Language of document :

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

8 mai 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Directive (UE) 2019/1023 – Procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes – Article 20 – Possibilité de remise de dettes – Article 23 – Dérogations – Article 23, paragraphe 4 – Exclusion de classes spécifiques de créances de la remise de dettes – Réglementation nationale excluant les créances fiscales et de sécurité sociale de la remise de dettes – Caractère dûment justifié d’une telle exclusion »

Dans l’affaire C‑20/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal da Relação do Porto (cour d’appel de Porto, Portugal), par décision du 14 décembre 2022, parvenue à la Cour le 16 janvier 2023, dans la procédure

SF

contre

MV,

Instituto da Segurança Social IP,

Autoridade Tributária e Aduaneira,

Cofidis SA – Sucursal em Portugal,

en présence de :

José da Costa Araújo, en qualité d’administrateur judiciaire de SF,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal, présidente de chambre, MM. F. Biltgen (rapporteur), N. Wahl, J. Passer et Mme M. L. Arastey Sahún, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour SF, par Me U. Freitas, advogado,

–        pour Instituto da Segurança Social IP, par Me A. Serrano, advogada,

–        pour le gouvernement portugais, par Mmes M. Afonso Brigas, P. Barros da Costa, M. A. de Almeida Morgado, Mmes I. Inverno et A. Rodrigues, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement espagnol, par M. A. Ballesteros Panizo, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Braun, J. L. Buendía Sierra et Mme I. Melo Sampaio, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 11 janvier 2024,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 23, paragraphe 4, de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019, relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité) (JO 2019, L 172, p. 18), ainsi que de l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant SF, une personne physique devenue insolvable (ci-après le « débiteur ») à MV, à l’Instituto da Segurança Social IP (institut de sécurité sociale, Portugal), à l’Autoridade Tributária e Aduaneira (autorité fiscale et douanière, Portugal) et à Cofidis SA – Sucursal em Portugal au sujet d’une demande de remise de dettes déposée par le débiteur au cours de la procédure d’insolvabilité le concernant.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Aux termes des considérants 78 et 81 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité :

« (78)      Une remise de dettes totale ou la fin de la déchéance après une période ne dépassant pas trois ans n’est pas appropriée dans toutes les circonstances, dès lors des dérogations à cette règle, dûment justifiées par des motifs précisés dans le droit national, pourraient devoir être introduites. Par exemple, de telles dérogations devraient être introduites lorsque le débiteur est malhonnête ou a agi de mauvaise foi. Lorsque les entrepreneurs ne bénéficient pas d’une présomption d’honnêteté et de bonne foi en vertu du droit national, la charge de la preuve concernant leur honnêteté et leur bonne foi ne devrait pas rendre leur accès à la procédure inutilement difficile ou onéreux.

[...]

(81)      Lorsqu’il existe une raison dûment justifiée en vertu du droit national, il pourrait être approprié de limiter la possibilité d’une remise pour certaines classes de dettes. Les États membres devraient pouvoir exclure les créances garanties de l’éligibilité pour une remise, seulement à hauteur de la valeur de la garantie déterminée par le droit national, le solde de la dette devant être considéré comme une créance non garantie. Les États membres devraient pouvoir exclure d’autres catégories de dettes dans des cas dûment justifiés. »

4        L’article 2, paragraphe 1, point 10, de cette directive est libellé comme suit :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

10)      “remise de dettes totale” : l’exécution forcée à l’encontre d’un entrepreneur de ses dettes échues susceptibles de faire l’objet d’une remise est exclue ou les dettes échues ou à échoir susceptibles de faire l’objet d’une remise sont annulées en tant que telles, dans le cadre d’une procédure pouvant comprendre une réalisation d’actifs ou un plan de remboursement, ou encore les deux ».

5        L’article 20 de ladite directive, intitulé « Possibilité de remise de dettes », énonce :

« 1.      Les États membres veillent à ce que les entrepreneurs insolvables aient accès à au moins une procédure pouvant conduire à une remise de dettes totale conformément à la présente directive.

Les États membres peuvent exiger que l’activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale pour laquelle les dettes d’un entrepreneur insolvable sont dues ait cessé.

2.      Les États membres dans lesquels une remise de dettes totale est subordonnée à un remboursement partiel des dettes par l’entrepreneur veillent à ce que cette obligation de remboursement associée soit fixée en fonction de la situation individuelle de l’entrepreneur et, en particulier, soit proportionnée à ses revenus et actifs disponibles ou saisissables pendant le délai de remise et tienne compte de l’intérêt en équité des créanciers.

