Language of document : ECLI:EU:T:2005:349

ARRÊT DU TRIBUNAL (quatrième chambre élargie)

6 octobre 2005 (*)

« Concurrence – Ententes dans le secteur des produits vitaminiques – Décision de la Commission constatant des infractions ayant cessé et n’infligeant pas d’amendes – Règlement (CEE) n° 2988/74 – Prescription du pouvoir de la Commission d’infliger des amendes ou sanctions – Principe de sécurité juridique – Présomption d’innocence – Intérêt légitime à procéder à la constatation des infractions »

Dans les affaires jointes T-22/02 et T-23/02,

Sumitomo Chemical Co. Ltd, établie à Tokyo (Japon),

Sumika Fine Chemicals Co. Ltd, établie à Osaka (Japon),

représentées par Me M. Klusmann, avocat, et Mme V. Turner, solicitor,

parties requérantes,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme L. Pignataro‑Nolin et M. A. Whelan, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse,

ayant pour objet des demandes d’annulation de la décision 2003/2/CE de la Commission, du 21 novembre 2001, relative à une procédure d’application de l’article 81 CE et de l’article 53 de l’accord EEE (affaire COMP/E-1/37.512
– Vitamines) (JO 2003, L 6, p. 1), pour autant qu’elle concerne les requérantes,

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
(quatrième chambre élargie),

composé de M. H. Legal, président, Mme P. Lindh, M. P. Mengozzi, Mme I. Wiszniewska-Białecka et M. V. Vadapalas, juges,

greffier : M. J. Plingers, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 18 novembre 2004,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        Par décision 2003/2/CE, du 21 novembre 2001, relative à une procédure d’application de l’article 81 CE et de l’article 53 de l’accord EEE (affaire COMP/E‑1/37.512 − Vitamines) (JO 2003, L 6, p. 1, ci-après la « Décision »), la Commission a constaté, à l’article 1er, que plusieurs entreprises avaient enfreint l’article 81, paragraphe 1, CE et l’article 53, paragraphe 1, de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) en participant à une série d’ententes distinctes affectant douze marchés différents de produits vitaminiques, à savoir les vitamines A, E, B 1, B 2, B 5, B 6, l’acide folique, les vitamines C, D 3, H, le bêta-carotène et les caroténoïdes. En particulier, il ressort du considérant 2 de la Décision que, dans le cadre de ces ententes, les entreprises concernées auraient fixé les prix des différents produits, se seraient attribué des quotas de vente, auraient décidé d’un commun accord et mis en œuvre des augmentations de prix, auraient publié des annonces de prix conformément à leurs accords, auraient vendu les produits aux prix convenus, auraient mis en place un mécanisme de surveillance et de contrôle du respect des accords, et auraient participé à un système de réunions régulières pour mettre leurs plans à exécution.

2        Au nombre de ces entreprises figurent, notamment, les entreprises japonaises Sumitomo Chemical Co. Ltd (ci-après « Sumitomo ») et Sumika Fine Chemicals Co. Ltd (ci-après « Sumika »), lesquelles ont été respectivement tenues pour responsables d’infractions sur les marchés communautaires et de l’EEE de la vitamine H (également connue sous le nom de biotine) et de l’acide folique [article 1er, paragraphe 1, sous j) et k), de la Décision].

3        À l’article 1er, paragraphe 2, sous k) et l), de la Décision, la Commission a constaté que les infractions auxquelles auraient participé Sumitomo et Sumika se sont étalées, respectivement, d’octobre 1991 à avril 1994 et de janvier 1991 à juin 1994.

4        Par l’article 2 de la Décision, il est ordonné aux entreprises tenues pour responsables des infractions constatées de mettre immédiatement fin à celles-ci dans la mesure où elles ne l’auraient pas déjà fait et de s’abstenir désormais des actes ou comportements infractionnels constatés, ainsi que de toute mesure ayant un objet ou un effet identique ou équivalent.

5        Alors que la Commission a infligé des amendes pour les infractions constatées dans les marchés des vitamines A, E, B 2, B 5, C, D 3, du bêta‑carotène et des caroténoïdes, elle n’a pas infligé d’amendes pour les infractions constatées dans les marchés des vitamines B 1, B 6, H et de l’acide folique (article 3 de la Décision).

6        Il ressort en effet des considérants 645 à 649 de la Décision que les infractions constatées dans ces derniers marchés ont cessé plus de cinq ans avant que la Commission n’entame son enquête et que, de ce fait, l’article 1er du règlement (CEE) n° 2988/74 du Conseil, du 26 novembre 1974, relatif à la prescription en matière de poursuites et d’exécution dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne (JO L 319, p. 1), était applicable à l’égard de ces infractions.

7        Ainsi, Sumitomo et Sumika, en particulier, n’ont pas fait l’objet d’amendes.

8        Il ressort également de la Décision (considérant 650) que ces deux entreprises avaient fait valoir, dans leur réponse respective à la communication des griefs, que les infractions auxquelles elles auraient prétendument participé, étant prescrites, ne pouvaient plus faire l’objet d’une décision de la Commission.

9        Dans la Décision (considérant 651), la Commission a rejeté cette argumentation, en relevant que « [l]es règles relatives à la prescription concernent exclusivement l’application d’amendes ou de sanctions » et qu’« [e]lles sont sans effet sur le droit de la Commission d’instruire des affaires relatives à des ententes et d’arrêter, le cas échéant, des décisions d’interdiction ».

 Procédure et conclusions des parties

10      Par requêtes séparées, déposées au greffe du Tribunal le 7 février 2002, Sumitomo et Sumika ont introduit les présents recours, enregistrés respectivement sous les numéros T‑22/02 et T‑23/02.

11      Par ordonnance du président de la première chambre du Tribunal du 30 avril 2004, les affaires T‑22/02 et T‑23/02 ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l’arrêt, du fait de leur connexité, conformément à l’article 50 du règlement de procédure du Tribunal.

12      En application de l’article 14 du règlement de procédure et sur proposition de la première chambre, le Tribunal a décidé, les parties entendues conformément à l’article 51 dudit règlement, de renvoyer les présentes affaires devant une formation de jugement élargie.

13      La composition des chambres du Tribunal ayant été modifiée et le juge rapporteur ayant été affecté à la quatrième chambre, les présentes affaires ont, par conséquent, été attribuées à la quatrième chambre élargie.

14      Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (quatrième chambre élargie) a décidé d’ouvrir la procédure orale.

15      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience qui s’est déroulée le 18 novembre 2004.

16      Dans l’affaire T‑22/02, Sumitomo conclut à ce qu’il plaise au Tribunal annuler la Décision en tant qu’elle la concerne et condamner la défenderesse aux dépens.

17      Dans l’affaire T‑23/02, Sumika conclut à ce qu’il plaise au Tribunal annuler la Décision en tant qu’elle la concerne et condamner la défenderesse aux dépens.

18      Dans chacune des deux affaires jointes, la Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal rejeter le recours et condamner la requérante aux dépens.

 Sur les conclusions en annulation

19      À l’appui de leur recours, les requérantes soulèvent deux moyens, tirés, respectivement, de la forclusion du pouvoir de la Commission de constater les infractions et de l’incompétence de la Commission.

1.     Sur le premier moyen, tiré de la forclusion du pouvoir de la Commission de constater les infractions

20      Les requérantes soutiennent que la Commission ne pouvait pas, en l’espèce, adopter une décision d’interdiction à leur égard, car elle était forclose en vertu, d’une part, de l’expiration du délai de prescription prévu à l’article 1er du règlement n° 2988/74 et, d’autre part, de certains principes généraux du droit communautaire.

 Première branche : application du règlement n° 2988/74

 Arguments des parties

21      Les requérantes font observer que le pouvoir de la Commission d’imposer des amendes ou sanctions pour infraction au droit communautaire de la concurrence est soumis à un délai de prescription de cinq ans en vertu de l’article 1er du règlement n° 2988/74 et que la Commission elle-même a reconnu que ce délai de prescription avait expiré en ce qui concerne les requérantes.

22      Or, elles estiment qu’une décision formelle d’interdiction comme celle ayant été prise en l’espèce contre elles doit être qualifiée de « sanction » au sens dudit article, parce qu’au moins trois types d’effets punitifs en découlent.

23      Premièrement, la Décision, constatant une violation du droit de la concurrence dans le cadre d’une prétendue entente mondiale, serait susceptible de donner lieu à d’autres poursuites dans des États membres où les règles relatives à la prescription sont différentes et même dans d’autres pays ; les constatations de la Commission pourraient servir d’indices dans le cadre de ces poursuites, qui exposeraient les requérantes à tout le moins à encourir des coûts très élevés pour assurer leur défense. Deuxièmement, les requérantes pourraient être poursuivies au titre de leur responsabilité civile devant des juridictions nationales par des tiers qui entendraient se fonder sur la Décision pour réclamer des dommages et intérêts. Troisièmement, la Décision serait gravement préjudiciable à la réputation des requérantes, comme le serait la publicité négative découlant des actions civiles engagées par des tiers.

24      Les requérantes font remarquer que l’objectif du règlement n° 2988/74, conformément aux termes de son préambule, est d’introduire le principe de la prescription pour assurer la sécurité juridique, en ce qui concerne tant les amendes que d’autres sanctions. La raison d’être de l’introduction de délais de prescription tels que ceux prévus par le règlement n° 2988/74 dans un système juridique donné serait d’assurer que, dans l’intérêt du bon fonctionnement du système juridique, les infractions commises de longue date ne soient plus poursuivies et punies. La sécurité juridique, la justice et l’efficacité de l’administration exigeraient que cette dernière utilise ses ressources et l’argent du contribuable en poursuivant des infractions actuelles et non des infractions passées. Dès lors, à partir d’un certain moment, les entreprises ne devraient non seulement plus faire l’objet d’amendes, mais ne devraient également plus craindre de se voir adresser une décision de constatation d’infraction avec les effets punitifs qui en résultent.

25      Il s’ensuivrait que, en application du règlement n° 2988/74, non seulement la Commission ne pouvait pas imposer d’amendes aux requérantes, mais elle ne pouvait pas non plus adopter à leur égard une décision d’interdiction constatant une infraction.

