Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 11 janvier 2024 (1)
Affaire C‑814/21
Commission européenne
contre
République de Pologne
« Manquement d’État – Citoyenneté de l’Union – Article 22 TFUE – Droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen dans l’État membre de résidence dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État – Citoyens de l’Union résidant en Pologne sans avoir la nationalité polonaise – Absence de droit d’adhérer à un parti politique – Candidature aux élections municipales ou au Parlement européen dans des conditions différentes de celles prévues pour les nationaux – Article 10 TUE – Principe de démocratie – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Articles 12, 39 et 40 – Justification – Article 4, paragraphe 2, TUE »
Table des matières
I. Introduction
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. Le traité FUE
2. La Charte
3. La directive 93/109/CE
4. La directive 94/80/CE
B. Le droit polonais
1. La loi relative aux partis politiques
2. Le code électoral
3. La loi sur la radiodiffusion
4. La loi relative aux associations
III. La procédure précontentieuse
IV. Les conclusions des parties
V. Analyse
A. Sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par la République tchèque
1. Argumentation des parties
2. Appréciation
B. Sur le fond
1. Argumentation des parties
a) La Commission
1) Sur le fondement du recours en manquement
2) Sur l’exercice par les États membres de leur compétence
b) La République de Pologne
1) Le libellé de l’article 22 TFUE ne confère pas le droit d’adhérer à un parti politique
2) La restriction de l’adhésion à un parti politique est justifiée par le souci de limiter la sphère d’influence des citoyens « mobiles » de l’Union sur la vie politique nationale
3) Les candidats non adhérents d’un parti politique ne sont pas spécialement désavantagés par rapport aux adhérents
c) Les arguments particuliers de la République tchèque, partie intervenante, et les observations en réponse de la Commission
1) Sur la portée de l’article 22 TFUE
i) Les arguments de la République tchèque
ii) Les observations de la Commission
2) Sur la base juridique applicable
i) Les arguments de la République tchèque
ii) Les observations de la Commission
3) Sur la preuve du manquement allégué
i) Les arguments de la République tchèque
ii) Les observations de la Commission
4) Sur la limitation de l’exercice des droits conférés par l’article 22 TFUE
i) Les arguments de la République tchèque
ii) Les observations de la Commission
5) Sur la situation dans les autres États membres
i) Les arguments de la République tchèque
ii) Les observations de la Commission
2. Appréciation
a) Sur la portée de l’article 22 TFUE
b) Sur l’existence d’une limitation de l’exercice des droits électoraux
c) Sur la justification de la restriction de l’adhésion à un parti politique
VI. Sur les dépens
VII. Conclusion
I. Introduction
1. Par son recours exercé en application de l’article 258 TFUE et fondé sur l’article 22 TFUE, la Commission européenne demande à la Cour de constater que la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette dernière disposition au motif, en substance, que, en n’accordant pas le droit d’être membre d’un parti politique aux citoyens de l’Union européenne qui n’ont pas la nationalité polonaise, mais qui résident sur son territoire (2), leurs chances d’être élus aux élections municipales ou au Parlement européen sont moindres que celles des ressortissants polonais (3).
2. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai les raisons pour lesquelles l’avis de la République de Pologne selon lequel il convient de se limiter à une lecture littérale de l’article 22 TFUE, en ce sens qu’il ne régit que les conditions légales d’éligibilité, ne peut être retenu et que, au contraire, l’analyse contextuelle et téléologique des obligations résultant de cette disposition conduit à considérer que le grief tiré de l’atteinte à l’exercice effectif du droit d’être éligible, soutenu par la Commission, est fondé.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. Le traité FUE
3. L’article 20 TFUE est ainsi libellé :
« 1. Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas.
2. Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Ils ont, entre autres :
[...]
b) le droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales dans l’État membre où ils résident, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État ;
[...]
Ces droits s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci. »
4. L’article 22 TFUE dispose :
« 1. Tout citoyen de l’Union résidant dans un État membre dont il n’est pas ressortissant a le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre où il réside, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État. Ce droit sera exercé sous réserve des modalités arrêtées par le Conseil, statuant à l’unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et après consultation du Parlement européen ; ces modalités peuvent prévoir des dispositions dérogatoires lorsque des problèmes spécifiques à un État membre le justifient.
2. Sans préjudice des dispositions de l’article 223, paragraphe 1, et des dispositions prises pour son application, tout citoyen de l’Union résidant dans un État membre dont il n’est pas ressortissant a le droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen dans l’État membre où il réside, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État. Ce droit sera exercé sous réserve des modalités arrêtées par le Conseil, statuant à l’unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et après consultation du Parlement européen ; ces modalités peuvent prévoir des dispositions dérogatoires lorsque des problèmes spécifiques à un État membre le justifient. »
2. La Charte
5. L’article 12 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (4), intitulé « Liberté de réunion et d’association », est libellé comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et civique, ce qui implique le droit de toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y affilier pour la défense de ses intérêts.
2. Les partis politiques au niveau de l’Union contribuent à l’expression de la volonté politique des citoyens de l’Union. »
3. La directive 93/109/CE
6. La directive 93/109/CE du Conseil, du 6 décembre 1993, fixant les modalités de l’exercice du droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen pour les citoyens de l’Union résidant dans un État membre dont ils ne sont pas ressortissants (5), énonce, à son quatrième considérant :
« considérant que l’article 8 B paragraphe 2 du traité CE ne concerne que la possibilité d’exercice du droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen, sans préjudice de la mise en œuvre de l’article 138 paragraphe 3 du traité CE prévoyant l’établissement d’une procédure uniforme dans tous les États membres pour ces élections ; qu’il vise essentiellement à supprimer la condition de nationalité qui, actuellement, est requise dans la plupart des États membres pour exercer ces droits. »
7. L’article 1er, paragraphe 1, de cette directive dispose :
« La présente directive fixe les modalités selon lesquelles les citoyens de l’Union qui résident dans un État membre dont ils ne sont pas ressortissants peuvent y exercer le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen. »
4. La directive 94/80/CE
8. La directive 94/80/CE du Conseil, du 19 décembre 1994, fixant les modalités de l’exercice du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales pour les citoyens de l’Union résidant dans un État membre dont ils n’ont pas la nationalité (6), énonce, à son cinquième considérant :
« considérant que l’article 8 B paragraphe 1 du traité a pour objet [que] tous les citoyens de l’Union, qu’ils soient ou non ressortissants de l’État membre de résidence, puissent y exercer leur droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans les mêmes conditions ; qu’il est nécessaire, en conséquence, que les conditions, et notamment celles liées à la durée et à la preuve de la résidence valant pour les non-nationaux, soient identiques à celles applicables, le cas échéant, aux nationaux de l’État membre considéré ; que les citoyens non nationaux ne doivent pas être soumis à des conditions spécifiques à moins que, exceptionnellement, un traitement différent de nationaux et de non-nationaux se justifie par des circonstances spécifiques à ces derniers les distinguant des premiers. »
9. L’article 1er, paragraphe 1, de cette directive dispose :
« La présente directive fixe les modalités selon lesquelles les citoyens de l’Union qui résident dans un État membre sans en avoir la nationalité peuvent y exercer le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales. »
B. Le droit polonais
1. La loi relative aux partis politiques
10. L’article 2, paragraphe 1, de l’ustawa o partiach politycznych (loi relative aux partis politiques) (7), du 27 juin 1997, prévoit :
« Les ressortissants de la République de Pologne qui sont âgés d’au moins 18 ans peuvent être membres d’un parti politique. »
11. L’article 5 de cette loi dispose :
« L’accès aux chaînes publiques de radio et de télévision est garanti aux partis politiques conformément aux règles fixées dans des lois distinctes. »
12. L’article 24 de ladite loi énonce :
« 1. Le patrimoine des partis politiques provient des cotisations de leurs adhérents, de donations, successions ou legs, de revenus de la propriété ainsi que de dotations et de subventions prévues par la loi.
