Language of document : ECLI:EU:C:2023:913

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 23 novembre 2023 (1)

Affaire C634/22

OT,

PG,

CR,

VT,

MD,

partie intervenante :

Sofiyska gradska prokuratura

[demande de décision préjudicielle formée par le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie)]

« Renvoi préjudiciel – Valeurs et objectifs de l’Union – État de droit – Article 19 TUE – Décision 2006/929/CE – Juridiction indépendante et impartiale – Suppression d’une juridiction pénale spécialisée – Suppression liée à un prétendu manque d’indépendance »






1.        Par l’intermédiaire d’une loi adoptée en 2022 (2), le législateur bulgare a supprimé, entre autres organes de l’administration de la justice, le Spetsializiran nakazatelen sad (tribunal pénal spécialisé, Bulgarie, ci‑après le « TPS ») et a déterminé comment seraient mutés dans d’autres juridictions les juges qui, jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, y étaient affectés.

2.        Le ZIDZZSV a également prévu que les affaires pénales de première instance dans lesquelles il y avait eu une audience devant le TPS, comme c’est le cas en l’espèce, seraient confiées au Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie, ci-après le « TVS ») (3), même si leur examen restait à la charge de la formation de jugement ayant participé à l’audience.

3.        La demande de décision préjudicielle déférée à la Cour émane des membres de la formation de jugement du TPS (à présent du TVS) devant laquelle s’était tenue une audience dans une procédure pénale déterminée. Cette formation de jugement se demande si la réforme législative de 2022, pour ce qui est de la suppression du TPS, est conforme au droit de l’Union.

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union : la décision 2006/929/CE (4)

4.        L’article 1er, premier alinéa, de la décision 2006/929/CE dispose :

« Chaque année, le 31 mars au plus tard, et pour la première fois le 31 mars 2007, la Bulgarie fait rapport à la Commission sur les progrès qu’elle a réalisés en vue d’atteindre chacun des objectifs de référence exposés dans l’annexe. »

5.        Les objectifs de référence que la Bulgarie doit atteindre sont définis à l’annexe de cette décision :

« [...]

1)      Adopter des modifications de la constitution supprimant toute ambiguïté au sujet de l’indépendance et de la responsabilisation du système judiciaire.

2)      Garantir un processus judiciaire plus transparent et plus efficace en adoptant et en mettant en œuvre une nouvelle loi sur le système judiciaire et le nouveau code de procédure civile. Rendre compte de l’incidence de ces deux nouvelles lois, ainsi que des codes de procédure pénale et administrative, notamment au cours de la phase d’instruction.

3)      Poursuivre la réforme du système judiciaire, de manière à renforcer le professionnalisme, la responsabilisation et l’efficacité. Évaluer les effets de cette réforme et en publier les résultats chaque année.

4)      Mener des enquêtes professionnelles et non partisanes sur les allégations de corruption de haut niveau et en rendre compte. Établir des rapports sur les inspections internes d’institutions publiques et sur la publication des biens personnels détenus par les hauts fonctionnaires.

5)      Prendre des mesures supplémentaires pour prévenir et combattre la corruption, notamment aux frontières et au sein de l’administration locale.

6)      Mettre en œuvre une stratégie destinée à lutter contre la criminalité organisée, particulièrement axée sur les délits graves, le blanchiment de capitaux et la confiscation systématique des biens des délinquants. Rendre compte des enquêtes, mises en examen et condamnations nouvelles et en cours dans ce domaine. »

B.      Le droit national

1.      Le Zakon za sadebtana vlast (5)

6.        L’article 194, paragraphe 1, du Zakon za sadebtana vlast dispose :

« [...] En cas de suppression de juridictions, de parquets et de services d’enquête ou en cas de réduction du nombre de postes occupés dans ceux-ci, le collège compétent du Conseil judiciaire suprême crée les postes correspondants dans une autre autorité de même rang du pouvoir judiciaire, si possible dans la même circonscription d’appel, et y réaffecte les juges, procureurs et juges d’instruction, sans concours. »

2.      Le ZIDZZSV

7.        Aux termes de la disposition transitoire 43 du ZIDZZSV :

« Dès l’entrée en vigueur de la présente loi, le TPS, l’Apelativen Spetsializiran nakazatelen sad [(cour d’appel pénale spécialisée)], la Spetsializirana prokuratura [(parquet spécialisé)] et l’Apelativna Spetsializirana prokuratura [(parquet d’appel spécialisé)] sont supprimés. »

8.        La disposition transitoire 44 de cette loi énonce :

« (1)      Les juges du TPS [...] sont réaffectés dans les conditions et selon la procédure prévues à l’article 194, paragraphe 1.

(2)      Dans un délai de quatorze jours à compter de la promulgation de la présente loi, les personnes visées au paragraphe 1 peuvent introduire une demande auprès du collège des juges du Conseil judiciaire suprême en indiquant qu’elles souhaitent être réintégrées dans la fonction de juge qu’elles occupaient avant leur nomination au TPS [...].

(3)      Dans un délai de trente jours à compter de l’expiration du délai visé au paragraphe 2, le collège des juges du Conseil judiciaire suprême adopte une décision sur la création de postes de juges dans des juridictions, correspondant à ceux qui ont été supprimés au TPS [...], en tenant compte de la charge de travail des juridictions concernées [(6)].

(4)      Après l’expiration du délai visé au paragraphe 3, le collège des juges du Conseil judiciaire suprême réaffecte les juges à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.

(5)      Les décisions du collège des juges du Conseil judiciaire suprême visées au paragraphe 4 sont immédiatement exécutoires. »

9.        La disposition transitoire 49 du ZIDZZSV dispose :

« Les affaires pénales de première instance devant le TPS dans lesquelles aucune audience préliminaire n’a été tenue avant l’entrée en vigueur de la présente loi sont envoyées aux juridictions compétentes dans les sept jours suivant l’entrée en vigueur de la présente loi. »

10.      Selon la disposition transitoire 50 du ZIDZZSV :

« (1)      Dès l’entrée en vigueur de la présente loi, les affaires pénales de première instance devant le [TPS] dans lesquelles une audience préliminaire a été tenue relèvent de la compétence du [TVS] et leur examen est poursuivi par la formation de jugement qui a tenu l’audience.