26      La défenderesse soutient que l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74, lu dans son contexte et à la lumière des travaux préparatoires de ce règlement, ne saurait être interprété comme s’appliquant à des amendes ou sanctions différentes de celles ayant un caractère strictement pécuniaire visées dans la législation citée dans le préambule du même règlement. En effet, ledit article utiliserait les deux termes « amendes » et « sanctions » précisément afin de pouvoir soumettre à un même régime de prescription toutes les sanctions pécuniaires visées, sous le nom soit d’« amendes » soit de « sanctions », par ladite législation. La proposition initiale du règlement, présentée par la Commission, et les deux propositions modifiées qui l’ont suivie, en utilisant le double terme « amendes (sanctions) », montreraient bien que les deux termes étaient utilisés comme des synonymes. L’avis du Comité économique et social [désormais Comité économique et social européen (ci-après CESE)] du 29 juin 1972, dans sa première phrase (« La proposition de règlement ne concerne que le pouvoir d’infliger et de recouvrir des amendes pour infraction à des dispositions prises en vertu du Traité instituant la CEE dans les domaines du droit des transports et de la concurrence »), montrerait, à son tour, que ledit Comité avait compris la proposition de règlement comme se référant exclusivement aux amendes au sens large, y compris les astreintes.

27      La défenderesse estime, en tout état de cause, que toute sanction infligée par une autorité de concurrence d’un pays tiers ou toute condamnation à des dommages‑intérêts prononcée par un tribunal national ne saurait, en aucun cas, être qualifiée de sanction imposée par la Commission. En outre, un préjudice à la réputation serait tout au plus une conséquence indirecte de l’adoption de la Décision et ne pourrait pas être considéré comme une sanction. De plus, les requérantes confondraient l’adoption et la publication d’une décision de constatation d’infraction. Or, seule la publication pourrait représenter un risque potentiel pour les intérêts du destinataire, sans constituer pour autant une sanction.

28      Dans leur mémoire en réplique, les requérantes font valoir que, si, en application du règlement n° 2988/74, la Commission n’a plus le pouvoir d’obliger les entreprises à mettre fin à l’infraction constatée ainsi que d’infliger des amendes et des astreintes en cas d’infraction, il en résulte nécessairement qu’elle ne dispose pas non plus du pouvoir implicite de constater l’infraction dont il s’agit (arrêt de la Cour du 2 mars 1983, GVL/Commission, 7/82, Rec. p. 483, point 23).

29      Les requérantes font remarquer que, lorsque la Cour interprète le droit communautaire, elle a recours à la signification évidente des mots, au contexte législatif, à la finalité de la mesure et, seulement à titre subsidiaire, aux travaux préparatoires (conclusions de l’avocat général M. Tizzano sous l’arrêt de la Cour du 4 octobre 2001, Bowden e.a., C‑133/00, Rec. p. I-7031, I-7033, points 28 à 30). Les travaux préparatoires ne pourraient eux-mêmes être considérés comme exprimant clairement l’intention des auteurs d’un règlement (arrêt du Tribunal du 25 mars 1999, Gencor/Commission, T‑102/96, Rec. p. II‑753, points 128 et 129). Ce qui importerait en l’espèce, ce n’est donc pas le sens dans lequel le CESE aurait compris la proposition de règlement, mais les termes mêmes du texte définitif de ce dernier.

30      Or, le libellé de l’article 1er du règlement n° 2988/74 serait clair et non équivoque. Il ne ferait aucun doute que, en raison de ses effets punitifs et de la finalité pénale classique qu’elle poursuit, la décision de constatation d’infraction constitue en fait une sanction au sens dudit article. La défenderesse elle-même l’admettrait en reconnaissant qu’elle a adopté une décision servant l’intérêt d’« encourager un comportement exemplaire » et celui de « décourager toute récidive », deux intérêts qui, selon les requérantes, correspondent à la finalité classique de toute sanction. Elles soulignent, d’une part, qu’il ressort d’ailleurs des conclusions de l’avocat général M. Reischl sous l’arrêt GVL/Commission, précité (p. 510 et 516), que la défenderesse a déjà admis, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, qu’une décision de constatation d’infraction produit également un effet de sanction par sa publication au Journal officiel et, d’autre part, que la Cour, dans son arrêt du 15 juillet 1970, ACF Chemiefarma/Commission (41/69, Rec. p. 661, point 104), a conféré à la publication d’une décision l’effet d’une sanction supplémentaire.

31      Les requérantes insistent notamment sur le fait qu’un tribunal national, d’un État membre ou d’un État tiers, pourrait utiliser les constatations de la Commission comme « preuve suffisante à première vue », que les requérantes auraient les plus grandes difficultés à réfuter, en particulier dans les États membres de l’Union européenne. Elles citent, à cet égard, des décisions d’organes juridictionnels d’Australie, des États-Unis et du Canada, ainsi que l’arrêt de la Cour du 14 décembre 2000, Masterfoods et HB (C‑344/98, Rec. p. I-11369, points 49 à 52). Elles font remarquer que la défenderesse elle-même, dans ses mémoires, admet implicitement une telle possibilité dans la mesure où elle cite, dans le cadre de sa réponse au second moyen, « l’intérêt de permettre la saisine des juridictions civiles nationales par les parties lésées » au titre d’un intérêt légitime l’habilitant à adopter une décision de constatation d’infraction (voir point 122148 ci-après).

32      Les requérantes ajoutent que l’applicabilité du règlement n° 2988/74 aux décisions de constatation d’infraction n’est pas non plus remise en question par le contexte législatif. Elles font observer que l’utilisation, à l’article 1er dudit règlement, du terme « sanction » ne s’explique pas, comme la défenderesse le prétend, par la nécessité de soumettre des sanctions pécuniaires différemment dénommées à un régime commun de prescription. En effet, le terme « amendes » aurait également clairement compris la sanction pécuniaire prévue par le règlement n° 11 du Conseil, du 27 juin 1960, concernant la suppression de discriminations en matière de prix et conditions de transport, pris en exécution de l’article 79, paragraphe 3, du traité instituant la Communauté économique européenne (JO 1960, 52, p. 1121).

33      La défenderesse, dans son mémoire en duplique, conteste l’argument que les requérantes tirent de l’arrêt GVL/Commission, précité, en précisant notamment que, dans cet arrêt, la Cour n’a pas déclaré que le pouvoir implicite d’adopter des décisions de constatation d’infraction découlait directement des pouvoirs d’en ordonner la cessation et d’infliger des amendes conférés expressément par la législation, mais que tous ces pouvoirs avaient pour base commune les articles 83 CE et 85 CE. En outre, la défenderesse réfute l’interprétation de l’arrêt ACF Chemiefarma/Commission, précité, faite par les requérantes.

 Appréciation du Tribunal

34      Il convient de souligner, à titre liminaire, que la Commission est responsable de la mise en œuvre et de l’orientation de la politique communautaire de la concurrence. C’est ainsi que l’article 85, paragraphe 1, CE, qui, dans ce domaine, constitue la manifestation spécifique de la mission générale de surveillance confiée à la Commission par l’article 211 CE, lui a assigné la mission de veiller à l’application des principes fixés par les articles 81 CE et 82 CE et que les dispositions adoptées sur la base de l’article 83 CE lui ont conféré des pouvoirs étendus (arrêts de la Cour du 28 février 1991, Delimitis, C‑234/89, Rec. p. I‑935, point 44, et Masterfoods et HB, précité, point 46 ; arrêt du Tribunal du 18 septembre 1992, Automec/Commission, T‑24/90, Rec. p. II-2223, points 73 et 74).

35      Les pouvoirs conférés à la Commission par le règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d’application des articles [81] et [82] du traité (JO 1962, 13, p. 204), applicable à la présente espèce ratione temporis, ont donc pour but de lui permettre d’accomplir la mission, qui lui est confiée par l’article 85 CE, de veiller au respect des règles de concurrence dans le marché commun (arrêt de la Cour du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, Rec. p. I-123, point 54, et arrêt du Tribunal du 20 février 2001, Mannesmannröhren‑Werke/Commission, T‑112/98, Rec. p. II‑729, points 61 et 66). En effet, il est conforme à l’intérêt général d’éviter les pratiques et les accords anticoncurrentiels, de les découvrir ainsi que de les sanctionner (arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, précité, point 54).

36      C’est ainsi que le règlement n° 17 a habilité la Commission à obliger les entreprises à mettre fin à l’infraction constatée ainsi qu’à infliger des amendes et des astreintes en cas d’infraction. Le pouvoir de prendre des décisions à cet effet implique nécessairement celui de constater l’infraction dont il s’agit (arrêt GVL/Commission, précité, point 23).

37      La cessation d’une infraction avant l’adoption d’une décision par la Commission ne constitue pas en tant que telle une circonstance faisant obstacle à l’exercice des pouvoirs de la Commission de constater et de sanctionner une infraction aux règles de concurrence. À cet égard, la Cour a déjà dit pour droit, d’une part, que le pouvoir de la Commission d’infliger des sanctions n’est nullement affecté par le fait que le comportement constitutif de l’infraction et la position de ses effets nuisibles ont cessé (arrêt ACF Chemiefarma/Commission, précité, point 175) et, d’autre part, que la Commission peut prendre une décision constatant une infraction à laquelle l’entreprise concernée a déjà mis fin, à la condition néanmoins que l’institution ait un intérêt légitime à le faire (arrêt GVL/Commission, précité, point 24).

38      En l’espèce, la Commission, dans la Décision, s’est limitée, en ce qui concerne les requérantes, à constater qu’elles avaient enfreint l’article 81, paragraphe 1, CE et l’article 53, paragraphe 1, de l’accord EEE en participant à des accords affectant respectivement les marchés communautaires et de l’EEE de la vitamine H (s’agissant de Sumitomo, d’octobre 1991 à avril 1994) et de l’acide folique (s’agissant de Sumika, de janvier 1991 à juin 1994), et à leur enjoindre de s’abstenir de récidiver dans ces actes ou comportements ou d’adopter toute mesure ayant un objet ou un effet identique ou équivalent. En revanche, la Commission n’a pas infligé d’amendes aux requérantes, motif pris de ce qu’elles avaient mis fin à leur participation auxdits accords plus de cinq ans avant le commencement de l’enquête de la Commission, ce qui impliquait, conformément à l’article 1er du règlement n° 2988/74, la prescription du pouvoir de l’institution d’infliger des amendes.