2. Le patrimoine des partis politiques ne peut être utilisé qu’à des fins définies dans les statuts ou à des fins caritatives.
[...]
4. Un parti politique ne peut tirer de revenus de son patrimoine qu’en ce qui concerne :
1) les intérêts produits par les fonds détenus sur des comptes bancaires et les dépôts à terme ;
2) la négociation d’obligations du Skarbu Państwa [Trésor public, Pologne] et de bons du Trésor public ;
3) la cession d’actifs ;
[...] »
13. L’article 28, paragraphe 1, de la même loi prévoit :
« Un parti politique qui :
1) ayant constitué son propre comité électoral en vue d’élections au Sejm [Diète, Pologne] a recueilli, à l’échelle nationale, au moins 3 % des suffrages valablement exprimés en faveur de sa liste de circonscription de candidats à la fonction de député ou
2) a adhéré à une coalition électorale en vue d’élections à la Diète, dont les listes de circonscription de candidats à la fonction de député ont recueilli, à l’échelle nationale, au moins 6 % des suffrages valablement exprimés,
est en droit de bénéficier, durant la législature et conformément aux modalités et aux règles définies dans la présente loi, d’une subvention financée par le budget de l’État [...] pour la réalisation de ses activités statutaires.
[...] »
14. L’article 36, paragraphe 1, de la loi relative aux partis politiques énonce :
« La caisse électorale du parti politique peut être constituée par des versements effectués par celui-ci, ainsi que par des dons, successions et legs. »
2. Le code électoral
15. L’article 84 de l’ustawa Kodeks wyborczy (loi portant code électoral) (8), du 5 janvier 2011 (ci-après le « code électoral »), dispose :
« 1. Le droit de désigner des candidats à une élection appartient aux comités électoraux. Les comités électoraux exercent également d’autres activités électorales et notamment, sur la base du principe d’exclusivité, mènent la campagne électorale pour le compte des candidats.
2. Lors des élections à la Diète et au Sénat et lors des élections au Parlement européen en République de Pologne, les comités électoraux peuvent être constitués par les partis politiques et par les coalitions de partis politiques ainsi que par les électeurs.
[...]
4. Lors des élections aux instances représentatives de collectivités territoriales ainsi que des élections de maires, les comités électoraux peuvent être constitués par les partis politiques et les coalitions de partis politiques, par des associations et organisations sociales (ci-après les “organisations”), ainsi que par les électeurs. »
16. L’article 87, paragraphes 1 et 2, de ce code prévoit :
« 1. Les partis politiques peuvent former une coalition électorale en vue de désigner des candidats communs. Un parti politique ne peut appartenir qu’à une seule coalition électorale.
2. Les activités électorales pour le compte d’une coalition électorale sont menées par un comité électoral de coalition constitué par les instances des partis politiques habilitées à représenter chaque parti vis-à-vis du public. »
17. L’article 89, paragraphe 1, dudit code dispose :
« Quinze ressortissants au moins, qui sont titulaires du droit de vote, peuvent former un comité électoral d’électeurs. »
18. L’article 117, paragraphe 1, du même code prévoit :
« Les comités électoraux dont les candidats ont été enregistrés ont le droit, à compter du 15e jour précédant la date du scrutin et jusqu’à la date de clôture de la campagne électorale, de présenter gratuitement leurs programmes électoraux sur les chaînes publiques de radio et de télévision, aux frais des radiodiffuseurs. »
19. L’article 119, paragraphe 1, du code électoral dispose :
« Nonobstant le droit visé à l’article 117, paragraphe 1, chaque comité électoral peut, à compter de la date de réception, par l’autorité électorale compétente, de la notification de sa création et jusqu’à la date de clôture de la campagne électorale, présenter son programme électoral sur les chaînes publiques et privées de radio et de télévision à titre payant. »
20. Aux termes de l’article 126 de ce code :
« Les comités électoraux s’acquittent des frais exposés aux fins des élections au moyen de leurs propres ressources. »
21. L’article 130 dudit code dispose :
« 1. La responsabilité des obligations financières du comité électoral incombe au mandataire financier.
2. Aucune obligation financière ne peut être contractée au nom et pour le compte du comité électoral sans l’accord écrit du mandataire financier.
3. Lorsque les avoirs à la disposition du mandataire financier ne suffisent pas à couvrir les créances à l’égard du comité électoral :
1) la responsabilité des engagements financiers du comité électoral du parti politique ou de l’organisation incombe au parti politique ou à l’organisation qui a constitué ledit comité ;
2) la responsabilité des engagements financiers du comité électoral de coalition incombe solidairement aux partis politiques faisant partie de cette coalition ;
3) la responsabilité des engagements financiers d’un comité électoral d’électeurs incombe solidairement aux membres du comité.
[...] »
22. L’article 132 du même code énonce :
« 1. Les ressources financières du comité électoral d’un parti politique peuvent uniquement provenir de la caisse électorale de ce parti, constituée conformément aux dispositions de la [loi relative aux partis politiques].
2. Les ressources financières du comité électoral d’une coalition peuvent uniquement provenir de la caisse électorale des partis qui la composent.
3. Les ressources financières
1) du comité électoral d’une organisation,
2) d’un comité électoral d’électeurs,
ne peuvent provenir que des contributions des ressortissants polonais ayant leur résidence permanente sur le territoire de la République de Pologne ainsi que d’emprunts bancaires contractés uniquement pour les besoins d’élections.
[...] »
23. L’article 133 du code électoral prévoit :
« 1. Le comité électoral d’un parti politique ou d’une coalition peut utiliser gratuitement les locaux et le matériel de bureau du parti politique pendant la campagne électorale.
2. Le comité électoral d’électeurs peut utiliser gratuitement les locaux et le matériel de bureau d’un membre de ce comité pendant la campagne électorale.
3. Le comité électoral d’une organisation peut utiliser gratuitement les locaux et le matériel de bureau de cette organisation pendant la campagne électorale. »
24. Aux termes de l’article 341 de ce code :
« Ont le droit de désigner des candidats aux élections au Parlement européen :
1) le comité électoral d’un parti politique ;
2) le comité électoral d’une coalition ;
3) un comité électoral d’électeurs. »
25. Conformément à l’article 343 dudit code, la liste des candidats doit être soutenue par les signatures d’au moins 10 000 électeurs résidant de manière permanente dans la circonscription électorale concernée.
26. En ce qui concerne les élections des représentants des collectivités territoriales, l’article 399 du même code prévoit que le droit de désigner des candidats au poste de conseiller incombe aux comités électoraux de partis politiques, aux comités électoraux de coalitions, aux comités électoraux d’organisations et aux comités électoraux d’électeurs.
27. En vertu de l’article 400, paragraphe 1, du code électoral, le comité électoral d’un parti politique est tenu de notifier sa mise en place à la Państwowa Komisja Wyborcza (commission électorale nationale) à compter de la date de publication du règlement relatif à la tenue des élections jusqu’au 55e jour précédant la date du scrutin.
