CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIILO JÄÄSKINEN
présentées le 30 janvier 2014 (1)
Affaire C‑438/12
Irmengard Weber
contre
Mechthilde Weber
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht München (Allemagne)]
«Compétence judiciaire en matière civile et commerciale – Règlement (CE) no 44/2001 – Article 22, point 1 – Compétence exclusive – Litiges en matière de droits réels immobiliers – Inclusion du droit de préemption sur un immeuble – Article 27, paragraphe 1 – Litispendance – Notion de demandes ‘formées entre les mêmes parties’ – Notion de demandes ‘ayant le même objet et la même cause’ – Sanction de l’abus du droit d’agir – Combinaison entre les articles 22, point 1, et 27, paragraphe 1 – Article 28, paragraphe 1 – Connexité – Critères d’appréciation du sursis à statuer – Combinaison entre les articles 27 et 28 – Droit à une protection juridictionnelle effective»
I – Introduction
1. La demande de décision préjudicielle introduite par l’Oberlandesgericht München (Allemagne) porte sur l’interprétation du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2), et en particulier de ses articles 22, point 1 (3), 27, paragraphe 1 (4), et 28, paragraphe 1 (5). La Cour est ainsi appelée à se prononcer sur l’interprétation de la règle de compétence exclusive applicable en matière de droits réels immobiliers ainsi que des règles applicables en cas de litispendance ou de connexité figurant dans ledit règlement.
2. D’emblée, je précise qu’il est, à mon avis, opportun d’opérer une reconfiguration consistant à examiner les multiples questions qui sont posées à la Cour non pas dans l’ordre retenu par la juridiction de renvoi, mais dans un ordre qui suit davantage la logique et le système du règlement no 44/2001.
3. Tout d’abord, la Cour devra dire si l’article 22, point 1, dudit règlement, qui réserve une compétence exclusive aux tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel se situe l’immeuble faisant l’objet des droits réels litigieux, s’applique ou non à une action visant à faire constater qu’un droit de préemption immobilier n’a pas été exercé de façon valable (6).
4. En lien avec le précédent point, une autre question (7) vise à déterminer si, en cas de litispendance au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, la juridiction saisie en second lieu est autorisée à prendre en compte, pour s’abstenir de surseoir à statuer, le fait qu’à son avis, la juridiction saisie en premier lieu n’est pas celle qui est exclusivement compétente en vertu de l’article 22, point 1, du même règlement et que, partant, la décision que celle‑ci serait susceptible de rendre ne sera pas reconnue dans les autres États membres, en vertu de l’article 35, paragraphe 1, de ce règlement (8).
5. La juridiction de renvoi souhaite aussi savoir si peuvent être considérées comme relevant de la règle de litispendance énoncée à l’article 27 du règlement no 44/2001, deux instances dont sont saisies des juridictions d’États membres différents, d’une part, lorsque deux personnes sont respectivement codéfenderesses à l’égard d’un tiers dans l’une de ces procédures et parties adverses entre elles dans l’autre et, d’autre part, lorsque lesdites instances sont relatives à des demandes fondées sur des motifs différents, mais qu’une même question juridique devrait être tranchée à titre liminaire dans les deux cas (9).
6. En outre, la Cour est invitée à préciser si, dans le cadre de la décision de sursis à statuer qu’elle doit prendre en application de l’article 27, paragraphe 1, dudit règlement, la juridiction saisie en second lieu doit non seulement examiner le grief d’une partie selon lequel l’autre partie aurait commis un abus de droit en introduisant une action devant la juridiction saisie en premier lieu, mais aussi sauvegarder le droit à la protection juridictionnelle du second requérant, et, dans l’affirmative, quelles conséquences devraient en être tirées (10).
7. Par ailleurs, elle est appelée à déterminer si, avant de pouvoir appliquer l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, relatif aux instances connexes qui sont pendantes devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu doit avoir décidé que l’article 27, paragraphe 1, de ce même règlement, relatif aux cas de litispendance, n’est pas applicable en l’espèce (11).
8. Enfin, la juridiction de renvoi demande quels sont les critères qu’elle peut prendre en considération dans le cadre de l’exercice du pouvoir d’appréciation qui est reconnu par l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, étant rappelé que celui‑ci prévoit que le sursis à statuer est facultatif en cas de connexité (12).
II – Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
9. Le litige au principal oppose Mme I. Weber à Mme M. Weber, deux sœurs d’âge mûr qui sont copropriétaires, à hauteur de six dixièmes et de quatre dixièmes respectivement, d’un terrain situé à Munich (Allemagne). À la suite d’un acte notarié du 20 décembre 1971, un droit de préemption sur ce bien immobilier a été inscrit dans le registre foncier au profit de Mme I. Weber, conformément à l’article 1094, paragraphe 1, du code civil allemand (13) (Bürgerliches Gesetzbuch, ci‑après le «BGB»).