(2)      Les juges des formations de jugement qui n’ont pas été réaffectés au [TVS] sont détachés pour participer à l’examen des affaires jusqu’à la fin de la procédure.

(3)      Les juges de la formation de jugement ayant examiné les affaires pénales de première instance dans lesquelles un jugement a été rendu sont détachés pour motiver le jugement, lorsqu’ils n’ont pas été réaffectés au [TVS].

[...] »

11.      Conformément à la disposition transitoire 59, paragraphe 1, du ZIDZZSV :

« Le [TVS] est le successeur de l’actif, du passif, des droits et des obligations du [TPS]. »

12.      Aux termes de la disposition transitoire 67 du ZIDZZSV :

« La loi entre en vigueur trois mois après sa promulgation au [Journal officiel], à l’exception des paragraphes 1, 2, 5, 6, 18, 28, 32, 34, 44, 45, 57 et 58, qui entreront en vigueur le jour de la promulgation. »

3.      Le Nakazatelno protsesualen kodeks (7)

13.      L’article 30, paragraphe 2, du code de procédure pénale prévoit :

« Ne peut participer à une formation de jugement, le juge ou le juré qui, en raison d’autres circonstances, peut être considéré comme partial ou comme ayant un intérêt direct ou indirect à l’issue du litige. »

14.      L’article 31 du code de procédure pénale dispose :

« (1)      Dans les cas prévus aux articles 29 et 30, les juges, les jurés et le greffier sont tenus de s’abstenir.

(2)      Les parties peuvent demander des récusations jusqu’au début du procès, à moins que les motifs pour le faire ne soient apparus ou n’aient été connus plus tard.

(3)      Les demandes de récusation doivent être motivées.

(4)      La juridiction statue immédiatement sur le bien-fondé des abstentions et des demandes de récusation par délibération secrète avec la participation de tous les membres de la formation. »

II.    Les faits, le litige et les questions préjudicielles

15.      Une procédure pénale a été engagée en 2018 devant le TPS à l’encontre de plusieurs personnes pour association de malfaiteurs en vue de commettre des délits d’extorsion.

16.      Lors de la phase orale de la procédure à l’encontre des prévenus, il y a eu douze audiences publiques et la suspension d’autres, pour diverses raisons procédurales, au cours des années 2020, 2021 et 2022 (8).

17.      À aucun moment de la procédure pénale les parties n’ont demandé la récusation de la formation de jugement du TPS saisie de l’affaire (c’est-à-dire du président de la chambre et des jurés).

18.      Alors que cette procédure était encore en cours, la procédure de consultation publique du projet de ZIDZZSV, qui prévoyait la suppression du TPS, a commencé.

19.      Dans le cadre de ces consultations, le Grazhdanski savet kam Visshia sadeben savet (Conseil civil du Conseil judiciaire suprême, Bulgarie) a tenu une réunion le 25 février 2022 à laquelle ont notamment pris part le président de la chambre de renvoi et l’avocat d’un des prévenus (qui est intervenu en sa qualité de représentant d’une organisation non gouvernementale).

20.      Lors de cette réunion :

–      l’avocat a exprimé sa position en faveur de la suppression du TPS et son soutien à l’exposé des motifs du projet de loi ;

–      le président de la chambre du TPS s’est opposé à la disparition de cette juridiction. Comme il l’indique lui-même dans la décision de renvoi, il avait exprimé à plusieurs reprises publiquement son point de vue selon lequel « la fermeture [du TPS], de la manière dont elle a été effectuée et pour les motifs invoqués, est contraire au principe de l’État de droit, viole l’indépendance de cette autorité judiciaire et la séparation des pouvoirs, et constitue une forme de pression de la part des deux autres pouvoirs » (9).

21.      À la suite de l’adoption du ZIDZZSV, la formation de jugement du TPS, qui fait maintenant partie du TVS et devant laquelle une audience avait eu lieu, a posé les questions suivantes à la Cour :

« 1)      Convient-il d’interpréter l’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lus conjointement avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce sens qu’il est porté atteinte à l’indépendance d’une juridiction, qui est supprimée par la modification adoptée de la loi relative au pouvoir judiciaire (DV no 32, du 26 avril 2022, avec une suppression à compter du 27 juillet 2022) mais dont les juges doivent continuer à examiner jusqu’à cette date les affaires qui leur ont été attribuées, ainsi que continuer à examiner après cette date les affaires de cette même institution, dans lesquelles ils ont tenu des audiences préliminaires, dans la mesure où la juridiction est supprimée au motif que cela permettrait de garantir le principe constitutionnel d’indépendance du pouvoir judiciaire et la défense des droits constitutionnels des citoyens, sans que soient dûment exposés des arguments quant aux faits conduisant à la conclusion que ces principes sont enfreints ?

2)      Convient-il d’interpréter ces dispositions du droit de l’Union en ce sens qu’elles s’opposent à des dispositions nationales telles que celles figurant dans la loi relative au pouvoir judiciaire (DV no 32, du 26 avril 2022), qui conduisent à supprimer complètement en tant qu’autorité autonome du pouvoir judiciaire bulgare [le TPS], pour les motifs indiqués, et à réaffecter des juges (y compris ceux de la formation examinant la présente affaire) de cette juridiction vers différentes juridictions, alors que ces juges doivent continuer à examiner les affaires dont ils ont commencé l’examen dans la juridiction supprimée ?