3.      Les États membres veillent à ce que les entrepreneurs qui ont été libérés de leurs dettes puissent bénéficier des cadres nationaux existants offrant un soutien professionnel aux entrepreneurs, y compris un accès à des informations utiles et actualisées au sujet de tels cadres. »

6        L’article 23 de la même directive, intitulé « Dérogations », prévoit, à son paragraphe 4 :

« Les États membres peuvent exclure de la remise de dettes des classes spécifiques de créances, ou limiter la possibilité de remise de dettes ou encore prévoir un délai de remise plus long lorsque ces exclusions, limitations ou délais plus longs sont dûment justifiés, en ce qui concerne notamment :

a)      les dettes garanties ;

b)      les dettes issues de sanctions pénales ou liées à de telles sanctions ;

c)      les dettes issues d’une responsabilité délictuelle ;

d)      les dettes issues d’obligations alimentaires découlant de relations de famille, de parenté, de mariage ou d’alliance ;

e)      les dettes contractées après l’introduction de la demande de procédure ouvrant la voie à une remise de dettes ou après l’ouverture d’une telle procédure ; et

f)      les dettes issues de l’obligation de payer le coût de la procédure ouvrant la voie à une remise de dettes. »

7        L’article 34, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité dispose :

« Les États membres adoptent et publient, au plus tard le 17 juillet 2021, les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive, à l’exception des dispositions nécessaires pour se conformer à l’article 28, points a), b) et c), qui sont adoptées et publiées au plus tard le 17 juillet 2024, et des dispositions nécessaires pour se conformer à l’article 28, point d), qui sont adoptées et publiées le 17 juillet 2026. Ils communiquent immédiatement à la Commission [européenne] le texte de ces dispositions.

Ils appliquent les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive à partir du 17 juillet 2021, à l’exception des dispositions nécessaires pour se conformer à l’article 28, points a), b) et c), qui s’appliquent à partir du 17 juillet 2024, et des dispositions nécessaires pour se conformer à l’article 28, point d), qui s’appliquent à partir du 17 juillet 2026. »

8        En application de l’article 35 de cette directive, qui prévoit qu’elle entre en vigueur le vingtième jour suivant celui de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne, ladite directive est entrée en vigueur le 16 juillet 2019.

 Le droit portugais

 Le CIRE

9        L’article 235 du Código da Insolvência e da Recuperação de Empresas (code de l’insolvabilité et du redressement des entreprises), approuvé par le Decreto-Lei n.o 53/2004 (décret-loi no 53/2004), du 18 mars 2004 (Diário da República I, série I-A, no 66, du 18 mars 2004), et tel que modifié par la Lei n.o 9/2022 (loi no 9/2022), du 11 janvier 2022 (Diário da República, 1re série, no 7, du 11 janvier 2022) (ci-après le « CIRE »), intitulé « Principe général », est libellé comme suit :

« Si le débiteur est une personne physique, il peut bénéficier de l’exonération des créances formant le passif de l’insolvabilité qui n’ont pas été acquittées au cours de la procédure d’insolvabilité ou dans les trois ans suivant la clôture de celle-ci, dans les conditions énoncées au présent chapitre. »

10      L’article 242, paragraphe 2, du CIRE dispose :

« L’octroi d’avantages particuliers à un créancier de l’insolvabilité par le débiteur ou par un tiers est nul. »

11      L’article 245, paragraphe 2, sous d), du CIRE prévoit que la remise de dettes ne couvre pas, notamment, « les créances fiscales et de sécurité sociale ».

12      Au cours de l’année 2022, la République portugaise a transposé la directive sur la restructuration et l’insolvabilité au moyen de la loi no 9/2022, du 11 janvier 2022, qui n’a pas apporté de changement à la liste des créances exclues de la remise de dettes figurant à l’article 245, paragraphe 2, du CIRE, notamment les créances fiscales et de sécurité sociale. Cette loi n’a pas introduit de justification quant à l’exclusion de ces dernières créances.

 La LGT

13      La lei Geral Tributária (loi générale sur les impôts), approuvée par le Decreto-Lei n.o 398/98 (décret-loi no 398/98), du 17 décembre 1998 (Diário da República I, série I-A, no 290, du 17 décembre 1998) (ci-après la « LGT »), énonce et définit les principes généraux qui régissent le droit fiscal portugais, les pouvoirs de l’administration fiscale et les garanties reconnues aux contribuables.

