Language of document : ECLI:EU:T:2023:32

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)

1er février 2023 (*) 

« Directive 2014/25/UE – Procédures de passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux – Décision d’exécution relative à l’applicabilité de l’article 34 de la directive 2014/25 au transport ferroviaire de voyageurs en Suède – Droits de la défense – Droit d’être entendu »

Dans l’affaire T‑659/20,

SJ AB, établie à Stockholm (Suède), représentée par Mes J. Karlsson et M. Johansson, avocats,

partie requérante,

soutenue par

Royaume de Suède, représenté par Mmes M. Salborn Hodgson, H. Eklinder, C. Meyer-Seitz, A. Runeskjöld, H. Shev, R. Shahsavan Eriksson et M. O. Simonsson, en qualité d’agents,

partie intervenante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. S. Baches Opi, P. Ondrůšek et G. Wils, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre),

composé, lors des délibérations, de MM. D. Spielmann (rapporteur), président, R. Mastroianni et I. Gâlea, juges,

greffier : Mme S. Spyropoulos, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 25 octobre 2022,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, SJ AB, demande l’annulation de l’article 2 de la décision d’exécution (UE) 2020/1193 de la Commission, du 2 juillet 2020, sur l’applicabilité de l’article 34 de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil au transport ferroviaire de voyageurs en Suède (JO 2020, L 262, p. 18, ci-après la « décision attaquée »), par lequel la Commission européenne a décidé que la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243), continuait à s’appliquer aux marchés attribués par des entités adjudicatrices et destinés à permettre l’exécution, sur le territoire suédois, d’activités liées à la fourniture de services commerciaux de transport ferroviaire de voyageurs.

 Antécédents du litige

2        La requérante est une entreprise publique créée en 2001 et détenue à 100 % par le Royaume de Suède. Elle est l’une des six divisions formées à la suite de la séparation et de la privatisation de l’ancienne société publique des chemins de fer, Affärsverket Statens Järnvägar. Elle exerce son activité dans le secteur du transport ferroviaire de voyageurs.

3        Le 13 décembre 2019, la requérante a soumis à la Commission une demande au titre de l’article 35, paragraphe 1, de la directive 2014/25, visant à faire établir que ladite directive ne s’applique pas à la passation de marchés publics dans le domaine du transport ferroviaire de voyageurs en Suède, en tant qu’activité visant l’exploitation de réseaux, au sens de l’article 11 de la directive 2014/25 (ci-après la « demande d’exemption »).

4        Le 2 juillet 2020, la Commission a adopté la décision attaquée, par laquelle elle a partiellement fait droit à la demande d’exemption. Ainsi, elle a décidé, à l’article 1er de la décision attaquée, que la directive 2014/25 ne s’appliquait pas aux marchés attribués par des entités adjudicatrices et destinés à permettre l’exécution, sur le territoire suédois, d’activités liées à la fourniture de services de transport ferroviaire de voyageurs dans le cadre d’une obligation de service public. À l’article 2 de cette décision, elle a décidé que la directive 2014/25 continuait à s’appliquer aux marchés attribués par des entités adjudicatrices et destinés à permettre l’exécution, sur le territoire suédois, d’activités liées à la fourniture de services commerciaux de transport ferroviaire de voyageurs.

 Conclusions des parties

5        La requérante, soutenue par le Royaume de Suède, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler l’article 2 de la décision attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

6        La Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

7        À l’appui de son recours, la requérante invoque six moyens. Les premier et deuxième moyens sont tirés de violations de l’article 34 de la directive 2014/25. Le troisième moyen est tiré d’erreurs manifestes d’appréciation dans la définition des marchés en cause. Les quatrième et cinquième moyens sont tirés d’erreurs manifestes d’appréciation de l’exposition directe à la concurrence des activités de fourniture de services ferroviaires commerciaux de la requérante. Le sixième moyen est tiré de violations du principe de bonne administration, du droit d’être entendu et de l’obligation de motivation.

8        Il convient d’examiner d’abord la deuxième branche du sixième moyen, tirée d’une violation du droit d’être entendu.

9        L’article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose que le droit de toute personne à voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable comporte notamment celui d’être entendu avant l’adoption de toute mesure individuelle l’affectant défavorablement (voir, en ce sens, arrêts du 8 novembre 2018, “Pro NGO!”/Commission, T‑454/17, EU:T:2018:755, point 55, et du 14 juillet 2021, AI/ECDC, T‑65/19, EU:T:2021:454, point 121).

10      En outre, le droit d’être entendu fait partie des droits de la défense, lesquels constituent un principe général du droit de l’Union, qui trouve à s’appliquer même en l’absence d’une réglementation spécifique à ce sujet (arrêt du 28 octobre 2021, Vialto Consulting/Commission, C‑650/19 P, EU:C:2021:879, point 122).

