Language of document : ECLI:EU:T:2021:452

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (septième chambre)

14 juillet 2021 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises au regard de la situation au Venezuela – Gel des fonds – Listes des personnes, entités et organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Inscription du nom du requérant sur les listes – Erreur d’appréciation – Droit de propriété »

Dans l’affaire T‑550/18,

Katherine Nayarith Harrington Padrón, demeurant à Caracas (Venezuela), représentée par Mes F. Di Gianni et L. Giuliano, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par M. A. Antoniadis, Mmes S. Kyriakopoulou et P. Mahnič, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la décision (PESC) 2018/901 du Conseil, du 25 juin 2018, modifiant la décision (PESC) 2017/2074 concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, L 160 I, p. 12), et du règlement d’exécution (UE) 2018/899 du Conseil, du 25 juin 2018, mettant en œuvre le règlement (UE) 2017/2063 concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, L 160 I, p. 5), en tant que ces actes concernent la requérante,

LE TRIBUNAL (septième chambre),

composé de M. R. da Silva Passos, président, Mme I. Reine (rapporteure) et M. L. Truchot, juges,

greffier : M. B. Lefebvre, administrateur,

vu la phase écrite de la procédure et à la suite de l’audience du 4 septembre 2020,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        La requérante, Mme Katherine Nayarith Harrington Padrón, occupe le poste de procureur général adjoint du Venezuela depuis le 4 juillet 2017. Avant d’être nommée à ce poste, elle a exercé les fonctions de procureur et de vice-ministre au sein du système général d’enquête pénale du ministère de l’intérieur, de la justice et de la paix du Venezuela.

 Mise en place du régime de mesures restrictives : décision (PESC) 2017/2074 et règlement (UE) 2017/2063

2        Le 13 novembre 2017, le Conseil de l’Union européenne a adopté la décision (PESC) 2017/2074, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2017, L 295, p. 60). Selon son considérant 1, cette décision était motivée par la dégradation constante de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme au Venezuela.

3        La décision 2017/2074 comporte, en substance, premièrement, une interdiction d’exporter, vers le Venezuela, des armes, des équipements militaires ou tout autre équipement susceptible d’être utilisé à des fin de répression interne ainsi que des équipements, de la technologie ou des logiciels de surveillance et, deuxièmement, une interdiction de fournir des services financiers, techniques ou autres en rapport avec ces biens et ces technologies.

4        L’article 6, paragraphe 1, de la décision 2017/2074 prévoit en outre ce qui suit :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire :

a)      des personnes physiques qui sont responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique au Venezuela ; ou

b)      des personnes physiques dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte d’une quelconque autre manière à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela,

dont la liste figure à l’annexe I. »

5        L’article 7 de la décision 2017/2074 dispose :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes, entités ou organismes ci-après, de même que tous les fonds et ressources économiques possédés, détenus ou contrôlés par les personnes, entités ou organismes ci-après :

a)      les personnes physiques ou morales, les entités ou les organismes qui sont responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique au Venezuela ;

b)      les personnes physiques ou morales, les entités ou les organismes dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte d’une quelconque autre manière à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela,

dont la liste figure à l’annexe I.

2. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes physiques ou morales, entités et organismes associés aux personnes, entités ou organismes visés au paragraphe 1 dont la liste figure à l’annexe II, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, ces entités ou ces organismes ont en leur possession, détiennent ou contrôlent.

3. Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est mis à la disposition, directement ou indirectement, des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe I ou II, ni n’est dégagé à leur profit.

[…] »

6        L’article 8 de la décision 2017/2074 est libellé comme suit :

« 1. Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition d’un État membre ou du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, établit et modifie les listes figurant aux annexes I et II.

2. Le Conseil communique la décision visée au paragraphe 1 à la personne physique ou morale, à l’entité ou à l’organisme concerné, y compris les motifs de son inscription sur la liste, soit directement si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations.

3. Si des observations sont formulées, ou si de nouveaux éléments de preuve substantiels sont présentés, le Conseil réexamine la décision visée au paragraphe 1 et en informe la personne physique ou morale, l’entité ou l’organisme concerné en conséquence. »

7        L’article 13, second alinéa, de la décision 2017/2074 dispose que cette décision fait l’objet d’un suivi constant et est prorogée, ou modifiée, le cas échéant, si le Conseil estime que ses objectifs n’ont pas été atteints.

8        À la date de l’adoption de la décision 2017/2074, ses annexes I et II ne comportaient encore le nom d’aucune personne ou entité.

9        Sur le fondement de l’article 215 TFUE et de la décision 2017/2074, le Conseil a adopté, le 13 novembre 2017, le règlement (UE) 2017/2063, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2017, L 295, p. 21). En ce qui concerne le gel des fonds des personnes visées, ce règlement reprend, en substance, les dispositions de la décision 2017/2074. En particulier, les annexes IV et V dudit règlement correspondent respectivement aux annexes I et II de la décision 2017/2074. En vertu de l’article 17, paragraphe 4, du même règlement, ces deux annexes sont réexaminées à intervalles réguliers, et au moins tous les douze mois.