14      L’article 5 de la LGT prévoit :

« 1.      L’imposition vise à satisfaire les besoins financiers de l’État et d’autres entités publiques et à promouvoir la justice sociale, l’égalité des chances et les corrections nécessaires des inégalités dans la répartition des richesses et des revenus.

2.      L’imposition respecte les principes de généralité, d’égalité, de légalité et de justice matérielle. »

15      Aux termes de l’article 30, paragraphes 2 et 3, de la LGT :

« 2.      La dette fiscale est indisponible et les conditions de sa réduction ou de son extinction ne peuvent être fixées que dans le respect du principe d’égalité et de légalité fiscale.

3.      Les dispositions du paragraphe précédent priment toute législation spéciale. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

16      Par un jugement du 18 juin 2018, passé en force de chose jugée, le débiteur a été déclaré insolvable.

17      Le 23 janvier 2019, le juge de première instance a déclaré recevable, à titre liminaire, la demande de remise de dettes introduite par le débiteur.

18      Le 29 juillet 2022, l’administrateur judiciaire du débiteur a présenté un rapport final, dans lequel il considérait que le débiteur devait pouvoir bénéficier d’une remise de dettes.

19      Par une décision du 3 octobre 2022, le débiteur s’est vu accorder une remise de dettes, dont les créances fiscales et de sécurité sociale ont été exclues, en application de l’article 245, paragraphe 2, sous d), du CIRE.

20      Le débiteur a introduit un appel contre cette décision devant le Tribunal da Relação do Porto (cour d’appel de Porto, Portugal), la juridiction de renvoi. À l’appui de son appel, il a fait valoir que l’article 245, paragraphe 2, du CIRE n’est pas conforme à l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, au motif que l’exclusion des créances fiscales et de sécurité sociale de la remise des dettes n’est, contrairement à ce qui est prévu à cette dernière disposition, pas « dûment justifié[e] ». En outre, cette exclusion ferait obstacle à la réalisation des objectifs poursuivis par cette directive.

21      Cette juridiction constate que la loi no 9/2022, du 11 janvier 2022, par laquelle ladite directive a été transposée dans le droit portugais, ne contient aucune justification concernant ladite exclusion et qu’une telle justification n’avait pas davantage été envisagée dans le projet de loi. Ladite juridiction indique que, outre les doutes concernant la compatibilité de l’article 245, paragraphe 2, du CIRE avec la même directive, elle éprouve également des doutes quant au point de savoir si l’exclusion prévue à cette disposition constitue un obstacle, notamment, à la réalisation des objectifs poursuivis par le traité FUE et à l’effectivité du droit de l’Union.

22      Dans ces conditions, le Tribunal da Relação do Porto (cour d’appel de Porto) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 23, paragraphe 4, de la [directive sur la restructuration et l’insolvabilité] doit-il être interprété en ce sens que l’exclusion de dettes autres que celles énumérées [à cette disposition] n’est autorisée que si elle est “dûment justifié[e]” ?

2)      La possibilité pour les États membres d’exclure certaines catégories de dettes de la remise de dettes (à condition que cette exclusion soit dûment justifiée, comme le prévoit l’article 23, paragraphe 4, de la [directive sur la restructuration et l’insolvabilité]) doit-elle être interprétée en ce sens qu’il est permis aux États membres d’exclure des créances fiscales (non énumérées à l’article en question), en créant une situation privilégiée à leur propre égard ?

3)      En cas de réponse affirmative à ces questions, la question se pose de savoir quels critères permettraient de satisfaire à cette exigence de justification au sens du droit de l’Union, sachant que ces justifications doivent respecter les principes généraux du droit de l’Union et la protection des droits fondamentaux, auxquels le législateur européen et [le législateur] national sont soumis [“non-discrimination en raison de la nationalité” (article 18 TFUE) et “liberté d’entreprise” (article 16 de la [Charte]), outre les libertés économiques fondamentales du marché intérieur].

4)      En cas de réponse négative à ces questions, la question se pose de savoir si la définition (au sens du droit de l’Union et aux fins de l’interprétation de la [directive sur la restructuration et l’insolvabilité]) des “dettes issues de sanctions pénales ou liées à de telles sanctions” et des “dettes issues d’une ‘responsabilité délictuelle’” couvre également les dettes fiscales, comme le prévoit l’acte législatif interne transposant la [directive sur la restructuration et l’insolvabilité] (loi no 9/2022, du 11 janvier 2022). »

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

23      Le gouvernement espagnol soutient, en substance, que la demande de décision préjudicielle est irrecevable au motif que la directive sur la restructuration et l’insolvabilité n’était pas applicable à la procédure à l’origine de l’affaire au principal étant donné que la demande d’exonération en cause était antérieure à la date d’entrée en vigueur de cette directive.