10. Par contrat notarié du 28 octobre 2009, Mme M. Weber a vendu sa quote‑part de quatre dixièmes à la société de droit allemand Z. GbR, dont l’un des dirigeants est son fils, M. Calmetta, avocat établi à Milan (Italie). Suivant une clause insérée dans ce contrat, Mme M. Weber s’est réservé un droit de rétractation, valable jusqu’au 28 mars 2010 et soumis à certaines conditions.
11. Informée par le notaire ayant instrumenté ledit contrat à Munich, Mme I. Weber a exercé son droit de préemption sur cette quote‑part, par lettre du 18 décembre 2009, en vertu des articles 463 et 464 du BGB (14).
12. Le 25 février 2010, par contrat conclu devant ce même notaire, Mmes I. et M. Weber ont expressément reconnu l’exercice effectif de ce droit de préemption et se sont accordées quant à la transmission de la propriété à Mme I. Weber, au même prix que celui convenu dans le contrat de vente signé par Mme M. Weber et la société Z. GbR. Il semble qu’elles se soient entendues pour que le notaire n’effectue les diligences aux fins d’inscrire le transfert de propriété dans le registre foncier que lorsque Mme M. Weber aurait renoncé à exercer son droit de rétractation découlant du contrat du 28 octobre 2009, conformément à l’article 873, paragraphe 1, du BGB (15) et à l’article 19 de la loi relative à la tenue du registre foncier (Grundbuchordnung) (16). Le 2 mars 2010, Mme I. Weber a payé le prix d’achat convenu, à savoir 4 millions d’euros. Par lettre du 15 mars 2010, Mme M. Weber a déclaré exercer ledit droit de rétractation.
13. Par requête du 29 mars 2010, notifiée à Mme I. Weber le 11 mai 2010, la société Z. GbR a introduit, devant le Tribunale ordinario di Milano (tribunal civil de Milan), un recours dirigé contre Mmes I. et M. Weber tendant à faire constater l’invalidité de l’exercice de son droit de préemption par Mme I. Weber, ainsi que la validité du contrat conclu entre Mme M. Weber et cette société.
14. Le 15 juillet 2010, Mme I. Weber a saisi le Landgericht München I d’une demande visant à ce que Mme M. Weber soit contrainte à autoriser l’inscription au registre foncier du transfert de la propriété relative aux quatre dixièmes de l’immeuble détenus par cette dernière (17). Mme M. Weber s’y est opposée en invoquant, in limine litis, l’existence d’une litispendance en raison du litige pendant devant ledit tribunal italien.
15. Par ordonnances du 1er avril 2011 et du 23 août 2011, le Landgericht München I a suspendu la procédure en cours devant lui eu égard à la procédure pendante devant le Tribunale ordinario di Milano, première juridiction saisie, sur le fondement de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 et, à titre subsidiaire, de l’article 28, paragraphes 1 et 3, de ce même règlement.
16. Mme I. Weber a interjeté appel devant l’Oberlandesgericht München. Par décision du 16 février 2012, déposée le 2 octobre 2012, celui‑ci a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes, en précisant que la position prise par le Landgericht München I lui semblait bien fondée:
«1) Le champ d’application de l’article 27 du règlement [no 44/2001] s’étend‑il également aux situations dans lesquelles deux parties sont partie défenderesse dans le cadre d’un premier litige parce que ces deux parties font l’objet d’un recours d’un tiers et sont respectivement partie requérante et partie défenderesse dans le cadre d’un autre litige? S’agit‑il, dans une telle situation, d’un litige ‘entre les mêmes parties’ ou les différentes conclusions du requérant contre les deux parties défenderesses, invoquées dans le cadre de l’une des procédures, doivent‑elles être examinées séparément avec pour conséquence qu’il convient d’admettre qu’il n’y a pas de litige entre les ‘mêmes parties’?
2) Y a‑t‑il un recours ‘ayant le même objet’ au sens de l’article 27 du règlement no 44/2001 lorsque les conclusions et les motifs dans les deux procédures sont certes différents, mais que
a) la même question liminaire doit être réglée pour pouvoir statuer dans les deux procédures ou que
b) dans une procédure, dans le cadre de conclusions subsidiaires, il est demandé de constater un rapport juridique qui, dans une autre procédure, joue un rôle de question liminaire?
3) Y a‑t‑il recours portant, au sens de l’article 22, [point] 1, du règlement no 44/2001, sur un droit réel immobilier lorsqu’il est demandé de faire constater que la partie défenderesse n’aurait pas valablement exercé son droit réel de préemption, existant indiscutablement en droit allemand, à l’égard d’un terrain situé en Allemagne?
