ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)
28 janvier 1999 (1)
«Recours en indemnité Responsabilité non contractuelle Aides d'État
Communication au plaignant de la décision adressée à l'État membre concerné
Retard Préjudice matériel et moral Lien de causalité»
Dans l'affaire T-230/95,
Bretagne Angleterre Irlande (BAI), société de droit français, établie à Roscoff
(France), représentée par Me Jean-Michel Payre, avocat au barreau de Paris, ayant
élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Aloyse May, 31, Grand-rue,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par MM. Gérard Rozet,
conseiller juridique, et Anders Christian Jessen, membre du service juridique, en
qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de
la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
ayant pour objet une demande en réparation du préjudice prétendument subi par
la requérante du fait du retard avec lequel la Commission lui a communiqué le
texte de sa décision du 7 juin 1995 portant clôture de la procédure ouverte au titre
de l'article 93, paragraphe 2, du traité CE, concernant des aides en faveur de
Ferries Golfo de Vizcaya SA,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (première chambre élargie),
composé de MM. B. Vesterdorf, président, C. W. Bellamy, R. M. Moura Ramos,
J. Pirrung et P. Mengozzi, juges,
greffier: Mme B. Pastor, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 16 juin 1998,
rend le présent
Arrêt
Faits et procédure
- 1.
- La requérante exploite depuis plusieurs années, sous le nom commercial de
«Brittany Ferries», une ligne maritime entre les ports de Plymouth au Royaume-Uni et de Santander en Espagne. Par lettre du 21 septembre 1992, elle a adressé
une plainte à la Commission dénonçant les subventions importantes qui devaient
être octroyées par le conseil provincial de Biscaye et par le gouvernement basque
à Ferries Golfo de Vizcaya SA, une société de droit espagnol créée par Vapores
Surdíaz Bilbao, SA, une société de droit espagnol, et P & O European Ferries
(Portsmouth) Ltd, une société britannique, en vue de l'exploitation, à partir du
mois de mars 1993, d'une ligne de navigation régulière entre les ports de
Portsmouth et de Bilbao.
- 2.
- La plaignante a, ainsi, porté à la connaissance de la Commission divers éléments
d'information dont elle disposait à propos de l'accord qui devait être signé entre
Ferries Golfo de Vizcaya et les autorités régionales basques, tendant à
subventionner, pendant les trois premières années d'exploitation, le fonctionnement
de la ligne Bilbao-Portsmouth. En outre, elle demandait formellement à la
Commission d'ouvrir une procédure d'application des articles 92 et 93 du traité CE.
- 3.
- Le 11 février 1993, la requérante a adressé à la Commission des observations
complémentaires au sujet des aides octroyées à Ferries Golfo de Vizcaya, dans
lesquelles elle insistait sur l'urgente nécessité d'ouvrir la procédure d'examen
demandée dans sa plainte, compte tenu du démarrage imminent des services de
transport sur la ligne Bilbao-Portsmouth. Elle précisait, à cet égard, que, cette ligne
se trouvant en concurrence directe avec celle qu'elle exploite, son ouverture, dans
les conditions convenues avec les autorités espagnoles, était susceptible de nuire
gravement à ses intérêts économiques.
- 4.
- Le 29 septembre 1993, la Commission a décidé d'ouvrir la procédure prévue à
l'article 93, paragraphe 2, du traité. Au vu des informations qui lui avaient été
communiquées, la Commission estimait que l'aide financière apportée à Ferries
Golfo de Vizcaya constituait une aide d'État au sens de l'article 92 du traité et ne
remplissait pas les conditions pour pouvoir être déclarée compatible avec le marché
commun. Par lettre du 13 octobre 1993, cette décision a été notifiée au
gouvernement espagnol, lequel a été invité à confirmer qu'il suspendrait tous les
versements au titre du régime d'aide en question jusqu'à l'adoption par la
Commission de sa décision finale, ainsi qu'à présenter ses commentaires et à
fournir toutes les données nécessaires à l'appréciation de ce régime.
- 5.
- La décision d'ouvrir une procédure concernant les aides octroyées par l'Espagne
à Ferries Golfo de Vizcaya a fait l'objet d'une communication de la Commission
adressée aux autres États membres et aux parties intéressées, laquelle a été publiée
au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1994, C 70, p. 5), afin qu'ils
présentent leurs observations.
- 6.