10      À la date de l’adoption du règlement 2017/2063, ses annexes IV et V ne comportaient encore le nom d’aucune personne ou entité.

11      L’article 13, premier alinéa, de la décision 2017/2074 prévoyait, dans sa version initiale, que cette décision était applicable jusqu’au 14 novembre 2018.

12      En revanche, le règlement 2017/2063 n’est assorti d’aucun terme.

 Inscription du nom de la requérante sur les listes : décision (PESC) 2018/901 et règlement d’exécution (UE) 2018/899

13      Le 25 juin 2018, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2018/901, modifiant la décision 2017/2074 (JO 2018, L 160 I, p. 12). Le même jour le Conseil a adopté le règlement d’exécution (UE) 2018/899, mettant en œuvre le règlement 2017/2063 (JO 2018, L 160 I, p. 5). Cette décision et ce règlement d’exécution (ci-après, ensemble, les « actes attaqués ») ont été publiés le jour même au Journal officiel de l’Union européenne. Selon les considérants 4 des actes attaqués, « en raison de la situation au Venezuela, il conv[enai]t d’inscrire onze personnes sur la liste des personnes physiques et morales, des entités et des organismes faisant l’objet de mesures restrictives » qui figure à l’annexe I de la décision 2017/2074. Les actes attaqués ont par conséquent modifié ces annexes. Le nom de la requérante y a ainsi été inscrit de la manière suivante : « 16 – Nom : Katherine Nayarith Harrington Padrón – Informations d’identification : Procureur général adjoint[,] Date de naissance : 5.12.1971 – Motifs de l’inscription : Procureur général adjoint depuis juillet 2017. Nommée à ce poste par [le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême, Venezuela)], en violation de la Constitution, et non par l’Assemblée nationale. Responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, notamment en ayant engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime [du président du Venezuela de l’époque] – Date de l’inscription : 25.6.2018 ».

14      Le 26 juin 2018 a été publié au Journal officiel un avis à l’attention des personnes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2017/2074, modifiée par la décision 2018/901, et par le règlement 2017/2063, mis en œuvre par le règlement d’exécution 2018/899, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, C 222, p. 6).

15      Par courriel du 27 juin 2018, le représentant de la requérante a demandé au Conseil d’avoir accès au dossier contenant les éléments de preuve, documents et informations justifiant les actes attaqués. Le Conseil a accusé réception de cette demande le lendemain.

16      Par courriel du 12 juillet 2018, le Conseil a envoyé au représentant de la requérante les documents sur lesquels les actes attaqués étaient fondés, à savoir un document de travail daté du 11 juillet 2018 portant la référence COREU CFSP/0250/18 et un autre document daté du 25 juin 2018 portant la référence WK 7761/2018 INIT.

 Procédure et conclusions des parties

17      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 19 septembre 2018, la requérante a introduit le présent recours.

18      La phase écrite de la procédure a été close le 1er avril 2019.

19      La composition des chambres du Tribunal ayant été modifiée, en application de l’article 27, paragraphe 5, du règlement de procédure du Tribunal, la juge rapporteure a été affectée à la septième chambre, à laquelle la présente affaire a, par conséquent, été attribuée.

20      Par lettre du 28 octobre 2019, les parties ont été invitées à présenter des observations sur une éventuelle jonction des affaires T‑550/18, Harrington Padrón/Conseil, T‑551/18, Oblitas Ruzza/Conseil, T‑552/18, Moreno Reyes/Conseil, T‑553/18, Rodríguez Gómez/Conseil, T‑554/18, Hernández Hernández/Conseil et T‑32/19, Harrington Padrón/Conseil, aux fins de la phase orale de la procédure. Le Conseil a répondu ne pas avoir d’objections à une telle jonction. La requérante n’a pas répondu dans le délai imparti.

21      Par décision du 19 novembre 2019, le président de la septième chambre du Tribunal a décidé de joindre lesdites affaires (ci-après les « affaires jointes »), aux fins de la phase orale de la procédure. Le même jour, la phase orale de la procédure a été ouverte.

22      Le 28 janvier 2020, la septième chambre a décidé de fixer la date de l’audience dans les affaires jointes au 24 avril 2020.

23      Le 7 février 2020, dans le cadre des mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 89 du règlement de procédure, le Tribunal a invité les parties dans les affaires jointes à répondre à certaines questions, pour réponse écrite avant l’audience et pour réponse orale lors de l’audience. Les parties dans les affaires jointes ont répondu aux questions pour réponse écrite dans le délai imparti. Le 13 mars 2020, le Tribunal les a invitées à présenter leurs observations éventuelles sur les réponses de l’autre partie. Les parties dans les affaires jointes ont présenté leurs observations dans le délai imparti.