4) La juridiction saisie en second lieu est‑elle tenue d’examiner dans le cadre de sa décision en vertu de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 et donc avant que la question de la compétence ne soit tranchée par la première juridiction saisie, si cette dernière est incompétente en vertu de l’article 22, [point] 1, parce qu’une telle incompétence de la première juridiction saisie en vertu de l’article 35, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 conduirait à ce qu’une éventuelle décision de la première juridiction saisie ne serait pas reconnue? L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 est‑il inapplicable pour la juridiction saisie en second lieu si cette juridiction parvient à la conclusion que la première juridiction saisie est incompétente en vertu de l’article 22, [point] 1?
5) La juridiction saisie en second lieu est‑elle tenue dans le cadre de sa décision en vertu de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, et donc avant que la question de la compétence ne soit tranchée par la première juridiction saisie, d’examiner le grief d’une partie selon lequel l’autre partie aurait commis un abus de droit en saisissant la première juridiction saisie? L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 est‑il inapplicable pour la juridiction saisie en second lieu si celle‑ci parvient à la conclusion que la saisine de la première juridiction était abusive?
6) L’application de l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 présuppose‑t‑elle que la juridiction saisie en second lieu ait décidé auparavant que, dans le cas concret, l’article 27, paragraphe 1, [dudit] règlement ne s’applique pas?
7) Peut‑il être tenu compte dans le cadre de l’exercice du pouvoir d’appréciation reconnu par l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001:
a) du fait que la première juridiction saisie est établie dans un État membre dans lequel les procédures, d’un point de vue statistique, durent beaucoup plus longtemps que dans l’État membre où est établie la juridiction saisie en second lieu,
b) du fait que d’après l’estimation de la juridiction saisie en second lieu, il conviendrait d’appliquer le droit de l’État membre dans lequel cette juridiction est établie,
c) de l’âge de l’une des parties,
d) des perspectives de succès du recours devant la première juridiction saisie?
8) Convient‑il lors de l’interprétation et de l’application des articles 27 et 28 du règlement no 44/2001 de tenir compte, outre de l’objectif de prévenir les décisions incompatibles ou contradictoires, du droit à la protection juridictionnelle du deuxième requérant?»
17. Il ressort des éléments versés ultérieurement au dossier que, par jugement du 23 mai 2013, le Tribunale ordinario di Milano s’est déclaré incompétent au profit des juridictions allemandes pour ce qui concerne les demandes formées par la société Z. GbR à l’égard de Mmes I. et M. Weber.
18. Devant la Cour, des observations écrites ont été soumises par Mme I. Weber, Mme M. Weber, par les gouvernements allemand, du Royaume‑Uni et suisse ainsi que par la Commission européenne. Lors de l’audience du 9 octobre 2013, seuls sont intervenus les représentants de Mme I. Weber et de Mme M. Weber ainsi que de la Commission.
III – Analyse
19. À titre liminaire, je rappelle que, dans la mesure où le règlement no 44/2001 remplace la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (18), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de cette convention vaut aussi pour celles de ce règlement, lorsque les dispositions de ces instruments peuvent être qualifiées d’équivalentes (19). En l’occurrence, une telle équivalence me paraît acquise pour l’ensemble des dispositions faisant l’objet des questions préjudicielles, puisque les articles 22, point 1, 27, paragraphe 1, et 28, paragraphe 1, dudit règlement reflètent la même systématique que les dispositions correspondantes de la convention de Bruxelles (20) et sont, au surplus, rédigées en des termes quasi identiques (21).
20. Par ailleurs, je souligne qu’il me paraît nécessaire de regrouper les questions préjudicielles et de les traiter dans un ordre différent de celui choisi par la juridiction de renvoi. En particulier, je débuterai l’analyse par la troisième question, qui concerne le chef de compétence exclusive prévu à l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001, avant de la poursuivre par la quatrième question, qui tend à clarifier les effets de cette disposition à l’égard de la règle de litispendance énoncée à l’article 27 de ce même règlement. Cet ordre me paraît logique puisque, selon moi, lorsqu’une juridiction nationale est dotée d’une telle compétence exclusive en vertu dudit règlement, elle ne saurait être tenue d’examiner si les critères matériels de la litispendance, qui sont visés dans les deux premières questions préjudicielles (22), sont réunis à l’égard du litige dont elle a été saisie en second lieu. En effet, je considère que dans une telle hypothèse, aucune juridiction d’un autre État membre ne peut être valablement compétente de façon concurrente.
A – Sur l’interprétation de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 et la combinaison de celui‑ci avec l’article 27 de ce même règlement
1. Sur l’inclusion du droit réel de préemption dans le champ d’application de la règle de compétence exclusive prévue à l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 (troisième question)
21. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande en substance si, comme elle le présume, une action visant à faire constater que le défendeur n’aurait pas valablement exercé son droit réel de préemption, qui existe selon le droit matériel d’un État membre à l’égard d’un terrain situé dans ce même État, est un recours portant sur l’un des «droits réels immobiliers» visés par l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001. Dans l’affirmative, cette action relèverait du chef de compétence exclusive qui est prévu par cette disposition au profit des «tribunaux de l’État membre où l’immeuble est situé».
