Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 7 mai 2024 (1)
Affaire C‑4/23 [Mirin] (i)
M.-A.A.
contre
Direcţia de Evidenţă a Persoanelor Cluj, Serviciul stare civilă
Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne,
Municipiul Cluj-Napoca,
en présence de
Asociaţia Accept,
Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării
[demande de décision préjudicielle formée par la Judecătoria Sectorului 6 Bucureşti (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Article 21, paragraphe 1, TFUE – Droit de circuler et de séjourner librement dans les États membres – Ressortissant résidant au Royaume-Uni ayant la nationalité de cet État et d’un État membre – Refus par les autorités de ce second État de faire mention dans son acte de naissance des changements de prénom et de genre légalement obtenus dans le premier État – Réglementation nationale admettant la modification d’un acte d’état civil uniquement sur la base d’une décision judiciaire définitive – Incidence du retrait du Royaume-Uni de l’Union »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2 TUE, des articles 18, 20 et 21 TFUE ainsi que des articles 1er, 7, 20, 21 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant une personne ressortissante de Roumanie aux autorités nationales de cet État membre, chargées de la tenue des registres de l’état civil et de la gestion du numéro d’identification personnel (3), en raison de leur refus de reconnaître et d’inscrire dans son acte de naissance son nouveau prénom et son identité de genre (4) acquis (5) au Royaume-Uni dont cette personne est également ressortissante.
3. Cette affaire offre à la Cour l’occasion de préciser la portée de ses décisions relatives à la reconnaissance du statut personnel des citoyens de l’Union, fondées sur l’article 21 TFUE, dans les limites de la compétence des États membres en matière d’état civil et d’état des personnes.
II. Le cadre juridique
A. L’accord de retrait
4. Les quatrième et huitième alinéas du préambule de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (6), adopté le 17 octobre 2019 et entré en vigueur le 1er février 2020, approuvé par la décision (UE) 2020/135 du Conseil, du 30 janvier 2020 (7), énoncent :
« Rappelant qu’en vertu de l’[a]rticle 50 du TUE, en liaison avec l’[a]rticle 106 bis du traité Euratom, et sous réserve des modalités définies dans le présent accord, le droit de l’Union et d’Euratom dans son ensemble cesse d’être applicable au Royaume-Uni à partir de la date d’entrée en vigueur du présent accord,
[...]
Considérant qu’il est dans l’intérêt tant de l’Union que du Royaume-Uni de définir une période de transition ou de mise en œuvre au cours de laquelle [...] le droit de l’Union, y compris les accords internationaux, devrait être applicable au Royaume-Uni et sur son territoire, avec, en règle générale, le même effet qu’en ce qui concerne les États membres, afin d’éviter les perturbations au cours de la période durant laquelle le ou les accords sur les relations futures seront négociés. »
5. Aux termes de l’article 126 de l’accord de retrait, intitulé « Période de transition », qui figure dans la quatrième partie de celui-ci, relative à la « [t]ransition » :
« Une période de transition ou de mise en œuvre est fixée, laquelle commence à la date d’entrée en vigueur du présent accord et se termine le 31 décembre 2020. »
6. L’article 127 de cet accord, intitulé « Portée des dispositions transitoires », dispose, à son paragraphe 1, premier alinéa, et son paragraphe 6 :
« 1. Sauf disposition contraire du présent accord, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition.
[...]
6. Sauf disposition contraire du présent accord, pendant la période de transition, toute référence aux États membres dans le droit de l’Union applicable en vertu du paragraphe 1, y compris dans sa mise en œuvre et son application par les États membres, s’entend comme incluant le Royaume-Uni. »
B. Le droit roumain
7. L’article 9 de la Legea nr. 119/1996 cu privire la actele de stare civilă (loi no 119/1996 sur les actes d’état civil) (8), du 16 octobre 1996 (ci-après la « loi no 119/1996 »), dans sa version applicable au litige au principal, est libellé comme suit :
« Lorsque l’officier de l’état civil ou le fonctionnaire chargé de l’état civil refuse d’établir un acte ou d’inscrire une mention qui relève de ses fonctions, la personne insatisfaite peut saisir la juridiction compétente, conformément à la loi. »
8. L’article 43 de cette loi prévoit :
« Dans les actes de naissance et, le cas échéant, dans les actes de mariage ou de décès, les mentions relatives aux changements d’état civil de la personne sont inscrites dans les cas suivants :
[...]
f) changement de nom ;
[...]
i) changement de sexe, après que la décision de justice est devenue définitive. »
9. Aux termes de l’article 57, paragraphe 1, de ladite loi :
« Les actes d’état civil et les mentions qui y sont inscrites peuvent être annulés, complétés ou modifiés uniquement en vertu d’une décision de justice définitive. »
10. En application des articles 1er, 2 ainsi que 10 et suivants de la loi no 119/1996, les autorités chargées de la tenue des registres de l’état civil délivrent des certificats de naissance, de mariage ou de décès sur la base des actes d’état civil qu’ils conservent sans les reproduire intégralement.
11. L’article 4, paragraphe 2, sous l), de l’Ordonanța Guvernului nr. 41/2003 privind dobândirea și schimbarea pe cale administrativă a numelor persoanelor fizice (ordonnance du gouvernement no 41/2003 relative à l’acquisition et au changement par voie administrative des noms des personnes physiques) (9), du 30 janvier 2003, énonçait :
« Les demandes de changement de nom sont considérées comme fondées dans les cas suivants :
[...]
