aux États membres de « donner la priorité à l’examen d’une demande de protection internationale [...] lorsqu’il est probable que la demande est fondée », tend aussi à confirmer la possibilité d’accorder une priorité à la demande d’asile présentée dans le second État membre dans ces « circonstances exceptionnelles » spécifiques, lorsque le premier État membre a déjà décidé que la personne concernée pouvait prétendre au statut de réfugié.
90. Ainsi, dans le cas de figure envisagé à l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III, le principe de bonne administration fait peser une charge spécifique sur le second État membre, dont les autorités devront agir rapidement puisque la personne concernée a déjà fait l’objet d’une première procédure de traitement de sa demande et a éventuellement été partie à une procédure juridictionnelle qui a reconnu l’existence du risque visé par l’article 4 de la Charte. À cet égard, il importe de noter que l’article 31, paragraphe 3, de la directive procédures exige que les États membres veillent à ce que la procédure d’examen soit menée à terme dans les six mois à compter de l’introduction de la demande (81). Cette période de six mois est donc le délai maximal imparti pour traiter une demande dans des circonstances normales. Les circonstances exceptionnelles en cause appellent une plus grande célérité, et la demande présentée dans le second État membre devrait être traitée dans un délai sensiblement plus court.
91. Le premier État membre, qui a accordé le statut de réfugié à la personne concernée, doit aussi assumer une tâche spécifique élargie consistant à aider le second État membre à traiter la demande introduite par la personne concernée le plus rapidement possible. De manière générale, lors d’un partage d’informations au titre de l’article 34 du règlement Dublin III, il y a lieu de respecter le délai prévu en son paragraphe 5, une disposition qui prévoit que l’État membre auquel des informations sont demandées doit communiquer celles-ci dans un délai de cinq semaines (82). Cette période de cinq semaines est aussi le délai maximal imparti pour traiter une demande dans des circonstances normales. Les « circonstances exceptionnelles » que constitue la perte de confiance mutuelle entre les États membres en raison d’un risque de traitement inhumain ou dégradant dans l’un d’eux, au sens de l’article 4 de la Charte, justifient une diligence accrue. Le premier État membre devrait répondre à toutes les demandes d’informations faites par le second État membre dans un délai nettement plus court que celui qui s’impose dans des circonstances normales (83).
3. Conclusion intermédiaire
92. Compte tenu de ce qui précède, j’estime que l’autorité compétente du second État membre doit procéder à une appréciation du bien-fondé de la nouvelle demande, en se conformant aux dispositions de la directive procédures et de la directive qualification, et vérifier si les conditions matérielles nécessaires pour bénéficier du statut de réfugié sont remplies par la personne concernée, tout en veillant au respect du principe de bonne administration. Ce principe et l’exigence d’examiner tous les éléments pertinents de la demande au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive qualification entraînent l’obligation de tenir compte du fait que la demande d’asile de la personne concernée a déjà été examinée et qu’une décision favorable d’octroi du statut de réfugié a été rendue par les autorités du premier État membre. Les autorités compétentes du second État membre doivent donner une priorité à l’examen de la demande et envisager d’appliquer l’article 34 du règlement Dublin III, qui prévoit des mécanismes d’échange d’informations entre les États membres dans le cadre desquels le premier État membre devrait répondre à toutes les demandes d’informations du second État membre dans un délai nettement plus court que celui qui s’impose dans des circonstances normales.
V. Conclusion
93. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale) de la manière suivante :
Lorsqu’il n’est pas permis à un État membre d’exercer la faculté, conférée par l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, de rejeter une demande de protection internationale comme irrecevable au vu du statut de réfugié accordé dans un autre État membre, parce que les conditions de vie dans ce dernier État membre exposeraient le demandeur à un risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
l’article 78, paragraphes 1 et 2, TFUE,
l’article 3, paragraphe 2, du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride,
l’article 4, paragraphe 1, et l’article 13 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, et
l’article 10, paragraphes 2 et 3, et l’article 33, paragraphes 1 et 2, sous a), de la directive 2013/32
doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’imposent pas à un État membre de reconnaître, sans un examen sur le fond, la protection internationale qu’un autre État membre a accordée au demandeur.
Lorsqu’elles procèdent à un examen de la nouvelle demande introduite en raison de l’existence de circonstances exceptionnelles, en vertu de l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 604/2013, les autorités compétentes doivent déterminer, en se conformant aux dispositions de la directive 2011/95 et de la directive 2013/32, si les conditions matérielles nécessaires pour bénéficier du statut de réfugié sont remplies par la personne concernée, tout en veillant au respect du principe de bonne administration et en tenant spécifiquement compte du fait que la demande introduite par cette personne a déjà été examinée par les autorités d’un autre État membre, cette circonstance constituant, en effet, un élément pertinent de la demande au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2011/95. Les autorités compétentes effectuant cet examen doivent lui donner une priorité et envisager d’appliquer l’article 34 du règlement Dublin III, qui prévoit des mécanismes d’échange d’informations entre les États membres dans le cadre desquels le premier État membre devrait répondre à toutes les demandes d’informations du second État membre dans un délai nettement plus court que celui qui s’impose dans des circonstances normales.