22. Concrètement, elle s’interroge sur le point de savoir si un recours tendant à invalider l’exercice d’un droit de préemption afférent à un terrain situé en Allemagne, tel que celui dont la société Z. GbR a saisi la juridiction italienne, est couvert par le champ d’application de cet article, ce dont il résulterait que les juridictions allemandes seraient exclusivement compétentes en ce cas.
23. Je relève que Mme M. Weber prétend que cette question préjudicielle est irrecevable, aux motifs, d’une part, que la demande d’inscription forcée dans le registre foncier ayant été introduite devant les tribunaux allemands n’a pas pour objet des droits réels immobiliers au sens de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 et, d’autre part, qu’elle serait sans pertinence pour la décision de sursis à statuer que la juridiction de renvoi pourrait prendre en application des articles 27 et 28 dudit règlement (23).
24. Toutefois, il résulte d’une jurisprudence constante que le rejet par la Cour d’une demande de décision préjudicielle introduite par une juridiction nationale n’est possible que lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (24).
25. Or, tel n’est pas le cas dans la présente affaire, au vu des éléments soumis par l’Oberlandesgericht München, dont il ressort que l’action introduite de façon concurrente devant un tribunal italien porte sur la validité de l’exercice de son droit de préemption sur un immeuble par Mme I. Weber (25), tandis que l’action pendante en Allemagne suppose d’examiner ce même point à titre liminaire. Dès lors que cette juridiction a dûment indiqué les motifs pour lesquels elle a posé sa question préjudicielle et qu’une réponse lui est nécessaire aux fins de se prononcer sur l’issue du litige dont elle est saisie, la demande de décision préjudicielle doit être considérée comme recevable.
26. Il y a lieu de relever que, dans la lignée de la jurisprudence relative à l’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles (26), le critère de la compétence exclusive qui est fixé par l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001, à savoir une procédure «en matière de droits réels immobiliers», doit être conçu comme une notion autonome, propre au droit de l’Union. Il en résulte qu’il convient d’interpréter cette expression en se référant, d’une part, aux objectifs et au système de ce règlement et, d’autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des systèmes de droit nationaux (27). À cet égard, je souligne que le principe du forum rei sitae est une règle de compétence largement admise pour les litiges transfrontaliers portant sur les droits réels afférents à des biens immobiliers, tant dans les normes d’origine nationale que dans celles d’origine internationale.
27. Sous un angle téléologique, je rappelle que la compétence exclusive dévolue aux juridictions de l’État membre où est situé l’immeuble concerné (28) a pour principale raison d’être l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sachant que ces juridictions sont le mieux à même, en raison de leur proximité géographique, de juger les litiges portant sur les droits relatifs à cet immeuble (29), comme la Cour l’a itérativement jugé au sujet de la convention de Bruxelles (30).
28. Sous un angle systémique, il est également certain que la portée de la règle de compétence exclusive prévue à l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 ne saurait être conçue de façon extensive, dans un sens qui serait plus étendu que ses objectifs ne le requièrent (31). Cela résulte du fait que cette disposition introduit une exception à l’égard non seulement de la règle générale de compétence figurant à l’article 2, paragraphe 1, dudit règlement – ce qui interdit au défendeur de comparaître devant les juridictions proches de son domicile si l’immeuble concerné n’est pas situé dans le même État membre –, mais aussi de règles de compétence spéciales figurant dans ce même règlement – ce qui prive les parties des possibilités de choix du for qui y sont prévues (32).
29. C’est dans ce contexte que, par transposition de la jurisprudence relative à l’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles, la Cour a déjà interprété d’une façon limitative le champ d’application matériel de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001. La règle de compétence exclusive «en matière de droits réels immobiliers» que ce dernier énonce a, ainsi, été définie de sorte qu’elle «englobe non pas l’ensemble des actions qui concernent des droits réels immobiliers, mais seulement celles d’entre elles qui, tout à la fois, entrent dans le champ d’application de ladite convention [ou dudit règlement respectivement] et sont au nombre de celles qui tendent, d’une part, à déterminer l’étendue, la consistance, la propriété, la possession d’un bien immobilier ou l’existence d’autres droits réels sur ces biens et, d’autre part, à assurer aux titulaires de ces droits la protection des prérogatives qui sont attachées à leur titre» (33).
30. De surcroît, il résulte de la jurisprudence (34) que, pour que l’article 16, point 1, de la convention de Bruxelles s’applique, il ne suffit pas qu’un droit réel immobilier soit concerné par l’action ou que l’action ait un lien quelconque avec un immeuble, mais il faut qu’elle ait pour fondement un droit réel, et non un droit personnel (35). La différence entre un droit réel et un droit personnel réside dans le fait que le premier, grevant un bien corporel, produit ses effets à l’égard de tous, alors que le second ne peut être invoqué que contre le débiteur. Ces données valent aussi pour l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001.