39      Les requérantes, par la première branche de leur premier moyen, reprochent en substance à la Commission d’avoir violé ce dernier article, dans la mesure où la prescription qu’il prévoit couvrait également, selon elles, le pouvoir de constater l’infraction en cause. En particulier, elles mettent en exergue, d’une part, qu’une décision de constatation d’infraction relève de la notion de « sanctions » que la Commission ne saurait imposer une fois écoulé le délai de prescription visé par la disposition en cause et, d’autre part, que l’extinction par prescription du pouvoir d’infliger des amendes implique nécessairement l’extinction du pouvoir implicite de constater l’infraction.

40      Il importe donc, en premier lieu, de déterminer si, comme les requérantes le prétendent, la prescription visée à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 s’applique au pouvoir de la Commission de constater une infraction à l’article 81, paragraphe 1, CE.

41      L’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 prévoit que « [l]e pouvoir de la Commission de prononcer des amendes ou sanctions pour infractions aux dispositions du droit des transports ou de la concurrence de la Communauté économique européenne est soumis à un délai de prescription :

a)       de trois ans en ce qui concerne les infractions aux dispositions relatives aux demandes ou notifications des entreprises ou associations d’entreprises, à la recherche de renseignements ou à l’exécution de vérifications ;

b)       de cinq ans en ce qui concerne les autres infractions ».

42      Dans le cadre d’une interprétation littérale de ladite disposition, il convient de tenir compte du fait que les textes de droit communautaire sont rédigés en plusieurs langues et que les diverses versions linguistiques font également foi ; une interprétation d’une disposition de droit communautaire implique ainsi une comparaison des versions linguistiques (arrêt de la Cour du 6 octobre 1982, CILFIT, 283/81, Rec. p. 3415, point 18).

43      À cet égard, il y a lieu de relever que le libellé de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74, dans presque toutes ses versions linguistiques, indique que ce qui est soumis à prescription est le pouvoir de la Commission d’infliger des amendes ou des sanctions. Aucune version linguistique ne se réfère à la prescription des faits ou des infractions, ou du pouvoir de la Commission de constater les infractions. Il y a lieu, dès lors, de s’interroger sur la portée du terme « sanctions » figurant, à côté du terme « amendes », dans ladite disposition, pour vérifier si, comme les requérantes le soutiennent, ce terme couvre également une décision de constatation d’infraction.

44      Si, dans la plupart des versions linguistiques, ce terme, considéré en lui‑même, est susceptible d’avoir une portée plus large que le terme « amendes », lequel ne désigne que des sanctions de caractère pécuniaire, il est des versions linguistiques (à savoir les versions finnoise et suédoise) dans lesquelles ce terme désigne, tout comme le terme « amendes » qui le précède, des sanctions nécessairement pécuniaires.

45      Des éléments d’interprétation quelque peu contradictoires se dégagent également d’une prise en considération de l’intitulé de l’article 1er. En effet, dans certaines versions linguistiques du règlement n° 2988/74, il est fait référence, dans cet intitulé, à la prescription de l’action ou des procédures, termes qui pourraient suggérer que la portée de la prescription visée par la disposition en cause dépasse le seul pouvoir de sanctionner les infractions, pour couvrir la possibilité même de mener une action ou une procédure visant tout simplement à l’établissement des infractions. Dans d’autres versions, l’intitulé contient des termes – tels que le mot « poursuites » (version française) ou le mot « vervolging » (version néerlandaise) – évoquant clairement, contrairement aux termes action ou procédures, l’idée d’une action à finalité répressive. Dans la version danoise, l’intitulé se réfère à la prescription du pouvoir d’imposer des « sanctions économiques ».

46      Or, selon une jurisprudence constante, si la nécessité d’une interprétation uniforme des règlements communautaires exclut de considérer isolément un texte déterminé, mais exige, en cas de doute, qu’il soit interprété et appliqué à la lumière des versions établies dans les autres langues, en cas de divergence entre ces versions, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (arrêts de la Cour du 12 juillet 1979, Koschniske, 9/79, Rec. p. 2717, point 6 ; du 28 mars 1985, Commission/Royaume-Uni, 100/84, Rec. p. 1169, point 17, et du 20 novembre 2003, Kyocera Electronics Europe, C‑152/01, Rec. p. I-13821, point 33 ; arrêt du Tribunal du 26 septembre 2000, Starway/Conseil, T-80/97, Rec. p. II‑3099, point 81).

47      D’une manière plus générale, d’ailleurs, pour l’interprétation d’une disposition de droit communautaire, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêt de la Cour du 17 novembre 1983, Merck, 292/82, Rec. p. 3781, point 12), ainsi que de l’ensemble des dispositions du droit communautaire (arrêt CILFIT, précité, point 20).

48      Sur le plan de l’interprétation contextuelle et téléologique, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort de la proposition COM(71) 1514 final de la Commission, du 23 décembre 1971, versée au dossier par la défenderesse, l’adoption du règlement n° 2988/74 a constitué la réponse du législateur communautaire aux indications découlant des arrêts de la Cour rendus en 1970 dans les affaires relatives à l’entente portant sur le marché de la quinine (voir, notamment, arrêt ACF Chemiefarma/Commission, précité, points 18 à 20), réitérées en 1972 dans les affaires relatives à l’entente portant sur le marché des matières colorantes (voir, notamment, arrêt de la Cour du 14 juillet 1972, Geigy/Commission, 52/69, Rec. p. 787, point 21), dans lesquels la Cour, après avoir observé que les textes régissant le pouvoir de la Commission d’infliger des amendes en cas d’infraction aux règles de concurrence ne prévoyaient aucune prescription, a souligné que, pour remplir sa fonction d’assurer la sécurité juridique, un délai de prescription devait être fixé à l’avance et que la fixation de sa durée et de ses modalités d’application relevait de la compétence du législateur communautaire.

49      Il y a lieu de remarquer que, au premier considérant du règlement n° 2988/74, il est constaté que « les dispositions du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne confèrent à la Commission le pouvoir d’infliger des amendes, sanctions et astreintes aux entreprises et associations d’entreprises qui contreviennent au droit de la Communauté en matière de renseignements ou de vérifications ou d’interdiction des discriminations, des ententes ou de l’abus de position dominante » ; il y est également constaté que « ces dispositions ne prévoient cependant aucune prescription ».

50      En outre, au deuxième considérant de ce même règlement, il est notamment indiqué « qu’il est nécessaire, pour assurer la sécurité juridique, d’introduire le principe de la prescription et d’en régler les modalités d’application  [et] qu’une réglementation à cet effet, pour être complète, doit s’appliquer tant au pouvoir d’infliger des amendes ou sanctions qu’au pouvoir d’exécuter les décisions par lesquelles des amendes, sanctions ou astreintes sont infligées ».

51      Le troisième considérant précise que le règlement « doit s’appliquer aux dispositions pertinentes du règlement n° 11 […], du règlement n° 17 […] et du règlement (CEE) n° 1017/68 du Conseil, du 19 juillet 1968, portant application de règles de concurrence aux secteurs des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable [JO L 175, p. 1] ».

52      Or, à cet égard, ainsi que la défenderesse l’a pertinemment fait remarquer, alors que les règlements n° 17 et n° 1017/68 prévoient le pouvoir de la Commission d’infliger des « amendes » (voir article 15 du règlement n° 17 et article 22 du règlement n° 1017/68), le règlement n° 11 habilite la Commission à infliger des « sanctions » (voir articles 17 et 18 du règlement n° 11). Les « sanctions » visées par ce dernier règlement ont par ailleurs une nature exclusivement pécuniaire, ainsi qu’il résulte, d’une part, du fait qu’il est toujours fixé un maximum de la sanction exprimé en unités de compte ou en un multiple du prix du transport perçu ou demandé par le transgresseur et, d’autre part, du fait qu’il est prévu que ces sanctions « sont exécutées dans les conditions prévues à l’article 192 du traité [devenu article 256 CE] », relatif aux « décisions du Conseil ou de la Commission qui comportent, à la charge des personnes autres que les États, une obligation pécuniaire » et qui forment, conformément à cet article, « titre exécutoire » (voir articles 17, 18 et 23 du règlement n° 11).

53      Dans ces conditions, l’emploi, à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74, du terme « sanctions » en sus du terme « amendes » trouve sa justification dans la nécessité de clarifier le fait que la prescription prévue par cette disposition concerne également le pouvoir d’infliger des sanctions pécuniaires non qualifiées d’amendes, telles que celles visées par le règlement n° 11.

54      L’argument des requérantes selon lequel cette clarification n’était pas nécessaire, le terme « amendes » pouvant couvrir également les sanctions du règlement n° 11, de sorte que l’interprétation par la Commission du terme « sanctions » figurant à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 priverait ce dernier terme d’effet utile, n’est pas convaincant.

55      En effet, il y a lieu de relever, dans le cadre d’une interprétation contextuelle, que les dispositions du règlement n° 2988/74 consacrées à la prescription « en matière d’exécution », à savoir la prescription du « pouvoir de la Commission d’exécuter les décisions prononçant des amendes, sanctions ou astreintes pour infractions aux dispositions du droit des transports ou de la concurrence de la Communauté économique européenne » (article 4), montrent que le législateur communautaire, lors de l’adoption dudit règlement, n’a pas employé le terme « amendes » pour désigner toute sanction de caractère pécuniaire. En particulier, conformément à l’article 5, la prescription en matière d’exécution est interrompue soit par la notification d’une décision modifiant le montant initial de l’amende, de la sanction ou de l’astreinte ou rejetant une demande tendant à obtenir une telle modification, soit par tout acte de la Commission ou d’un État membre, agissant à la demande de la Commission, visant au recouvrement forcé de l’amende, de la sanction ou de l’astreinte. Les références au montant et au recouvrement forcé de la sanction révèlent que le législateur communautaire n’a pas employé le terme « sanctions » pour désigner des sanctions autres que pécuniaires.