28. L’article 401, paragraphe 1, de ce code dispose qu’un comité électoral de coalition peut être constitué pendant la période allant de la date de publication du règlement relatif à la tenue des élections jusqu’au 55e jour précédant la date du scrutin, ce dont le mandataire électoral du comité électoral de coalition informe la commission électorale nationale le 55e jour précédant la date du scrutin au plus tard.
29. Conformément à l’article 402, paragraphe 1, dudit code, le comité électoral d’une organisation est tenu de notifier sa mise en place au commissaire électoral compétent compte tenu du siège de cette organisation à compter de la date de publication du règlement relatif à la tenue des élections jusqu’au 55e jour précédant la date du scrutin.
30. L’article 403, paragraphes 1 à 3, du même code dispose :
« 1. Quinze ressortissants au moins, qui sont titulaires du droit de vote, peuvent former un comité électoral d’électeurs.
2. Après avoir recueilli au moins 1 000 signatures de ressortissants titulaires du droit de vote qui soutiennent la création d’un comité électoral d’électeurs, le mandataire électoral informe la commission électorale nationale de la mise en place de ce comité, sous réserve des dispositions du paragraphe 3. La notification peut être effectuée au plus tard le 55e jour qui précède la date du scrutin.
3. Si le comité électoral d’électeurs a été créé aux fins de la désignation de candidats dans une seule voïvodie :
1) le nombre de ressortissants visé au paragraphe 1 est de 5 ;
2) le nombre de signatures visé au paragraphe 2 est de 20, et la notification visée au paragraphe 2 est adressée au commissaire électoral compétent compte tenu du siège du comité. »
3. La loi sur la radiodiffusion
31. L’ustawa o radiofonii i telewizji (loi sur la radiodiffusion) (9), du 29 décembre 1992, dispose, à l’article 23, paragraphe 1, que les chaînes publiques de radio et de télévision donnent aux partis politiques la possibilité de s’exprimer sur des questions fondamentales relevant des affaires publiques.
4. La loi relative aux associations
32. Conformément à l’article 4, paragraphe 1, de l’ustawa Prawo o stowarzyszeniach (loi relative aux associations) (10), du 7 avril 1989, peuvent se regrouper dans les associations également les étrangers résidant en Pologne.
III. La procédure précontentieuse
33. Le 16 avril 2012, la Commission a, dans le cadre d’un projet EU Pilot, fait part aux autorités polonaises de son avis préliminaire quant à l’incompatibilité avec l’article 22 TFUE de la législation polonaise qui réserve aux ressortissants polonais le droit de fonder un parti politique et le droit d’adhérer à un parti politique.
34. En l’absence de réponse, la Commission a adressé, le 26 avril 2013, une lettre de mise en demeure à la République de Pologne ayant le même objet. Dans sa réponse du 24 juillet 2013, cet État membre a contesté toute violation du droit de l’Union.
35. Le 22 avril 2014, la Commission a émis un avis motivé dans lequel elle maintenait que la République de Pologne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 TFUE en refusant aux citoyens « mobiles » de l’Union le droit de fonder un parti politique et le droit d’adhérer à un parti politique.
36. Dans sa réponse du 16 juin 2014, la République de Pologne a fait valoir que l’article 22 TFUE ne confère pas le droit, dans l’État membre de résidence, de fonder un parti politique et d’adhérer à un parti politique aux citoyens « mobiles » de l’Union.
37. Par lettre du 2 décembre 2020, le commissaire européen à la justice a demandé à la République de Pologne de l’informer d’une éventuelle évolution de sa position ou de modifications législatives adoptées en vue de garantir les droits en cause à ces citoyens « mobiles » de l’Union.
38. Après que, par lettre du 26 janvier 2021, les autorités polonaises ont informé la Commission de la réitération de leur opinion, celle-ci a décidé d’introduire le présent recours en restreignant son objet à la limitation de la qualité de membre d’un parti politique aux seuls ressortissants polonais. La Commission a précisé que, s’agissant de la question de la création d’un parti politique par des citoyens « mobiles » de l’Union, évoquée durant les phases antérieures de la procédure, elle se réservait la possibilité de la soulever dans le cadre d’une procédure distincte.
IV. Les conclusions des parties
39. Par sa requête, la Commission demande à la Cour de :
– constater que, « en refusant aux citoyens de l’Union européenne qui n’ont pas la nationalité polonaise mais qui résident sur le territoire de la République de Pologne le droit d’être membre d’un parti politique, [cet État membre] a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 [TFUE] », et
– condamner la République de Pologne aux dépens.
40. La République de Pologne conclut au rejet du recours comme étant non fondé et à la condamnation de la Commission aux dépens.
41. Par décision du président de la Cour du 10 mai 2022, la République tchèque a été autorisée à intervenir au soutien des conclusions de la République de Pologne.
42. Dans son mémoire en intervention, la République tchèque a soulevé une exception d’irrecevabilité, a développé certains arguments de la République de Pologne et a répondu à certains arguments avancés par la Commission.
43. Cette institution conclut ses observations relatives à ce mémoire en intervention, limitées aux questions nouvelles, en ce sens qu’elle maintient les conclusions de sa requête.
V. Analyse
A. Sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par la République tchèque
1. Argumentation des parties
44. Contrairement à la République de Pologne, la République tchèque soutient dans son mémoire en intervention que le recours en manquement est irrecevable en raison d’un défaut de clarté des dispositions sur lesquelles il est fondé. Cet État membre relève que, si la Commission a conclu à une violation de l’article 22 TFUE, dans les motifs de sa requête, elle vise également l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE et les articles 11 et 12 de la Charte.
45. La Commission estime qu’elle invoque sans ambiguïté que l’interdiction pour les citoyens « mobiles » de l’Union d’adhérer à un parti est incompatible avec l’article 22 TFUE. La République de Pologne l’a bien compris et s’en défend d’ailleurs clairement dans ses mémoires. La Commission précise, d’abord, qu’une interprétation correcte du fondement de son recours imposait de prendre en compte de manière systémique d’autres dispositions du droit primaire. Ensuite, elle s’est également référée à la Charte pour rappeler que, lorsque les États membres fixent des règles régissant l’exercice des droits politiques conférés par l’article 22 TFUE, ils mettent en œuvre le droit de l’Union et doivent dès lors respecter les droits fondamentaux. Enfin, ceci ne remet pas en cause la portée de la présente affaire, telle que reflétée dans le petitum, selon lequel la réglementation nationale en cause, qui opère une discrimination fondée directement sur la nationalité, doit être considérée comme une violation de l’article 22 TFUE.
2. Appréciation
46. L’article 40, quatrième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne dispose que « [l]es conclusions de la requête en intervention ne peuvent avoir d’autre objet que le soutien des conclusions de l’une des parties » (11). Par conséquent, l’exception soulevée par la République tchèque est irrecevable (12), la République de Pologne n’ayant pas soulevé d’irrecevabilité du recours.
47. Toutefois, eu égard aux exigences formulées à l’article 120, sous c), du règlement de procédure de la Cour et de sa jurisprudence (13), il y a lieu d’examiner si le recours de la Commission présente les griefs de façon cohérente et précise, afin de permettre à la République de Pologne et à la Cour d’appréhender exactement la portée de la violation du droit de l’Union reprochée, condition nécessaire pour que cet État puisse faire valoir utilement ses moyens de défense et pour que la Cour puisse vérifier l’existence du manquement allégué.