31. En l’occurrence, je considère qu’un recours qui vise à faire constater qu’un droit de préemption sur un terrain et inscrit dans le registre foncier n’a pas été valablement exercé, comme celui dont la juridiction italienne a été saisie en premier par la société Z. GbR, est couvert par le champ d’application de cette dernière disposition. En effet, une telle action est fondée sur l’existence d’une sorte de droit de préférence afférent à un immeuble (36) et a pour objet de déterminer quels sont les effets erga omnes que l’exercice dudit droit est en mesure de produire au profit de son titulaire quant au transfert de la propriété, et en particulier à l’encontre d’un tiers acquéreur. Il s’agit donc bien d’un litige relatif à un droit tant réel, et non personnel, qu’immobilier. J’estime que les considérations susmentionnées de bonne administration de la justice qui sous‑tendent ledit article 22, point 1, corroborent cette interprétation.
32. Dès lors, je propose de répondre à la troisième question préjudicielle qu’une action relative à la validité de l’exercice d’un droit de préemption sur un immeuble, telle que celle introduite devant la juridiction italienne ayant été saisie avant le juge a quo dans la présente affaire, relève de la notion d’action «en matière de droits réels immobiliers» au sens de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001.
2. Sur les conséquences, à l’égard d’un éventuel sursis à statuer pour cause de litispendance, d’une compétence exclusive de la juridiction saisie en second lieu en vertu de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 (quatrième question)
33. La quatrième question préjudicielle porte, en substance, sur les rapports entre l’article 22, point 1, et l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, et plus particulièrement sur le point de savoir si le premier de ces articles permet de déroger au second. En effet, la Cour est invitée à dire si, lorsque des procédures concurrentes sont pendantes dans deux États membres différents, la juridiction seconde saisie doit prendre en considération le fait qu’à son avis une éventuelle décision de la juridiction première saisie ne serait pas reconnue dans les autres États membres, conformément à l’article 35, paragraphe 1, de ce règlement, en raison d’une méconnaissance de la compétence exclusive prévue audit article 22, point 1, en matière de droits réels immobiliers.
34. J’estime qu’il y aura lieu de donner une réponse affirmative à ladite question. Cela me paraît s’imposer, tout d’abord, au vu du libellé de l’article 27 du règlement no 44/2001, qui reproduit celui de l’article 21 de la convention de Bruxelles. La formulation de cette dernière disposition a suivi une évolution notable, dont il convient de tenir compte. Avant la modification introduite en 1989 (37), ledit article 21 était rédigé de telle sorte que la juridiction saisie en second lieu avait la faculté de surseoir à statuer, au lieu de l’obligation de se dessaisir, seulement lorsque la compétence de l’autre juridiction était contestée.
35. Le mécanisme actuel est inversé, puisque la juridiction seconde saisie a, au contraire, l’obligation de surseoir à statuer «jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie». Or, par hypothèse, cette compétence ne pourra jamais être établie lorsque la juridiction saisie en second lieu est seule dotée d’une compétence exclusive en raison de l’objet du litige, telle que celle résultant de l’article 22, point 1, dudit règlement, laquelle doit nécessairement primer (38).
36. Je considère que la jurisprudence de la Cour relative à l’article 21 de la convention de Bruxelles ne contredit pas cette analyse. En effet, dans l’arrêt Overseas Union Insurance e.a. (39), figure un obiter dictum qui peut être compris a contrario comme impliquant que, dans l’hypothèse où la juridiction saisie en second lieu aurait disposé d’une compétence exclusive prévue par cette convention, et notamment par son article 16 (équivalant à l’article 22 du règlement no 44/2001), ladite juridiction aurait eu la possibilité de tenir compte de l’absence de compétence de la juridiction première saisie. Plus exactement, dans un tel cas de figure, la juridiction saisie en second lieu se borne à examiner sa propre compétence, qui est exclusive en l’occurrence, comme cela avait été relevé par l’avocat général Van Gerven dans cette même affaire (40).
37. Cette approche qui a été retenue à l’égard de la version initiale dudit article 21 devrait, à mon avis, a fortiori prévaloir à l’égard de l’article 27 du règlement no 44/2001, dont le libellé est encore plus explicite quant à la nécessité que la compétence de la juridiction première saisie soit formellement établie avant de pouvoir tirer toutes les conséquences d’une situation de litispendance.
38. J’ajoute que la jurisprudence ultérieure me paraît compatible avec une telle analyse. Dans l’arrêt Gasser (41), qui porte quant à lui sur la version modifiée de l’article 21 de la convention de Bruxelles, la Cour a dit pour droit que la règle procédurale que celui‑ci contient «se fonde clairement et uniquement sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies». Elle en a déduit que le juge saisi en second lieu et dont la compétence a été revendiquée en vertu d’une clause attributive de juridiction doit néanmoins surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge saisi en premier lieu se soit déclaré incompétent, et ce notamment pour des raisons de sécurité juridique (42).