56      À cet égard, il ne saurait être déduit du troisième considérant du règlement n° 2988/74, lequel précise que ce dernier « doit s’appliquer également aux dispositions pertinentes des règlements futurs dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne », que le législateur communautaire, en mentionnant à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 les « sanctions » à côté des « amendes », aurait entendu assujettir à la prescription tout pouvoir d’infliger des sanctions, y compris des sanctions non pécuniaires, qui serait éventuellement conféré à la Commission dans le cadre de la réglementation relative aux transports et à la concurrence.

57      Une telle déduction se heurterait en effet à la prise en considération, dans le cadre d’une interprétation systématique dudit article, d’autres dispositions du droit communautaire. À cet égard, il importe d’analyser les considérants et les dispositions de la décision n° 715/78/CECA de la Commission, du 6 avril 1978, relative à la prescription en matière de poursuites et d’exécution dans le domaine d’application du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (JO L 94, p. 22).

58      Les considérants et les dispositions de cette décision, prise quelque quatre ans après l’adoption du règlement n° 2988/74, sont manifestement calqués sur ceux de ce dernier. Or, il convient de remarquer que la prescription en matière de poursuites prévue par l’article 1er, paragraphe 1, de cette décision ne concerne que « le pouvoir de la Commission de prononcer des amendes », le terme « sanctions » ne figurant pas dans cette disposition. D’une manière générale, là où un considérant ou une disposition du règlement n° 2988/74 se réfère aux « amendes ou sanctions », le considérant ou la disposition correspondante de la décision n° 715/78 se réfère uniquement aux « amendes », le terme « sanctions » ne figurant d’ailleurs nulle part dans ladite décision. Il y a lieu d’ajouter que, dans les considérants de cette dernière, il est fait mention des articles du traité CECA conférant à la Commission le pouvoir d’infliger des amendes et des astreintes, lesquels ne comportent pas le terme « sanction ». Cependant, comme dans le cas du règlement n° 2988/74, le législateur n’a pas voulu restreindre le champ d’application de la réglementation sur la prescription des poursuites aux seules « dispositions relatives aux amendes ou astreintes qui sont prévues par le traité ainsi que par les actes pris jusqu’[alors] en vue de son application », mais a aussi évoqué explicitement « les dispositions pertinentes qui seraient prévues par des actes d’application futurs ». Néanmoins, il n’a pas pour autant utilisé le terme « sanctions », de sorte que le champ d’application de la réglementation en cause ne saurait en principe couvrir des sanctions autres que les amendes (voir premier et cinquième considérants).

59      Or, s’il fallait interpréter le terme « sanctions » figurant dans le règlement n° 2988/74 comme visant également des décisions de constatation d’infraction, il y aurait lieu de constater que de telles décisions sont soumises au régime de la prescription dans le cadre du traité CE et non dans le cadre du traité CECA, alors même que la discipline de la prescription introduite dans le cadre du traité CECA s’inspire manifestement, jusqu’au moindre détail, de celle introduite peu avant dans le cadre du traité CE. Une telle différence n’aurait pas de raison d’être.

60      Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que le terme « sanctions » figurant dans l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 ne vise, ainsi que la défenderesse le soutient, qu’à soumettre à un seul et même régime de prescription le pouvoir de la Commission d’infliger des sanctions pécuniaires pour des infractions aux dispositions du droit des transports et de la concurrence des Communautés européennes, quelle que soit la dénomination retenue pour ces sanctions dans les textes qui les instituent.

61      Une décision de constatation d’infraction ne constitue pas une sanction au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 et n’est donc pas visée par la prescription prévue par cette disposition.

62      En ce qui concerne, en second lieu, l’argumentation des requérantes selon laquelle, en tout état de cause, la prescription du pouvoir d’infliger des amendes et des astreintes implique nécessairement la prescription du pouvoir implicite de constater l’infraction (voir point 28 ci-dessus), elle ne saurait non plus prospérer.

63      En effet, si, dans le cadre du régime instauré par le règlement n° 17, le pouvoir de la Commission de constater une infraction ne ressort qu’implicitement, c’est-à-dire dans la mesure où les pouvoirs explicites d’enjoindre la cessation de l’infraction et d’infliger des amendes l’impliquent nécessairement (arrêt GVL/Commission, précité, point 23), un tel pouvoir implicite n’est pas pour autant asservi uniquement à l’exercice par l’institution de ces pouvoirs explicites. La Cour a reconnu l’existence de ce pouvoir implicite dans un arrêt – l’arrêt GVL/Commission, précité – qui portait sur la légalité d’une décision de la Commission constatant une infraction à laquelle il avait été mis fin et n’infligeant pas d’amende. L’autonomie du pouvoir en cause ne saurait donc être niée, pas plus qu’elle ne saurait être affectée par le fait que l’exercice de ce pouvoir a été subordonné à l’existence d’un intérêt légitime dans le chef de l’institution.

64      Il s’ensuit que la première branche du présent moyen n’est pas fondée.

 Seconde branche : application des principes généraux du droit communautaire

 Arguments des parties

65      Les requérantes font valoir que la Commission ne pouvait adopter contre elles la Décision, puisque l’institution était forclose en vertu de plusieurs principes généraux du droit communautaire.

66      Premièrement, elles invoquent le principe de sécurité juridique. Elles soutiennent que la raison d’être des délais de prescription dans l’Union européenne est qu’après un certain délai il est dans l’intérêt du bon fonctionnement du système juridique que les infractions ne soient plus instruites ou ne donnent plus lieu à une quelconque « sanction ». Elles rappellent, en outre, que, tant selon le Quatrième Rapportsur la politique de concurrence établi par la Commission que selon le préambule du règlement n° 2988/74, l’introduction, au moyen de ce dernier, de la prescription en matière de poursuites et d’exécution vise à assurer la sécurité juridique, qui, de l’avis des requérantes, est une exigence essentielle qui doit avoir une incidence non seulement sur le pouvoir de la Commission d’imposer des amendes, mais également sur celui de prononcer tout type de sanction, telle qu’une décision d’interdiction.

67      Deuxièmement, en adoptant la Décision à leur égard, la Commission aurait violé les principes généraux du droit des États membres. S’appuyant notamment sur des passages de décisions juridictionnelles nationales ou d’ouvrages de doctrine relatifs à la prescription dans le droit de certains États membres, les requérantes affirment en effet qu’il résulte également de la raison d’être des règles de prescription dans les systèmes juridiques des États membres que ces règles doivent s’appliquer afin d’éviter tout acte de poursuite et de sanction d’infractions commises de longue date.

68      Troisièmement, la Décision serait contraire à la présomption d’innocence, inscrite à l’article 48, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée à Nice le 7 décembre 2000 (JO 2000, C 364, p. 1, ci-après la « Charte »), et à l’article 6, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (CEDH), aux termes desquels tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

69      Le respect de cette présomption s’imposerait à la Commission en vertu, d’une part, de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, obligeant notamment les institutions de l’Union à respecter les droits et à observer les principes visés par la Charte, et, d’autre part, du fait qu’il s’agit d’un droit fondamental garanti par la CEDH et, de ce fait, d’un principe général du droit communautaire, conformément à l’article 6, paragraphe 2, UE et à la jurisprudence constante des juridictions communautaires (arrêts du Tribunal du 15 mars 2000, Cimenteries CBR e.a./Commission, T‑25/95, T‑26/95, T‑30/95 à T‑32/95, T‑34/95 à T‑39/95, T‑42/95 à T‑46/95, T‑48/95, T‑50/95 à T‑65/95, T‑68/95 à T‑71/95, T‑87/95, T‑88/95, T‑103/95 et T‑104/95, Rec. p. II‑491, point 713, et Mannesmannröhren‑Werke/Commission, précité, point 60).

70      Les requérantes soulignent, en ce qui concerne la portée de la présomption d’innocence, que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que tout motif d’une décision judiciaire mettant fin à une procédure du fait de l’expiration du délai de prescription constitue une infraction à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH, s’il suggère simplement que l’accusé a agi illégalement et a ainsi commis une faute (voir Cour eur. D. H., arrêt Adolf du 26 mars 1982, série A, n° 49, § 38) ou s’il donne à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Cour eur. D. H., arrêt Minelli du 25 mars 1983, série A, n° 62, § 37).

71      Dès lors, selon les requérantes, la Commission ne pouvait en l’espèce, sans violer la présomption d’innocence, ni suggérer que les requérantes avaient agi illégalement ni adopter une décision à l’effet de constater cette illégalité.

72      La défenderesse estime que la présente branche ne peut être considérée que comme un argument supplémentaire à l’appui de la première branche du premier moyen et qu’elle n’est pas fondée. Elle souligne, en particulier, que les requérantes semblent supposer qu’une période de prescription de cinq ans s’applique également en vertu de principes généraux, mais n’expliquent pas pourquoi il devrait en être ainsi, ni pourquoi l’intérêt du principe de sécurité juridique serait à ce point ébranlé par une décision de constatation, prise quelque sept ans après la fin de l’infraction pour défendre un intérêt légitime, que la Décision devrait être annulée. De plus, elle fait remarquer qu’il découle de l’argumentation des requérantes que les États membres qui ont des délais de prescription supérieurs à cinq ans pour les décisions administratives ou les actions civiles dans le domaine de la concurrence enfreindraient les principes généraux du droit communautaire.

73      Elle conteste la pertinence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme invoquée par les requérantes, laquelle concernerait des affaires d’expiration de délais dont l’applicabilité dans les cas en cause n’était pas contestée, et ne pourrait apporter aucun élément éclairant sur le champ d’application des délais fixés dans la législation communautaire. La présomption d’innocence ne s’applique, selon la défenderesse, qu’avant l’adoption d’une décision (arrêt du Tribunal du 6 juillet 2000, Volkswagen/Commission, T‑62/98, Rec. p. II-2707, point 281) et ne peut déterminer l’adoption ou l’absence d’adoption d’une décision compte tenu du principe de sécurité juridique et des règles applicables en matière de prescription.