11      Toutefois, le droit d’être entendu s’étend à tous les éléments de fait ou de droit qui constituent le fondement de l’acte décisionnel, mais non à la position finale que l’administration entend adopter (arrêt du 15 mars 2006, BASF/Commission, T‑15/02, EU:T:2006:74, point 94).

12      Par ailleurs, il y a lieu de rappeler qu’une violation des droits de la défense, en particulier du droit d’être entendu, n’entraîne l’annulation de la décision prise au terme de la procédure administrative en cause que si, en l’absence de cette irrégularité, cette procédure pouvait aboutir à un résultat différent (voir arrêts du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics, C‑129/13 et C‑130/13, EU:C:2014:2041, point 79 et jurisprudence citée, et du 14 juin 2018, Makhlouf/Conseil, C‑458/17 P, non publié, EU:C:2018:441, point 42 et jurisprudence citée).

13      À cet égard, il ne saurait être imposé à une partie requérante qui invoque la violation de ses droits de la défense de démontrer que la décision de l’institution de l’Union concernée aurait eu un contenu différent, mais uniquement qu’une telle hypothèse n’est pas entièrement exclue (voir arrêt du 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil, C‑141/08 P, EU:C:2009:598, point 94 et jurisprudence citée ; arrêt du 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, EU:C:2020:481, point 106).

14      L’appréciation de cette question doit, en outre, être effectuée en fonction des circonstances de fait et de droit spécifiques de chaque espèce (arrêt du 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, EU:C:2020:481, point 107).

15      La requérante reproche à la Commission d’avoir violé son droit d’être entendue en ne lui ayant pas communiqué, préalablement à l’adoption de la décision attaquée, des informations relatives aux prix de certains billets de train, d’avion et d’autobus, que la Commission a recueillies elle-même au cours de la semaine du 2 mars 2020. Elle conteste également le bien-fondé de l’analyse de ces prix réalisée par la Commission et allègue plusieurs erreurs matérielles et méthodologiques affectant cette analyse. À cet égard, elle reproche en particulier à la Commission, d’une part, de s’être fondée sur des données chiffrées erronées, telles que des prix ne correspondant pas aux prix affichés sur les sites Internet des différents opérateurs aux dates en cause et des moyennes de prix affectées d’erreurs de calcul et, d’autre part, d’avoir erronément comparé des données qui n’étaient pas comparables. Elle ajoute que l’analyse de prix en cause a influencé de façon déterminante, premièrement, la conclusion de la Commission selon laquelle les services ferroviaires commerciaux n’étaient pas exposés à la concurrence du transport aérien, deuxièmement, la définition du marché géographique des services ferroviaires commerciaux et, troisièmement, l’évaluation de l’exposition directe à la concurrence de l’activité de fourniture de services ferroviaires commerciaux sur les liaisons Stockholm-Göteborg et Stockholm-Malmö, ainsi qu’à l’échelle nationale.

16      La Commission admet avoir, en raison de données incomplètes dans la demande d’exemption et afin de vérifier si les conclusions de son analyse des données figurant dans ladite demande demeuraient pertinentes, recueilli elle-même au cours de la semaine du 2 mars 2020 des données tarifaires sur les sites Internet des opérateurs de transport mentionnés dans la demande d’exemption, afin de comparer les prix des billets d’avion, de train et d’autobus sur les cinq liaisons examinées dans la décision attaquée. Elle admet également n’avoir pas communiqué les données tarifaires en cause à la requérante et ne conteste pas les erreurs matérielles identifiées par celle-ci. En outre, elle ne conteste pas que l’analyse de ces données ait pu avoir une influence sur sa définition du marché de produits et sur ses conclusions relatives, d’une part, à l’absence d’exposition directe des services ferroviaires commerciaux à la concurrence de services de transport aérien de même nature et, d’autre part, à l’absence d’exposition directe à la concurrence de l’activité de fourniture de services ferroviaires commerciaux sur les liaisons Stockholm-Göteborg et Stockholm-Malmö ainsi qu’à l’échelle nationale.

17      Il s’ensuit que la Commission n’a pas communiqué à la requérante tous les éléments de fait qui constituent le fondement de la décision attaquée, au sens de la jurisprudence rappelée au point 11 ci-dessus.

18      Or, la Commission a déclaré lors de l’audience que, si le Tribunal devait considérer que le droit de la requérante à être entendue sur les données recueillies par la Commission afin d’apprécier la pression concurrentielle exercée par le transport aérien sur le transport ferroviaire sur l’une des cinq liaisons examinées dans la décision attaquée, à savoir la liaison Stockholm-Göteborg, avait été violé, il en découlerait que lesdites données ne pouvaient pas être prises en compte pour apprécier l’exposition directe à la concurrence des activités de la requérante sur cette liaison. Elle a ajouté ne pas savoir si les observations que la requérante aurait pu présenter sur les données recueillies l’auraient amenée à modifier sa conclusion relative à la liaison Stockholm-Göteborg et à considérer que cette liaison était directement exposée à la concurrence.