39. Toutefois, il s’agissait dans cette affaire du cas spécifique d’une compétence exclusive fondée sur une convention d’élection de for, à laquelle les parties peuvent renoncer ou dont la validité risque d’être contestée (43), et non sur un chef de compétence lié directement à l’objet du litige, comme c’est le cas en matière de droits réels immobiliers suivant l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001.
40. Or, lorsque la juridiction saisie en second lieu est la seule qui soit exclusivement compétente (44) sur le fondement de ce dernier texte, il serait, à mon avis, inopportun qu’elle sursoie à statuer sur la procédure qui est pendante devant elle, au titre de l’article 27, paragraphe 1, de ce même règlement, dans l’attente de la décision de la juridiction saisie en premier lieu, puisque celle‑ci ne saurait valablement se déclarer compétente et donc statuer sur le fond de l’instance concurrente. Une autre approche conduirait à favoriser les actions dites «torpilles» pouvant être engagées en premier dans un État membre de façon déloyale, aux seules fins de contourner la compétence pourtant exclusive des juridictions d’un autre État membre, à savoir celui dans lequel est situé l’immeuble concerné par le litige.
41. Le système dans lequel s’inscrit l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 conforte l’interprétation que je préconise. En effet, en vertu de l’article 25 de ce même règlement, une obligation de dessaisissement pèse sur tous les tribunaux des États membres autres que ceux du lieu de situation de l’immeuble qui est concerné par le litige relatif à des droits réels (45). En outre, conformément aux articles 35, paragraphe 1, et 45, paragraphe 1, dudit règlement, il est certain qu’une décision qui serait rendue par la juridiction première saisie en méconnaissance de la règle de compétence énoncée audit article 22, point 1, ne serait ni reconnue ni exécutée dans les autres États membres. Le fait que la juridiction saisie en second lieu qui est exclusivement compétente sursoie à statuer dans de telles circonstances conduirait simplement à une pure perte de temps et ne répondrait donc pas à l’impératif d’une bonne administration de la justice.
42. Cependant, afin de ne pas priver de son effet utile le mécanisme prévu audit article 27, paragraphe 1, j’estime qu’une telle affirmation de sa propre compétence exclusive par la juridiction saisie en second lieu, au détriment de la priorité en principe accordée à la juridiction saisie en premier lieu, devrait être limitée aux cas dans lesquels une prévision fiable quant à la reconnaissance et à l’exécution est possible sans risque de décisions contradictoires. À l’instar du gouvernement du Royaume‑Uni et du gouvernement suisse, je considère que ladite prévision est possible, lorsque les litiges s’inscrivent dans le champ d’application de l’article 22, point 1, du règlement no 44/2001. Dans ce contexte précis, il ne sera pas porté atteinte à l’objectif du règlement no 44/2001, et en particulier de son article 27, à savoir éviter des procédures concurrentes devant les juridictions d’États membres différents et les décisions inconciliables susceptibles d’en résulter (46), puisque la probabilité de telles décisions est alors particulièrement réduite.
43. Ainsi, je propose de répondre par l’affirmative à la quatrième question préjudicielle, étant donné que dans un cas de figure tel que celui de la présente affaire, il n’y a pas deux juridictions également compétentes, et donc pas de conflit positif de compétences devant être résolu par application des dispositions du règlement no 44/2001 relatives à la litispendance.
B – Sur l’interprétation de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001
44. Les quatre autres questions préjudicielles relatives à l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (47) seront regroupées de façon à traiter, tout d’abord, des conditions devant être réunies pour qu’une litispendance existe au sens de ladite disposition (1), puis des conséquences de cette éventuelle existence (2).
45. À mon avis, il n’y aura pas lieu d’y répondre si, comme je le propose, la Cour conclut qu’une litispendance au sens dudit article est exclue dans la présente affaire en raison d’une prédominance de la compétence exclusive du forum rei sitae prévue à l’article 22, point 1, dudit règlement. Partant, ces questions appelleront les observations suivantes de ma part à un titre uniquement subsidiaire.
1. Sur les conditions de l’existence d’une litispendance au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001
46. Les deux premières questions préjudicielles sont relatives aux conditions dans lesquelles une litispendance est avérée selon l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001. En particulier, la Cour doit préciser ce qu’il convient d’entendre par les expressions «demandes […] entre les mêmes parties» (a) et «demandes ayant le même objet et la même cause» (b), qui ne sont pas définies dans cette disposition.
47. D’emblée, je rappelle que ces deux expressions doivent faire l’objet d’une définition autonome, donc détachée des conceptions prévalant dans l’un ou l’autre des États membres (48).