24      L’audience de plaidoiries initialement prévue le 24 avril 2020 ayant été reportée en raison de la crise sanitaire, les parties dans les affaires jointes ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 4 septembre 2020.

25      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués, en tant que leurs dispositions la concernent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

26      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

27      À l’appui de son recours, la requérante invoque deux moyens, tirés, le premier, d’« erreurs manifestes d’appréciation » et d’un défaut d’indices précis et concordants, et, le second, de la violation du droit de propriété.

 Sur le premier moyen, tiré d« erreurs manifestes d’appréciation » et d’un défaut d’indices précis et concordants

28      Le premier moyen de la requérante se divise en deux branches, la première, tirée d’une « erreur manifeste d’appréciation » du rôle de la requérante, et la seconde, tirée d’un défaut de preuves concordantes et d’une « erreur manifeste d’appréciation » des preuves.

29      Il y a lieu d’observer que les deux branches se recoupent, en ce que, dans le cadre de la seconde branche, la requérante dirige ses reproches tirés d’un défaut de preuves concordantes et d’une « erreur manifeste d’appréciation » des preuves à l’encontre, notamment, de l’évaluation, par le Conseil, de son rôle en tant que procureur et procureur général adjoint. Dès lors, il convient de les traiter ensemble.

30      La requérante fait valoir, tout d’abord, que le Conseil a commis une erreur dans l’appréciation, d’une part, de l’exercice de ses fonctions de procureur et, d’autre part, en ce qui concerne sa nomination au poste de procureur général adjoint. Elle rappelle que les fonctions des procureurs de la République bolivarienne du Venezuela, telles que définies par le droit vénézuélien, se limitent à des activités d’enquête dont la légitimité est rigoureusement contrôlée par un juge. La requérante affirme que, dans l’exercice de ses fonctions de procureur, elle s’est simplement acquittée de ses obligations légales. Si elle ne s’était pas conformée à ces obligations, il aurait pu lui être reproché d’avoir manqué aux obligations que lui impose le droit vénézuélien et, donc, d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela.

31      Ensuite, la requérante soutient qu’elle ne pouvait pas être tenue pour responsable de la décision de la nommer au poste de procureur général adjoint, prise par le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême, Venezuela). La requérante précise que, bien que, en principe, le pouvoir de nommer le procureur général adjoint appartienne à l’Assemblée nationale, le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême) se serait substitué à cette dernière afin d’éviter une insécurité politique et dans le but d’adopter la « législation indispensable au bon fonctionnement du pays ».

32      Enfin, la requérante fait valoir, en substance, qu’en la tenant pour responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, notamment du fait qu’elle aurait engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et qu’elle n’aurait pas enquêté sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque, le Conseil n’a pas examiné avec soin et impartialité les éléments de preuve concernant la participation directe de la requérante aux évènements susmentionnés et, de ce fait, n’a pas justifié les actes attaqués.

33      À cet égard, premièrement, la requérante relève que la plupart des articles de presse sur lesquels le Conseil s’est fondé se bornent à mentionner sa nomination prétendument inconstitutionnelle au poste de procureur général adjoint. Selon la requérante, ces articles de presse ne font référence à aucun acte de sa part qui aurait permis de considérer qu’elle est « responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela ». Deuxièmement, la requérante note que les preuves sur lesquelles se fonde le Conseil lui reprochent des irrégularités et des incohérences constatées dans le comportement du bureau du procureur général, et non dans son comportement personnel. Troisièmement, la requérante reproche au Conseil de ne pas avoir apporté des éléments de preuve permettant d’établir qu’elle était responsable d’avoir mené des enquêtes, ou participé à des enquêtes, au cours desquelles les suspects ont été victimes de violations graves des droits de l’homme. Quatrièmement, la requérante indique que les éléments de preuve, sur lesquels le Conseil s’appuie pour lui attribuer une telle responsabilité, n’étayent pas ses conclusions.

34      Le Conseil conteste les arguments de la requérante.

35      Il convient de rappeler que l’effectivité du contrôle juridictionnel, garantie par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), exige notamment que le juge de l’Union européenne s’assure que la décision, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 64).

36      À cette fin, il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 120 et jurisprudence citée ; arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 65).

37      C’est en effet à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 121, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 66).

38      À cette fin, il n’est pas requis que ladite autorité produise devant le juge de l’Union l’ensemble des informations et des éléments de preuve inhérents aux motifs allégués dans l’acte dont il est demandé l’annulation. Il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne concernée (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 122, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 67).