3)      Dans l’affirmative, et compte tenu de la primauté du droit de l’Union, quels doivent être les actes de procédure des magistrats des juridictions supprimées dans les affaires de ces institutions supprimées (que la loi leur impose de continuer à examiner), également compte tenu de leur obligation d’examiner les motifs pour se récuser dans ces affaires ? Quelles seraient les conséquences pour les décisions au fond rendues dans les affaires pendantes devant la juridiction supprimée qui doivent être menées à leur terme et pour les actes clôturant ces affaires ? »

III. La procédure devant la Cour

22.      La demande de décision préjudicielle a été déposée au greffe de la Cour le 10 octobre 2022.

23.      Le gouvernement polonais et la Commission ont déposé des observations écrites.

24.      La tenue d’une audience de plaidoiries n’a pas été jugée indispensable.

IV.    Appréciation

A.      Observations liminaires

25.      Cette procédure préjudicielle présente quelques circonstances particulières :

–      le renvoi provient d’une formation de jugement faisant formellement partie du TVS, qui devra trancher une affaire pénale jusqu’alors traitée devant une autre juridiction (le TPS). Comme indiqué plus haut, depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi du 26 avril 2022, le TVS a remplacé le TPS (10) ;

–      les questions préjudicielles sont transmises par la formation de jugement (du TVS) désormais compétente, dont les membres avaient tenu une audience alors qu’ils faisaient partie du TPS. La composition personnelle de la formation de jugement n’a donc pas changé en ce qui concerne spécifiquement cette affaire (11) ;

–      l’interprétation demandée à la Cour n’a rien à voir avec les comportements délictueux visés dans le cadre de la procédure pénale, ni avec l’indépendance ou l’impartialité, en tant que telle, de la formation de jugement spécifique appelée à juger les prévenus. Ni ces derniers ni le parquet bulgare n’ont comparu lors de la procédure préjudicielle et, selon les éléments fournis, personne n’a, concrètement, mis en doute l’indépendance ou l’impartialité de cette formation de jugement ;

–      au contraire, le renvoi se limite à la question de savoir si la suppression du TPS est incompatible avec le droit de l’Union parce qu’elle porterait atteinte à l’indépendance du TPS lui-même.

26.      En réalité, la décision de renvoi se concentre sur la critique de la réforme du système judiciaire que le législateur bulgare a mise en œuvre en 2022 par l’intermédiaire du ZIDZZSV. Dans la décision de renvoi, il est soutenu que les motifs invoqués pour supprimer le TPS ne sont pas étayés par des éléments concrets justifiant la nécessité de cette suppression.

27.      Les deux premières questions préjudicielles portent directement sur le point de savoir si la suppression du TPS et la mutation de ses membres dans d’autres juridictions sont conformes au droit de l’Union. La troisième question vise à demander à la Cour ce que les magistrats de la juridiction supprimée devraient prendre comme actes de procédure en cas de réponse affirmative aux deux premières questions.

28.      Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que tant la Commission que le gouvernement polonais, seules parties représentées dans la procédure devant la Cour, aient soulevé des objections quant à la recevabilité du renvoi préjudiciel. Je traiterai de ces objections ci‑dessous.

B.      Recevabilité

1.      Objections du gouvernement polonais et de la Commission (en résumé)

29.      Selon le gouvernement polonais :

–      la réponse aux questions posées n’est pas nécessaire pour résoudre le litige d’origine dans lequel le droit de l’Union n’est pas impliqué. Ce litige ne présente aucun lien de rattachement avec le droit de l’Union, ce qui exclurait l’applicabilité de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») ;

–      la suppression de juridictions nationales est une affaire purement interne qui ne relève pas de la compétence de l’Union.

30.      Pour la Commission :

–      la juridiction de renvoi veut seulement savoir si le principe d’impartialité objective est respecté. Or, comme cette même juridiction n’a pas de raisons subjectives de se dessaisir et les parties à la procédure a quo n’ont pas mis en cause son indépendance ni contesté son impartialité en demandant la récusation de ses membres, les doutes qu’elle soulève sont purement hypothétiques ;

–      les motifs qui ont conduit le législateur bulgare à adopter le ZIDZZSV tiennent à la nécessité d’apporter des changements structurels aux organes de la justice pénale spécialisée dont la juridiction de renvoi ne fait pas partie (le TVS). Les questions posées seraient donc sans pertinence pour la solution du litige.

2.      Appréciation

31.      Parmi les objections soulevées, celle du gouvernement polonais relative à l’incompétence de la Cour (ou de l’Union européenne en général) pour statuer sur la structure des systèmes juridictionnels des États membres peut d’emblée être écartée.

32.      La Cour a répondu à maintes reprises à cet argument que le gouvernement polonais a ressassé dans des litiges plus ou moins semblables à celui-ci. Dans des arrêts successifs, la Cour a souligné que, si l’organisation de la justice dans les États membres relève de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins qu’ils sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union (12). En exigeant des États membres qu’ils respectent ces obligations (pour ce qui nous intéresse ici, respecter l’indépendance de leurs juridictions), l’Union ne prétend aucunement exercer elle-même ladite compétence (13).

33.      La constance de cette jurisprudence est bien connue. Pour ne citer qu’un récent arrêt de la Cour (14), si la répartition ou la réorganisation des compétences juridictionnelles au sein d’un État membre relève, en principe, de la liberté des États membres garantie à l’article 4, paragraphe 2, TUE, ce n’est que sous réserve qu’une telle répartition ou réorganisation ne porte pas atteinte au respect de la valeur de l’État de droit, énoncée à l’article 2 TUE, et aux exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, dont celles relatives à l’indépendance et à l’impartialité des juridictions.

34.      L’irrecevabilité objectée au motif que le litige d’origine ne présenterait pas un rattachement suffisant avec les dispositions du droit de l’Union, dont l’interprétation est demandée par la juridiction de renvoi, a plus de poids. Ces dispositions sont l’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, ainsi que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lus en combinaison avec l’article 47 de la Charte.

35.      Toutefois, je considère que, parmi ces dispositions, seul l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE pourrait être pertinent pour répondre à la demande de décision préjudicielle, puisque :

–      comme le souligne la Commission, l’article 2 TUE serait indirectement applicable compte tenu du fait que la valeur de l’État de droit, proclamée dans cette disposition, est concrétisée à l’article 19 TUE (15). C’est donc ce dernier, et non le premier, qui pourrait avoir une incidence en l’espèce ;

–      l’article 6 TUE et l’article 47 de la Charte ne seraient pas, en principe, pertinents, car le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte ne s’applique pas dans l’affaire pénale dont est saisie la juridiction de renvoi (16).