48. À mon avis, il conviendrait, dans le cadre de l’interprétation des dispositions du règlement no 44/2001 relatives à la litispendance, de tenir compte, en creux, de l’approche que la Cour a retenue dans l’arrêt Tatry, au sujet de l’interprétation de la notion parallèle de connexité, laquelle comprend «tous les cas où il existe un risque de contrariété de solutions, même si les décisions peuvent être exécutées séparément et si leurs conséquences juridiques ne s’excluent pas mutuellement» (49). J’en déduis que la litispendance est, quant à elle, afférente aux situations où les décisions à venir ne pourraient pas être exécutées séparément et leurs conséquences juridiques s’excluent mutuellement. C’est, à mon avis, la raison d’être de l’obligation pesant sur la juridiction saisie en second lieu de surseoir à statuer en attendant que la compétence de la juridiction saisie en premier lieu soit établie (50).
49. J’ajoute que, au titre de cette interprétation, il faudra aussi tirer des conséquences appropriées du fait que la portée, tant objective que subjective, de l’autorité de la chose jugée (ou res judicata) d’une décision rendue en matière civile n’est pas harmonisée par le droit de l’Union. Partant, l’application des dispositions relatives à la litispendance n’est pas sans difficultés, étant donné que la litispendance est, selon moi, en réalité une forme anticipée de l’autorité de la chose jugée de la décision que la juridiction saisie en premier lieu serait amenée à prendre. De surcroît, la mise en œuvre de l’obligation de surseoir à statuer prévue à l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 ne saurait exiger que la juridiction saisie en second lieu ait connaissance des particularités des règles du droit civil ou de la procédure civile applicables dans l’État membre du tribunal premier saisi. Je considère que cette juridiction doit pouvoir prendre sa décision à l’issue d’un examen d’ordre plutôt technique des actes introductifs de la procédure qui est pendante en parallèle.
a) Sur l’interprétation de l’expression «entre les mêmes parties» au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (première question)
50. Par sa première question, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir si peuvent être considérées comme des instances «entre les mêmes parties», laquelle notion est l’un des critères d’application de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, deux instances concurrentes dans lesquelles les personnes doublement concernées sont toutes deux défenderesses dans le cadre de la première instance, tandis qu’elles sont respectivement partie requérante et partie défenderesse dans le cadre de la seconde instance.
51. Ayant déjà été appelée à définir cette expression, dans le cadre de l’interprétation de la convention de Bruxelles, la Cour a dit pour droit que «l’identité des parties doit être entendue indépendamment de la position de l’une et de l’autre dans les deux procédures, le demandeur à la première procédure pouvant être le défendeur à la seconde» (51), et réciproquement. Une inversion des rôles procéduraux des parties est donc possible d’une instance concurrente à l’autre.
52. Il a aussi été admis qu’une litispendance existe en cas d’identité non pas complète mais seulement partielle entre les personnes concernées, à condition que «l’un au moins des demandeurs et l’un au moins des défendeurs à la première procédure introduite [figurent] également parmi les demandeurs et les défendeurs à la seconde procédure, ou inversement» (52).
53. En outre, retenant une conception particulièrement extensive de ce critère, la Cour a indiqué, dans l’arrêt Drouot assurances, que l’application des dispositions relatives à la litispendance peut parfois être nécessaire même en l’absence d’une identité formelle des parties aux deux procédures, pour autant que les intérêts des personnes concernées sont à ce point identiques et indissociables qu’ils doivent être considérés comme une seule et même partie, puisqu’«un jugement prononcé contre l’un aurait force de chose jugée à l’égard de l’autre» (53).
54. Toutefois, selon moi, la portée de cet arrêt devrait être limitée aux cas de litis consortium necessarium ou à des situations similaires où il n’existe aucun doute, sur le plan juridique, quant à l’identité et l’indissociabilité des intérêts des parties. En règle générale, la juridiction saisie en second lieu ne saurait être tenue d’examiner si de tels critères sont remplis, sachant que cela pourrait nécessiter d’entendre toutes les parties au litige qui est pendant devant la juridiction saisie en premier lieu ou d’obtenir les preuves utiles en la matière.
55. À défaut d’une telle limite, l’application de cette jurisprudence risquerait, selon moi, de conduire à un déni de justice, car un litige pendant à l’encontre d’une partie dans un premier État membre pourrait empêcher d’introduire et de mener à son terme une procédure contre une autre personne dans un second État membre, même si le jugement prononcé dans la première affaire devait ne pas être exécutable à l’encontre du défendeur de la seconde affaire dans ce dernier État membre (54). À cet égard, il y a lieu de rappeler que les droits consacrés aux articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (55), et à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (56) sont des droits individuels qui existent indépendamment du fait que la personne physique ou morale concernée ait ou non des intérêts indissociables ou identiques avec une autre personne. Sachant qu’ils constituent des sujets de droit distincts, même s’ils ont des intérêts en commun, un justiciable ne saurait être légitimement privé de la possibilité de voir son action examinée sans délai à cause du fait qu’un autre justiciable est partie défenderesse dans un litige porté devant une juridiction d’un autre État membre.