48. En l’espèce, ainsi que le fait valoir la Commission, il ressort clairement des motifs de la requête que l’article 22 TFUE, sur lequel elle est fondée, doit être interprété en le replaçant dans le contexte défini par l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE et en prenant en considération les liens existant avec les articles 11 et 12 de la Charte. Il n’en résulte donc pas qu’une violation de ces dispositions est alléguée par la Commission (14).
B. Sur le fond
1. Argumentation des parties
a) La Commission
1) Sur le fondement du recours en manquement
49. La Commission a fondé sa requête sur l’article 22 TFUE aux motifs que :
– il confère aux citoyens « mobiles » de l’Union le droit d’exercer les droits électoraux aux élections municipales et au Parlement européen dans les mêmes conditions que les ressortissants de l’État membre dans lequel ils résident ;
– il établit un principe général et universel d’égalité de traitement, qui n’est pas restreint aux seules règles pratiques, administratives et procédurales énoncées en particulier dans les directives 93/109 et 94/80, et qui ne nécessite pas qu’il soit détaillé dans tous ses aspects concrets de l’accès aux élections ;
– en conséquence, toute mesure reposant sur un critère de nationalité empêchant les citoyens « mobiles » de l’Union d’exercer leur droit d’éligibilité dans les mêmes conditions que les ressortissants de l’État membre dans lequel ils résident est interdite, et
– l’impossibilité pour les citoyens « mobiles » de l’Union d’adhérer à un parti politique, résultant de l’article 2, paragraphe 1, de la loi relative aux partis politiques, qui les prive de l’accès à un organe fondamental pour la participation aux élections, nuit à leurs chances d’être élus par rapport aux ressortissants polonais. Elle prive donc ces citoyens de l’effet recherché par les droits conférés par le traité reposant sur leur intégration dans l’État membre de résidence (15).
50. Elle insiste sur le fait qu’elle ne soutient pas que le droit de l’Union reconnaît aux citoyens « mobiles » de l’Union un droit à la participation à la vie politique. Elle souligne, en revanche, le rôle essentiel des partis politiques dans les systèmes électoraux, dans la vie politique des États membres et, plus généralement, leur contribution à la démocratie représentative. Elle se fonde, à cet égard, sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (16) et sur les lignes directrices sur la réglementation des partis politiques de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) (17).
51. Elle considère, par voie de conséquence, qu’un citoyen « mobile » de l’Union ne peut être candidat aux élections dans l’État membre où il réside dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État s’il ne peut pas se présenter à ces élections en tant que membre d’un parti politique national.
52. Elle fait valoir, à cet égard, que, pour un candidat aux élections, l’appartenance à un parti politique présente de nombreux avantages spécifiques, sans équivalent en dehors d’un tel parti, contrairement à l’analyse que tire la République de Pologne de certaines dispositions nationales relatives aux organisations (18). Ces atouts sont les suivants :
– la notoriété publique du nom du parti, son ancrage historique et sa réputation, ainsi que les liens entretenus avec les structures socio-organisationnelles (par exemple les syndicats, qui peuvent historiquement être rattachés à un parti, des organisations de jeunesse, etc.) ;
– l’utilisation de l’appareil électoral et des ressources humaines et financières du parti politique, ainsi que
– les prérogatives spécifiques conférées par le droit national en matière d’accès au financement ou aux médias et de fiscalité.
53. S’agissant du financement en Pologne, la Commission observe que les partis politiques qui recueillent un certain nombre de voix lors des élections à la Diète ont droit à une subvention durant la législature, selon l’article 28 de la loi relative aux partis politiques. Ils ont accès à des sources de financement, conformément à l’article 24 de cette loi, qui sont beaucoup plus nombreuses que celles dont disposent les comités électoraux d’électeurs et d’organisations et qui peuvent être utilisées entre autres pour financer la campagne électorale grâce à leurs caisses électorales alimentées aussi par des dons, des successions et des legs, en vertu de l’article 36 de ladite loi.
54. La Commission souligne, à cet égard, deux autres restrictions spécifiques aux comités électoraux, à savoir :
– lors des élections municipales, les électeurs souhaitant former un comité électoral doivent recueillir au moins 1 000 signatures, en vertu de l’article 403 du code électoral, et
– les candidats non polonais sont privés du droit de contribuer financièrement aux comités électoraux d’organisations ou d’électeurs, de sorte qu’ils ne peuvent pas virer de fonds au comité, même pour leur propre campagne, cette restriction ayant pour effet de renforcer la perte de chances d’être élus (19).
55. S’agissant des médias, la Commission insiste sur le fait que les partis politiques disposent, en règle générale, de ressources financières plus importantes à consacrer à des activités visant à promouvoir leurs candidats, voire à acheter des plages de publicité sur les chaînes privées ou encore être actifs sur les réseaux sociaux. En outre, conformément à l’article 5 de la loi relative aux partis politiques et à l’article 23 de la loi sur la radiodiffusion, les partis politiques ont un accès permanent garanti aux médias du service public et peuvent donc s’exprimer sur les chaînes publiques de radio et de télévision sur des questions fondamentales relevant des affaires publiques, même si celles-ci ne sont pas liées à une campagne électorale spécifique. Selon la Commission, tous ces moyens augmentent les chances des membres d’un parti d’être connus et de diffuser largement le contenu de leur programme électoral.
56. Par ailleurs, la Commission est d’avis que l’existence de quelques sondages d’opinion semblant indiquer que l’électeur oriente plus fréquemment son vote en fonction de la personnalité du candidat que de son appartenance à un parti politique ne saurait invalider le constat que la loi polonaise entraîne une discrimination directe fondée sur la nationalité à l’égard des citoyens « mobiles » de l’Union qui souhaitent se présenter aux élections municipales ou au Parlement européen. Concrètement, il doit aussi être tenu compte du fait que ces citoyens peuvent être moins connus dans leur pays d’accueil.
2) Sur l’exercice par les États membres de leur compétence
57. La Commission rappelle que, selon la jurisprudence constante de la Cour :
– les États membres doivent exercer leurs compétences dans le respect du droit de l’Union (20), et
– l’application d’une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité ne peut être justifiée au regard du droit de l’Union que si l’application de cette mesure ne conduit pas à une violation des droits fondamentaux protégés dans l’ordre juridique de l’Union (21).
58. Elle soutient, à cet égard, que, en adoptant des dispositions relatives à l’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen, la République de Pologne doit tenir compte des obligations découlant de l’article 20, paragraphe 2, sous b), et de l’article 22 TFUE, de sorte que le droit de l’Union s’applique au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (22).
59. L’appartenance à un parti politique est une expression de l’exercice de la liberté d’association ainsi que de la liberté d’expression, consacrées respectivement à l’article 12, paragraphe 1 (23), et à l’article 11 de la Charte. De l’avis de la Commission, le champ d’application ainsi que les exigences de l’article 20, paragraphe 2, sous b), et de l’article 22 TFUE doivent être interprétés en tenant compte de ces dispositions de la Charte (24).
60. Ainsi, la Commission fait valoir que la privation du droit d’adhérer à un parti politique est une manifestation évidente d’une restriction au droit fondamental d’association. Conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, une telle restriction ne peut aller au-delà d’une restriction admise en vertu de la CEDH. Elle rappelle également que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît la spécificité des États membres de l’Union (25).