74      Dans leur mémoire en réplique, les requérantes réitèrent l’affirmation selon laquelle « le pouvoir de la Commission d’arrêter la décision litigieuse a également été [prescrit] en application des principes généraux du droit communautaire ». Elles précisent n’avoir pas prétendu que les principes généraux du droit communautaire prévoient un délai de prescription analogue à celui figurant à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74, mais plutôt avoir « démontré que ce délai de prescription découle directement du traité CE, en particulier [de] l’article 85, paragraphe 2, CE, lu en combinaison avec les articles 3, paragraphe 1, et 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 et [avec] l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 et a – en même temps – pour base légale certains principes généraux du droit, tels que les principes de sécurité juridique et de bonne administration du droit ».

75      Dans son mémoire en duplique, la défenderesse met en exergue le fait que l’argument des requérantes selon lequel le règlement n° 2988/74 est fondé sur les principes généraux du droit ne démontre rien quant au champ d’application dudit règlement. Il appartiendrait au législateur communautaire, dans des limites variant selon le sujet, de fixer différentes périodes de prescription pour différents types de procédures. Cela s’appliquerait même aux différentes procédures relatives aux sanctions, comme le montrerait l’article 1er du règlement n° 2988/74 lui‑même et, a fortiori, aux mesures qui n’ont pas pour effet d’infliger des sanctions, quel que soit le sens de ce dernier terme. Dans le cas d’une décision de constatation d’infraction, qui, aux yeux de la défenderesse, ne relève pas du champ d’application dudit règlement, rien ne suggérerait que le fait d’adopter une décision constatant une infraction ayant cessé cinq ans et quelques semaines avant l’ouverture de l’enquête de la Commission soit contraire à toute règle de prescription découlant directement des principes généraux du droit.

 Appréciation du Tribunal

76      Au vu d’une certaine ambiguïté des arguments qu’elles développent dans leurs écritures dans le cadre de la présente branche, les requérantes ont été invitées, lors de l’audience, à préciser la portée de ceux-ci. Elles ont ainsi indiqué qu’elles invoquaient certains principes généraux du droit communautaire, d’une part, pour étayer l’interprétation du règlement n° 2988/74 qu’elles préconisent dans le cadre de la première branche du présent moyen et, d’autre part, pour soutenir que, en prenant la Décision à leur égard, la Commission a enfreint directement lesdits principes, indépendamment de la prétendue violation du règlement n° 2988/74.

77      D’une part, la présente branche soulève dès lors la question de savoir si l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 effectuée par le Tribunal dans le cadre de l’analyse de la première branche du présent moyen ne se heurte pas aux principes généraux du droit communautaire invoqués par les requérantes. En effet, un texte de droit communautaire dérivé doit être interprété, dans la mesure du possible, dans le sens de sa conformité avec les dispositions du traité et les principes généraux du droit communautaire (arrêts de la Cour du 21 mars 1991, Rauh, C‑314/89, Rec. p. I-1647, point 17 ; du 10 juillet 1991, Neu e.a., C‑90/90 et C‑91/90, Rec. p. I-3617, point 12, et du 27 janvier 1994, Herbrink, C‑98/91, Rec. p. I-223, point 9).

78      D’autre part, la présente branche soulève la question de savoir si ceux‑ci ne faisaient pas directement obstacle à l’adoption d’une décision de constatation d’infraction à l’égard des requérantes, prise environ sept ans et demi après la cessation des prétendus comportements infractionnels de celles-ci et sur la base d’une enquête entamée environ cinq ans et quatre ou cinq mois après cette cessation.

79      Le Tribunal estime qu’il convient d’examiner ces deux questions, l’une après l’autre, au regard de chacun des principes invoqués par les requérantes dans le cadre de la présente branche.

–       Principe de sécurité juridique

80      Le principe de sécurité juridique vise à garantir la prévisibilité des situations et des relations juridiques relevant du droit communautaire (arrêt de la Cour du 15 février 1996, Duff e.a., C-63/93, Rec. p. I-569, point 20, et arrêt du Tribunal du 31 janvier 2002, Hult/Commission, T‑206/00, RecFP p. I-A-19 et II‑81, point 38).

81      Selon la jurisprudence de la Cour, pour remplir sa fonction d’assurer la sécurité juridique, un délai de prescription doit être fixé d’avance et la fixation de sa durée ainsi que de ses modalités d’application relève de la compétence du législateur communautaire (arrêts de la Cour ACF Chemiefarma/Commission, précité, points 19 et 20 ; Geigy/Commission, précité, point 21 ; du 24 septembre 2002, Falck et Acciaierie di Bolzano/Commission, C‑74/00 P et C‑75/00 P, Rec. p. I‑7869, point 139, et du 2 octobre 2003, International Power e.a./NALOO, C‑172/01 P, C‑175/01 P, C‑176/01 P et C‑180/01 P, Rec. p. I‑11421, point 106).

82      En effet, la prescription, en empêchant que soient remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’écoulement du temps, tend à conforter la sécurité juridique mais peut également permettre la consolidation de situations qui étaient, à l’origine au moins, contraires à la loi. La mesure dans laquelle il y est fait recours résulte par conséquent d’un arbitrage entre les exigences de la sécurité juridique et celles de la légalité en fonction des circonstances historiques et sociales qui prévalent dans la société à une époque donnée. Elle relève pour cette raison du choix du seul législateur.

83      Le législateur communautaire ne saurait donc encourir la censure du juge communautaire en raison des choix qu’il opère concernant l’introduction de règles de prescription et la fixation des délais correspondants. Le fait de ne pas avoir prévu de délai de prescription pour l’exercice des pouvoirs permettant à la Commission de constater les infractions au droit communautaire n’est donc pas susceptible de constituer en lui‑même une illégalité au regard du respect du principe de sécurité juridique.

84      Ainsi, le principe de sécurité juridique ne s’oppose pas à l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 retenue dans le cadre de l’examen de la première branche du présent moyen, selon laquelle la prescription visée à cet article ne s’applique qu’au pouvoir d’infliger des sanctions pécuniaires et ne couvre pas, notamment, le pouvoir de constatation de la Commission.

85      Par conséquent, la présente branche, pour autant qu’elle vise à corroborer, par l’invocation du principe de sécurité juridique, l’interprétation contraire dudit article préconisée par les requérantes dans le cadre de la première branche du présent moyen, doit être rejetée.

86      En ce qui concerne l’invocation, par les requérantes, du principe de sécurité juridique comme paramètre d’appréciation de la légalité de la Décision en dehors du cadre de l’application du règlement n° 2988/74, il importe de souligner que les arguments des requérantes sont en substance axés sur l’idée que la simple prise en compte du temps écoulé depuis la cessation des infractions imputées aux requérantes s’opposait à l’engagement d’une action et à l’adoption de la Décision à l’encontre de ces dernières. Plus particulièrement, les requérantes n’allèguent nullement que la Commission avait eu connaissance ou qu’elle aurait pu et dû avoir connaissance des agissements infractionnels en cause à un moment qui lui aurait permis de mener plus tôt son action. Elles soutiennent, tout simplement, que l’action de la Commission visant à la constatation desdites infractions, en ce qu’elle a débuté, par l’envoi des premières demandes de renseignements concernant la vitamine H et l’acide folique, cinq ans et quatre ou cinq mois après la cessation de ces infractions et qu’elle a abouti à une décision de constatation d’infraction prise environ sept ans et demi après cette même cessation, est intervenue tardivement au regard des exigences de la sécurité juridique.

87      À cet égard, il convient d’observer qu’il n’appartient pas au juge communautaire de fixer les délais, la portée ou les modalités d’application de la prescription en rapport avec un comportement infractionnel, que ce soit d’une manière générale ou à l’égard du cas d’espèce qui lui est soumis. Il résulte, néanmoins, de la jurisprudence de la Cour que l’absence de prescription législative n’exclut pas que l’action de la Commission, dans un cas concret, puisse être censurée au regard du principe de sécurité juridique. En effet, selon la Cour, en l’absence de texte prévoyant un délai de prescription, l’exigence fondamentale de la sécurité juridique s’oppose à ce que la Commission puisse retarder indéfiniment l’exercice de ses pouvoirs (arrêts de la Cour Geigy/Commission, précité, point 21 ; Falck et Acciaierie di Bolzano/Commission, précité, point 140 ; International Power e.a./NALOO, précité, point 107 ; du 29 avril 2004, Italie/Commission, C‑372/97, Rec. p. I‑3679, point 116, et Italie/Commission, C‑298/00 P, Rec. p. I‑4087, point 90).

88      Dès lors, le juge communautaire, lors de l’examen d’un grief tiré de l’action tardive de la Commission, ne doit pas se limiter à constater qu’aucun délai de prescription n’existe, mais doit vérifier si la Commission n’a pas agi de manière excessivement tardive (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du Tribunal du 10 juin 2004, François/Commission, T‑307/01, non encore publié au Recueil, point 46).

89      Cependant, il ne ressort pas de la jurisprudence de la Cour susmentionnée que le caractère excessivement tardif de l’action de la Commission doive être apprécié uniquement en fonction du temps s’étant écoulé entre les faits qui forment l’objet de l’action et l’engagement de celle-ci. Au contraire, il peut se déduire de cette jurisprudence que l’action de la Commission ne saurait être qualifiée d’excessivement tardive en l’absence d’un retard ou d’une autre négligence imputable à l’institution et qu’il y a lieu de tenir compte, notamment, du moment où l’institution a pris connaissance de l’existence des faits infractionnels et du caractère raisonnable de la durée de la procédure administrative (voir, notamment, arrêt Geigy/Commission, précité, point 21, dans lequel la Cour a recherché si « le comportement en l’espèce » de l’institution pouvait être regardé « comme constituant un empêchement à l’exercice de [son] pouvoir [d’infliger des amendes] »; arrêt Falck et Acciaierie di Bolzano/Commission, précité, point 144, lu à la lumière du point 132 ; arrêts du 29 avril 2004, Italie/Commission, C‑372/97, précité, points 118 et 119, et Italie/Commission, C‑298/00 P, précité, points 91 et 92 ; voir également arrêts du Tribunal du 10 avril 2003, Département du Loiret/Commission, T‑369/00, Rec. p. II-1789, point 56, et François/Commission, précité, points 48 à 54).