24      À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 22 février 2024, Consejería de Presidencia, Justicia e Interior de la Comunidad de Madrid e.a., C‑59/22, C‑110/22 et C‑159/22, EU:C:2024:149, point 43 ainsi que jurisprudence citée).

25      Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 22 février 2024, Consejería de Presidencia, Justicia e Interior de la Comunidad de Madrid e.a., C‑59/22, C‑110/22 et C‑159/22, EU:C:2024:149, point 44 ainsi que jurisprudence citée).

26      Par ailleurs, il ressort de l’article 35 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité qu’elle est entrée en vigueur le 16 juillet 2019. En outre, l’article 34, paragraphe 1, de cette directive prévoit que les États membres adoptent, publient et appliquent au plus tard le 17 juillet 2021 les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer, notamment, à l’article 23 de ladite directive. Il s’ensuit que, à compter de cette dernière date, les États membres étaient tenus, en vertu de l’article 288, troisième alinéa, TFUE, d’assurer le plein effet de cet article 23 [voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Commission/Allemagne (Transposition des directives 2009/72 et 2009/73), C‑718/18, EU:C:2021:662, point 118 et jurisprudence citée].

27      En l’occurrence, la décision de remise de dettes faisant l’objet du litige au principal a été adoptée le 3 octobre 2022. Par conséquent, à cette date, la juridiction qui a adopté cette décision était tenue de le faire dans le plein respect des objectifs et des obligations fixés par la directive sur la restructuration et l’insolvabilité afin de se conformer à l’article 288, troisième alinéa, TFUE.

28      Cette appréciation n’est pas remise en cause par le fait que la demande de remise de dettes ayant donné lieu à ladite décision a été introduite avant la date d’entrée en vigueur de cette directive. En effet, l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité soumet la possibilité, pour les États membres, d’exclure de la remise de dettes des classes spécifiques de créances, de limiter la possibilité de remise de dettes ou de prévoir un délai de remise plus long à la condition que ces dérogations à la remise de dettes soient dûment justifiées. Dans la mesure où cette exigence de justification encadre la marge d’appréciation des États membres quant à l’adoption desdites dérogations, elle est destinée à s’appliquer également lorsque les demandes de remise de dettes ont été introduites avant l’entrée en vigueur de cette directive, mais que la décision sur ces demandes est prise après la fin du délai de transposition de ladite directive.

29      Partant, la directive sur la restructuration et l’insolvabilité s’applique au litige au principal et la demande de décision préjudicielle est recevable.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

30      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’une exclusion d’une classe spécifique de créances autre que celles énumérées à cette disposition de la remise de dettes n’est possible que si elle est « dûment justifiée ».

31      À cet égard, il convient, d’abord, de constater que la liste des classes spécifiques de créances figurant à cette disposition est introduite par les termes « en ce qui concerne notamment » et que des termes ayant la même signification sont employés dans les autres versions linguistiques de ladite disposition, y compris dans la version en langue portugaise de celle-ci. Il s’ensuit qu’il ressort du libellé de la même disposition que les classes spécifiques de créances énumérées à cette dernière ne le sont pas de manière exhaustive [voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 37].

32      L’interprétation littérale de l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité selon laquelle la liste figurant à cette disposition a un caractère non pas exhaustif, mais illustratif, est corroborée par le considérant 81 de cette directive, dont il ressort que le législateur de l’Union a considéré que les États membres « devraient pouvoir exclure d’autres catégories de dettes dans des cas dûment justifiés » [arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 38].

33      Il s’ensuit que cet article 23, paragraphe 4, doit être interprété en ce sens que la liste des classes spécifiques de créances y figurant n’a pas un caractère exhaustif et que les États membres ont la faculté d’exclure des classes spécifiques de créances autres que celles énumérées à cette disposition de la remise de dettes, dans des cas dûment justifiés [arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 39].

34      En outre, eu égard au fait que le législateur de l’Union a expressément soumis l’exercice de la faculté ainsi accordée aux États membres audit article 23, paragraphe 4, à la condition que de telles exclusions soient « dûment justifié[e]s », la Cour a jugé que, lorsque le législateur national adopte de telles dérogations, les motifs de ces dérogations doivent résulter du droit national ou de la procédure ayant mené à celles-ci et ces motifs doivent poursuivre un intérêt public légitime [arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 42].