39      En ce qui concerne les moyens de preuve qui peuvent être invoqués, le principe qui prévaut en droit de l’Union est celui de la libre administration des preuves [arrêt du 6 septembre 2013, Persia International Bank/Conseil, T‑493/10, EU:T:2013:398, point 95 (non publié)]. À cet égard, il importe de rappeler que, en l’absence de pouvoirs d’enquête dans des pays tiers, l’appréciation des autorités de l’Union doit, de fait, se fonder sur des sources d’information accessibles au public, des rapports, des articles de presse ou d’autres sources d’information similaires (voir, en ce sens, arrêt du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 107). Notamment, il ressort de la jurisprudence que le juge de l’Union peut prendre en considération des rapports d’organisations internationales (voir, en ce sens, arrêt du 18 juin 2015, Ipatau/Conseil, C‑535/14 P, EU:C:2015:407, point 48).

40      Par ailleurs, selon une jurisprudence constante, eu égard à la nature préventive des mesures restrictives adoptées par le Conseil, si, dans le cadre de son contrôle de la légalité des actes attaqués, le juge de l’Union considère que, à tout le moins, l’un des motifs mentionnés dans ces actes à l’égard d’une personne visée par ces mesures est suffisamment précis et concret, qu’il est étayé et qu’il constitue en soi une base suffisante pour soutenir la décision d’inscrire ou de maintenir le nom de cette personne sur les listes annexées auxdits actes, la circonstance que d’autres motifs ne le seraient pas ne saurait justifier l’annulation de ces actes (voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 130 ; du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 72, et du 26 mars 2019, Boshab e.a./Conseil, T‑582/17, non publié, EU:T:2019:193, point 221).

41      C’est au vu de ces principes qu’il y a lieu d’apprécier si sont entachés d’erreurs d’appréciation les motifs de l’inscription de la requérante sur les listes litigieuses, tirés de ce qu’elle est procureur général adjoint depuis juillet 2017, qu’elle a été nommée à ce poste par le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême), et non par l’Assemblée nationale, en violation de la Constitution vénézuélienne et qu’elle était responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, notamment en ayant engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque.

42      Ainsi que cela a été indiqué aux points 4 et 5 ci-dessus, conformément à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 7, paragraphe 1, de la décision 2017/2074, le critère général établi, aux fins de l’inscription sur les listes litigieuses, vise notamment les personnes physiques « dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte d’une quelconque autre manière à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela ». Ce critère est également repris par l’article 8, paragraphe 3, du règlement 2017/2063.

43      À cet égard, il convient de rappeler que, en ce qui concerne le contexte général au Venezuela, il ressort des considérants 1 et 5 à 8 de la décision 2017/2074 et des considérants 1 et 2 du règlement 2017/2063 que les actes attaqués ont été adoptés en raison de la détérioration constante de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme au Venezuela, résultant notamment de l’usage excessif de la force, ainsi que des actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique. Au considérant 6 de la décision 2017/2074, il est indiqué que, le 2 août 2017, l’Union a déploré vivement la décision prise par les autorités vénézuéliennes de poursuivre l’élection d’une Assemblée constituante, décision qui a durablement aggravé la crise au Venezuela et a entraîné le risque de porter atteinte à d’autres institutions légitimes prévues par la Constitution vénézuélienne, telles que l’Assemblée nationale.

44      Ce contexte général de la situation au Venezuela a également été invoqué par le Conseil devant le Tribunal, sans qu’il soit contredit par la requérante. Le Conseil a ainsi rappelé que, après le mois de décembre 2015, à la suite des élections de l’Assemblée nationale, une coalition de partis d’opposition avait gagné la majorité de sièges. Au mois de janvier 2016, le président du Venezuela de l’époque a décrété l’état d’urgence au Venezuela et a gouverné par décrets. Au mois d’avril 2017, des manifestations quasi quotidiennes se sont déroulées pendant plusieurs mois, ayant pour conséquence un grand nombre de décès et de blessés chez les civils et des milliers d’arrestations. Au mois de mai 2017, le président du Venezuela de l’époque a annoncé la création d’une Assemblée constituante dont les membres avaient été élus le 30 juillet 2017 par un processus électoral boycotté par l’opposition.

45      Dans ce contexte, il convient de considérer que, à l’instar du Conseil, en acceptant d’être nommée au poste de procureur général adjoint par le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême), la requérante a porté une atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela. En effet, il ressort du dossier que, conformément à la Constitution vénézuélienne, le pouvoir de nommer le procureur général adjoint appartient à l’Assemblée nationale, et non au Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême). En outre, l’inconstitutionnalité de la nomination de la requérante à ce poste a été également déplorée par l’Organisation des États américains (OEA) dans son rapport du 19 juillet 2017, produit par le Conseil dans son dossier. Partant, cette nomination inconstitutionnelle n’aurait pas pu être effectuée si la requérante n’avait pas accepté d’assumer cette fonction.

46      Le Conseil a également considéré que la requérante avait porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, notamment en ayant engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque.