- La requérante n'ayant obtenu aucune information précise sur l'évolution de la
procédure, elle a, le 28 février 1995, formellement invité la Commission, au titre
de l'article 175, deuxième alinéa, du traité, à adopter une décision finale
- 7.
- Par lettres des 12 et 16 juin 1995, la requérante a demandé à la Commission de lui
transmettre le texte de la décision rendue dans la procédure, dont elle n'avait pas
encore été officiellement avisée. Elle s'inquiétait du fait que la presse espagnole
faisait état de l'adoption par la Commission d'une décision finale dans cette affaire,
à la suite de la conclusion d'un nouvel accord entre Ferries Golfo de Vizcaya et les
autorités régionales. Selon les informations parues dans la presse, cet accord était
comparable à celui de 1992. Les autorités espagnoles s'engageaient à acheter à son
concurrent un nombre important de titres de transport pendant une période de
trois ans, ce qui lui permettrait de compenser les pertes subies en dehors de la
pleine saison. La requérante souhaitait, par conséquent, connaître les mesures que
la Commission envisageait de prendre à l'égard du nouvel accord.
- 8.
- Par télécopie du 19 juin 1995, les services de la Commission ont transmis à la
requérante le communiqué de presse IP/95/579, du 7 juin 1995, s'engageant à lui
faire parvenir le texte de sa décision aussitôt que possible. Le communiqué de
presse annonçait que la Commission avait décidé, ce même jour, de clore la
procédure concernant les aides en faveur de Ferries Golfo de Vizcaya. Il contenait
un résumé des motifs de la décision dont il ressortait, entre autres, que l'accord
entre les autorités et le transporteur espagnol avait été modifié de façon à prendre
en compte les préoccupations de la Commission. Celle-ci se déclarait alors
convaincue que Ferries Golfo de Vizcaya ne bénéficiait pas d'une aide d'État. La
décision rapportée par ce communiqué de presse a été notifiée au gouvernement
espagnol par lettre du 11 juillet 1995.
- 9.
- Le 21 juin 1995, la requérante a accusé réception du communiqué de presse et a
confirmé son attente du texte de la décision de la Commission auquel il faisait
référence. En réponse, les services de la Commission, après avoir indiqué que la
décision ferait l'objet d'une publication au Journal officiel des Communautés
européennes au cours des semaines suivantes, ont réaffirmé qu'ils lui feraient
parvenir une copie du texte dès que possible.
- 10.
- C'est dans ces conditions que, le 28 novembre 1995, date à laquelle le texte de la
décision ne lui avait toujours pas été transmis ni publié, la requérante a procédé
à l'envoi par la poste de la requête introductive du présent recours. Toutefois, en
raison des grèves ayant affecté à l'époque l'acheminement du courrier en France,
ledit recours n'a été enregistré au greffe du Tribunal que le 18 décembre 1995.
- 11.
- Entre-temps, la décision de la Commission du 7 juin 1995 a été publiée au Journal
officiel des Communautés européennes du 1er décembre 1995 (JO C 321, p. 4). Le
8 décembre 1995, les services de la Commission ont, par télécopie, envoyé à la
requérante le texte de la décision tel qu'il avait été publié.
- 12.
- Par requête parvenue au greffe du Tribunal le 1er février 1996, la requérante a
alors introduit un second recours, enregistré sous le numéro T-14/96, lequel tend
à l'annulation de la décision de la Commission portant clôture de la procédure
concernant les aides en faveur de Ferries Golfo de Vizcaya.
- 13.
- Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (première chambre élargie) a ouvert
la procédure orale. Les parties ont étés entendues en leurs plaidoiries et en leurs
réponses aux questions posées par le Tribunal à l'audience du 16 juin 1998.
Conclusions des parties
- 14.
- La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
condamner la Commission à réparer le préjudice qu'elle a subi du fait du
retard avec lequel la décision du 7 juin 1995 lui a été communiquée;
fixer le délai dans lequel les parties devront transmettre au Tribunal les
chiffres du montant de la réparation établis d'un commun accord, ou, à
défaut d'accord, le délai dans lequel les parties devront lui faire parvenir
leurs conclusions chiffrées;
condamner la Commission aux dépens.
- 15.
- La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
rejeter comme non fondé le recours en indemnité formé par la requérante;
condamner la requérante aux dépens.
En droit
Arguments des parties
- 16.