36.      Le débat se limitant donc à l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, dans un cas présentant les caractéristiques de la présente affaire, sa solution peut être abordée sous l’angle d’une lecture plus stricte ou plus extensive de cette disposition.

37.      La première est celle que la Cour avait faite à l’époque pour déclarer irrecevables deux renvois préjudiciels présentant certains traits communs avec celui qui nous occupe (17). Dans la motivation de la déclaration d’irrecevabilité, la Cour avait alors considéré que l’appel à la protection de l’indépendance des juges, dans le cadre d’une demande de décision préjudicielle, ne pouvait se passer du rattachement au droit de l’Union (18).

38.      Cette jurisprudence pourrait être résumée en affirmant que la Cour ne peut pas interpréter l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (en ce qu’il consacre l’indépendance en tant que condition nécessaire pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union) d’une manière qui ferait du mécanisme de l’article 267 TFUE une sorte de recours en manquement (19).

39.      Par conséquent, si un juge national s’adresse à la Cour pour demander l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la décision de renvoi doit démontrer l’existence d’un lien entre cet article du traité UE et le litige d’origine. L’application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE exigerait l’existence d’un tel lien afin que la situation faisant l’objet du litige devant le juge national relève du champ d’application du droit de l’Union (20).

40.      Or, même sous cet angle plus strict, je rappellerai que le lien de rattachement peut exister lorsque, bien que des règles matérielles du droit de l’Union ne s’appliquent pas au fond du litige porté devant la juridiction nationale, celle-ci demande l’interprétation d’autres dispositions du droit de l’Union lui « permettant de trancher des questions procédurales de droit national avant de pouvoir statuer sur le fond des litiges dont [elle se trouve saisie] » (21).

41.      Une certaine évolution de la jurisprudence de la Cour est cependant perceptible puisque celle-ci va jusqu’à admettre des demandes de décision préjudicielle en interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE alors qu’aucune autre règle spécifique du droit de l’Union ne s’applique à l’affaire leur ayant donné lieu (le litige devant le juge a quo) et qu’à proprement parler, la situation juridique en cause devant la juridiction nationale ne comporte pas d’élément, matériel ou procédural, qui la rattache au droit de l’Union.

42.      Cette évolution a permis à la Cour de répondre à des demandes de décision préjudicielle dans lesquelles les juridictions de renvoi, après avoir invoqué l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, s’écartaient du litige concret sur lequel elles étaient appelées à se prononcer et soulevaient des questions portant sur des dispositions générales concernant l’organisation de leurs systèmes juridictionnels nationaux, que ces juridictions considéraient elles-mêmes porter atteinte à l’indépendance des juges (22).

43.      Dans cette ligne jurisprudentielle, on peut remarquer que la Cour a accepté des demandes de décision préjudicielle émanant d’une juridiction polonaise (dans le cadre de plusieurs procédures pénales) visant à obtenir une interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE en ce qui concerne la composition de l’organe judiciaire appelé à intervenir dans ces procédures (23).

44.      Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’aborder maintenant les problèmes délicats soulevés par cette jurisprudence étant donné que, dans l’affaire qui nous occupe, il y a un facteur particulier qui fait que la réforme du système judiciaire bulgare doit respecter certaines exigences explicitement énoncées dans une décision faisant partie du droit de l’Union.

45.      En effet, cette réforme (dont le ZIDZZSV, sur lequel porte le renvoi, est une pièce) peut et doit être appréciée au regard de son adéquation au standard d’indépendance du système judiciaire visé dans les « objectifs de référence » figurant à l’annexe de la décision 2006/929, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Bulgarie en matière de réforme du système judiciaire (24).

46.      Dans cette même mesure, une juridiction bulgare peut saisir la Cour de ses doutes quant à la compatibilité d’une loi nationale (qui régit sa situation au sein de la structure juridictionnelle de cet État membre) avec les obligations découlant du droit de l’Union, y compris celles qui concernent l’indépendance de la juridiction pénale appelée à se prononcer sur le litige d’origine.

47.      Par conséquent, on ne saurait soutenir que la demande de décision préjudicielle dont la Cour est saisie ne présente pas un lien suffisant avec le droit de l’Union (25).

48.      Or, je rappelle que, lorsqu’elle répond à une demande de décision préjudicielle, il appartient à la Cour non pas de constater directement, par elle‑même, la non‑conformité d’une règle nationale avec le droit de l’Union, mais de fournir à la juridiction de renvoi les éléments d’interprétation de ce droit qu’elle juge opportuns (26).

49.      Les autres objections à la recevabilité du renvoi préjudiciel peuvent être levées dès lors qu’il apparaît qu’elles concernent plutôt le fond des questions posées :

–      le fait que les membres de la juridiction de renvoi ne se soient pas abstenus dans la procédure a quo, et que les parties à celle-ci n’aient pas demandé leur récusation, pourra être déterminant pour apprécier leur indépendance et leur impartialité dans ladite procédure, en ce qui concerne l’examen au fond de la demande préjudicielle ;

–      l’analyse des raisons qui ont conduit le législateur bulgare à adopter la réforme des juridictions pénales spécialisées, ainsi que l’analyse de l’incidence de la suppression du TPS sur la capacité de ses membres à continuer de connaître de la procédure pénale dans le cadre du TVS, concerne également l’examen au fond et non pas la phase de recevabilité du renvoi.

50.      En somme, j’estime que le renvoi préjudiciel est recevable.

C.      Sur la première question préjudicielle

51.      La juridiction de renvoi souhaite savoir si la modification apportée par le ZIDZZSV, en ce qu’il supprime une juridiction donnée (le TPS), « port[e] atteinte [à] l’indépendance d’une juridiction ». Pour lever ces doutes, elle invite la Cour à dire si cette réforme est compatible avec l’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lus conjointement avec l’article 47 de la Charte.

52.      Comme je l’ai déjà indiqué, parmi ces dispositions du traité UE et de la Charte, seul l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE est pertinent en l’espèce, dans la mesure où l’exigence d’indépendance des juridictions nationales en découle.