35      Ensuite, tant le considérant 78 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, qui fait référence aux dérogations « dûment justifiées par des motifs précisés dans le droit national », que le considérant 81 de cette directive, qui évoque une raison « dûment justifiée en vertu du droit national », permettent de considérer que le législateur de l’Union a estimé qu’il était suffisant que les modalités prévues à cet effet dans les différents droits nationaux soient respectées [arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 43].

36      Enfin, il importe de préciser que, ainsi que M. l’avocat général l’a, en substance, relevé au point 42 de ses conclusions, la directive sur la restructuration et l’insolvabilité n’exige pas que la justification de l’exclusion d’une classe spécifique de créances de la remise de dettes soit fournie dans l’acte même visant à transposer cette directive.

37      En effet, ainsi que cela est relevé au point 34 du présent arrêt, il ressort de ladite directive que la justification devant être fournie par un État membre à l’appui d’une exclusion telle que celle en cause au principal, doit ressortir soit de la procédure ayant mené à celle-ci, soit du droit national. Ainsi, s’agissant de la première hypothèse, lorsque, en vertu du droit national, les travaux préparatoires, les préambules et les exposés des motifs des actes législatifs ou réglementaires font partie intégrante de ceux-ci ou sont pertinents afin d’interpréter ceux-ci et qu’ils contiennent une justification de l’exclusion d’une classe spécifique de créances de la remise de dettes, il y a lieu de considérer que cette justification est conforme aux exigences de l’article 23, paragraphe 4, de la même directive [voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 54]. En outre, concernant la seconde hypothèse, ladite justification peut également figurer dans d’autres dispositions du droit national que celle contenant cette exclusion telles qu’une disposition constitutionnelle, législative ou réglementaire nationale.

38      En l’occurrence, il ressort du dossier dont dispose la Cour, d’une part, que l’article 103, paragraphe 1, de la Constituição da República Portuguesa (Constitution de la République portugaise) prévoit que le système fiscal vise à satisfaire les besoins financiers de l’État et des autres entités publiques ainsi qu’à répartir équitablement les revenus et les richesses et, d’autre part, que les articles 5 et 30 de la LGT énoncent des objectifs et des principes justifiant l’exclusion des créances fiscales et de sécurité sociale de la remise de dettes, tels que la satisfaction des besoins financiers de l’État, la promotion de la justice sociale et de l’égalité des chances ainsi que les corrections nécessaires des inégalités dans la répartition des richesses et des revenus dans le respect des principes de généralité, d’égalité, de légalité, de justice matérielle et d’indisponibilité de la dette fiscale. Il apparaît donc, a priori, qu’il existe, en droit portugais, une justification de cette exclusion. Toutefois, il appartient à la juridiction de renvoi, seule compétente pour interpréter et appliquer le droit national, d’apprécier si ladite exclusion est dûment justifiée en vertu du droit national.

39      Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre à la première question que l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’une exclusion d’une classe spécifique de créances autre que celles énumérées à cette disposition de la remise de dettes n’est possible que si elle est dûment justifiée en vertu du droit national.

 Sur la deuxième question

40      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens que les États membres ont la faculté d’exclure certaines classes spécifiques de créances de la remise de dettes, telles que les créances fiscales et de sécurité sociale, et de leur attribuer ainsi un statut privilégié.

41      En vue de répondre à cette question, il convient, d’une part, de rappeler que, ainsi qu’il ressort du point 33 du présent arrêt, cette disposition doit être interprétée en ce sens que la liste des classes spécifiques de créances y figurant n’a pas un caractère exhaustif et que les États membres ont la faculté d’exclure des classes spécifiques de créances autres que celles énumérées à ladite disposition de la remise de dettes, dans des cas dûment justifiés.

42      D’autre part, s’agissant de la marge d’appréciation dont jouissent les États membres dans l’exercice de cette faculté, la Cour a constaté que ni la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ni les travaux préparatoires à l’adoption de celle-ci ne contiennent d’éléments susceptibles de corroborer la thèse selon laquelle, au vu de la cohérence interne des classes de créances expressément visées à l’article 23, paragraphe 4, de cette directive, le législateur de l’Union entendait limiter la marge d’appréciation des États membres quant à l’exclusion de classes de créances autres que celles énumérées à cette disposition, telles que les créances fiscales et de sécurité sociale, de la remise de dettes. Au contraire, il ressort plus particulièrement de ces travaux préparatoires que ce législateur avait une volonté affirmée de laisser aux États membres une certaine marge d’appréciation pour que ceux-ci puissent, lors de la transposition de ladite directive dans leur droit national, tenir compte de la situation économique et des structures juridiques nationales [voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 40].