90      Or, en l’espèce, il n’est pas fait question d’une négligence de la Commission dans le déclenchement ou dans l’achèvement de la procédure administrative, mais du simple et objectif écoulement du temps à partir de la cessation d’infractions dont il n’est pas allégué que la Commission avait eu connaissance, ni même qu’elle aurait pu et dû avoir connaissance, à un moment qui lui aurait permis de mener plus tôt son action. Il ressort d’ailleurs de la Décision que la Commission a reçu des éléments d’information concernant les infractions en cause au cours de l’année 1999, qu’au cours de cette même année elle a envoyé des demandes de renseignements, que la communication des griefs a été adoptée le 6 juillet 2000 et la Décision arrêtée le 21 novembre 2001, séquence temporelle qui n’offre certainement pas d’indices d’une durée déraisonnable de la procédure.

91      Puisque le simple fait pour la Commission de ne pas découvrir une entente illicite, ayant, pour des raisons évidentes, un caractère secret délibéré, ne saurait aucunement être assimilé à un comportement négligent de l’institution au regard de la mission de surveillance qui lui a été confiée par le traité, il y a lieu de considérer que la circonstance que, en l’espèce, l’engagement de l’enquête de la Commission concernant les infractions en cause n’a eu lieu que cinq ans et quelques mois après la date de cessation de celles-ci et que l’adoption de la Décision n’est intervenue que sept ans et demi après cette même date ne démontre pas une quelconque violation du principe de sécurité juridique.

–       Principes communs au droit des États membres

92      Dans le cadre de ce second volet de la présente branche, les requérantes rassemblent une série de citations d’ouvrages de doctrine ou de décisions jurisprudentielles nationales en matière de prescription, extraites du droit de certains États membres, à partir desquelles elles visent à faire constater, en substance, que la raison d’être des délais de prescription fixés dans les législations des États membres impose que ces délais, une fois écoulés, fassent obstacle non seulement à l’imposition de sanctions, mais également à la constatation des infractions.

93      Néanmoins, les requérantes sont loin d’avoir établi l’existence de principes communs au droit des États membres en matière de prescription.

94      Dans la doctrine et la jurisprudence nationales citées dans les requêtes, relatives à la prescription en matière aussi bien civile que pénale, on mentionne, en sus de la sécurité juridique, d’autres justifications pour la fixation de délais de prescription : l’exigence d’empêcher des actions, lesquelles, menées tardivement, seraient davantage motivées par l’intention de nuire que par la justice ; le dépérissement des preuves ; l’exigence de sanctionner l’absence de diligence de la partie poursuivante ; la disparition, après un certain temps, de l’intérêt social à la poursuite des infractions et l’exigence que les autorités publiques concentrent leur action sur des questions actuelles.

95      Il résulte des termes mêmes de ces citations que diverses exigences peuvent être à l’origine de la fixation de règles de prescription. Le Tribunal considère qu’il appartient à chaque législateur de décider, dans les différents domaines dans lesquels il a compétence pour légiférer, si l’une ou l’autre de ces exigences appelle la fixation de délais de prescription et d’aménager la portée et les modalités d’application de ces délais en fonction des objectifs qu’il entend poursuivre par l’introduction desdits délais.

96      En particulier, les requérantes n’ont pas établi l’existence d’une règle de droit commune aux États membres en vertu de laquelle, lorsqu’un délai de prescription est fixé en ce qui concerne une infraction donnée, il doit s’appliquer aussi bien au pouvoir de sanctionner l’infraction qu’à celui de la constater.

97      D’ailleurs, à supposer même que les ordres juridiques de tous les États membres partagent effectivement la règle de l’application nécessaire d’un seul et même délai de prescription au pouvoir de constater les infractions et au pouvoir d’infliger des sanctions, une telle règle ne s’imposerait pas pour autant dans l’ordre juridique communautaire. En effet, encore faudrait‑il que cette règle se soit imposée, dans ces ordres juridiques, en tant que véritable principe général du droit et non simplement en vertu de dispositions spécifiques adoptées par le législateur dans l’exercice de son large pouvoir discrétionnaire.

98      Or, la prescription elle-même ne constituant pas un principe général du droit (voir points 82 et 83 ci‑dessus), ce même rang ne saurait a fortiori être reconnu à une règle exigeant l’application d’un seul et même délai de prescription au pouvoir de constater les infractions et au pouvoir d’infliger des sanctions.

99      Une telle règle ne s’impose donc pas au législateur et à l’administration communautaires en tant que principe général du droit communautaire. Dès lors, l’argumentation des requérantes doit être écartée, et ce aussi bien en tant qu’elle vise à étayer, au nom de l’exigence d’interprétation des dispositions du droit communautaire dans le sens de leur conformité aux principes généraux de ce droit, l’interprétation du règlement n° 2988/74 qu’elles préconisent dans le cadre de la première branche du présent moyen, qu’en tant qu’elle vise à faire constater que la Commission, en prenant à l’égard des requérantes une décision qui se départ de cette prétendue règle commune au droit des États membres, a violé directement des principes généraux du droit communautaire.

100    Par ailleurs, dans la mesure où les requérantes invoquent cette prétendue règle commune même indépendamment de son caractère de principe général du droit communautaire, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence, les termes d’une disposition de droit communautaire qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver une interprétation autonome, qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (arrêt de la Cour du 18 janvier 1984, Ekro, 327/82, Rec. p. 107, point 11 ; arrêts du Tribunal du 8 mars 1990, Schwedler/Parlement, T‑41/89, Rec. p. II-79, point 27 ; du 18 décembre 1992, Díaz García/Parlement, T‑43/90, Rec. p. II-2619, point 36, et du 22 avril 1993, Peugeot/Commission, T‑9/92, Rec. p. II-493, point 39).

101    En particulier, en l’absence d’un renvoi exprès, l’application du droit communautaire peut impliquer, le cas échéant, une référence au droit des États membres lorsque le juge communautaire ne peut déceler dans le droit communautaire ou dans les principes généraux du droit communautaire les éléments lui permettant d’en préciser le contenu et la portée par une interprétation autonome (arrêts du Tribunal du 18 décembre 1992, Khouri/Commission, T‑85/91, Rec. p. II-2637, point 32, et Díaz García/Parlement, précité, point 36).

102    Or, en l’espèce, le Tribunal a jugé, lors de l’analyse de la première branche du présent moyen, que le contenu et la portée de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74, au regard de la question soulevée par les requérantes, se dégageaient d’une interprétation autonome de cette disposition, conduite selon les méthodes d’interprétation littérale, contextuelle, téléologique et systématique. Dès lors, il n’y a pas lieu de faire référence au droit des États membres pour interpréter ladite disposition.

–       Présomption d’innocence

103    Les requérantes invoquent, en outre, la présomption d’innocence, telle qu’inscrite à l’article 48, paragraphe 1, de la Charte et à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH.

104    À cet égard, il y a lieu de souligner d’abord que la présomption d’innocence, telle qu’elle résulte notamment de l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH, fait partie des droits fondamentaux qui, selon l’article 6, paragraphe 2, UE et une jurisprudence constante de la Cour, sont protégés dans l’ordre juridique communautaire (arrêts de la Cour du 8 juillet 1999, Hüls/Commission, C‑199/92 P, Rec. p. I-4287, point 149, et Montecatini/Commission, C‑235/92 P, Rec. p. I-4539, point 175).

105    Il ressort également de la jurisprudence que la présomption d’innocence s’applique aux procédures relatives à la violation des règles de concurrence applicables aux entreprises et susceptibles d’aboutir au prononcé d’amendes ou d’astreintes (voir, en ce sens, arrêts Hüls/Commission, précité, point 150 ; Montecatini/Commission, précité, point 176, et Volkswagen/Commission, précité, point 281).

106    La présomption d’innocence implique que toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. Elle s’oppose ainsi à tout constat formel et même à toute allusion ayant pour objet la responsabilité d’une personne accusée d’une infraction donnée dans une décision mettant fin à l’action, sans que cette personne ait pu bénéficier de toutes les garanties normalement accordées pour l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure suivant son cours normal et aboutissant à une décision sur le bien-fondé de la contestation.

107    Il en ressort que la présomption d’innocence ne fait pas, en revanche, obstacle à ce que la responsabilité d’une personne accusée au regard d’une infraction donnée soit établie au terme d’une procédure s’étant déroulée entièrement, selon les modalités prescrites et dans le cadre de laquelle les droits de la défense ont ainsi pu être pleinement exercés, et cela alors même que l’auteur de l’infraction ne peut pas se voir infliger de sanction du fait de la prescription du pouvoir de l’autorité compétente s’y rapportant.

108    La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme invoquée par les requérantes (voir point 70 ci-dessus), à la supposer applicable à la présente espèce, ne fait au demeurant que conforter les considérations exposées aux points 106 et 107 qui précèdent.

109    Dès lors, d’une part, force est de constater que l’interprétation du règlement n° 2988/74 retenue par le Tribunal lors de l’examen de la première branche du présent moyen ne se heurte pas au respect de la présomption d’innocence. En effet, il ne découle nullement de cette interprétation que la Commission soit habilitée à constater l’existence d’une infraction par une décision mettant prématurément fin à la procédure prévue par le règlement n° 17 du fait de l’écoulement du délai de prescription fixé à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74. Selon cette interprétation, le règlement n° 2988/74, dès lors qu’il ne concerne pas le pouvoir de la Commission de constater les infractions, ne s’oppose pas à ce que la Commission, lorsqu’elle réalise que la prescription visée à l’article 1er, paragraphe 1, de ce même règlement trouve à s’appliquer, poursuive toutefois la procédure, aux seules fins de la constatation de l’infraction, selon son cours normal et dans le respect des garanties instituées en vue d’assurer le plein exercice des droits de la défense.