53.      Conformément à la jurisprudence de la Cour, cette exigence comprend deux aspects :

–      « Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions » (27).

–      « Le second aspect, d’ordre interne, rejoint la notion d’impartialité et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Ce dernier aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit » (28).

54.      Or, ni la juridiction de renvoi (le TVS) ni les parties à la procédure pénale n’ont contesté que cette juridiction « exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit ».

55.      L’impartialité subjective de ceux qui composent désormais le TVS, et qui faisaient auparavant partie du TPS, n’a pas non plus été mise en cause dans la procédure d’origine. Les membres de la juridiction de renvoi n’ont pas non plus trouvé de motifs de s’abstenir, et il n’apparaît pas davantage que les prévenus ou le ministère public aient, précédemment ou à présent, demandé la récusation des magistrats du TPS qui, à la suite de la réforme, exercent leurs fonctions au sein du TVS.

56.      Il ressort de ce qui précède qu’il n’y a pas lieu de mettre en cause l’indépendance et l’impartialité des membres de la juridiction de renvoi.

57.      Toutefois, indépendamment du fait que les membres d’une juridiction collégiale ne considèrent pas (subjectivement) que leur indépendance ait été perturbée et, effectivement, ils n’ont ni été récusés ni ne se sont abstenus dans une affaire particulière, on peut se demander si le cadre juridique dans lequel ils doivent juger présente des éléments susceptibles d’en déduire (objectivement) l’existence d’une telle perturbation (29).

58.      À cet égard, il conviendra d’indiquer, tout d’abord, que la réorganisation de l’architecture juridictionnelle d’un État membre peut logiquement impliquer la disparition d’organes jusqu’alors existants ou la réattribution de leurs compétences, sans que ces mesures impliquent, en soi, des atteintes à l’indépendance de la justice.

59.      Dans le même ordre d’idées, le principe de séparation des pouvoirs (auquel la décision de renvoi fait référence) ne fait pas obstacle à ce que le législateur adopte, dans les limites constitutionnelles, les règles qu’il juge les plus appropriées à tout moment concernant la structure judiciaire. Des juridictions dont l’existence était justifiée à un moment donné peuvent être supprimées à un autre, sans que cela implique, je le répète, qu’il soit porté atteinte à l’indépendance du système judiciaire (30).

60.      À ce stade, on peut déjà en déduire que la première question préjudicielle porte, en réalité, non pas sur l’indépendance des juges (et des jurés) appelés à se prononcer dans la procédure pénale, ou sur le degré d’indépendance du TVS en tant que tel, mais exclusivement sur l’éventuelle mise en péril de « l’indépendance d’une juridiction [le TPS] » (31) qui résulterait de la suppression du TPS, eu égard aux motifs déterminants de la réforme législative.

61.      La juridiction de renvoi expose dans la décision de renvoi les motifs que le législateur bulgare a avancés au soutien de cette suppression, dont celui relatif à l’indépendance des juridictions (32). Des motifs qui, selon elle, seraient dénués de fondement, car la réforme litigieuse, loin de préserver l’indépendance de la justice, mettrait elle-même en péril ce principe (33).

62.      L’analyse de cette question ne peut se faire sans prendre en considération, au préalable, le rôle de la Cour dans le cadre de l’article 267 TFUE :

–      d’une part, j’ai déjà rappelé que, dans ce type de procédures, il appartient à la Cour non pas de constater directement, par elle‑même, la non‑conformité d’une règle nationale avec le droit de l’Union, mais de fournir à la juridiction de renvoi les éléments d’interprétation de ce droit qu’elle jugera opportuns ;

–      d’autre part, et en tant que corollaire de ce qui précède, la Cour ne saurait être appelée à se prononcer sur la réforme législative litigieuse in toto, sa fonction se limitant à donner à l’organe de renvoi des appréciations concernant l’incidence du droit de l’Union, au regard des effets que cette réforme a pu produire, concrètement, sur le statut de la juridiction appelée à se prononcer dans la procédure pénale.

63.      Sur la base de ces prémisses, je suis d’accord avec la Commission sur le fait que la réorganisation d’un système judiciaire visant à mieux garantir l’indépendance des juridictions ne saurait être critiquée et n’entraîne pas forcément une atteinte à l’indépendance des juridictions nationales.

64.      Dans ce contexte, le législateur national peut tout aussi légitimement opter pour un système de justice pénale dans lequel des juridictions de droit commun sont compétentes pour juger tous les types de délits que pour un autre système qui concentre dans une juridiction spécialisée déterminée la compétence pour connaître de certains comportements délictueux particulièrement graves. On trouve les deux systèmes dans les différents États membres qui, je le répète, sont libres d’opter pour l’un ou l’autre ou d’en changer.

65.      Le législateur bulgare a justifié la réforme de 2022 en tant qu’expression de sa volonté de réorganiser le système judiciaire national en vue d’améliorer l’efficacité de ses organes (34) et de mieux assurer leur indépendance. Si tel est le cas, on peut admettre qu’elle répond à des « motifs légitimes tenant en particulier à une répartition des ressources disponibles permettant d’assurer une bonne administration de la justice » (35).

66.      Ces motifs sont précisément évoqués par la Commission elle‑même dans son rapport sur la situation de l’État de droit en Bulgarie pour l’année 2022 (36) sans les remettre en cause.

67.      Il est vrai que la juridiction de renvoi conteste (vigoureusement) le fait que la motivation du ZIDZZSV réponde à des circonstances qui ressortent de la réalité. La plupart de l’exposé de la décision de renvoi ne fait que répéter les critiques que divers juges, dont celui qui signe la demande de décision préjudicielle, ont soulevées à l’encontre des nouvelles mesures au cours de l’adoption du projet de loi de réforme du système judiciaire.

68.      Je considère que la Cour ne devrait pas s’immiscer dans la polémique soulevée à cet égard au cours de la procédure législative. Elle ne saurait davantage se faire l’écho d’un jugement de valeur faisant prévaloir les prétendues véritables intentions du pouvoir législatif sur celles décrites dans l’exposé des motifs de la loi adoptée.