- En substance, la requérante soutient que, en s'abstenant de porter immédiatement
à sa connaissance les termes de la décision rendue à la suite de la plainte qu'elle
avait déposée, malgré plusieurs demandes et une mise en demeure, la Commission
a commis une faute engageant la responsabilité non contractuelle de la
Communauté au sens de l'article 215, deuxième alinéa, du traité.
- 17.
- La requérante estime que le retard avec lequel la Commission lui a transmis sa
décision, prise le 7 juin 1995 et notifiée au gouvernement espagnol le 11 juillet
1995, est anormal. Le fait que le texte de la décision n'ait pas été disponible dans
toutes les langues de la Communauté ne pourrait justifier valablement un tel
retard. Elle fait valoir, d'une part, que les arguments tirés d'une carence manifeste
dans le fonctionnement des services internes d'une institution ne sont pas admis par
la jurisprudence (arrêt de la Cour du 22 mai 1985, Parlement/Conseil, 13/83, Rec.
p. 1513) et, d'autre part, que le texte de la décision était certainement disponible
en langue espagnole, puisqu'il a été notifié à l'État membre concerné. La
requérante considère, par ailleurs, qu'il aurait dû être disponible en langue
française, langue de la procédure dont elle avait déclenché l'ouverture. Selon elle,
l'absence d'une justification sérieuse démontre que la Commission s'est
volontairement abstenue de lui communiquer sa décision finale, alors qu'aucun
obstacle de fait ne s'y opposait et qu'elle l'a communiquée aux autres parties à la
procédure.
- 18.
- Elle expose que ce comportement fautif de la part de la Commission l'a empêchée
de contester dans les plus brefs délais la validité de la décision en cause, faute d'en
connaître la motivation (arrêt de la Cour du 6 juillet 1988, Dillinger
Hüttenwerke/Commission, 236/86, Rec. p. 3761, point 14). En effet, il aurait été
indispensable qu'elle disposât, à cette fin, du texte même de la décision de la
Commission et non pas d'un simple communiqué de presse la résumant. Elle faitobserver que, pour constater que ce communiqué reprenait l'essentiel de ladite
décision, ainsi que la Commission l'a signalé dans son mémoire en défense, il lui
aurait fallu être en possession du texte correspondant, ce qui, précisément, n'était
pas le cas. Or, pour attaquer la décision, il aurait été nécessaire de connaître sa
motivation et tout particulièrement de savoir pourquoi la Commission avait estimé
que le nouvel accord conclu entre les autorités espagnoles et Ferries Golfo de
Vizcaya ne contenait aucun élément d'aide d'État.
- 19.
- A cet égard, la requérante souligne, dans son mémoire en réplique, que la
Commission n'a toujours pas donné suite à sa lettre du 21 décembre 1995, dans
laquelle elle lui avait demandé la transmission du texte du nouvel accord, estimant
que la portée de la décision rendue par la Commission ne pouvait pas être
comprise ni appréciée sans le texte de cet accord.
- 20.
- La requérante précise que le comportement qu'elle reproche à la Commission lui
a causé un préjudice certain et grave, qui réside dans la circonstance que sa
nouvelle et unique concurrente, Ferries Golfo de Vizcaya, a pu continuer à
percevoir illégalement des aides lui permettant d'assurer son implantation sur le
marché. Étant donné que seules les trois premières années d'exploitation sont
prévues comme devant être déficitaires, et à supposer même que Ferries Golfo de
Vizcaya soit un jour tenue de restituer les subventions qui lui ont été illégalement
accordées, elle a pu profiter des délais de procédure pour s'installer sur le marché
et fidéliser une clientèle. Le délai de plusieurs mois pris par la Commission pour
porter à la connaissance de la requérante sa décision finale a retardé d'autant la
possibilité pour celle-ci de faire cesser la concurrence anormale dont elle est
victime.
- 21.
- En ce qui concerne la réalité du préjudice allégué, la requérante estime que la
Commission n'est pas fondée à soutenir que les deux lignes maritimes en cause ne
se trouvent pas en concurrence directe et que, partant, elle n'a pas subi de
préjudice. En tout état de cause, le préjudice dont elle se plaint n'est pas celui qui
résulte d'une concurrence irrégulière, mais celui qui résulte de la faute commise
par la Commission. En ne lui communiquant pas immédiatement et spontanément
le texte de sa décision, l'institution aurait traité la requérante de manière
inéquitable. Même si le préjudice ainsi causé ne devait être que moral, il n'en serait
pas moins certain et indemnisable, conformément aux principes généraux communs
aux droits des États membres.