l) lorsque la personne a obtenu l’approbation du changement de sexe par une décision de justice devenue définitive et irrévocable et qu’elle demande à porter un nom y correspondant, en présentant un document médicolégal indiquant son sexe. »
12. L’article 131, paragraphe 2, de la méthodologie approuvée par l’Hotărârea Guvernului nr. 64/2011 pentru aprobarea Metodologiei cu privire la aplicarea unitară a dispozițiilor în materie de stare civilă (décision du gouvernement no 64/2011 portant approbation de la méthodologie relative à l’application uniforme des dispositions en matière d’état civil), du 26 janvier 2011, est ainsi libellé :
« Le numéro d’identification personnel est attribué sur la base des données inscrites dans l’acte de naissance relatives au sexe et à la date de naissance. »
13. Ce numéro d’identification personnel est inscrit dans les actes d’état civil (10).
14. Selon la réglementation roumaine relative à la délivrance de cartes d’identité et de passeports (11), sont inscrits dans ces documents notamment le nom, le prénom, le sexe et le numéro d’identification personnel des titulaires de ceux-ci. Les changements de ces données intervenus à l’étranger ne peuvent produire effet en Roumanie sans enregistrement préalable par les services de l’état civil, lors de la délivrance soit d’un passeport en cas de changement de nom et de prénom, soit d’une carte d’identité en cas de modification des données relatives à l’état civil. En application de l’article 19, sous i), de l’ordonnance d’urgence du gouvernement nº 97/2005, le service public chargé du registre des personnes délivre une nouvelle pièce d’identité en cas de changement du sexe.
C. Le droit du Royaume-Uni
15. Selon l’article 2, paragraphe 1, et l’article 3 du Gender Recognition Act 2004 (loi de 2004 sur la reconnaissance du genre), dans sa version applicable au litige au principal (12), une personne âgée de plus de 18 ans qui souhaite obtenir la reconnaissance légale du genre qu’elle a déclaré s’adresse à un comité de reconnaissance de genre qui examine les éléments probants qu’elle fournit pour obtenir un certificat de reconnaissance de genre (13). Il s’agit, d’une part, d’un diagnostic de dysphorie de genre par un médecin ou un psychologue spécialisé en la matière et, d’autre part, d’une déclaration solennelle que la personne a vécu selon son genre acquis pendant au moins deux ans et qu’elle a l’intention de vivre selon son genre acquis pour le reste de sa vie.
16. L’article 9, paragraphe 1, de cette loi dispose que la délivrance d’un GRC définitif emporte la pleine reconnaissance, à tous égards, du genre acquis par le demandeur. Cependant, il ne peut être utilisé comme un moyen d’identification (14).
17. En application de l’Enrolment of Deeds (Change of Name) Regulations 1994 [règlement de 1994 sur l’enregistrement des actes (changement de nom)] (15), un citoyen du Commonwealth peut changer son nom ou son prénom par simple déclaration, à savoir un deed poll qui peut être enregistré, pour les personnes âgées d’au moins 18 ans, au greffe de la High Court of Justice (England & Wales), King’s Bench Division [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du King’s Bench, Royaume-Uni]. Dans ce cas, il est publié dans The London Gazette. Cet enregistrement n’est pas obligatoire, la preuve du changement de nom pouvant se faire par toute voie de droit.
III. Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles
18. Le requérant (16), de nationalité roumaine, a été enregistré à sa naissance, le 24 août 1992 à Cluj-Napoca (Roumanie), comme étant de sexe féminin.
19. Après avoir déménagé avec ses parents au Royaume-Uni en 2008, le requérant a acquis la nationalité britannique par naturalisation le 21 avril 2016. Depuis lors, il possède la double nationalité, roumaine et britannique.
20. Le 21 février 2017, le requérant a changé son prénom et son titre de civilité de féminin en masculin selon la procédure du deed poll.
21. Après l’accomplissement de cette formalité, il a procédé à l’échange de certains documents officiels délivrés par les autorités britanniques, à savoir son permis de conduire et son passeport.
22. Le 29 juin 2020, le requérant a obtenu au Royaume-Uni un « Gender Recognition Certificate » (GRC), acte qui confirme son identité de genre masculine.
23. Au mois de mai 2021, sur la base des deux documents obtenus au Royaume-Uni, à savoir le deed poll et le GRC, le requérant a demandé au service de l’état civil de Cluj d’inscrire dans son acte de naissance les mentions relatives à son changement de prénom, de sexe et de son numéro d’identification personnel afin qu’il corresponde au sexe masculin ainsi que de lui délivrer un nouveau certificat de naissance comportant ces nouvelles énonciations.
24. En raison du refus de ce service, le requérant a saisi, le 14 septembre 2021, la Judecătoria Sectorului 6 Bucureşti (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest, Roumanie), la juridiction de renvoi, des mêmes demandes dans le cadre d’une action dirigée contre le service de l’état civil de Cluj, la direction chargée du registre des personnes et de la gestion des bases de données du ministère de l’Intérieur ainsi que la municipalité de Cluj-Napoca.
25. Le requérant fait valoir qu’il demande à la juridiction de renvoi que soit ordonnée la mise en conformité de son acte de naissance avec son identité de genre reconnue définitivement au Royaume-Uni. Il sollicite l’application directe du droit de l’Union, notamment du droit de tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire de l’Union, afin qu’il puisse exercer ce droit sans entrave en disposant d’un document de voyage conforme à son identité de genre masculine. Selon lui, le fait de l’obliger à suivre une nouvelle procédure juridictionnelle en Roumanie, visant directement à obtenir l’approbation du changement de sexe, l’exposerait au risque d’obtenir une solution contraire à celle adoptée par les autorités britanniques, la Cour européenne des droits de l’homme (17) ayant jugé que la procédure roumaine manque de clarté et de prévisibilité (18).
26. Les autorités roumaines défenderesses font valoir que le recours vise à obtenir la reconnaissance de son nouveau statut social personnel résultant des changements intervenus à l’étranger. Or, conformément à l’article 43, sous i), de la loi no 119/1996, les mentions relatives aux changements d’état civil sont inscrites dans les actes de naissance, en cas de changement de sexe, sur la base d’une décision de justice devenue définitive.
27. Dans cette procédure, le Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării (Conseil national pour la lutte contre la discrimination, Roumanie) a été mis en cause en tant qu’intervenant forcé et il a été fait droit à la demande d’intervention accessoire de l’Asociația Accept (association Accept), venant au soutien du requérant.