69.      Il suffit de dire, à titre indicatif, qu’il ne ressort pas du ZIDZZSV, quels qu’aient été les arguments qui en ont été à la base (37), qu’un membre quelconque de la juridiction supprimée manquerait d’indépendance ou d’impartialité. S’il en était autrement, on ne comprendrait pas pourquoi les juges qui exerçaient leurs fonctions au sein du TPS ont été mutés, après sa dissolution, dans d’autres juridictions (38) ni, surtout, le fait qu’ils aient pu mener à leur terme les procédures pénales dont ils étaient saisis au sein même du TPS.

70.      Si tel est le cas en ce qui concerne l’indépendance des juges qui exerçaient leurs fonctions au sein du TPS, a fortiori ce le sera en ce qui concerne la juridiction de droit commun (le TVS) qui lui a succédé. Je répète que rien dans la décision de renvoi ne fournit le moindre indice quant à d’éventuelles failles de cette juridiction (le TVS) en ce qui concerne les garanties d’indépendance et d’impartialité de ses membres.

71.      Eu égard à ces considérations, je propose de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ne s’oppose pas à la réforme du système judiciaire d’un État membre qui procède à la suppression d’une juridiction pénale spécialisée, en transférant ses compétences à une autre juridiction de droit commun, tout en prévoyant que l’examen des affaires pénales, traitées dans la juridiction supprimée devant laquelle une audience a eu lieu, restera confié à la formation de jugement jusqu’alors compétente.

D.      Sur la deuxième question préjudicielle

72.      Dans la mesure où il ne s’agit pas d’une répétition de la première question préjudicielle, par cette deuxième question, la juridiction de renvoi expose ses doutes quant à la conformité avec le droit de l’Union (39) de l’une des conséquences immédiates de la réforme judiciaire bulgare : le fait de « réaffecter des juges (y compris ceux de la formation examinant la présente affaire) de cette juridiction [TPS] vers différentes juridictions, alors que ces juges doivent continuer à examiner les affaires dont ils ont commencé l’examen dans la juridiction supprimée ».

73.      Selon les termes de la Cour, les mutations d’un juge dans une autre juridiction sans son consentement « peuvent constituer un moyen d’exercer un contrôle sur le contenu des décisions judiciaires dès lors qu’elles sont susceptibles non seulement d’affecter l’étendue des attributions des magistrats concernés et le traitement des dossiers qui leur ont été confiés, mais également d’avoir des conséquences notables sur la vie et la carrière de ceux-ci et, ainsi, d’emporter des effets analogues à ceux d’une sanction disciplinaire » (40).

74.      Le principe d’inamovibilité des juges n’a toutefois pas un caractère absolu et « peut souffrir d’exceptions [...] à condition que des motifs légitimes et impérieux le justifient, dans le respect du principe de proportionnalité » (41).

75.      En l’espèce, il convient de souligner que le transfert au TVS des membres de la formation de jugement qui, au sein du TPS, avaient déjà tenu une audience n’a eu aucune incidence sur le déroulement de la procédure pénale spécifique encore pendante : les affaires dans lesquelles (comme en l’espèce) les membres du TPS avaient tenu une audience leur restent confiées au sein du TVS, où ils auront à statuer sur celles-ci.

76.      La garantie d’inamovibilité judiciaire pour connaître d’une affaire semble donc avoir été respectée puisque le ZIDZZSV prévoit une sorte de perpetuatio jurisdictionis (42) en faveur de ceux qui étaient compétents pour statuer dans la procédure pénale. Il n’y a donc pas eu d’éviction de juges qui les aurait empêchés de continuer à connaître d’une affaire pénale dans laquelle ils étaient déjà impliqués puisque ayant tenu une ou plusieurs audiences publiques.

77.      Cet élément rend inutile d’entrer dans des considérations abstraites concernant le caractère consenti ou forcé des mutations, en général, des juges bulgares en service au TPS et aujourd’hui au TVS ou dans d’autres juridictions.

78.      En tout état de cause, le processus de mutation des juges dans leurs nouvelles affectations après l’entrée en vigueur du ZIDZZSV semble être soumis à des garanties d’objectivité (43), sans que la demande de décision préjudicielle porte spécifiquement sur ce point. Les critères directeurs de cette mutation s’inspirent de ceux qui, de manière générale, figuraient dans la législation antérieure applicable au pouvoir judiciaire (44) et ne semblent pas teintés d’arbitraire. En particulier, rien n’indique que la mutation des membres de la juridiction supprimée dans des juridictions du même rang ait un effet analogue à celui d’une sanction disciplinaire.

79.      Nous sommes donc confrontés à une formation de jugement d’une juridiction (le TPS) qui fait désormais partie d’une autre juridiction (le TVS) dont l’indépendance n’est pas mise en cause. Cette formation de jugement a, en outre, emporté avec elle dans cette seconde juridiction la procédure dont elle était saisie dans la première, procédure à l’origine de la demande de décision préjudicielle.

80.      Dans ce contexte, à nouveau, il est difficile de voir une quelconque atteinte à l’indépendance de la juridiction de renvoi résultant du transfert des membres de la formation de jugement vers le TVS à la suite de la réorganisation du système juridictionnel pénal bulgare.

E.      Sur la troisième question préjudicielle

81.      Par la troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi s’interroge sur les actes de procédure que les magistrats de la juridiction supprimée (TPS) devraient réaliser dans les affaires dont ils étaient saisis avant sa suppression si l’incompatibilité de la réforme litigieuse avec le droit de l’Union devait être constatée.

82.      Ainsi posée, il ne serait pas nécessaire de répondre à cette question si la Cour, se prononçant sur les deux précédentes questions, énonçait qu’au regard du renvoi préjudiciel on ne saurait considérer qu’une législation nationale, telle que le ZIDZZSV, est incompatible avec le droit de l’Union.