110    D’autre part, il n’apparaît nullement, en l’espèce, que la Commission ait méconnu la présomption d’innocence. En effet, la Décision n’a pas mis fin à l’action engagée à l’encontre des requérantes du fait de l’expiration d’un délai de prescription, mais elle a été prise à l’issue d’une procédure ayant suivi son cours normal et dans le cadre de laquelle les requérantes ont bénéficié – ainsi que le confirme l’absence de toute contestation de leur part à cet égard – de toutes les garanties procédurales devant être accordées aux entreprises avant que puisse être adoptée à leur égard une décision constatant une infraction aux règles de concurrence.

111    Dans ces conditions, les requérantes ne sauraient utilement invoquer en l’espèce la présomption d’innocence.

112    À la lumière des considérations jusqu’ici exposées, il y a lieu de considérer que la présente branche, tout comme la première, n’est pas fondée et, par conséquent, de rejeter le premier moyen dans son ensemble.

2.     Sur le second moyen, tiré de l’incompétence de la Commission

 Arguments des parties

113    Les requérantes font valoir que la Commission n’était pas compétente pour adopter une décision déclarant qu’elles avaient violé l’article 81, paragraphe 1, CE. En effet, ni l’article 3 du règlement n° 17 ni aucune autre disposition n’habiliteraient la Commission à adopter une décision constatant une infraction lorsque cette infraction a déjà pris fin en dehors du délai de prescription prévu à l’article 1er du règlement n° 2988/74.

114    Elles soulignent que les dispositions du traité CE et le règlement n° 17 ne confèrent expressément à la Commission que le pouvoir de prendre des mesures afin de mettre fin à une infraction existante et celui d’infliger des amendes ou des astreintes. Ni le traité CE ni le règlement n° 17 ne traiteraient en revanche de la question de savoir si la Commission a le pouvoir de déclarer, par voie de décision, qu’une entreprise a violé les règles de concurrence du traité dans le passé, lorsque cette infraction a clairement cessé avant la décision ou même avant l’ouverture de l’enquête de la Commission.

115    Les requérantes reconnaissent que la Cour, dans son arrêt GVL/Commission, précité, a jugé que le pouvoir de la Commission de prendre une décision visant à obliger les entreprises à mettre fin à une infraction constatée par elle et d’infliger des amendes et des astreintes en cas d’infraction impliquait nécessairement celui de constater l’infraction. Toutefois, elles font remarquer que, dans cet arrêt, la Cour a également indiqué que, afin d’adopter une décision ne faisant que constater une infraction ayant déjà cessé, la Commission devait démontrer l’existence d’un « intérêt légitime » à prendre une pareille décision, et, plus précisément, l’existence d’un réel danger d’un retour à la pratique en cause, justifiant ainsi une clarification de la situation juridique par une décision formelle.

116    Or, la Commission, tout en ayant reconnu, dans sa pratique antérieure à l’adoption de la Décision, qu’un intérêt légitime est nécessaire pour prendre une décision constatant une infraction ayant cessé et tout en ayant admis que, en l’espèce, les prétendues infractions imputées aux requérantes avaient déjà clairement cessé en 1994, n’aurait pas démontré un intérêt légitime à constater, par la Décision, que les requérantes avaient violé l’article 81 CE.

117    En soulignant que l’exigence de l’intérêt légitime doit faire l’objet d’une interprétation restrictive (conclusions de l’avocat général M. Reischl sous l’arrêt GVL/Commission, précitées, p. 512 à 521), les requérantes mettent en exergue le fait qu’elles n’ont soulevé, au cours de la procédure administrative, aucune question juridique nécessitant d’être clarifiée par une décision formelle de la Commission, mais ont simplement nié, sur la base des faits, leur participation aux prétendues ententes.

118    Ainsi, selon les requérantes, il n’y avait en l’espèce, les concernant, aucun danger réel d’un retour à la pratique concernée, celle-ci ayant cessé plus de cinq ans avant la Décision et la défenderesse n’ayant identifié depuis aucune récidive de leur part ou aucune raison rendant une telle récidive plus probable que dans d’autres cas.

119    La défenderesse fait remarquer que les requérantes sont bien obligées d’admettre qu’elle dispose d’une compétence implicite pour adopter des décisions établissant l’existence d’une infraction aux règles de concurrence lorsque l’infraction a pris fin et qu’aucune amende n’est imposée. Elle reconnaît que, pour exercer cette compétence, elle doit avoir un intérêt légitime à agir ainsi.

120    Selon la défenderesse, il n’y a cependant aucune raison d’interpréter restrictivement les conditions dans lesquelles la Commission exerce cette compétence. Rien ne prouverait, en particulier, que, dans l’arrêt GVL/Commission, précité, la Cour avait l’intention de limiter l’adoption par la Commission de décisions de constatation d’infraction à des situations d’incertitude quant à la légalité du comportement incriminé. Par ailleurs, dans ce même arrêt, la Cour n’aurait pas suivi les conclusions de l’avocat général M. Reischl, notamment quant à l’existence de la compétence implicite en cause, de sorte qu’il serait erroné de se fonder sur les arguments de l’avocat général pour interpréter la portée de cet arrêt.

121    De l’avis de la défenderesse, il n’y a aucune raison non plus de conclure qu’un pouvoir implicite est, ipso facto, exceptionnel. Le pouvoir implicite d’arrêter des décisions de constatation d’infraction, dans la poursuite d’un intérêt légitime concernant l’application du droit de la concurrence, ne dérogerait en aucune façon aux pouvoirs que le règlement n° 17 confère à la Commission, mais il les compléterait. Les compétences expresses de la Commission reposeraient sur l’idée, formulée notamment par l’article 83, paragraphe 2, sous d), CE et l’article 85 CE, qu’il appartient à la Commission de veiller à l’application des règles de concurrence par les entreprises et de constater, le cas échéant, qu’il y a infraction à ces règles (arrêt GVL/Commission, précité, point 22). Il serait donc inapproprié de prendre position, a priori, sur la question de savoir si le champ de compétence implicite de la Commission doit être interprété dans un sens restrictif ou large. L’important serait de s’assurer de l’existence des circonstances dans lesquelles il est nécessaire de constater une infraction, afin de garantir que les règles de concurrence sont appliquées par les entreprises. Cette exigence sous-jacente serait exprimée par le critère de l’intérêt légitime.

122    Ainsi, d’autres intérêts légitimes que celui de clarifier la situation juridique pourraient justifier l’adoption d’une décision constatant une infraction ayant cessé, tels que :

–        l’intérêt d’encourager un comportement exemplaire de la part des entreprises, en révélant des infractions particulièrement graves dans une décision prise à l’issue d’une procédure administrative dans laquelle la présomption d’innocence et les droits de la défense ont été pleinement respectés, et ce d’autant plus lorsque, comme les requérantes l’auraient fait en l’espèce, les entreprises contestent les faits et l’infraction au cours de ladite procédure ;

–        l’intérêt de décourager toute récidive, une décision de constatation d’infraction pouvant constituer la base pour augmenter, du fait de la récidive et conformément au point 2 des lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 et de l’article 65, paragraphe 5, du traité CECA (JO 1998, C 9, p. 3), l’amende à infliger à l’entreprise en cas d’infraction ultérieure de même type ;

–        l’intérêt de permettre la saisine des juridictions civiles nationales par les parties lésées qui, sans l’aide des pouvoirs d’obtention des preuves à l’échelle communautaire dont dispose la Commission, ne seraient pas forcément en mesure de réunir tous les éléments de preuve nécessaires dans le cas d’une infraction de large portée géographique dont les faits sont contestés par les entreprises responsables.

123    Or, au vu notamment du caractère très grave des infractions reprochées aux requérantes et de la contestation des faits par celles-ci, éléments qui ressortiraient clairement du texte de la Décision, ces trois intérêts légitimes seraient en l’occurrence constitués. À cet égard, la défenderesse souligne que les requérantes contesteront sans doute également dans le cadre d’une procédure nationale les faits qui leur sont reprochés, qu’il était parfaitement possible qu’il y ait récidive si les comportements infractionnels constatés n’avaient pas été publiquement dénoncés et qu’une entente impliquant une fixation des prix et un partage des informations est une infraction très grave qui ne doit pas être négligée lors de la détermination de l’amende qu’il conviendrait d’infliger en cas de récidive.

124    Dans leur mémoire en réplique, les requérantes rétorquent que les intérêts invoqués par la défenderesse ne sauraient justifier l’adoption de la Décision à leur égard.

125    En ce qui concerne l’intérêt d’encourager un comportement exemplaire de la part des entreprises et celui de décourager toute récidive, les requérantes font valoir que la communication des griefs a déjà eu un effet dissuasif sur elles, de sorte qu’il n’était pas nécessaire, à cet effet, d’adopter à leur égard la Décision, qui reprenait pour l’essentiel le contenu juridique de ladite communication. En ce qui concerne l’effet dissuasif sur le public, la décision adressée aux entreprises impliquées dans l’entente pour lesquelles il n’y avait pas de prescription était, selon les requérantes, suffisante. En outre, elles font observer qu’admettre, en l’absence de danger réel de retour à la pratique concernée, un intérêt légitime à décourager toute récidive signifierait que la Commission pourrait adopter une décision de constatation d’infraction en tout état de cause, indépendamment des circonstances de l’affaire et de la date à laquelle l’infraction a été commise.

126    En ce qui concerne l’intérêt de permettre la saisine des juridictions civiles nationales par les parties lésées, les requérantes estiment qu’il ne saurait être considéré comme légitime. La défenderesse ne serait aucunement investie par le traité CE ni par le règlement n° 17 de la fonction de permettre une telle saisine.

127    La défenderesse, dans son mémoire en duplique, précise que sa défense dans les présentes affaires n’est pas fondée sur l’allégation générale de l’existence, dans tous les cas, d’un intérêt légitime à l’adoption de décisions de constatation d’infraction. Elle souligne que les dangers liés à la récidive, au détriment de l’intérêt public, sont particulièrement sérieux dans le cas des ententes les plus graves et, plus particulièrement, en présence de types d’infractions qui sont, de par leur nature, secrètes et donc plus difficiles à découvrir pour la Commission. C’est pourquoi l’équilibre à établir entre les intérêts des entreprises destinataires et l’intérêt public devrait être différent dans le cas d’infractions passées très sérieuses et dans le cas d’infractions mineures.