28. La juridiction de renvoi fait, d’abord, référence à la jurisprudence pertinente de la Cour, notamment, aux arrêts du 2 octobre 2003, Garcia Avello (19) ; du 14 octobre 2008, Grunkin et Paul (20) ; du 8 juin 2017, Freitag (21), ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo » (22), pour, ensuite, exprimer des doutes sur la conformité de la réglementation nationale aux droits attachés à la citoyenneté de l’Union en ce qu’elle oblige l’intéressé à suivre une nouvelle procédure juridictionnelle dans l’un des États membres dont il a la nationalité, bien qu’il ait déjà achevé avec succès une procédure dans un autre État membre dont il a également la nationalité, indépendamment de la nature de la procédure menée dans ce dernier État, qu’elle soit, en particulier, juridictionnelle ou administrative.
29. Enfin, cette juridiction considère que la solution du litige au principal dépend également de la clarification des conséquences du retrait du Royaume-Uni de l’Union. En particulier, en cas de réponse affirmative à sa première question, il conviendrait de préciser si un État membre est tenu de reconnaître les effets juridiques d’une procédure de changement de genre engagée dans un État qui avait la qualité d’État membre au début de cette procédure, mais qui avait déjà quitté l’Union à la date de l’achèvement de ladite procédure.
30. Dans ces conditions, la Judecătoria Sectorului 6 București (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le fait que l’article 43, sous i), et l’article 57 de la loi [no 119/1996] ne reconnaissent pas les modifications des mentions des actes d’état civil relatives au sexe et au prénom obtenues par un homme transgenre ayant la double nationalité (roumaine et d’un autre État membre) dans un autre État membre, après qu’il a achevé avec succès la procédure de reconnaissance juridique du genre, et obligent le citoyen roumain à engager une nouvelle procédure juridictionnelle distincte en Roumanie contre le service public du registre des personnes et de l’état civil, alors que, d’une part, la [Cour EDH] a jugé que cette procédure manque de clarté et de prévisibilité ([arrêt X et Y c. Roumanie]) et que, d’autre part, ladite procédure peut aboutir à une solution contraire à celle adoptée dans l’autre État membre, fait-il obstacle à l’exercice du droit à la citoyenneté européenne (article 20 TFUE) et/ou au droit du citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement (article 21 TFUE et article 45 de la Charte), dans des conditions de dignité, d’égalité devant la loi et de non-discrimination (article 2 TUE, article 18 TFUE et articles 1er, 20 et 21 de la Charte) et dans le respect du droit à la vie privée et familiale (article 7 de la Charte) ?
2) La sortie du [Royaume-Uni] de l’Union a-t-elle une incidence sur la réponse à la question précédente, compte tenu notamment du fait que i) la procédure de changement d’état civil a été engagée avant le Brexit et s’est achevée au cours de la période de transition et que ii) le Brexit a pour incidence que la personne peut exercer les droits attachés à la citoyenneté européenne, y compris le droit de circuler et de séjourner librement, uniquement sur la base de documents d’identité ou de voyage roumains dans lesquels elle apparaît avec un sexe et un prénom féminins, contrairement à l’identité de genre déjà reconnue juridiquement ? »
31. Le requérant et l’association Accept, la municipalité de Cluj-Napoca, les gouvernements roumain, allemand, grec, hongrois, néerlandais et polonais ainsi que la Commission ont déposé des observations écrites. Le requérant et l’association Accept, les gouvernements allemand, hongrois, néerlandais et polonais ainsi que la Commission ont répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour lors de l’audience qui s’est tenue le 23 janvier 2024.
IV. Analyse
32. La demande de décision préjudicielle porte sur une demande visant à obtenir l’inscription dans un acte de naissance d’un changement de prénom et de genre, sur la base d’actes enregistrés au Royaume-Uni, l’un avant le retrait de cet État de l’Union et l’autre avant la fin de la période de transition prévue par l’accord de retrait. Le requérant, ressortissant du Royaume-Uni, où il réside, et de la Roumanie, où il est né, fait valoir que l’établissement d’un document de voyage conforme à son identité de genre lui permettra d’exercer son droit de circuler et de séjourner librement dans l’Union en qualité de citoyen de celle-ci.
33. Ainsi, la juridiction de renvoi s’interroge, d’une part, sur le bien-fondé au regard du droit de l’Union du refus de reconnaître à un citoyen de l’Union, aux fins de mise à jour de son acte de naissance, les changements de son identité obtenus dans un État dans lequel le droit de l’Union était alors applicable. D’autre part, elle souhaite que la Cour précise quelles conséquences doivent être tirées du retrait du Royaume-Uni de l’Union.
A. Sur le rattachement au droit de l’Union de la situation dans laquelle un citoyen de l’Union demande l’inscription de son identité de genre dans son acte de naissance
34. En l’état actuel du droit de l’Union, aucune réglementation ou jurisprudence ne régit les questions relatives à la mise à jour dans l’État membre de naissance d’un citoyen de l’Union des énonciations des actes d’état civil en matière de sexe ou d’identité de genre sur la base d’actes établis ou de décisions prises dans un autre État membre.
35. En effet, il y a lieu de rappeler, premièrement, qu’aucun règlement en matière de coopération civile n’est applicable. L’état des personnes est expressément exclu du champ d’application du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (23), et ce depuis la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (24). L’objet du litige ne relève pas non plus du champ d’application du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (25).
36. En outre, si le législateur de l’Union est intervenu pour faciliter la circulation des actes d’état civil, il n’a pas traité de leurs effets, ainsi qu’il résulte de l’intitulé du règlement (UE) 2016/1191 du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 2016, visant à favoriser la libre circulation des citoyens en simplifiant les conditions de présentation de certains documents publics dans l’Union européenne, et modifiant le règlement (UE) no 1024/2012 (26). Ce règlement, dont la base juridique est notamment l’article 21, paragraphe 2, TFUE, prévoit des formulaires multilingues et une dispense générale de légalisation au sein de l’Union. La question de la mise à jour des registres nationaux de l’état civil n’est pas traitée, alors qu’elle l’avait été au point 4 du Livre vert de la Commission « Moins de démarches administratives pour les citoyens : Promouvoir la libre circulation des documents publics et la reconnaissance des effets des actes d’état civil » (27).