47      Il ressort du dossier que le Conseil, au moment de l’adoption des actes attaqués, s’est fondé sur treize éléments pour justifier l’inscription de la requérante sur les listes litigieuses, à savoir huit articles publiés sur différents sites Internet en langue espagnole, quatre rapports provenant d’organisations internationales et un document émanant des autorités des États-Unis d’Amérique récapitulant les sanctions imposées à la requérante par ces autorités.

48      En ce qui concerne le motif d’inscription basé sur le fait que la requérante a engagé des poursuites motivées par des considérations politiques, en premier lieu, le Conseil a notamment invoqué le rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (ci-après la « CIDH »), du 31 décembre 2017. Selon ce rapport, au cours d’une période qui couvre le mandat de la requérante en tant que procureur général adjoint, le bureau du procureur général n’a pas agi en toute indépendance et a été utilisé comme un outil pour réprimer l’opposition.

49      La requérante fait valoir, en substance, que cette affirmation concerne le comportement du bureau du procureur général, et non son comportement personnel. En même temps, elle précise que le Conseil a complètement ignoré le fait que les irrégularités commises par les procureurs étaient dues aux menaces émanant du pouvoir exécutif vénézuélien, menaces également mentionnées dans le rapport de la CIDH du 31 décembre 2017.

50      En reconnaissant, comme l’indique le rapport de la CIDH du 31 décembre 2017, que les procureurs ont commis des irrégularités du fait qu’ils auraient été menacés par le pouvoir exécutif vénézuélien, la requérante admet, en fait, qu’ils n’ont pas agi en toute indépendance. Eu égard au contexte général de la situation au Venezuela, décrit aux points 43 et 44 ci-dessus, et aux informations publiées dans la presse concernant les enquêtes ouvertes contre les opposants, figurant au dossier du Conseil, le Conseil a pu valablement considérer que ces irrégularités de la part des procureurs avaient été commises à l’encontre d’opposants au gouvernement.

51      En tout état de cause, le rapport de la CIDH du 31 décembre 2017 concerne la période au cours de laquelle la requérante a exercé les fonctions de procureur général adjoint, qui est un poste à haute responsabilité au sein du bureau du procureur général. En effet, ainsi que l’a relevé le Conseil lors de l’audience, le poste de procureur général adjoint est le deuxième dans la hiérarchie du système du ministère public et il comprend l’organisation du bureau du procureur général, la représentation du gouvernement devant le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême) et la gestion des plaintes des fonctionnaires et d’autres affaires. Dans ces circonstances, il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir tenu la requérante pour responsable des pratiques du bureau du procureur général.

52      En second lieu, le dossier du Conseil contient notamment trois articles de presse qui font état de ce que la requérante a engagé des poursuites motivées par des considérations politiques.

53      Premièrement, dans l’article du 4 juillet 2017, publié à la date de la nomination de la requérante en tant que procureur général adjoint sur le site Internet « http ://runrun.es », il est rapporté que, dans son rôle de procureur, la requérante avait fait preuve d’un parti pris évident défavorable aux personnes opposées au gouvernement du président du Venezuela de l’époque. Cet article met également en lumière une série d’affaires « politiquement motivées » contre des opposants et des organisations non gouvernementales.

54      Deuxièmement, l’article publié également le 4 juillet 2017 sur le site Internet « www.efectococuyo.com » énumère plusieurs allégations selon lesquelles la requérante avait, au cours de son mandat de procureur, ciblé les opposants et les organisations non gouvernementales, notamment un militant des droits de l’homme qui avait été nommé dans l’article en cause.

55      Troisièmement, il ressort de l’article et du reportage vidéo du 9 mars 2015 publiés sur le site Internet « www.cnbc.com » que la requérante, en tant que procureur principal, a accusé le maire de Caracas, M. Antonio Ledezma, membre de l’opposition, d’être impliqué dans la préparation d’un coup d’État.

56      Les trois articles de presse, mentionnés aux points 53 à 55 ci-dessus, ont été publiés sur des sites Internet différents et font référence à des actes concrets accomplis par la requérante contre des opposants, en sa qualité de procureur, avant sa nomination en tant que procureur général adjoint.

57      En effet, d’une part, les deux articles du 4 juillet 2017, mentionnés aux points 53 et 54 ci-dessus, énumèrent plusieurs affaires concrètes qui concerneraient les opposants au gouvernement. Les deux articles concordent tant par la référence à l’existence de telles affaires que par le fait que les noms qui y sont cités correspondent partiellement.