- 22.
- En outre, la requérante fait valoir que, à défaut de l'accord par lequel les autorités
espagnoles se sont engagées à compenser les pertes de la nouvelle ligne maritime
pendant au moins trois ans, cette ligne n'aurait pas été créée, puisque la demande
n'était pas suffisante. Bien que la décision d'ouverture d'une procédure d'examen
ait théoriquement mis un terme au versement des aides, la requérante souligne que
sa concurrente, ainsi qu'il ressort de la décision du 7 juin 1995, s'est limitée à
constituer une provision en vue de la restitution des premiers éléments d'aide, mais
qu'elle ne les a effectivement pas restitués. Le nouvel accord prévoyant des
versements à Ferries Golfo de Vizcaya à partir de 1995, il en découle que le régime
d'aide n'a été interrompu que de septembre 1993 à décembre 1994, soit pendant
un an et trois mois.
- 23.
- La requérante expose, par ailleurs, que le montant de son préjudice ne peut encore
être chiffré avec précision. Dans son mémoire en réplique, elle avance que ce
montant dépend en grande partie du sort qui sera réservé au recours en annulation
qu'elle a introduit à l'encontre de la décision de la Commission portant clôture de
la procédure ouverte à la suite de sa plainte. Toutefois, le préjudice étant certain,
elle estime que le Tribunal est en mesure de statuer (arrêts de la Cour du 2 mars
1977, Eier-Kontor/Conseil et Commission, 44/76, Rec. p. 393, du 6 décembre 1984,
Biovilac/CEE, 59/83, Rec. p. 4057, et du 14 janvier 1987, Zuckerfabrik Bedburg
e.a./Conseil et Commission, 281/84, Rec. p. 49). Il appartiendra aux parties soit de
porter à la connaissance du Tribunal le montant de la réparation établi d'un
commun accord, soit de lui faire parvenir leurs conclusions chiffrées, dans les délais
qui leur seront impartis (arrêt de la Cour du 27 mars 1990, Grifoni/CEEA, C-308/87, Rec. p. I-1203).
- 24.
- La Commission, pour sa part, soutient que le communiqué de presse et la version
en langue française de la décision prise le 7 juin 1995 ont été transmis à la
requérante sans retard au regard de la disponibilité des documents concernés. Elle
estime que la requérante n'est pas fondée à prétendre que la Commission a eu à
son égard un comportement illégal de nature à engager la responsabilité de la
Communauté.
- 25.
- Elle fait valoir, en outre, que la requérante n'a apporté aucun élément concret de
nature à établir, avec une certitude suffisante, la réalité du préjudice invoqué, ou
son imminence et sa prévisibilité. La requérante ne pourrait, dès lors, se prévaloir
de la jurisprudence constante permettant de saisir la Cour pour faire constater la
responsabilité de la Communauté pour dommages imminents et prévisibles avec
une certitude suffisante, même si le préjudice ne peut pas encore être chiffré avec
précision (arrêt de la Cour du 2 juin 1976, Kampffmeyer e.a./Commission et
Conseil, 56/74, 57/74, 58/74, 59/74 et 60/74, Rec. p. 711 et arrêt Grifoni/CEEA,
précité).
- 26.
- La Commission souligne que la requérante n'est pas parvenue à définir avec clarté
et précision l'objet même de son préjudice matériel ni à identifier le préjudice
moral invoqué à titre subsidiaire et accessoire. En tout état de cause, elle conteste
que la requérante ait subi un quelconque préjudice.
- 27.
- Elle ajoute que la requérante n'a pas non plus établi que le préjudice invoqué
trouvait sa source dans la prétendue faute qu'elle aurait commise. L'implantation
sur le marché de Ferries Golfo de Vizcaya au moyen d'aides illégalement perçues
ne peut trouver son fait générateur que dans la décision du 7 juin 1995, à supposer
que l'illégalité de cette décision soit établie, et non pas dans le prétendu retard
avec lequel elle aurait été communiquée à la requérante. En effet, en indiquant
que le chiffrage du prétendu préjudice dépend du succès ou de l'échec du recours
en annulation, la requérante établirait elle-même l'absence d'un lien de causalité
direct entre le retard reproché à la Commission et ce préjudice, dont la nature est
nécessairement liée au contenu même de la décision en cause.