83.      En tout état de cause, la troisième question préjudicielle serait, à mon avis, dénuée de pertinence. La procédure au principal, comme je l’ai itérativement indiqué, concerne une affaire qui, engagée devant le TPS, a été confiée au TVS – instance judiciaire qui formule la demande de décision préjudicielle – et sera jugée par les mêmes juges que ceux qui avaient tenu une audience au sein du TPS avant sa suppression.

84.      Par conséquent, les juges du TPS ne pourraient prendre aucun acte de procédure en tant que juges du TPS.  Ils ne pourront agir qu’en tant que juges du TVS, de sorte que la troisième question préjudicielle doit être comprise comme visant les démarches que le TVS devrait entreprendre si les deux premières questions recevaient une réponse affirmative, ce qui, à mon sens, ne devrait pas être le cas.

V.      Conclusion

85.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre au Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) dans les termes suivants :

L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens que :

Il ne s’oppose pas à la réforme du système judiciaire d’un État membre dans laquelle est ordonnée la suppression d’une juridiction pénale spécialisée et le transfert de ses compétences à une autre juridiction de droit commun, tout en prévoyant que l’examen des affaires pénales traitées par la juridiction supprimée devant laquelle une audience a été tenue serait poursuivi par la même formation de jugement jusqu’alors compétente.

Il ne s’oppose pas à ce que, dans le cadre de cette réforme du système judiciaire, il soit procédé à la mutation des juges de la juridiction supprimée dans d’autres juridictions du même rang, moyennant des critères objectifs exempts de tout soupçon d’arbitraire.


1      Langue originale : l’espagnol.


2      Le Zakon za izmenenie i dopalnanie na Zakona za sadebnata vlast (loi modifiant et complétant la loi relative au système judiciaire) (DV no 32, du 26 avril 2022, ci-après le « ZIDZZSV »).


3      Conformément au ZIDZZSV, le TVS est le successeur de l’actif, du passif, des droits et des obligations du TPS.


4      Décision de la Commission du 13 décembre 2006 établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Bulgarie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption et la criminalité organisée (JO 2006, L 354, p. 58), abrogée par la décision (UE) 2023/1785 de la Commission, du 15 septembre 2023 (JO 2023, L 229, p. 91).


5      Loi relative au pouvoir judiciaire (DV no 64, du 7 août 2007).


6      Comme indiqué dans la décision de renvoi, ce point était suivi d’une phrase qui a été déclarée inconstitutionnelle par l’arrêt no 7 du Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle, Bulgarie), du 14 juillet 2022. Cette phrase était libellée comme suit : « Un quart au plus des juges du TPS supprimé [...] sont réaffectés à une même juridiction. »


7      Code de procédure pénale.


8      La décision de renvoi énumère en détail les audiences publiques de la procédure au cours desquelles il aurait été possible de dénoncer la partialité éventuelle du juge. Il y a lieu notamment de relever l’audience préliminaire du 28 janvier 2020 et l’audience du 2 juin 2020 ouvrant la procédure orale. À compter de cette date, et jusqu’au 27 mai 2022, il y a eu douze audiences publiques ; six d’entre elles ont permis d’entendre les témoignages, tandis que, pour le reste, la procédure n’a pas progressé, en raison de divers défauts de comparution.


9      Point 3, in fine, de la décision de renvoi.


10      Dans plusieurs procédures préjudicielles initialement adressées par le TPS, telles que celle clôturée par l’arrêt du 30 mars 2023, IP e.a. (Établissement de la matérialité des faits au principal – II) (C‑269/22, EU:C:2023:275), « [p]ar lettre du 5 août 2022, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) a informé la Cour que, à la suite d’une modification législative entrée en vigueur le 27 juillet 2022, le Spetsializiran nakazatelen sad (tribunal pénal spécialisé) a été dissous et que certaines affaires pénales portées devant cette dernière juridiction, y compris l’affaire au principal, lui ont été transférées à compter de cette date » (point 13).


11      C’est ce qu’indique la deuxième question préjudicielle : les juges de la juridiction supprimée (le TPS) sont tenus de continuer à traiter dans la juridiction qui lui a succédé (le TVS) les affaires qui leur ont déjà été confiées et qui sont pendantes devant la juridiction supprimée.


12      Arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle) (C‑430/21, ci-après l’« arrêt RS », EU:C:2022:99, point 38 et jurisprudence citée).


13      Arrêt du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) [C‑619/18, ci‑après l’« arrêt Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) », EU:C:2019:531, point 52].


14      Arrêt du 5 juin 2023, Commission/Pologne (Indépendance et vie privée des juges) (C‑204/21, EU:C:2023:442, point 263).


15      Arrêt RS, point 39 et jurisprudence citée.


16      Arrêt RS, point 34 et jurisprudence citée, aux termes duquel « la reconnaissance du droit à un recours effectif, dans un cas d’espèce donné, suppose que la personne qui l’invoque se prévale de droits ou de libertés garantis par le droit de l’Union [...] ou que cette personne fasse l’objet de poursuites constituant une mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte ».


17      Dans les affaires C‑558/18 et C‑563/18, la Cour était interrogée sur le point de savoir si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE « fait obstacle à des dispositions qui anéantissent les garanties d’une procédure disciplinaire indépendante à l’égard des juges en Pologne, en raison d’une influence politique sur le déroulement des procédures disciplinaires, ainsi que de la naissance d’un risque d’exploitation du régime disciplinaire aux fins du contrôle politique du contenu des décisions judiciaires » (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, ci-après l’« arrêt Miasto Łowicz et Prokurator Generalny », EU:C:2020:234).


18      Arrêt Miasto Łowicz et Prokurator Generalny. Au point 49 de cet arrêt, la Cour énonce que « les litiges au principal ne présentent, quant au fond, aucun lien de rattachement avec le droit de l’Union, notamment, avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE sur lequel portent les questions préjudicielles, et que les juridictions de renvoi ne sont dès lors pas appelées à appliquer ce droit, ou ladite disposition, aux fins de dégager la solution de fond à réserver auxdits litiges ».


19      Arrêt Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, point 47.


20      Cela ne signifie toutefois pas qu’exactement le même lien exigé à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte doit être présent. Voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117, point 29).