58      La requérante conteste la fiabilité de ces deux articles. Cependant, il y a lieu de constater qu’à l’appui de chacune de ces deux contestations, la requérante ne fournit qu’un seul exemple. En ce qui concerne l’article publié sur le site Internet « http ://runrun.es », elle indique uniquement qu’elle n’a pas dirigé l’enquête contre une personne spécifiquement nommée, cette enquête ayant été ouverte par un autre procureur qui a également ordonné son arrestation. S’agissant de l’article publié sur le site Internet « www.efectococuyo.com », la requérante mentionne uniquement le cas d’une personne spécifiquement nommée, la sœur d’un membre de l’opposition, à l’encontre de laquelle la requérante aurait ouvert une enquête, non pas pour des raisons politiques, mais pour divulgation à des tiers de renseignements gouvernementaux confidentiels.

59      Lors de l’audience, la requérante a expliqué qu’elle n’avait cité que ces deux cas parce qu’elle se rappelait de ceux-ci en raison de leur large couverture médiatique. À cet égard, la requérante a admis ne pas être en mesure de se rappeler de chacune des affaires qu’elle avait eu à traiter, au vu des milliers d’affaires traitées par elle durant sa carrière de procureur qui s’étend sur plus de 20 ans.

60      Néanmoins, une telle explication de la requérante ne remet pas en cause, d’une part, l’existence des autres affaires citées dans les deux articles du 4 juillet 2017 publiés sur les sites Internet « http ://runrun.es » et « www.efectococuyo.com » et, d’autre part, le fait qu’elles concerneraient des opposants au gouvernement. Dès lors, les circonstances selon lesquelles l’une des enquêtes citées aurait été ouverte par un autre procureur et une autre de ces enquêtes n’aurait pas été ouverte pour un motif politique, ne suffisent pas, en l’absence de contestation étayée des autres enquêtes mentionnées dans ces articles, pour remettre en cause la possibilité pour le Conseil de se fonder sur ces articles.

61      D’autre part, l’article et le reportage vidéo du 9 mars 2015 publiés sur le site Internet « www.cnbc.com » (voir point 55 ci-dessus) mentionnent, eux-aussi, le nom de M. Antonio Ledezma, maire de Caracas, en indiquant qu’il serait membre de l’opposition et qu’il aurait été accusé par la requérante d’avoir participé à la préparation d’un coup d’État. Cet article cite également un communiqué de la présidence des États-Unis selon lequel les éléments de preuve utilisés par la requérante dans l’affaire concernant M. Antonio Ledezma étaient « fondés sur des informations invraisemblables et, dans certains cas, fabriquées ».

62      En outre, les informations résultant des trois articles de presse, cités aux points 53 à 55 ci-dessus, selon lesquelles la requérante aurait engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et celles figurant dans le rapport de la CIDH mentionné au point 48 ci-dessus sont complémentaires, en ce qu’elles relèvent toutes que la requérante a exercé ses différentes fonctions de manière partiale.

63      Au vu de ce qui précède, le Conseil pouvait à bon droit considérer que la requérante, en tant que procureur général adjoint, était responsable de poursuites motivées par des considérations politiques, engagées par des procureurs qui étaient placés sous son autorité, et qu’elle avait elle-même engagé de telles poursuites lorsqu’elle était procureur. À cet égard, la requérante ne peut utilement se prévaloir de la circonstance selon laquelle elle aurait exercé les fonctions de procureur en respectant la loi vénézuélienne, dès lors que l’inscription de son nom sur les listes litigieuses ne se fonde pas sur un exercice irrégulier des fonctions de procureur mais, en substance, sur un manque d’indépendance caractérisé, notamment, par l’engagement de poursuites motivées par des considérations politiques.

64      Par ailleurs, le Conseil a considéré que la requérante avait porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque. À cet égard, il ressort du rapport de l’organisation non gouvernementale vénézuélienne Foro Penal, du 16 février 2018, qui n’est pas contesté par la requérante, que le bureau du procureur général « a fait très peu » pour mettre un terme aux importantes violations des droits de l’homme, dénoncées dans ce rapport, notamment des détentions arbitraires, la répression des manifestations et l’acceptation d’actes de torture qui auraient été tolérés ou même encouragés par de hauts responsables. Il ressort ainsi de ce rapport que des procureurs, qui étaient placés sous l’autorité de la requérante, se sont abstenus d’enquêter sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque. Partant, le Conseil pouvait à juste titre considérer que la requérante n’a pas enquêté sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque.

65      Au vu des considérations exposées dans le cadre de l’examen du présent moyen, il y a lieu de conclure que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré que la requérante avait porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, sans qu’il soit nécessaire d’examiner, conformément à la jurisprudence citée au point 40 ci-dessus, la pertinence et la force probante des autres éléments retenus par le Conseil.

66      Dès lors, le premier moyen doit être rejeté.

 Sur le second moyen, tiré de la violation du droit de propriété

67      La requérante soutient que les mesures restrictives qui lui sont imposées par les actes attaqués constituent une restriction injustifiée et disproportionnée de son droit de propriété protégé par l’article 17, paragraphe 1, de la Charte. Selon elle, ces mesures seraient susceptibles de suspendre la vie économique normale de la personne, de l’entité ou du groupe inscrits sur la liste en ce qu’elles les priveraient de la plupart des formes d’utilisation de leurs fonds et autres avoirs.