37. Deuxièmement, la jurisprudence bien établie de la Cour en matière d’état civil porte seulement sur le nom et le prénom inscrits dans les actes d’état civil. La Cour a jugé que, si les règles relatives à la transcription de ces éléments de l’identité d’une personne relèvent de la compétence des États membres, ces derniers doivent néanmoins, dans l’exercice de cette compétence, respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres (28).
38. Troisièmement, la Cour a rappelé que « l’état des personnes, dont relèvent les règles relatives au mariage et à la filiation, est une matière relevant de la compétence des États membres et le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence. Les États membres sont ainsi libres de prévoir ou non, dans leur droit national, le mariage pour des personnes de même sexe ainsi que la parentalité de ces dernières. Toutefois, dans l’exercice de cette compétence, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, en reconnaissant, à cette fin, l’état des personnes établi dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci » (29).
39. Ainsi, selon cette jurisprudence constante, un rattachement au droit de l’Union existe à l’égard de personnes ressortissantes d’un État membre et séjournant légalement sur le territoire d’un autre État membre (30). Dès lors, tout citoyen de l’Union dans cette situation peut se prévaloir des droits afférents à cette qualité, notamment de ceux prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, y compris, le cas échéant, à l’égard de son État membre d’origine (31).
40. En l’occurrence, il est constant que le requérant a, en sa qualité de citoyen de l’Union, exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un État membre autre que son État membre d’origine conformément à l’article 21 TFUE et qu’il a acquis la nationalité du premier.
41. De plus, ce requérant fait valoir dans son État membre d’origine des droits acquis après avoir exercé sa liberté de circulation au Royaume-Uni qui était alors un État membre de l’Union. Enfin, depuis que cet État n’a plus cette qualité, c’est en tant que citoyen de l’Union du fait uniquement de sa nationalité roumaine que celui-ci entend pouvoir librement circuler sur le territoire de l’Union avec des documents d’identité et de voyage roumains (32).
42. La situation du requérant relève donc du domaine d’application du droit de l’Union. Toutefois, cette analyse est-elle susceptible d’être remise en cause par le fait que celui-ci a fait valoir ses droits en Roumanie après le retrait du Royaume-Uni de l’Union ?
B. Sur l’incidence de l’accord de retrait
43. En premier lieu, il y a lieu de rappeler que :
– le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, et
– conformément à l’article 2, sous e), de l’accord de retrait, lu en combinaison avec l’article 126 de celui-ci, cet accord prévoit une période de transition, allant du 1er février 2020, date d’entrée en vigueur de cet accord, au 31 décembre 2020. Pendant cette période, le droit de l’Union était applicable au Royaume-Uni et sur son territoire, selon l’article 127, paragraphe 1, premier alinéa, dudit accord, sauf disposition contraire de celui-ci.
44. En second lieu, je constate que :
– aucune des dispositions de l’accord de retrait ne prévoit une dérogation au principe énoncé à cet article 127 relative à des dispositions du droit de l’Union qui seraient applicables dans l’affaire au principal, et
– en l’occurrence, ce sont les effets de l’exercice de la liberté de circulation au Royaume-Uni, obtenus respectivement avant le retrait de cet État membre de l’Union et la fin de la période de transition, qui sont revendiqués dans un autre État membre. En effet, le 21 février 2017, à la suite d’une procédure de deed poll, le prénom du requérant au principal et son titre ont été changés et, le 29 juin 2020, pendant la période de transition, a été délivré un GRC, soit un acte confirmant l’identité de genre masculine.
45. Il doit en être déduit, selon moi, que ce GRC, établi pendant la période de transition, doit être analysé dans l’État membre concerné comme un document officiel d’un autre État membre (33), conformément au droit de l’Union applicable au jour de l’examen de la demande.
46. Cette qualification ne saurait dépendre de la fin de la période de transition et, par conséquent, de la date à laquelle ses effets sont revendiqués par l’intéressé (34). Dès lors, la restriction à la liberté de circulation alléguée par le requérant (35) quant au refus de la mise à jour de son acte de naissance peut, en principe, être appréciée au regard des dispositions de l’article 21 TFUE.
47. Ainsi, par ses deux questions, qu’il convient, à mon sens, d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 21 TFUE ainsi que les articles 7 et 45 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que les autorités d’un État membre refusent de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre, également ressortissant britannique, le prénom et l’identité de genre, légalement déclarés et acquis au Royaume-Uni alors que cet État était encore membre de l’Union lors de la première déclaration et que le droit de l’Union était encore applicable lors de la seconde, au motif qu’une disposition du droit national subordonne la possibilité d’obtenir une telle inscription à la reconnaissance du changement de sexe par une juridiction du premier État membre.
48. Il convient donc de déterminer quelles conséquences en matière d’état civil peuvent être tirées des actes litigieux, selon le droit de l’Union.
C. Sur la reconnaissance en matière d’état civil dans un État membre des changements de prénom et de genre obtenus dans un autre État membre
49. Compte tenu des conditions de reconnaissance dans un État membre des effets des documents publics établis dans un autre État membre, j’observe, en premier lieu, que la juridiction de renvoi considère comme acquis que les actes en cause dans l’affaire au principal, qui ne sont ni des actes d’état civil ni des décisions judiciaires, sont valables et seraient susceptibles de produire en matière d’état civil les mêmes effets relatifs à l’identité du requérant (36) que ceux reconnus par les autorités britanniques, qui ont délivré un nouveau passeport et un permis de conduire à la suite de la déclaration de changement de prénom et de titre (deed poll), aucune précision n’étant apportée concernant le GRC (37).