- 28.
- La Commission considère, enfin, que tout éventuel lien de causalité a été rompu
par le comportement même de la requérante, laquelle avait, depuis le 19 juin 1995,
une connaissance suffisante de cette décision pour faire valoir ses droits de recours.
Appréciation du Tribunal
- 29.
- En vertu de l'article 215, deuxième alinéa, du traité et des principes généraux
auxquels il est renvoyé par cette disposition, la responsabilité non contractuelle de
la Communauté suppose la réunion d'un ensemble de conditions en ce qui
concerne l'illégalité du comportement reproché à l'institution, la réalité du
dommage et l'existence d'un lien de causalité entre le comportement et le préjudice
invoqué (arrêts de la Cour du 17 décembre 1981, Ludwigshafener Walzmühle
e.a./Conseil et Commission, 197/80, 198/80, 199/80, 200/80, 243/80, 245/80 et 247/80,
Rec. p. 3211, point 18, et du Tribunal du 16 juillet 1998, Bergaderm et
Goupil/Commission, T-199/96, non encore publié au Recueil, point 48).
- 30.
- Le présent recours tend à la réparation d'un préjudice qui aurait été causé à la
requérante par le retard avec lequel la décision prise par la Commission le 7 juin
1995 lui a été communiquée. Dès lors, il appartient à la requérante d'apporter la
preuve d'un lien de cause à effet entre la prétendue faute de l'institution et le
préjudice qu'elle invoque (arrêts de la Cour du 30 janvier 1992, Finsider
e.a./Commission, C-363/88 et C-364/88, Rec. p. I-359, point 25, et du 16 septembre
1997, Blackspur DIY e.a./Conseil et Commission, C-362/95 P, Rec. p. I-4775, point
31, et arrêt du Tribunal du 22 octobre 1997, SCK et FNK/Commission, T-213/95
et T-18/96, Rec. p. II-1739, point 98).
- 31.
- La requérante invoque, à titre principal, un préjudice d'ordre matériel qu'elle
estime certain et grave, bien qu'elle ne puisse encore le chiffrer avec précision. A
titre subsidiaire et accessoire, elle invoque un préjudice d'ordre moral.
- 32.
- Elle explique que son préjudice matériel réside dans la circonstance qu'elle a été
empêchée d'attaquer, dans les plus brefs délais, la décision adoptée par la
Commission à l'égard des aides octroyées à Ferries Golfo de Vizcaya, ce qui aurait
permis à sa concurrente d'assurer son implantation sur le marché au moyen d'aides
illégalement perçues. Le résultat du retard avec lequel cette décision lui a été
transmise serait qu'elle n'a pas eu la possibilité d'introduire plus tôt un recours en
annulation et de faire ainsi cesser la concurrence anormale dont elle est victime.
- 33.
- Selon la requérante, la détermination du montant de son préjudice dépend du sort
qui sera réservé au recours qu'elle a introduit le 1er février 1996 contre la décision
du 7 juin 1995, en ce sens que l'annulation de cette décision par le Tribunal
confirmerait l'existence d'un préjudice d'ordre matériel. La saisine du juge
communautaire n'ayant pu intervenir que tardivement, du fait du comportement
de la Commission, Ferries Golfo de Vizcaya aurait, de ce fait, bénéficié d'un
système illégal d'aide pendant six mois de trop. Au cas où le Tribunal rejetterait
son recours en annulation, elle devrait se limiter à demander réparation d'un
préjudice d'ordre moral.
- 34.
- Il y a lieu de constater que la requérante n'établit pas l'existence d'un lien de cause
à effet entre le comportement qu'elle reproche à la Commission et le préjudice
matériel qu'elle prétend avoir subi. En effet, il ressort de l'ensemble de
l'argumentation développée par la requérante que le fait générateur du préjudice
matériel dont elle se plaint est la décision adoptée par la Commission le 7 juin
1995, permettant aux autorités espagnoles de verser certains montants à Ferries
Golfo de Vizcaya, et non pas le fait que cette décision a été portée à sa
connaissance six mois plus tard. Le retard avec lequel la requérante a introduit son
recours en annulation, qui résulterait du comportement de la Commission, à
supposer même que celui-ci puisse être qualifié de fautif, ne saurait lui avoir causé
un préjudice matériel autonome, distinct de celui qui pourrait découler de la
décision attaquée dans le cadre de l'affaire T-14/96. Cette décision, qui produit ses
effets de manière continue depuis la date de son adoption, est la cause nécessaire
de tout préjudice matériel éventuellement subi par la requérante. En effet, si une
telle décision n'avait pas été adoptée ni exécutée, un retard dans la communication
de la position prise par la Commission à l'égard des aides litigieuses n'aurait pas
pu porter atteinte, comme le prétend la requérante, à ses intérêts patrimoniaux.