68      Selon la requérante, aucune violation du droit de propriété ne saurait être justifiée en l’absence d’un examen approprié des éléments de preuve démontrant qu’elle présentait un risque pour l’intérêt public que les mesures restrictives visaient à protéger.

69      Or, d’une part, le Conseil n’aurait pas démontré un comportement particulier de la part de la requérante qui aurait porté atteinte à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela. Selon la requérante, une telle conclusion ne saurait être tirée de ses qualités de procureur général adjoint et d’ancien procureur. En outre, le Conseil n’aurait pas apporté de preuves précises et concordantes en ce sens. Par conséquent, le Conseil aurait commis une erreur manifeste d’appréciation qui ne permettrait pas de restreindre le droit de propriété de la requérante.

70      D’autre part, la requérante soutient que, afin de limiter l’exercice de son droit de propriété, le Conseil était tenu de respecter les conditions prévues par l’article 52, paragraphe 1, de la Charte. Or, premièrement, la requérante ne relèverait pas du champ d’application des actes attaqués. Deuxièmement, les mesures restrictives instituées à son égard constitueraient une restriction disproportionnée de l’exercice de ses droits fondamentaux. À cet égard, la requérante présente des restrictions alternatives moins contraignantes qui auraient pu être adoptées. Troisièmement, le « contenu essentiel » du droit de propriété aurait été violé indépendamment du fait qu’il s’agit de mesures temporaires et réversibles.

71      Le Conseil conteste les arguments de la requérante.

72      Aux termes de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général.

73      Selon l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, d’une part, toute limitation de l’exercice des droits et des libertés reconnus par celle-ci doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés et, d’autre part, dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.

74      En l’espèce, force est de constater que les actes attaqués restreignent le droit de propriété de la requérante, dès lors que, conformément à l’article 7 de la décision 2017/2074 et aux articles 8 et 9 du règlement 2017/2063, elle ne peut pas, notamment, disposer de ses fonds situés sur le territoire de l’Union, sauf en vertu d’autorisations particulières, et qu’aucun fonds ni aucune ressource économique ne peut être mis, directement ou indirectement, à sa disposition.

75      Toutefois, le droit de propriété, tel qu’il est protégé par l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, ne constitue pas une prérogative absolue et peut, en conséquence, faire l’objet de limitations dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte [voir arrêt du 21 février 2018, Klyuyev/Conseil, T‑731/15, EU:T:2018:90, point 176 (non publié) et jurisprudence citée].

76      Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une limitation à l’exercice du droit de propriété doit répondre à une triple condition.

77      Premièrement, la limitation doit être « prévue par la loi ». En d’autres termes, la mesure doit avoir une base légale. Deuxièmement, elle doit viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Au nombre de ces objectifs figurent ceux poursuivis dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et visés à l’article 21, paragraphe 2, TUE. Troisièmement, la limitation ne doit pas être excessive. D’une part, elle doit être nécessaire et proportionnée au but recherché. D’autre part, le « contenu essentiel », c’est-à-dire la substance du droit ou de la liberté en cause, ne doit pas être atteint (voir arrêt du 6 juin 2018, Lukash/Conseil, T‑210/16, non publié, EU:T:2018:332, point 222 et jurisprudence citée).

78      S’agissant de la première condition, il convient d’observer que, en l’espèce, la limitation est « prévue par la loi », compte tenu du fait qu’elle se trouve énoncée dans la décision 2017/2074 et le règlement 2017/2063, tels que modifiés par les actes attaqués. Ces actes ont notamment une portée générale et disposent d’une base juridique claire en droit de l’Union. De plus, les restrictions sont formulées dans des termes suffisamment précis en ce qui concerne tant leur portée que les raisons justifiant leur application à la requérante (voir, en ce sens, arrêt du 5 novembre 2014, Mayaleh/Conseil, T‑307/12 et T‑408/13, EU:T:2014:926, point 176).

79      À cet égard, il y a lieu de rejeter les arguments de la requérante tirés, en substance, de ce que la présente restriction de son droit de propriété n’est pas prévue par la loi dans la mesure où elle n’est pas responsable des atteintes à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela.

80      S’agissant de la deuxième condition, sur laquelle la requérante n’avance aucun argument, il convient de constater que, ainsi que cela résulte de l’examen du premier moyen, les actes attaqués sont conformes, en ce qui concerne la requérante, à l’objectif, visé à l’article 21, paragraphe 2, sous b), TUE, de consolider et de soutenir la démocratie et l’état de droit dans la mesure où ils s’inscrivent dans le cadre d’une politique visant à favoriser la démocratie au Venezuela.