50. En second lieu, s’agissant d’une demande de mise à jour de l’acte de naissance d’un citoyen de l’Union, il y a lieu de se référer aux décisions de la Cour en matière d’état civil relatives exclusivement au refus des autorités d’un État membre de reconnaître le prénom ou le nom acquis, dans des circonstances analogues à celles de l’affaire au principal, par un ressortissant de cet État membre ayant exercé son droit de circuler librement et possédant également la nationalité d’un autre État membre, le prénom ou le nom étant déterminé selon les règles en vigueur dans ce dernier État membre (38).
51. La Cour a retenu, d’abord, que « le prénom et le nom d’une personne sont un élément constitutif de son identité et de sa vie privée, dont la protection est consacrée par l’article 7 de la [Charte], ainsi que par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la “CEDH”) ». La Cour a jugé également que, même si l’article 7 de la Charte ne le mentionne pas explicitement, le prénom et le nom d’une personne n’en concernent pas moins la vie privée et familiale de celle-ci en tant que moyen d’identification personnelle et de rattachement à une famille (39).
52. Ensuite, la Cour a décidé que le refus de reconnaître le nom d’un citoyen de l’Union légalement obtenu dans un autre État membre est susceptible d’entraver l’exercice du droit, consacré à l’article 21 TFUE, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres en raison des confusions et des inconvénients qui sont susceptibles de naître d’une divergence entre les deux noms appliqués à une même personne pour la preuve tant de son identité que de la nature de ses liens familiaux (40).
53. Enfin, lorsque le droit national comporte d’autres bases juridiques pour procéder au changement de nom à la demande de l’intéressé, la Cour a jugé que celles-ci ne doivent pas, pour être considérées comme étant compatibles avec le droit de l’Union, rendre impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre des droits conférés par l’article 21 TFUE. En outre, en l’absence de réglementation de l’Union en matière de modification du nom patronymique, les modalités prévues par le droit national doivent respecter le principe d’équivalence (41).
54. Dans ces décisions, fondées sur le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres dont bénéficie tout citoyen de l’Union, la Cour s’est prononcée en faveur de la mise en concordance dans un État membre des actes relatifs à l’état civil avec un nom ou un prénom acquis dans un autre État membre, soit en application des règles d’attribution du nom (42), soit à la suite d’un changement volontaire (43).
55. La logique qui sous-tend cette jurisprudence est celle de la reconnaissance automatique, dans un contexte de confiance mutuelle entre États membres et en vue de garantir la libre circulation de la personne concernée dans ces États, d’un nom ou d’un prénom acquis dans un autre État membre, et non d’un acte administratif ou juridictionnel. Cette logique est donc différente de celle de la reconnaissance des effets d’un acte ou d’un jugement étranger, selon des méthodes de droit international privé (44), qui justifierait l’élaboration de règles spéciales sur d’autres fondements que l’article 21 TFUE (45).
56. Dans ces conditions, il convient de déterminer dans quelles conditions cette jurisprudence peut être transposée, en distinguant les actes en cause dans l’affaire au principal dès lors que la Cour s’est déjà prononcée sur la reconnaissance automatique d’un nouveau prénom.
1. Le changement de prénom
57. En l’occurrence, s’agissant du changement de prénom obtenu par le requérant au Royaume-Uni, avant la reconnaissance de son identité de genre, il est constant que le prénom qui figure sur le passeport et sur le permis de conduire britanniques du requérant n’est pas identique à celui qui est inscrit dans le registre de l’état civil et dans les documents administratifs roumains. Comme dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Bogendorff (46) et a fortiori en cas de choix d’un nouveau prénom lié à celui de la déclaration ultérieure relative à l’identité de genre, il ne fait aucun doute que la diversité de prénoms portés par une même personne est de nature à créer pour celle-ci de sérieux inconvénients d’ordres administratif, professionnel et privé.
58. Par conséquent, le refus par les autorités d’un État membre de reconnaître le prénom, tel qu’il a été acquis dans un autre État, alors membre de l’Union, constitue une restriction aux libertés reconnues par l’article 21 TFUE à tout citoyen de l’Union.
59. Ni la juridiction de renvoi ni le gouvernement roumain ne mentionnent de motif particulier qui pourrait justifier de refuser de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance du requérant le prénom qu’il a acquis au Royaume-Uni autre que celui de la reconnaissance de l’identité de genre, opposé par les autorités roumaines compétentes (47). Cette juridiction n’a d’ailleurs cité aucune disposition particulière relative au changement de prénom, autre que celle liée au changement de sexe. Au surplus, elle n’a donné aucune information sur une procédure de reconnaissance d’une décision étrangère en conformité avec le droit de l’Union en matière de nom ou de prénom (48).
60. De plus, dans les circonstances de l’affaire au principal, le fait de lier la reconnaissance du nouveau prénom à la reconnaissance de l’identité de genre ne respecte pas le principe d’effectivité et n’assure pas la sauvegarde des droits que le requérant tire du droit de l’Union et, notamment, de l’article 21 TFUE (49). Enfin, la juridiction de renvoi ne pourrait retenir des justifications liées à l’ordre public ou à l’égalité de traitement pour refuser le changement de prénom (50).
61. Dès lors, je suis d’avis que, eu égard à ces circonstances, il n’y a aucune difficulté, s’agissant de la mise à jour de l’acte de naissance du requérant, à dissocier la reconnaissance du changement de prénom de la reconnaissance du changement de genre, quand bien même le prénom apparaîtrait comme étant lié à un genre différent de celui auquel on associe sociologiquement le sexe enregistré à la naissance.
62. Par ailleurs, je suis d’avis que, dans cette situation, afin d’apprécier la portée d’une décision de reconnaissance automatique d’un nouveau prénom, il convient de dépasser le cadre factuel dans lequel la Cour est saisie et d’envisager qu’une telle reconnaissance puisse avoir des conséquences sur d’autres actes d’état civil, tels que ceux des membres de la famille de la personne concernée dans lesquels figure le prénom antérieur au changement, à savoir notamment un acte de mariage ou de partenariat ou encore l’acte de naissance d’un enfant.