19      Partant, eu égard, d’une part, aux erreurs identifiées par la requérante et non contestées par la Commission affectant les données chiffrées recueillies par cette dernière et, d’autre part, au fait que la motivation de la décision attaquée repose, pour partie, sur l’analyse desdites données et non uniquement sur l’analyse des données communiquées dans la demande d’exemption, la requérante a démontré à suffisance de droit que, au sens de la jurisprudence rappelée au point 13 ci-dessus, il n’était pas entièrement exclu que la décision attaquée, qui comporte un examen de l’exposition directe à la concurrence des activités de la requérante sur cinq liaisons, parmi lesquelles la liaison Stockholm-Göteborg, ainsi qu’à l’échelle nationale, aurait pu avoir un contenu différent si la Commission l’avait mise en mesure de présenter ses observations au sujet des données en cause.

20      Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les arguments de la Commission selon lesquels la procédure d’adoption de la décision attaquée est encadrée par des délais brefs et stricts qui ne sont pas à sa disposition, les données en cause étaient publiques et librement accessibles et la charge de la preuve pesait sur la requérante.

21      En effet, certes, l’économie générale de la procédure prévue aux articles 34 et 35 de la directive 2014/25, lus conjointement avec l’annexe IV de ladite directive, est caractérisée par un impératif de célérité, qui impose à la Commission des délais stricts pour l’adoption d’une décision d’exécution telle que la décision attaquée, faute de quoi une demande d’exemption est réputée accueillie et les marchés destinés à permettre l’exercice de l’activité en cause cessent d’être soumis à cette directive.

22      À cet égard, il découle de l’article 35, paragraphe 3, deuxième alinéa, de la directive 2014/25, lu conjointement avec le paragraphe 1, sous b), de l’annexe IV de ladite directive, que, en principe, le délai pour l’adoption d’une décision d’exécution, telle que la décision attaquée, est de 130 jours ouvrables dans les cas où, comme en l’espèce, le libre accès au marché ne pouvait pas être présumé sur le fondement de l’article 34, paragraphe 3, premier alinéa, de cette directive et où la liberté d’accès en fait et en droit à ce marché devait être établie.

23      Toutefois, conformément à la jurisprudence rappelée au point 10 ci-dessus, ces dispositions s’appliquent sans préjudice du respect du droit d’être entendu.

24      Par ailleurs, dans le cadre de son instruction d’une demande d’exemption, la Commission, si elle l’estime nécessaire, peut, en vertu du paragraphe 2 de l’annexe IV de la directive 2014/25, demander, notamment, à l’entité adjudicatrice concernée de fournir toutes les informations nécessaires ou de compléter ou de clarifier les informations fournies, dans des délais appropriés. Or, en l’espèce, la Commission n’a ni établi ni même invoqué n’avoir pu impartir à la requérante un délai approprié, au sens de cette disposition, c’est-à-dire compatible avec le respect du délai rappelé au point 22 ci-dessus, pour présenter ses observations sur les données tarifaires recueillies au cours de la semaine du 2 mars 2020.

25      Au demeurant, au vu des pouvoirs d’enquête limités de la Commission dans le cadre de la procédure visée à l’article 35 de la directive 2014/25 et du fait que la charge de la preuve incombe au demandeur en exemption de l’application de ladite directive, la Commission n’était pas tenue d’aller au-delà des constatations effectuées, en l’espèce, par la requérante dans la demande d’exemption (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2016, Österreichische Post/Commission, T‑463/14, EU:T:2016:243, point 75).

26      Enfin, la circonstance, prévue par le considérant 44 de la directive 2014/25, que l’évaluation menée par la Commission puisse se fonder sur des informations provenant de sources déjà disponibles, telles que, comme en l’espèce, des sites Internet d’autres opérateurs de transport de voyageurs, ne saurait davantage faire échec au respect du droit d’être entendu du demandeur en exemption.

27      Par conséquent, il convient d’accueillir la deuxième branche du sixième moyen et, partant, d’annuler l’article 2 de la décision attaquée, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du recours.

 Sur les dépens

28      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la requérante.

29      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Le Royaume de Suède supportera donc ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre)

déclare et arrête :

1)      L’article 2 de la décision d’exécution (UE) 2020/1193 de la Commission, du 2 juillet 2020, sur l’applicabilité de l’article 34 de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil au transport ferroviaire de voyageurs en Suède est annulé.

2)      La Commission européenne est condamnée aux dépens.

3)      Le Royaume de Suède supportera ses propres dépens.

Spielmann

Mastroianni

Gâlea

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 1er février 2023.

Signatures


*      Langue de procédure : l’anglais.