81      S’agissant de la troisième condition, il y a lieu de rappeler que le principe de proportionnalité, en tant que principe général du droit de l’Union, exige que les actes des institutions de l’Union ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs poursuivis par la réglementation en cause. Ainsi, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir arrêt du 15 septembre 2016, Yanukovych/Conseil, T‑346/14, EU:T:2016:497, point 164 et jurisprudence citée).

82      À ce propos, s’agissant du contrôle juridictionnel du respect du principe de proportionnalité, il convient de reconnaître un large pouvoir d’appréciation au législateur de l’Union dans des domaines qui impliquent de la part de ce dernier des choix de nature politique, économique et sociale, et dans lesquels il est appelé à effectuer des appréciations complexes. Dès lors, seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure adoptée en ces domaines, par rapport à l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre, peut affecter la légalité d’une telle mesure (voir arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 120 et jurisprudence citée ; arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 88).

83      Selon la jurisprudence, les inconvénients générés par les mesures restrictives ne sont pas démesurés par rapport aux objectifs poursuivis, compte tenu, d’une part, du fait que ces mesures présentent, par nature, un caractère temporaire et réversible et ne portent, dès lors, pas atteinte au « contenu essentiel » du droit de propriété et, d’autre part, du fait qu’il peut y être dérogé afin de couvrir les besoins fondamentaux, les frais de justice ou bien encore les dépenses extraordinaires des personnes visées [voir arrêt du 21 février 2018, Klyuyev/Conseil, T‑731/15, EU:T:2018:90, point 182 (non publié) et jurisprudence citée].

84      En l’espèce, en ce qui concerne le caractère adéquat des mesures restrictives, telles que celles imposées à la requérante, au regard d’un objectif d’intérêt général aussi fondamental pour la communauté internationale que la protection de la démocratie et de l’état de droit, il apparaît que le gel de fonds, d’avoirs financiers et d’autres ressources économiques des personnes identifiées comme étant impliquées dans les atteintes à la démocratie au Venezuela ne sauraient, en tant que tel, passer pour inadéquat (voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2020, Boshab/Conseil, T‑171/18, non publié, EU:T:2020:55, point 134 et jurisprudence citée).

85      En ce qui concerne leur caractère nécessaire, il convient de constater que des mesures alternatives et moins contraignantes ne permettent pas aussi efficacement d’atteindre l’objectif poursuivi lorsqu’elles offrent la possibilité de contourner les restrictions imposées ou qu’elles risquent de ne pas cibler efficacement la personne visée (voir, en ce sens, arrêt du 20 septembre 2016, Alsharghawi/Conseil, T‑485/15, non publié, EU:T:2016:520, point 84 et jurisprudence citée).

86      La requérante suggère deux mesures alternatives qui, selon elle, seraient moins contraignantes. Elle propose, d’une part, une interdiction aux citoyens de l’Union de prendre part à des transactions liées à, finançant ou concernant de quelque autre manière que ce soit l’achat de toute dette, y compris des comptes à recevoir, émise par le gouvernement vénézuélien ou, d’autre part, une interdiction aux citoyens de l’Union de participer au transfert par le gouvernement vénézuélien de toute participation dans toute entité détenue à 50 % ou plus par le gouvernement vénézuélien.

87      À cet égard, il y a lieu de constater qu’il ressort notamment du considérant 7 de la décision 2017/2074 que les mesures restrictives ciblées en cause « devraient être instaurées contre certaines personnes physiques et morales qui sont responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique et contre les personnes, entités et organismes dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela, ainsi que contre les personnes, entités et organismes qui leur sont associés ». Or, les mesures alternatives proposées par la requérante ne permettent pas d’atteindre les objectifs visés par la décision 2017/2074 et le règlement 2017/2063. Dès lors, cet argument de la requérante doit être rejeté.

88      De plus, il doit être rappelé que l’article 7, paragraphe 4, de la décision 2017/2074 et l’article 9, paragraphe 1, du règlement 2017/2063 prévoient la possibilité d’autoriser le déblocage de certains fonds ou de ressources économiques gelés pour que les personnes visées puissent faire face à des besoins fondamentaux ou satisfaire à certains engagements.

89      À cet égard, la requérante soutient que le « contenu essentiel » du droit de propriété est violé indépendamment du fait qu’il s’agit de mesures temporaires et réversibles. Il y a lieu de rejeter cet argument conformément à la jurisprudence citée au point 83 ci-dessus.

90      Il s’ensuit que les actes attaqués ne violent pas le droit de propriété de la requérante et qu’il y a lieu de rejeter le second moyen.

91      Par conséquent, le premier moyen étant également rejeté, il y a lieu de rejeter le recours dans son intégralité.

 Sur les dépens

92      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (septième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Mme Katherine Nayarith Harrington Padrón est condamnée aux dépens.

da Silva Passos

Reine

Truchot

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 14 juillet 2021.

Signatures


*      Langue de procédure : l’anglais.