61. En outre, la Commission rappelle que l’inclusion de droits politiques dans les dispositions du traité FUE relatives à la citoyenneté vise à faire en sorte que les citoyens « mobiles » de l’Union puissent s’intégrer et jouer un rôle politique actif dans l’État membre où ils résident, dans le cadre des élections municipales et au Parlement européen, ce qui invalide toute idée d’ingérence dans les affaires nationales.
62. De plus, les États membres ont la faculté de réserver à leurs ressortissants le droit d’éligibilité aux élections nationales (ou, dans certains cas, régionales), ce qui satisfait au principe de ne pas porter atteinte à l’identité nationale inhérente aux structures fondamentales politiques et constitutionnelles. À cet égard, la Commission relève que la République de Pologne n’a fourni aucune preuve d’une telle atteinte, alors que, hormis celle-ci et la République tchèque, aucun autre État membre ne limite les conditions d’adhésion à un parti politique. De surcroît, la Commission se défend de vouloir postuler un droit à la participation à la vie politique dans l’État membre de résidence sans restriction. Elle estime d’ailleurs que rien n’empêcherait de restreindre le champ d’action de la participation des citoyens « mobiles » de l’Union dans les partis politiques, par exemple lors de l’investiture des candidats aux élections législatives nationales.
63. Enfin, le fait que les candidats non adhérents d’un parti politique puissent être inscrits sur la liste du comité électoral d’un parti n’est pas de nature à rétablir une égalité avec les candidats adhérents dès lors qu’il suffit de constater que les seconds se présentent en tant que membres d’un parti et que les premiers dépendent d’un accord conclu après une décision favorable des membres du parti, qu’ils ne peuvent influencer « de l’intérieur ».
b) La République de Pologne
64. Cet État membre fait valoir trois séries d’arguments.
1) Le libellé de l’article 22 TFUE ne confère pas le droit d’adhérer à un parti politique
65. Selon la République de Pologne, l’article 22 TFUE n’est pas directement applicable, ses deux paragraphes nécessitant l’adoption d’actes législatifs complémentaires qui ne visent pas à une harmonisation globale des régimes électoraux des États membres (26). Il porte uniquement sur les exigences formelles d’éligibilité et non sur les possibilités concrètes d’être élu dans un État membre. Étendre l’interprétation de l’article 22 TFUE au droit d’adhérer à un parti politique serait contraire au principe d’attribution visé à l’article 5, paragraphe 2, et à l’article 4, paragraphes 1 et 2, TUE.
2) La restriction de l’adhésion à un parti politique est justifiée par le souci de limiter la sphère d’influence des citoyens « mobiles » de l’Union sur la vie politique nationale
66. La République de Pologne estime que, en raison du rôle des partis en matière de politiques publiques et de l’objectif d’exercer le pouvoir public qu’ils poursuivent, l’adhésion des citoyens « mobiles » de l’Union à un parti politique est de nature à avoir des effets notamment sur les résultats des élections législatives ou présidentielles, ce qui serait incompatible avec l’article 22 TFUE, dont le champ d’application est limité à certaines élections, ainsi qu’avec l’article 4, paragraphe 2, TUE.
67. À cet égard, elle fait valoir que, s’agissant de l’appartenance à des partis politiques, l’article 11, paragraphe 1, de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne) garantit la liberté de fonder des partis politiques et la liberté de leurs activités, étant entendu que les partis politiques regroupent, dans le respect des principes de la libre participation et d’égalité, des citoyens polonais en vue d’exercer, par des méthodes démocratiques, une influence sur la politique nationale.
68. La République de Pologne conteste l’analyse de la Commission selon laquelle la privation du droit d’adhérer à un parti politique porterait atteinte à la liberté d’association consacrée à l’article 12 de la Charte et à l’article 11 de la CEDH. Elle soutient, d’une part, que les États parties à cette convention peuvent introduire des restrictions à l’activité politique des étrangers (27). D’autre part, en l’absence de disposition du droit de l’Union relative au droit d’adhérer à un parti politique, l’article 12 de la Charte ne s’applique pas.
3) Les candidats non adhérents d’un parti politique ne sont pas spécialement désavantagés par rapport aux adhérents
69. La République de Pologne fait valoir, premièrement, que le droit polonais ne subordonne pas la possibilité de se porter candidat aux élections municipales ou au Parlement européen à l’appartenance à un parti politique.
70. Deuxièmement, la Commission devrait étayer ses affirmations selon lesquelles l’appartenance à un parti politique optimise les chances d’être élu aux élections municipales ou au Parlement européen, alors que des études démontrent que le choix des électeurs est guidé au contraire par la manière dont les électeurs perçoivent les candidats, selon leur participation à la vie sociale et politique (28) ou, autrement dit, par leur notoriété. Par ailleurs, l’exemple de la Commission selon lequel des citoyens « mobiles » de l’Union seraient regroupés en une association qui serait susceptible de défendre des opinions semblables à celles d’un parti politique est détaché des réalités dès lors qu’il postule qu’aucun Polonais n’en serait membre.
71. Troisièmement, la République de Pologne a fait observer qu’un citoyen « mobile » de l’Union peut être inscrit sur la liste des candidats proposée par un parti politique ou une coalition de partis (29).
72. Quatrièmement, la République de Pologne souligne, en réponse aux arguments de la Commission relatifs aux financements, d’une part, que celle-ci méconnaît les seuils de dépenses imposés par le code électoral aux comités électoraux de partis ou de coalition lorsqu’elle soutient que, par comparaison, les comités électoraux d’électeurs et les organisations sont financièrement désavantagés. D’autre part, certes, seuls les ressortissants polonais peuvent contribuer au financement d’un parti politique, mais ils doivent, en principe, résider de manière permanente sur son territoire, conformément à l’article 25, paragraphe 1, de la loi relative aux partis politiques.
73. Cinquièmement, selon la République de Pologne, si la condition de recueil de 1 000 signatures, hormis certaines situations (30), pour former un comité électoral n’est pas imposée aux comités électoraux des partis, coalitions et organisations, les citoyens « mobiles » de l’Union ont la faculté de constituer des comités électoraux d’organisations au sein desquels ils peuvent se porter candidats et bénéficier de leurs infrastructures.
74. Sixièmement, s’agissant des médias, la République de Pologne indique, d’abord, que leur accès est régi sans distinction entre les comités électoraux par les articles 116 et suivants du code électoral et par des dispositions spécifiques de ce code concernant les différentes élections. Ensuite, en ce qui concerne le droit de s’exprimer sur les chaînes publiques en dehors de la période de campagne électorale, la République de Pologne relève qu’il résulte du rôle des partis dans le système politique de l’État et que les États membres ont une compétence exclusive en la matière. Enfin, elle souligne l’égalité de l’accès aux réseaux sociaux, influents pendant les campagnes électorales et en dehors de celles-ci.
c) Les arguments particuliers de la République tchèque, partie intervenante, et les observations en réponse de la Commission
1) Sur la portée de l’article 22 TFUE
i) Les arguments de la République tchèque
75. Cet État membre fait valoir qu’il résulte des directives 93/109 et 94/80, qui guident l’interprétation de l’article 22 TFUE, que la condition de nationalité est traitée en ce qui concerne le droit de vote et d’éligibilité et non par rapport à d’autres éléments, y compris les conditions d’adhésion à un parti politique. Cette analyse est étayée par la jurisprudence de la Cour (31).
ii) Les observations de la Commission
76. Cette institution estime que, si le droit dérivé régit assurément certains aspects du droit des citoyens de l’Union en matière d’élections, ce droit dérivé ne peut être invoqué pour limiter la portée de l’article 22 TFUE et, partant, celle de l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE à des questions spécifiques régies par ledit droit. C’est le traité qui détermine le champ d’application autorisé du droit dérivé, et non l’inverse (32).