43      En outre, une exclusion de créances, telles que des créances fiscales et de sécurité sociale, de la remise de dettes peut être dûment justifiée. En effet, les créances ne sont pas toutes de même nature, les créanciers n’ont pas la même qualité et le recouvrement de ces créances peut répondre à des objectifs particuliers. Ainsi, au vu de la nature des créances fiscales et de sécurité sociale ainsi que de l’objectif de la perception de l’impôt et des charges sociales, les États membres peuvent légitimement considérer que les créanciers institutionnels publics ne se trouvent pas, du point de vue du recouvrement des créances concernées, dans une situation comparable à celle des créanciers du secteur commercial ou privé. Dans ces conditions, la possibilité d’exclure des créances fiscales et de sécurité sociale de la remise de dettes ne revient pas à privilégier indûment les créanciers institutionnels publics aux autres créanciers qui ne bénéficient pas d’une telle exclusion.

44      Partant, l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ne restreint pas la marge d’appréciation dont les États membres disposent quant au choix des classes de créances autres que celles énumérées à cette disposition qu’ils entendent exclure de la remise de dettes [voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C‑687/22, EU:C:2024:287, point 41].

45      Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 23, paragraphe 4, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens que les États membres ont la faculté d’exclure certaines classes spécifiques de créances de la remise de dettes, telles que les créances fiscales et de sécurité sociale, et de leur attribuer ainsi un statut privilégié, pour autant qu’une telle exclusion soit dûment justifiée en vertu droit national.

 Sur la troisième question

46      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’examen du caractère dûment justifié d’une exclusion d’une classe spécifique de créances de la remise de dettes introduite par un État membre dans son ordre juridique national doit être effectué au regard, notamment, du principe de non-discrimination en raison de la nationalité prévu à article 18 TFUE, de la liberté d’entreprise consacrée à l’article 16 de la Charte ainsi que des libertés économiques fondamentales du marché intérieur.

47      À cet égard, il convient de rappeler qu’il découle de l’esprit de coopération qui doit présider au fonctionnement du renvoi préjudiciel qu’il est indispensable que la juridiction nationale expose, dans sa décision de renvoi, les raisons précises pour lesquelles elle considère qu’une réponse à ses questions concernant l’interprétation de certaines dispositions du droit de l’Union est nécessaire à la solution du litige dont elle est saisie (arrêt du 28 novembre 2023, Commune d’Ans, C‑148/22, EU:C:2023:924, point 43 et jurisprudence citée).

48      Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci respecte scrupuleusement les exigences concernant le contenu d’une demande de décision préjudicielle et figurant de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour (arrêt du 28 novembre 2023, Commune d’Ans, C‑148/22, EU:C:2023:924, point 44 et jurisprudence citée).

49      Ainsi, conformément à l’article 94, sous c), du règlement de procédure, il est indispensable que la décision de renvoi contienne l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal (arrêt du 28 novembre 2023, Commune d’Ans, C‑148/22, EU:C:2023:924, point 46 et jurisprudence citée).

50      En l’occurrence, force est de constater que la décision de renvoi ne comporte pas d’indications permettant de comprendre le lien que la juridiction de renvoi établit entre les dispositions du droit de l’Union dont elle demande l’interprétation et la législation nationale applicable au litige au principal.

51      Dans ces conditions, la troisième question est irrecevable.

 Sur la quatrième question

52      Eu égard aux réponses apportées aux première et deuxième questions, il n’y a pas lieu de répondre à la quatrième question.

 Sur les dépens

53      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 23, paragraphe 4, de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019, relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité),

doit être interprété en ce sens que :

une exclusion d’une classe spécifique de créances autre que celles énumérées à cette disposition de la remise de dettes n’est possible que si elle est dûment justifiée en vertu du droit national.

2)      L’article 23, paragraphe 4, de la directive 2019/1023

doit être interprété en ce sens que :

les États membres ont la faculté d’exclure certaines classes spécifiques de créances de la remise de dettes, telles que les créances fiscales et de sécurité sociale, et de leur attribuer ainsi un statut privilégié, pour autant qu’une telle exclusion soit dûment justifiée en vertu du droit national.

Signatures


*      Langue de procédure : le portugais.