128    S’agissant de l’intérêt de permettre la saisine des juridictions nationales, la défenderesse insiste sur la difficulté particulière pour les parties lésées de démontrer l’existence d’une infraction commise sur une échelle géographique aussi vaste, ainsi que sur l’importance de l’exercice par la Commission de ses pouvoirs d’obtention de preuves dans les enquêtes portant sur les ententes secrètes. Elle souligne n’avoir pas invoqué l’intérêt en cause comme justifiant systématiquement l’adoption d’une décision de constatation d’infraction, mais, comme pour l’intérêt de décourager la récidive, en relation avec une infraction particulièrement grave. Par ailleurs, elle ajoute que l’existence de moyens de réparation des dommages civils peut également remplir une fonction d’intérêt public, dans la mesure où ces moyens sont susceptibles de constituer une dissuasion contre la violation des règles de concurrence. Le droit communautaire considérerait en effet l’existence de ces moyens comme vitale pour assurer l’application complète des articles 81 CE et 82 CE (arrêt de la Cour du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, Rec. p. I‑6297).

 Appréciation du Tribunal

129    Les requérantes font valoir que la Commission n’était pas compétente pour prendre la Décision à leur égard, en l’absence de disposition l’habilitant à constater par voie de décision des infractions ayant déjà cessé, d’autant plus lorsque le délai de prescription visé à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 s’est écoulé, et faute de démontrer qu’un intérêt légitime justifiait l’adoption de cette Décision à leur égard.

130    En ce qui concerne les arguments des requérantes repris aux points 113 et 114 ci‑dessus, il a déjà été rappelé, au point 37 du présent arrêt, que la cessation d’une infraction aux règles de concurrence avant l’adoption d’une décision par la Commission ne constitue pas en tant que telle une circonstance faisant obstacle à l’exercice du pouvoir de la Commission de constater cette infraction, la Cour ayant jugé que la Commission peut prendre une décision constatant une infraction à laquelle l’entreprise concernée a déjà mis fin, à la condition néanmoins que l’institution ait un intérêt légitime à le faire (arrêt GVL/Commission, précité, point 24).

131    En outre, il a été jugé au point 63 ci-dessus que, si, dans le cadre du régime instauré par le règlement n° 17, le pouvoir de la Commission de constater une infraction ne ressort qu’implicitement, c’est-à-dire dans la mesure où les pouvoirs explicites d’enjoindre la cessation de l’infraction et d’infliger des amendes l’impliquent nécessairement (arrêt GVL/Commission, précité, point 23), un tel pouvoir implicite n’est pas pour autant asservi uniquement à l’exercice par l’institution de ces pouvoirs explicites. Dès lors, le fait que la Commission n’ait plus le pouvoir d’infliger des amendes aux auteurs d’une infraction du fait de l’écoulement du délai de prescription visé à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 2988/74 ne fait pas en soi obstacle à l’adoption d’une décision constatant que cette infraction révolue a été commise.

132    En ce qui concerne les arguments des requérantes repris aux points 115 à 118 ci‑dessus, la question qu’ils soulèvent n’est, en réalité, pas celle de savoir si la Commission avait compétence pour constater, par voie de décision, les infractions révolues imputées aux requérantes, mais celle de savoir si la Commission avait, en l’espèce, un intérêt légitime à prendre une décision constatant ces infractions (voir, en ce sens, arrêt GVL/Commission, précité, point 24). Par ces arguments, ce sont donc en substance les modalités d’exercice en l’espèce de cette compétence qui sont critiquées par les requérantes.

133    Or, le Tribunal ne peut que relever qu’il ne ressort nullement de la Décision que la Commission ait effectivement examiné la question de savoir si elle avait ou non un tel intérêt.

134    Interrogée à cet égard lors de l’audience, la défenderesse s’est appuyée sur le considérant 651 de la Décision, lequel comporterait la conclusion de la Commission selon laquelle il était approprié d’adopter une décision de constatation d’infraction à l’égard des requérantes, conclusion qui, à son avis, revient à dire, en substance, qu’il y avait un intérêt légitime à ce faire.

135    Toutefois, force est de constater que, en affirmant, audit considérant, que « [l]es règles relatives à la prescription concernent exclusivement l’application d’amendes ou de sanctions » et qu’« [el]les sont sans effet sur le droit de la Commission d’instruire des affaires relatives à des ententes et d’arrêter, le cas échéant, des décisions d’interdiction », la défenderesse n’a fait que répondre, pour le rejeter, à l’argument qui avait été soulevé par les requérantes, selon lequel les infractions en cause, à les supposer établies, ne pouvaient plus faire l’objet d’une décision, car il y avait prescription. On ne saurait déduire de cette affirmation que la Commission s’était également demandée si elle avait un intérêt légitime à constater par décision des infractions auxquelles les requérantes avaient déjà mis fin.

136    Il résulte de ce qui précède que, faute d’avoir recherché, en prenant la Décision, si la constatation des infractions à l’égard des requérantes était justifiée par un intérêt légitime, la Commission a commis une erreur de droit qui justifie l’annulation de la Décision pour autant qu’elle concerne les requérantes.

137    Au surplus, la défenderesse n’a pas davantage établi devant le Tribunal l’existence en l’espèce d’un tel intérêt légitime. Certes, devant le Tribunal, la défenderesse a indiqué que, outre l’intérêt de clarifier une situation juridique, intérêt reconnu légitime dans les circonstances de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt GVL/Commission, précité, d’autres intérêts pourraient, en l’espèce, justifier l’adoption de la Décision à l’égard des requérantes, à savoir la nécessité d’encourager un comportement exemplaire des entreprises, l’intérêt de décourager la récidive, compte tenu du caractère particulièrement grave des infractions en cause, et l’intérêt de permettre la saisine des juridictions civiles nationales par les parties lésées.

138    Force est cependant de constater que la défenderesse se borne à énoncer, à titre générique, trois hypothèses sans démontrer par les circonstances propres au cas d’espèce, relatives aux infractions très graves et très étendues reprochées aux requérantes, que ces hypothèses seraient ici avérées et justifieraient par conséquent de son intérêt légitime à adopter à l’égard des requérantes une décision constatant lesdites infractions. La Commission n’a pas expliqué concrètement au Tribunal en quoi la gravité et l’extension géographique des comportements infractionnels en cause rendraient nécessaire la constatation des infractions ayant cessé, opérée par la Décision, dans le cas particulier des requérantes. Elle n’a pas non plus apporté le moindre indice concernant le risque de récidive de la part des requérantes. La défenderesse n’a pas davantage donné d’indications, propres aux circonstances de l’espèce, sur des actions juridictionnelles engagées ou même envisageables de la part de tiers lésés par les comportements infractionnels.

139    En outre, les requérantes ont contesté la légitimité des intérêts mentionnés par la défenderesse devant le Tribunal, faisant valoir que la communication des griefs avait eu un effet suffisamment dissuasif à leur égard, qu’il n’y avait aucun danger réel de retour aux pratiques anticoncurrentielles en cause et que le souhait de permettre la saisine des juridictions nationales serait, en lui-même, discutable. Or, la défenderesse n’a pas apporté à ces objections de réponse circonstanciée de nature à établir l’intérêt légitime allégué.

140    Le second moyen doit dès lors être accueilli.

 Sur la demande des requérantes visant à ce que certaines données soient omises dans les publications relatives aux présentes affaires

141    Les requérantes, dans leur requête, ont chacune demandé au Tribunal de supprimer de ses publications concernant les présentes affaires, compte tenu de l’objet de celles-ci, toutes références aux produits et aux périodes concernés par les infractions qui leur ont été imputées dans la Décision.

142    À cet égard, il convient d’observer qu’il résulte des pièces versées au dossier par les requérantes en annexe à leur mémoire en réplique que, après l’introduction des présents recours, des discussions approfondies ont été tenues entre les requérantes et la Commission au sujet de la publication de la Décision. Les requérantes avaient en effet demandé à la Commission d’omettre, dans la version de la Décision destinée à être publiée, toute référence à leurs dénominations sociales, au produit vitaminique pour lequel une infraction leur était respectivement imputée et à d’autres éléments permettant de les identifier comme étant des entreprises ayant participé à une entente illicite.

143    Or, la Commission a finalement rejeté ces prétentions et la version non confidentielle de la Décision, publiée au Journal officiel des Communautés européennes le 10 janvier 2003, mentionne clairement les éléments faisant l’objet des demandes des requérantes visées au point 141 ci-dessus (voir notamment article 1er de la Décision). 

144    Le caractère public ainsi acquis par ces informations après l’introduction des présents recours excluant qu’elles puissent faire l’objet d’un traitement confidentiel (ordonnances du président de la deuxième chambre élargie du Tribunal du 9 novembre 1994, Langnese Iglo/Commission, T-7/93, non publiée au Recueil, point 11 ; du président de la cinquième chambre élargie du Tribunal du 3 juin 1997, Gencor/Commission, T‑102/96, Rec. p. II‑879, point 29, et du président de la deuxième chambre élargie du Tribunal du 3 juillet 1998, Volkswagen et Volkswagen Sachsen/Commission, T-143/96, non publiée au Recueil, point 20), la demande formulée par les requérantes doit être rejetée.

 Sur les dépens

145    Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La défenderesse ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions des requérantes.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre élargie)

déclare et arrête :

1)      La décision 2003/2/CE de la Commission, du 21 novembre 2001, relative à une procédure d’application de l’article 81 CE et de l’article 53 de l’accord EEE (affaire COMP/E‑1/37.512 − Vitamines), est annulée pour autant qu’elle concerne les requérantes.

2)      La défenderesse est condamnée aux dépens.

Legal

Lindh

Mengozzi

Wiszniewska-Białecka

 

Vadapalas

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 6 octobre 2005.

Le greffier

 

       Le président

H. Jung

 

       H. Legal


* Langue de procédure : l'anglais.