63. J’estime que, lorsque la réglementation en matière d’état civil le prévoit, la reconnaissance d’un nouveau prénom doit produire ses effets sans réserve, d’autant plus qu’elle ne modifie pas l’identité des tiers concernés, à la différence de la reconnaissance d’un changement du nom qui aurait été choisi ou acquis par le conjoint ou encore transmis aux enfants. À l’inverse, faute de mise à jour subséquente, il en résulterait une discordance entre les actes d’état civil qui entraverait l’exercice des droits tirés de l’article 21 TFUE lorsque les membres de la famille souhaiteraient en bénéficier sur la base des liens familiaux dont ils devraient justifier.
64. C’est pourquoi, selon moi, la portée de la réponse de la Cour ne devrait pas être limitée à l’acte de naissance de la personne concernée. Ainsi, d’une manière générale, l’article 21 TFUE devrait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les autorités d’un État membre refusent d’inscrire dans un registre de l’état civil le prénom acquis par un ressortissant de cet État membre dans un autre État membre, dont il possède également la nationalité, sur le fondement d’une disposition du droit national subordonnant la possibilité d’obtenir une telle inscription à la reconnaissance du changement de sexe par une juridiction du premier État membre.
2. Le changement de genre
65. En l’occurrence, la question inédite que la Cour est invitée à trancher est celle de savoir si sa jurisprudence en matière d’état civil relative aux effets transfrontaliers de l’obtention d’un nom dans un État membre peut être transposée en tous points.
a) L’analogie avec la jurisprudence de la Cour relative au nom
66. À titre liminaire, il convient de souligner que, si, dans l’arrêt du 26 juin 2018, MB (Changement de sexe et pension de retraite) (51), la Cour a précisé que « le droit de l’Union ne porte pas atteinte à la compétence des États membres dans le domaine de l’état civil des personnes et de la reconnaissance juridique du changement de sexe d’une personne » (52), l’affaire ayant donné lieu à cette décision n’avait pas pour objet la reconnaissance juridique dans un État membre de l’identité de genre acquise dans un autre État membre (53).
67. Dès lors, il convient de décider si la seule jurisprudence de la Cour relative à la reconnaissance de plein droit dans un État membre de la modification d’un élément de l’identité d’un citoyen de l’Union, à savoir son nom, en vue de son inscription à l’état civil dans un autre État membre, a vocation à s’appliquer dans les mêmes conditions, lorsqu’il s’agit de l’indication du sexe dans l’acte de naissance.
68. Dans un premier temps de l’analyse, une réponse affirmative, reprenant les mêmes termes que ceux de l’arrêt Freitag (54), pourrait s’imposer pour trois raisons.
69. D’abord, dans la majeure partie des États membres (55), l’indication du sexe est un élément constitutif de l’identité d’une personne comme le sont le nom et le prénom (56). Celui-ci est lié le plus souvent au sexe inscrit dans l’acte de naissance (57), comme parfois le nom (58).
70. Ensuite, les fondements de la reconnaissance d’un nouveau nom ou prénom aux fins de leur enregistrement à l’état civil, à savoir les exigences résultant de l’article 21 TFUE et du droit au respect de la vie privée dont la protection est consacrée par l’article 7 de la Charte ainsi que par l’article 8 de la CEDH (59), commandent de ne pas priver un citoyen de l’Union de l’essentiel des droits que lui confère son statut, et ce dans tous les aspects de son identité.
71. En outre, une telle solution est concordante avec la jurisprudence désormais constante de la Cour EDH, fondée sur l’article 8 de la CEDH et relative au respect de l’identité de genre (60).
72. Certes, cette Cour ne s’est pas prononcée sur des cas de reconnaissance de décisions de changement de nom ou de sexe (61), mais elle a réaffirmé à de nombreuses reprises que le respect de la vie privée ou familiale induit l’obligation positive de l’État de la garantir en adoptant des mesures aux fins de reconnaître tant le changement du nom ou du prénom (62) que de l’identité de genre (63) et d’en tirer les conséquences en matière d’état civil.
73. Il convient également de constater que 25 des 27 États membres prévoient des procédures de changement d’état civil afin que l’identité légale de la naissance soit modifiée par l’effet d’un choix individuel portant sur le genre (64), ce qui vient conforter la pertinence de la solution proposée sur la base des principes énoncés au point 70 des présentes conclusions, par analogie avec la jurisprudence relative au nom.
74. J’ajoute que l’absence de réglementation dans un État membre ayant pour objet la reconnaissance de la déclaration de changement de genre ne me paraît pas constituer un obstacle au regard de l’article 21 TFUE, en raison de l’obligation positive qui résulte de la jurisprudence de la Cour EDH (65) et de l’analogie qui peut être faite avec l’arrêt Grunkin et Paul. Dans cette décision, la Cour s’est prononcée sur la reconnaissance du nom d’un enfant, composé de ceux de son père et de sa mère, alors que le droit allemand ne prévoyait pas un tel nom double (66).
75. Enfin, s’agissant des justifications d’une restriction à la liberté de circulation, examinées par la Cour, celle-ci s’est prononcée, en particulier, sur l’objectif visant à empêcher, en cas de changement volontaire de nom, un contournement du droit national en matière d’état des personnes par l’exercice à cette seule fin de la liberté de circulation et des droits qui en résultent. À cette occasion, elle a rappelé que, au point 24 de l’arrêt du 9 mars 1999, Centros (67), elle avait déjà jugé qu’un État membre est en droit de prendre des mesures destinées à empêcher que, à la faveur des facilités créées en vertu du traité, certains de ses ressortissants ne tentent de se soustraire abusivement à l’emprise de leur législation nationale et que les justiciables ne sauraient abusivement ou frauduleusement se prévaloir des normes du droit de l’Union (68).