- 35.
- Les constatations précédentes ne sont pas remises en cause par l'argumentation de
la requérante selon laquelle, si la décision lui avait été immédiatement transmise,
elle aurait pu introduire son recours en annulation six mois plus tôt et ainsi
s'efforcer de limiter le montant du préjudice qu'elle estime avoir subi. Il convient
de relever que le raisonnement de la requérante présuppose que l'annulation de
cette décision et l'éventuel remboursement des aides, au terme des procédures
prévues par les droits communautaire et national, ne sont pas susceptibles de
réparer entièrement son prétendu préjudice matériel. En tout état de cause,compte tenu du caractère continu du préjudice invoqué, la requérante ne saurait
établir l'existence d'un lien de causalité entre le retard qu'elle reproche à la
Commission et la partie de ce préjudice supposée non réparable. Il suffit d'observer
que l'ensemble des effets produits dans le temps par la décision adoptée le 7 juin
1995 découle de son exécution et non pas d'un éventuel retard dans sa
communication à la requérante.
- 36.
- Par ailleurs, le Tribunal constate que la requérante n'a introduit, à aucun moment,
une demande de sursis à l'exécution de la décision attaquée dans le cadre de
l'affaire T-14/96. En demandant la suspension des effets de la décision du 7 juin
1995, elle aurait pu obtenir une diminution du préjudice matériel invoqué, à charge
pour elle de démontrer que toutes les conditions dont dépend l'octroi de mesures
provisoires par le juge communautaire étaient remplies.
- 37.
- Le Tribunal ayant conclu que le comportement reproché à la Commission n'est pas
à l'origine du préjudice matériel dont se plaint la requérante, il convient encore
d'examiner si ce comportement lui a causé un préjudice d'ordre moral.
- 38.
- Il convient de rappeler que, pour obtenir la réparation du préjudice moral allégué,
la requérante doit établir qu'elle a subi un préjudice réel et certain. Partant, elle
ne saurait, en principe, se limiter à invoquer le caractère prétendument fautif du
comportement de la Commission à son égard (voir, en ce sens, l'arrêt du Tribunal
du 21 mars 1996, Farrugia/Commission, T-230/94, Rec. p. II-195, point 46).
- 39.
- Dans la mesure où la requérante n'avance aucun élément de nature à démontrer
l'existence et à déterminer l'étendue de son préjudice moral, il lui incombe, tout au
moins, d'établir que le comportement incriminé de la Commission était, par sa
gravité, de nature à causer un tel dommage dans son chef. Or, s'il est vrai que la
requérante estime avoir été traitée de manière inéquitable, elle se fonde
uniquement sur sa propre conception du traitement que la Commission réserve, ou
devrait réserver, aux parties plaignantes dans les procédures en matière d'aides
d'État. A défaut d'identifier les circonstances objectives qui pourraient étayer son
allégation concernant un prétendu traitement inéquitable, l'existence du préjudice
moral invoqué par la requérante ne peut être considérée comme établie.
- 40.
- Il s'ensuit que l'ensemble des conditions dont dépend l'engagement de la
responsabilité de la Communauté à l'égard de la requérante ne sont pas réunies
en l'espèce. Dès lors, et sans qu'il soit nécessaire au Tribunal de se prononcer sur
la légalité du comportement reproché à la Commission, le recours en indemnité
doit être rejeté comme non fondé.
Sur les dépens
- 41.
- Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie
qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La requérante
ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu de la condamner aux dépens,
conformément aux conclusions en ce sens de la Commission.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (première chambre élargie)
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) La requérante est condamnée aux dépens.
Vesterdorf Bellamy Moura Ramos
Pirrung Mengozzi
|
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 28 janvier 1999.
Le greffier
Le président
H. Jung
B. Vesterdorf