2) Sur la base juridique applicable
i) Les arguments de la République tchèque
77. Cet État membre soutient que, si le droit de l’Union était applicable à la présente affaire, celle-ci devrait être appréciée à la lumière de l’interdiction générale de discrimination en raison de la nationalité contenue à l’article 18 TFUE, et non à la lumière de l’article 22 TFUE, qui prévoit une interdiction spécifique de discrimination en ce qui concerne le droit de vote et d’éligibilité des citoyens « mobiles » de l’Union à certaines élections. Dès lors que l’adhésion à un parti politique ne confère pas à un citoyen « mobile » de l’Union la qualité de candidat à une élection, en l’absence d’une telle qualité, seul l’article 18 TFUE serait applicable (33).
ii) Les observations de la Commission
78. Celle-ci conteste la pertinence de la jurisprudence citée par la République tchèque à l’appui de son argumentaire. Le fait que la Cour ait constaté une discrimination contraire aux dispositions correspondant à celles de l’article 18 TFUE ne signifie pas que les dispositions discriminatoires en cause dans la présente procédure, relatives aux conditions d’exercice des droits politiques conférés aux citoyens « mobiles » de l’Union par l’article 22 TFUE, ne sauraient être considérées comme une violation de l’obligation d’égalité de traitement expressément prévue par cette disposition. Le législateur de l’Union a précisé dans la directive 93/109 que « le droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen dans l’État membre de résidence, prévu à [l’actuel article 22, paragraphe 2, TFUE], constitue une application du principe de non-discrimination entre nationaux et non-nationaux » (34). En outre, l’interprétation selon laquelle le champ d’application de l’article 22 TFUE serait limité aux seuls citoyens ayant la qualité de candidats serait contraire au libellé de cette disposition qui vise les conditions d’éligibilité, dont les chances de devenir candidat, puis d’être éligible (35).
3) Sur la preuve du manquement allégué
i) Les arguments de la République tchèque
79. Cet État membre rappelle que, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour, il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué, sans qu’elle puisse se fonder sur une présomption quelconque (36). Par conséquent, les allégations et les présomptions non étayées relatives à la position de faiblesse des citoyens « mobiles » de l’Union non adhérents d’un parti politique figurant dans la requête ne sauraient prospérer.
ii) Les observations de la Commission
80. Celle-ci relève que la discrimination reprochée à la République de Pologne résulte directement de dispositions juridiques contraignantes et non d’une pratique administrative. Il n’est donc pas nécessaire de fournir à la Cour des données statistiques sur le nombre de citoyens « mobiles » de l’Union ayant de facto subi un préjudice du fait de cette discrimination. Cela n’est pas non plus possible, en pratique, dans un cas, comme celui de l’espèce, dans lequel la mesure discriminatoire a un caractère dissuasif. En effet, il est impossible de déterminer précisément combien de citoyens « mobiles » de l’Union n’ont pas tenté de se présenter aux élections parce qu’ils en ont été découragés du fait de l’interdiction d’adhérer à un parti politique (37).
4) Sur la limitation de l’exercice des droits conférés par l’article 22 TFUE
i) Les arguments de la République tchèque
81. Cet État membre critique la pertinence de la jurisprudence citée par la Commission, à savoir l’arrêt du 27 avril 2006, Commission/Allemagne (38), et souligne que, en tout état de cause, l’impossibilité pour les citoyens « mobiles » de l’Union d’être membres de partis politiques ne porte pas atteinte à la substance des droits électoraux prévus à l’article 22 TFUE et que la législation polonaise permet le plein exercice de ces droits.
ii) Les observations de la Commission
82. Elle maintient sa position selon laquelle, lorsque les États membres établissent des règles relatives à l’exercice des droits politiques conférés par l’article 22 TFUE, ils doivent le faire conformément aux exigences de cette disposition et dans le respect des droits fondamentaux. La Commission ajoute qu’il découle de la jurisprudence citée dans sa requête, relative à l’obligation pour les États membres de tenir compte de ces droits, une obligation pour ces derniers d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de manière à assurer le respect desdits droits (39).
5) Sur la situation dans les autres États membres
i) Les arguments de la République tchèque
83. L’argument de la Commission selon lequel seuls deux États membres prévoient des restrictions de l’appartenance à des partis politiques n’est pas pertinent pour l’interprétation de l’article 22 TFUE. Cet argument confirme au contraire que la Commission cherche à interpréter différemment cette disposition, dont le libellé est resté inchangé depuis longtemps, sur la base d’une évolution du contexte social. Toutefois, une telle évolution ne peut être qu’un motif pour envisager une modification de la disposition en cause, et non un changement fondamental de son interprétation.
ii) Les observations de la Commission
84. Selon cette institution, cet argument semble incompréhensible. Au contraire, le fait que la grande majorité des États membres ne restreint pas l’accès à l’adhésion à un parti politique pour les citoyens « mobiles » de l’Union démontre la pertinence de l’interprétation qu’elle a retenue.
2. Appréciation
85. Le présent recours porte sur les conséquences quant à l’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen résultant du droit d’adhérer à un parti politique qui, selon la loi polonaise, n’est pas accordé aux citoyens « mobiles » de l’Union. Cette interdiction a-t-elle pour effet, comme le soutient la Commission, que ces citoyens n’exercent pas leur droit d’éligibilité à ces élections « dans les mêmes conditions » que les ressortissants polonais, au sens de l’article 22 TFUE ?
86. En l’état actuel du droit de l’Union, l’adhésion à un parti politique relève de la compétence des États membres. Toutefois, il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que, dans l’exercice de leur compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent du droit de l’Union (40).
87. Dès lors, il convient de déterminer quelles exigences résultent de l’article 22 TFUE, invoqué par la Commission, et s’il peut être valablement soutenu que ces exigences sont susceptibles d’affecter l’identité nationale d’un État membre, au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE.
a) Sur la portée de l’article 22 TFUE
88. Conformément à son libellé, le champ d’application de l’article 22 TFUE est limité aux seules élections qu’il vise, à savoir les élections municipales (paragraphe 1) et celles au Parlement européen (paragraphe 2), excluant par là même les élections législatives ou présidentielles.
89. Par le présent recours, la Cour est invitée à préciser si le principe d’égalité que l’article 22 TFUE énonce doit être entendu comme recouvrant l’ensemble des conditions dans lesquelles tout citoyen « mobile » de l’Union peut se présenter aux élections ou s’il porte seulement sur les conditions légales d’éligibilité.
90. Il s’agit donc de définir la marge de manœuvre conférée aux États membres du fait que les modalités de l’exercice du droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen (41) ainsi qu’aux élections municipales sont fixées, respectivement, par les directives 93/109 et 94/80.
91. L’argument de la République de Pologne tiré d’une lecture littérale de l’article 22 TFUE, selon lequel ces directives restreignent le principe d’égalité énoncé par cette disposition, doit être d’emblée écarté au motif tenant à la hiérarchie des normes, justement soutenu par la Commission, en vertu duquel le droit dérivé ne peut restreindre un droit reconnu par le traité (42).