76. À cet égard, en matière de reconnaissance de l’identité de genre, il est nécessaire de prendre en considération le fait que la réglementation des États membres est actuellement moins consolidée que celle relative au changement de nom au moment où la Cour s’est prononcée (69). Certains États membres prévoient une procédure d’autodétermination (70), tandis que, dans d’autres États membres, en raison de la jurisprudence de la Cour EDH (71), les exigences probatoires ont été modifiées, voire supprimées (72).
77. Pour autant, cette diversité des droits matériels applicables en cas de changement de genre ne peut conduire à admettre des motifs sérieux de non-reconnaissance de celui-ci (73). Dès lors qu’il s’agit de faire produire des effets aux droits attachés à la citoyenneté, cette diversité justifie uniquement une vigilance renforcée sur les conditions dans lesquelles ces droits sont exercés afin de se prémunir contre tout abus.
78. Par conséquent, ainsi qu’il a été envisagé lors de l’audience, il me paraît approprié, afin d’écarter le risque d’abus, que puissent être opposées des conditions de résidence ou de nationalité (74) servant à vérifier l’existence de liens étroits avec l’État membre dans lequel un tel changement est intervenu (75).
79. S’agissant de l’application dans l’affaire au principal des principes exposés précédemment, j’observe que la seule justification du refus de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance en cause, sans procédure, le changement de genre à la suite d’une déclaration d’identité de genre, exposée dans la demande de décision préjudicielle (76), est celle tirée de l’existence d’autres bases juridiques permettant d’obtenir un changement de sexe en Roumanie.
80. Or, l’arrêt X et Y c. Roumanie (77) vient démontrer, ainsi que la juridiction de renvoi l’a relevé, que cette procédure nationale ne peut être considérée comme étant compatible avec le droit de l’Union, dès lors qu’elle rend impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre des droits conférés par l’article 21 TFUE (78).
81. Dès lors, la Cour pourrait considérer, eu égard aux circonstances de l’affaire au principal, comme dans les précédents arrêts relatifs au nom d’un citoyen de l’Union, que le refus par les autorités roumaines de reconnaître l’identité de genre acquise au Royaume-Uni, alors que le droit de l’Union était encore applicable, constitue une restriction non justifiée aux libertés reconnues par l’article 21 TFUE à tout citoyen de l’Union.
82. Toutefois, dans un second temps de l’analyse, l’indispensable appréciation de la portée générale d’une telle décision, fondée sur les mêmes bases que celles de la jurisprudence de la Cour en matière de nom, conduit à s’interroger sur d’éventuelles limites que les effets particuliers en matière de statut personnel de l’indication du sexe dans l’acte de naissance imposeraient.
b) Prévoir des limites à la transposition de la jurisprudence sur le nom ?
83. L’indication du sexe dans l’acte de naissance a des effets particuliers en matière de statut personnel. Quelles conséquences devraient, le cas échéant, en être tirées eu égard aux dernières décisions de la Cour relatives aux conditions dans lesquelles des actes d’état civil provenant d’un État membre doivent produire des effets dans un autre État membre, à savoir les arrêts Coman e.a. et Pancharevo ?
1) Sur les effets spécifiques de l’indication du sexe à l’état civil sur le statut personnel
84. En matière d’état des personnes, la déclaration relative à l’identité sexuelle a des effets que le nom n’a pas. Le changement de nom est, certes, susceptible de modifier en chaîne le nom des personnes auxquelles il a été transmis ou choisi par elles (79). Cependant, par comparaison, la déclaration d’identité de genre ne peut être analysée comme une manifestation de volonté qui se limite à l’identité de la personne concernée.
85. En effet, cette déclaration modifie tant le statut personnel que le statut familial de l’intéressé. Elle est ainsi opposable dans l’exercice de droits qui restent corrélés à la différence de sexe (mariage, filiation, retraite (80), santé, compétitions sportives, etc.).
86. Par conséquent, dès lors que la mise à jour des actes d’état civil est justifiée par l’objectif de garantir les droits attachés à la libre circulation du citoyen concerné et des membres de sa famille (81), il est indispensable de s’interroger, comme pour le changement de prénom (82), sur les effets en chaîne d’un tel enregistrement d’une déclaration d’identité de genre reconnue dans un État membre sur d’autres actes d’état civil, tels que les actes de mariage ou les actes de naissance des enfants, établis avant une telle déclaration (83) dans le même État membre ou dans d’autres États membres, ainsi que l’illustrent les arrêts Coman e.a. et Pancharevo.
2) Sur les effets propres à la reconnaissance et à l’inscription dans un registre de l’état civil de la déclaration de l’identité de genre acquise dans un autre État membre
87. Je déduis des arrêts Coman e.a. et Pancharevo que la Cour a veillé au respect du principe selon lequel le droit de l’Union ne porte pas atteinte à la compétence des États membres en matière d’enregistrement à l’état civil d’indications qui auraient pour effet de reconnaître l’institution du mariage entre personnes de même sexe ou un lien de filiation établi avec deux parents de même sexe. Dans ce dernier cas de figure, l’absence d’obligation des États membres en matière d’état civil a été clairement rappelée (84).
88. Dès lors, je suis d’avis que la question des effets de la reconnaissance dans un État membre des actes ou décisions relatifs à l’indication du sexe établis dans un autre État membre se présente sous un angle différent de celui abordé par la Cour en matière de nom (85).
89. En effet, dans l’arrêt Coman e.a., si la Cour a retenu l’obligation pour un État membre de reconnaître un mariage entre personnes de même sexe conclu dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci, elle a précisé que ce mariage doit être reconnu aux seules fins de l’octroi d’un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers, mais que cette obligation de reconnaissance n’implique pas, pour ledit État membre, de prévoir, dans son droit national, l’institution du mariage entre personnes de même sexe (86).