21      Arrêt Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, point 51. Italique ajouté par mes soins.


22      L’ouverture du critère d’admission dans ce genre de demandes de décision préjudicielle est perceptible, par exemple, dans l’arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge) (C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562).


23      Arrêt du 16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a. (C‑748/19 à C‑754/19, EU:C:2021:931).


24      Dans des cas équivalents concernant la Roumanie, la Cour a jugé qu’« une réglementation nationale qui relève du champ d’application de la décision 2006/928[/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption (JO 2006, L 354, p. 56), identique, en substance, à la décision 2006/929] doit respecter les exigences découlant du droit de l’Union, en particulier de l’article 2 et de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE » [arrêt du 11 mai 2023, Inspecția Judiciară (C‑817/21, EU:C:2023:391, point 43), citant l’arrêt RS, point 57]. Plus récemment, dans l’arrêt du 7 septembre 2023, Asociația « Forumul Judecătorilor din România » (C‑216/21, EU:C:2023:628), la Cour a accepté de se prononcer sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de la décision 2006/928 en réponse à une demande de décision préjudicielle portant sur le régime de promotion des juges roumains.


25      Dans l’arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge) (C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 41), il est rappelé, avec citation de l’arrêt du 16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a. (C‑748/19 à C‑754/19, EU:C:2021:931, point 54), que des arguments tels que ceux avancés ici par le gouvernement polonais « ont, en substance, trait à la portée et, partant, à l’interprétation des dispositions du droit de l’Union sur lesquelles [porte la question préjudicielle], ainsi qu’aux effets susceptibles de découler de ces dispositions, eu égard, en particulier, à la primauté s’attachant à ce droit. De tels arguments, qui concernent le fond [de la question posée], ne sauraient ainsi, par leur essence même, conduire à une irrecevabilité de [cette question] ».


26      Arrêt du 21 septembre 2023, Romaqua Group (C‑510/22, EU:C:2023:694, point 22), aux termes duquel « [s]’il n’appartient pas non plus à la Cour, statuant à titre préjudiciel, de se prononcer elle-même sur l’éventuelle incompatibilité de la réglementation nationale en cause au principal avec ces articles du traité FUE, elle est en revanche compétente pour les interpréter ».


27      Arrêt RS, point 41.


28      Arrêt RS, point 41, citant l’arrêt Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (points 72 et 73), et l’arrêt du 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a. (C‑357/19, C‑379/19, C‑547/19, C‑811/19 et C‑840/19, EU:C:2021:1034, point 224).


29      La Cour s’est référée à l’indépendance et à l’impartialité objectives notamment dans l’arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 129), citant les arrêts de la Cour EDH du 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas (CE:ECHR:2003:0506JUD003934398, § 192 et jurisprudence citée), ainsi que du 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal (CE:ECHR:2018:1106JUD005539113, § 150 et jurisprudence citée).


30      Dans l’architecture juridictionnelle de l’Union elle-même, après que le traité de Nice a prévu, en 2003, la possibilité de créer des juridictions spécialisées, le Conseil de l’Union européenne a décidé, le 2 novembre 2004, d’instituer le Tribunal de la fonction publique, dont la mission, jusque-là exercée par le Tribunal de l’Union européenne, consistait à trancher les litiges entre celle-ci et son personnel. En 2015, le législateur de l’Union a décidé d’augmenter progressivement le nombre de juges du Tribunal jusqu’à 56 et de transférer au Tribunal les compétences du Tribunal de la fonction publique. Le Tribunal de la fonction publique a été dissous le 1er septembre 2016.


31      Il est quelque peu paradoxal que la question provienne de la formation faisant partie d’une autre juridiction (le TVS). Toutefois, étant donné que les membres des deux juridictions sont les mêmes, s’interroger sur le respect du principe d’indépendance eu égard à la suppression du TPS autoriserait à le faire au regard de l’effet principal d’une telle suppression, à savoir l’attribution de nouvelles compétences au TVS, qui est la juridiction de renvoi.


32      Point 42 de la décision de renvoi.


33      Point 43 de la décision de renvoi.


34      Point 15 de la décision de renvoi.


35      Arrêt du 6 octobre 2021, W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême – Nomination) (C‑487/19, EU:C:2021:7988, point 118).


36      SWD(2022) 502 final, p. 10, 15 et 16.


37      Au point 19 de la décision de renvoi, la juridiction a quo affirme qu’il ne pourrait y avoir ds doutes quant aux intérêts qui sous-tendent la suppression des juridictions spécialisées qu’en l’absence de toute justification factuelle et d’éléments de preuve objectifs concernant le fonctionnement de ces organes, dans le cadre de la procédure législative.


38      Je partage cette appréciation avec la Commission, selon laquelle « si le législateur avait eu des doutes quant à l’indépendance de ces magistrats en raison de leur appartenance à la juridiction supprimée, il n’aurait pas prévu leur réaffectation inconditionnelle en vue de poursuivre leur activité juridictionnelle en tant que magistrats. De plus, le législateur a chargé les magistrats de continuer à examiner des affaires dont ils avaient commencé l’examen en tant que juges du [TPS] et, de fait, dissipe tout doute quant au fait que leur appartenance à cette juridiction puisse remettre en cause leur impartialité dans le règlement d’affaires pénales spécifiques » (point 37 de ses observations écrites).


39      En particulier, avec les mêmes dispositions du traité UE et de la Charte sur lesquelles porte la première question préjudicielle.


40      Arrêt du 6 octobre 2021, W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême – Nomination) (C‑487/19, EU:C:2021:7988, point 115).


41      Arrêt Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), point 76.


42      Eu égard à l’ancien aphorisme semel competens semper competens (compétent un jour, compétent toujours).


43      Cela est d’autant plus vrai à la suite de l’arrêt no 7 du Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle), du 14 juillet 2022, auquel je me réfère à la note 6.


44      Conformément à la disposition transitoire 44 du ZIDZZSV, les juges du TPS sont réaffectés dans les conditions et selon la procédure prévues à l’article 194, paragraphe 1, de la loi relative au pouvoir judiciaire.