92. Ainsi, lesdites directives ne font que définir un cadre minimal dans lequel est concrétisé le principe d’égalité pour l’exercice du droit de vote et d’éligibilité (43).
93. Mais, surtout, la genèse de l’article 22 TFUE et l’évolution du cadre juridique dans lequel le contenu de cette disposition s’inscrit mettent en évidence, très clairement depuis le traité de Lisbonne, que ladite disposition doit être interprétée en tenant compte des deux piliers sur lesquels elle repose, à savoir la citoyenneté de l’Union et la démocratie représentative.
94. S’agissant, en premier lieu, de la citoyenneté de l’Union, la Commission se prévaut, à juste titre, de l’application de l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE qui énonce que cette citoyenneté (44) confère, parmi d’autres droits, la jouissance du droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales dans l’État membre de résidence, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État.
95. Ce lien avec la citoyenneté figure dans le droit primaire depuis le traité de Maastricht, signé le 7 février 1992 (45). Il a été rattaché dès l’origine au droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (46) et au principe de non-discrimination en raison de la nationalité, qui est la composante de chacune des libertés de circulation.
96. Cependant, ledit lien a pris une dimension particulière en raison des modifications introduites par le traité de Lisbonne du fait de la volonté des États membres visant notamment à accorder une place prépondérante à la citoyenneté. En effet, d’une part, le traité UE a été enrichi d’un titre II, intitulé « Dispositions relatives aux principes démocratiques », qui comprend l’article 9, aux termes duquel, « [d]ans toutes ses activités, l’Union respecte le principe de l’égalité de ses citoyens, qui bénéficient d’une égale attention de ses institutions, organes et organismes. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Les droits attachés à la citoyenneté de l’Union sont déclinés aux articles 20 à 24 TFUE, correspondant aux articles 17 à 21 CE. Les droits des citoyens « mobiles » de l’Union aux élections au Parlement européen et aux élections municipales sont énoncés à l’article 20, paragraphe 2, sous b), et à l’article 22 TFUE.
97. D’autre part, chacun de ces droits figure aussi au sein du titre V de la Charte (47), intitulé « Citoyenneté ». Les droits des citoyens « mobiles » de l’Union aux élections au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales y sont consacrés aux articles 39 (48) et 40 (49) en termes généraux.
98. Par conséquent, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, les droits électoraux des citoyens de l’Union énoncés à l’article 22 TFUE doivent être analysés en tant que droits fondamentaux et qu’expression du principe d’égalité de traitement, inhérent au statut fondamental des ressortissants des États membres (50).
99. Leur réitération dans le traité UE et dans la Charte a également pour vocation d’établir des liens avec d’autres droits ou principes qui y sont énoncés, tels que l’égalité et la démocratie, qui sont des valeurs communes aux États membres sur lesquelles l’Union est fondée (51).
100. S’agissant, en second lieu, des principes démocratiques, depuis le traité de Lisbonne, l’article 10 TUE énonce, à son paragraphe 1, que « [l]e fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative » (52) et reconnaît, à ses paragraphes 2 et 3, le droit des citoyens européens d’être directement représentés au Parlement européen et de participer à la vie démocratique de l’Union.
101. Ainsi, en raison de la combinaison opérée par le traité de Lisbonne, au moins pour les élections au Parlement européen, entre les droits de vote et d’éligibilité attachés à la citoyenneté de l’Union et les principes démocratiques au sein de l’Union, l’objectif de garantir une représentativité effective des citoyens « mobiles » de l’Union est clairement exprimé.
102. La Commission fait valoir, à juste titre, que cette représentativité est le corollaire de l’intégration des citoyens « mobiles » de l’Union dans leur État de résidence, tel que souligné dans les considérants des directives 93/109 et 94/80 (53). Plus particulièrement au niveau local, les droits politiques reconnus à ces citoyens visent à encourager l’insertion sociale desdits citoyens ayant fait le choix de résider dans un État membre dont ils n’ont pas la nationalité. Dans cette perspective, doit également être relevé l’objectif rappelé dans ces considérants, à savoir celui « d’éviter toute polarisation entre listes de candidats nationaux et non nationaux ».
103. Par conséquent, selon moi, la Commission peut, à bon droit, soutenir, sur le fondement de l’article 22 TFUE, replacé dans le contexte des droits attachés à la citoyenneté de l’Union et des principes démocratiques énoncés dans les traités, que la garantie de l’égalité des droits électoraux des citoyens de l’Union doit se traduire, sans qu’il soit nécessaire d’établir une liste de critères indicative, voire exhaustive, par l’obligation générale de ne pas décourager la participation aux élections par différents facteurs (54).
104. Autrement dit, l’article 22 TFUE doit être compris en ce sens que toute entrave à l’exercice des droits électoraux en dehors des cadres définis par les directives 93/109 et 94/80, en raison de la nationalité, constitue une discrimination dans le domaine d’application des traités (55), qui est interdite (56).
105. Dans ces conditions, doit désormais être examinée l’analyse de la Commission selon laquelle l’impossibilité d’adhérer à un parti politique est de nature à entraver l’exercice de ces droits.
106. En l’occurrence, les parties s’accordent sur le constat que les chances d’accéder à des fonctions électives au niveau local ou européen dépendent du degré de participation à la vie démocratique de l’État membre dans lequel les citoyens « mobiles » de l’Union sont candidats, que ce soit au sein d’un parti ou de manière indépendante.
107. Toutefois, je suis d’avis, à l’instar de la Commission qui s’appuie sur les lignes directrices de la Commission de Venise (57), non critiquées par la République de Pologne, que l’accès aux moyens dont disposent les partis politiques constitue un élément essentiel pour favoriser les candidatures aux élections (58) municipales ou au Parlement européen.
108. En outre, ainsi que la Commission l’a fait valoir en se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le rôle des partis politiques est primordial dans l’exercice des droits politiques dans les États membres (59). Au niveau de l’Union, ce rôle est clairement reconnu à l’article 10, paragraphe 4, TUE (60), auquel correspond l’article 12, paragraphe 2, de la Charte (61).
109. En effet, un lien manifeste existe entre cet article de la Charte et ses articles 39 et 40 (62). Dans ces conditions et pour les motifs déjà exposés (63), ainsi que dans le strict respect du principe d’attribution, tel qu’énoncé à l’article 5, paragraphe 2, TUE, chaque État membre doit tenir compte de ces dispositions, afin de garantir l’exercice des droits conférés par l’article 22 TFUE.
110. Dès lors, je partage l’avis de la Commission selon lequel son recours fondé sur l’article 22 TFUE doit être apprécié au regard du droit à la liberté d’association consacré à l’article 12, paragraphe 1, de la Charte, combiné avec son article 11 (64) relatif à la liberté d’expression. Ces libertés sont particulièrement protégées en raison de leur rôle primordial dans la participation des citoyens à la démocratie (65). À l’article 12, paragraphe 2, de la Charte figure une déclinaison de ce lien en ce qui concerne les partis politiques européens.
111. Ce droit à la liberté d’association correspond à celui garanti à l’article 11, paragraphe 1, de la CEDH et doit donc se voir reconnaître le même sens et la même portée que ce dernier, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte (66).
112. Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que le droit à la liberté d’association constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et pluraliste, en ce qu’il permet aux citoyens d’agir collectivement dans des domaines d’intérêt commun et de contribuer, ce faisant, au bon fonctionnement de la vie publique (67).