90. Dans l’arrêt Pancharevo, la Cour a jugé que les autorités d’un État membre doivent délivrer une carte d’identité ou un passeport à leur ressortissant sur la base d’un acte de naissance établi dans un autre État membre, indépendamment de l’établissement d’un nouvel acte de naissance dans un registre national, le premier acte devant être reconnu (87).
91. Dans ces deux arrêts, la Cour a inscrit sa décision dans le prolongement de sa jurisprudence constante relative aux effets transfrontaliers d’un nom attribué ou choisi. Elle a rappelé la compétence des États membres en matière d’état des personnes (88) et l’obligation de garantir les droits tirés de l’article 21 TFUE, celle-ci imposant alors la reconnaissance du mariage de personnes de même sexe (89) ou du lien de filiation à l’égard de parents de même sexe, enregistré dans un autre État membre (90). Dans ce dernier cas, l’acte d’état civil dressé dans un État membre établissait l’existence de liens de filiation aux seules fins de délivrance d’un document de voyage par un autre État membre à ses ressortissants (91), sans aucun effet sur la tenue des registres de l’état civil de cet État membre.
92. Par conséquent, à la lumière desdits arrêts, la solution à retenir en matière de reconnaissance et d’inscription dans un registre de l’état civil d’un changement de genre à la suite d’une déclaration relative à l’identité du genre acquise dans un autre État membre, fondée sur le double impératif de l’autonomie personnelle (92) et de la liberté de circulation des citoyens de l’Union (93), doit, à mon sens, prévoir certaines limites.
93. Cette solution consisterait à restreindre l’obligation pour les États membres d’enregistrer la modification des éléments d’identité d’un individu selon le genre choisi sur son seul acte de naissance lorsqu’elle est susceptible d’avoir des effets sur d’autres actes d’état civil. Énoncée en termes généraux, la réponse de la Cour à la juridiction de renvoi cantonnerait les effets en matière d’état civil des principes tirés de l’article 21 TFUE aux éléments d’identification de la personne concernée (94) qui servent notamment à son déplacement sur le territoire de l’Union, à savoir en vue de la délivrance d’une carte d’identité ou d’un passeport (95).
94. Ladite solution aurait pour conséquence que la mise à jour des actes d’état civil concernant les membres de la famille de la personne concernée ne serait pas obligatoire, en vertu du droit de l’Union, dans la mesure où cette mise à jour impliquerait une reconnaissance subséquente dans les registres de l’état civil du mariage de personnes de même sexe (96) ou de filiations établies à l’égard de parents de même sexe (97), qui ne peut être imposée aux États membres en application du droit de l’Union.
95. Dans une telle perspective, le palliatif de la discordance entre les actes d’état civil des membres d’un couple ou d’une même famille, fondé sur l’article 21 TFUE, déjà énoncé par la Cour, pourrait être adapté en ce sens que la déclaration d’identité de genre produirait ses effets sur les énonciations tirées des actes d’état civil déjà existants uniquement lors de la délivrance d’une carte d’identité, d’un titre de séjour ou d’un passeport, conformément à la jurisprudence de la Cour dans les arrêts Coman e.a. et Pancharevo.
96. Cette solution n’est certes pas satisfaisante au regard du droit au respect de la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant, la personne transgenre devant pouvoir justifier de ses liens familiaux établis par des actes d’état civil. En effet, je suis d’avis que si la dissociation de la délivrance d’un document administratif de la tenue de l’état civil est envisageable pour sortir du territoire dont le citoyen est ressortissant, elle ne satisfait pas à l’exigence d’une vie sans tracas administratif en cas de retour de celui-ci (98).
97. Cependant, dès lors que la reconnaissance dans un État membre d’un changement relatif à l’identité d’un citoyen de l’Union intervenu dans un autre État membre est fondée sur l’article 21 TFUE, seuls les États membres sont compétents pour définir les conséquences en matière d’état des personnes qui résulteraient de la mise en concordance de tous les actes d’état civil (99).
98. La Cour EDH considère également que les intérêts publics en jeu dans le cadre de l’organisation de l’état civil (100) et la reconnaissance de l’identité de genre des personnes doivent être mis en balance (101). À cet égard, les exigences différentes dans les États membres doivent être prises en considération (102).
99. Par conséquent, je suis d’avis que l’article 21 TFUE devrait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les autorités compétentes d’un État membre refusent de reconnaître et d’inscrire, sans procédure, dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre son identité de genre acquise dans un autre État membre, dont il possède également la nationalité. L’existence en droit national d’une procédure de changement de sexe ou de genre ne peut justifier un tel refus.
100. Au vu de l’ensemble des éléments exposés relatifs aux changements de prénom et de genre obtenus dans un autre État membre et eu égard aux circonstances de l’affaire au principal, je proposerai à la Cour une réponse aux questions de la juridiction de renvoi en matière d’état civil limitée à l’acte de naissance du citoyen de l’Union concerné, formulée en termes généraux et complétée par une précision sur l’absence d’impact du retrait du Royaume-Uni de l’Union.
V. Conclusion
101. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la Judecătoria Sectorului 6 București (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest, Roumanie) de la manière suivante :
1) L’article 21 TFUE ainsi que les articles 7 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à ce que les autorités d’un État membre refusent de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le prénom et l’identité de genre légalement déclarés et acquis dans un autre État membre, dont il possède également la nationalité.
L’existence de procédures judiciaire ou administrative de changement de sexe ou de genre ne peut être un obstacle à une telle reconnaissance automatique.
En revanche, le droit de l’Union ne porte pas atteinte à la compétence des États membres pour prévoir, dans leur droit national, les effets de cette reconnaissance et de cette inscription dans d’autres actes d’état civil ainsi qu’en matière d’état des personnes dont relèvent les règles relatives au mariage et à la filiation.
2) Le fait que la demande de reconnaissance et d’inscription dans un registre d’état civil du changement de prénom et de genre acquis au Royaume-Uni a été formée dans un État membre de l’Union à une date à laquelle le droit de l’Union n’était plus applicable au Royaume-Uni est sans incidence.