113. Ainsi, c’est également à la lumière de ces dispositions du traité UE et de la Charte qu’il convient d’apprécier si, comme le soutient la Commission, l’impossibilité légale pour les citoyens « mobiles » de l’Union d’adhérer à un parti politique en Pologne compromet l’égalité, avec les ressortissants polonais, des conditions de leur éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen, notamment en ce qu’elle réduit significativement leurs chances d’être élus.
b) Sur l’existence d’une limitation de l’exercice des droits électoraux
114. Selon la République de Pologne, soutenue par la République tchèque, la Commission ne produirait pas de preuves des effets pratiques des dispositions légales en cause sur l’éligibilité des citoyens « mobiles » de l’Union.
115. Or, la Cour a jugé que l’existence d’un manquement peut être prouvée, dans le cas où celui-ci trouve son origine dans l’adoption d’une mesure législative ou réglementaire dont l’existence et l’application ne sont pas contestées, au moyen d’une analyse juridique des dispositions de cette mesure (68).
116. En l’espèce, le manquement que la Commission impute à la République de Pologne trouve son origine dans l’adoption d’une mesure législative dont cet État membre ne conteste ni l’existence ni l’application et dont les dispositions font l’objet d’une analyse juridique dans la requête introductive d’instance.
117. En outre, il s’agit d’apprécier dans quelle mesure cette réglementation a des effets dissuasifs sur d’éventuelles candidatures à des élections, ce qui n’est pas quantifiable.
118. Dès lors, la République de Pologne n’est pas fondée à reprocher à la Commission de ne pas produire de preuves des effets pratiques, sur les droits électoraux des citoyens « mobiles » de l’Union, de la loi réservant l’adhésion à un parti politique aux ressortissants polonais.
119. S’agissant de la loi polonaise en cause, qui réserve le droit d’adhérer à un parti politique aux ressortissants polonais, l’inégalité de traitement au regard des droits électoraux résulte, selon moi, du simple constat que ceux-ci bénéficient librement d’une option pour être candidats aux élections municipales ou au Parlement européen, à savoir en tant que membres d’un parti politique ou en tant qu’indépendants, tandis que les citoyens « mobiles » de l’Union ont uniquement ce dernier moyen à leur disposition. Or, ainsi qu’il a été exposé auparavant, l’accès aux partis politiques permet d’exercer les droits électoraux de manière plus efficace afin de participer à la vie démocratique.
120. Aucun des palliatifs exposés par la République de Pologne n’est susceptible de modifier cette appréciation. En effet, en particulier, le fait que les citoyens « mobiles » de l’Union puissent être admis à être candidats sur une liste d’un parti politique n’est pas de nature à compenser cette limitation de leur capacité d’action dès lors qu’ils dépendent de critères spécifiques à satisfaire, tels qu’exposés par la Commission. En outre, l’ampleur du rôle des organisations au service des non-adhérents d’un parti politique, dont s’est prévalue la République de Pologne, est sans commune mesure avec celle d’un parti politique.
121. Par ailleurs, la Commission justifie de l’existence d’une inégalité portant sur le financement des comités électoraux résultant directement des dispositions légales qui a été qualifiée d’« obstacle manifeste » par les auteurs du rapport qu’elle cite (69).
122. Par conséquent, je propose à la Cour de considérer que la Commission a suffisamment établi l’existence d’une limitation de l’exercice des droits électoraux au détriment des citoyens « mobiles » de l’Union placés dans la même situation que les ressortissants nationaux.
123. Il en résulte que la République de Pologne, en prenant la disposition nationale en cause dans l’exercice de sa compétence, n’a pas respecté les exigences découlant du droit de l’Union, à savoir celles de l’article 22 TFUE, qui doit être lu en combinaison avec les articles 12, 39 et 40 de la Charte.
c) Sur la justification de la restriction de l’adhésion à un parti politique
124. La République de Pologne justifie la différence de traitement des citoyens « mobiles » de l’Union, qui découle de son choix de réserver à ses ressortissants l’adhésion à un parti politique, par des raisons tirées du traité, en particulier liées au respect de l’identité nationale.
125. Cet État membre invoque l’article 4, paragraphe 2, TUE et fait valoir, en substance, que le droit de l’Union, tel qu’interprété par la Commission, aurait pour conséquence que les citoyens « mobiles » de l’Union participeraient à la vie publique à un niveau différent de celui admis par les États membres et spécialement leur permettrait d’avoir un poids dans les décisions nationales en bénéficiant du vecteur des partis politiques.
126. Il y a lieu de rappeler que, conformément à l’article 4, paragraphe 2, TUE, l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles.
127. Or, il est vrai que l’organisation de la vie politique nationale, à laquelle contribuent les partis politiques, fait partie de l’identité nationale au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE. À cet égard, le respect de cette identité se traduit par la limitation de la participation des citoyens « mobiles » de l’Union aux seules élections au Parlement européen et aux élections municipales, sans objectif d’harmonisation des régimes électoraux des États membres (70). Le législateur de l’Union a aussi pris en considération l’incidence de l’accès facilité à ces élections sur l’équilibre de la vie politique de l’État membre de résidence en prévoyant que certains aménagements, encadrés (71) et transitoires, puissent être adoptés par les États membres en faveur de leurs ressortissants.
128. S’agissant de la question de l’impact au niveau national de l’adhésion des citoyens « mobiles » de l’Union à des partis politiques en raison de ses effets potentiels au sein de ces partis, j’observe que, de l’avis de l’ensemble des parties, elle est du ressort de ces derniers. En effet, ils peuvent définir librement leur organisation et les modalités de choix de leurs candidats (72). Je relève que la République de Pologne se borne à affirmer, sans la démontrer, l’impossibilité de limiter le champ d’action des adhérents, citoyens « mobiles » de l’Union, à certaines élections.
129. Par conséquent, je partage l’avis de la Commission selon lequel admettre l’adhésion des citoyens « mobiles » de l’Union à un parti politique en vue de garantir l’effectivité des droits de ces derniers aux élections municipales et au Parlement européen n’est pas de nature à porter atteinte à l’identité nationale de la République de Pologne.
130. En outre, à supposer qu’une telle atteinte soit avérée, l’article 4, paragraphe 2, TUE doit être lu en tenant compte des dispositions de même rang que lui (73).
131. Dès lors, l’article 4, paragraphe 2, TUE ne saurait dispenser les États membres de respecter les droits fondamentaux réaffirmés par la Charte (74) et parmi lesquels figurent le principe de la démocratie ainsi que le principe d’égalité, qui est décliné à l’article 22 TFUE (75) et conféré par la citoyenneté de l’Union, pour l’exercice du droit d’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen. Ces principes font partie des valeurs fondatrices de l’Union (76).
132. Pour l’ensemble de ces considérations, je propose à la Cour de juger que le recours de la Commission est fondé.
VI. Sur les dépens
133. Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Dans la mesure où la Cour devrait, à mon sens, faire droit aux conclusions de la Commission, la République de Pologne doit être condamnée aux dépens.
134. Conformément à l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, la République tchèque supportera ses propres dépens.
VII. Conclusion
135. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de statuer comme suit :
1) En refusant aux citoyens de l’Union européenne qui n’ont pas la nationalité polonaise, mais qui résident sur le territoire de la République de Pologne le droit d’être membre d’un parti politique, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 TFUE.
2) La République de Pologne est condamnée aux dépens.
3) La République tchèque supportera ses propres dépens.