56. S’agissant plus particulièrement du cas de figure envisagé dans la présente affaire, il ressort à mon avis clairement du libellé de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 que l’identité de parties, au sens de cette disposition, requiert que celles‑ci soient opposées l’une à l’autre dans les deux instances qui sont pendantes de façon concurrente (57). Une telle exigence est aussi le reflet de l’approche classique de la procédure civile, laquelle est basée sur des rapports procéduraux de nature binaire qui opposent un requérant et un défendeur présentant des demandes l’un à l’encontre de l’autre.
57. Si, selon la jurisprudence susmentionnée, en cas de litispendance potentielle, les positions des parties dans les procédures concurrentes peuvent être inversées, néanmoins rien dans le libellé de cette disposition n’indique que celle‑ci doive s’appliquer dans des situations où, comme dans la présente affaire, des parties sont toutes deux demanderesses ou défenderesses dans la première procédure, mais où l’une est demanderesse et l’autre défenderesse dans la seconde procédure.
58. J’estime que le fait de mettre en œuvre la règle du sursis à statuer prévue audit article 27, paragraphe 1, dans une telle situation serait susceptible de mettre en péril une protection juridictionnelle efficace des parties, et surtout les droits de la défense d’une partie qui est défenderesse dans le premier litige. En effet, celle‑ci ne pourra pas défendre ses intérêts de façon effective devant la juridiction première saisie à l’encontre d’une partie ayant également la position de défendeur, et non de partie adverse, dans ledit litige.
59. De surcroît, cela aboutirait selon moi à un résultat critique au regard de l’autorité de la chose jugée et de l’exécution forcée de la décision rendue par la première juridiction, au bénéfice de l’un des défendeurs et à l’encontre de son codéfendeur. En cas de combinaison d’une situation triangulaire (A contre B et C) et d’une situation binaire (B contre C), je ne vois pas pour quelle raison les décisions rendues en parallèle ne pourraient pas être exécutées séparément et de quelle façon leurs effets juridiques risqueraient de s’exclure mutuellement, compte tenu de ce que les décisions en matière civile et commerciale ne sont pas susceptibles d’avoir une portée subjective erga omnes, c’est‑à‑dire allant au‑delà de la relation juridique existant entre le demandeur et le défendeur.
60. L’interprétation que je propose est compatible avec l’objectif principal de l’article 27 du règlement no 44/2001, qui est de prévenir le risque de décisions contradictoires et ne pouvant donc pas être exécutées dans un autre État membre (58), puisqu’un tel risque n’existe pas dans des circonstances telles que celles de la présente affaire. En effet, une décision prononcée par une juridiction allemande à l’encontre de Mme M. Weber n’aurait pas force de chose jugée, donc pas de valeur contraignante, à l’égard de la société Z. GbR en Italie, et inversement en Allemagne s’agissant d’une décision rendue par la juridiction italienne première saisie. En outre, les intérêts de Mme M. Weber, en tant que débitrice du droit de préemption, ne sont pas identiques à ceux de cette société, qui est acheteur de l’immeuble concerné par ce droit.
61. Pour l’ensemble de ces raisons, et contrairement à ce que suggère la juridiction de renvoi, je partage l’avis de toutes les parties intéressées, à l’exception de Mme M. Weber (59), selon lequel des demandes telles que celles dont sont saisies respectivement les juridictions italienne et allemande dans la présente affaire ne peuvent pas être considérées comme étant formées «entre les mêmes parties» au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001. Partant, si la Cour décide de se prononcer sur la première question, je propose d’y répondre par la négative.
b) Sur l’interprétation de l’expression «le même objet et la même cause» au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (deuxième question)
62. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si deux instances ont «le même objet», au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, lorsqu’elles portent sur des demandes ayant des conclusions et des motifs différents, mais que la même question liminaire doit être réglée pour statuer dans ces deux procédures concurrentes ou que, dans l’une d’elles, il est demandé, par voie de conclusions subsidiaires, de constater un rapport juridique qui, dans l’autre, joue un rôle de question liminaire.
63. Je précise que, en l’espèce, le problème se pose uniquement au regard de la combinaison entre le premier chef des demandes soumises à la juridiction italienne première saisie et la demande formée devant la juridiction allemande deuxième saisie.
64. J’ajoute qu’il n’y aurait pas lieu de répondre à cette question, notamment si, comme je le préconise, la réponse apportée à la première question est négative, puisque les critères énoncés audit article 27 étant expressément cumulatifs, l’absence de l’un suffit pour qu’il soit considéré que la règle de litispendance qu’il prévoit n’est pas applicable dans les circonstances concernées. À mon avis, l’existence d’une identité de cause et d’objet ne peut pas être appréciée indépendamment de la question de savoir s’il existe une identité de parties. La cause et l’objet concernent la portée objective tant des demandes que de l’autorité de la chose jugée de la décision à venir. Cette portée objective ne saurait aller au‑delà de la portée subjective d’une procédure, dans les litiges relevant du champ d’application du règlement no 44/2001 (60).
65. C’est donc seulement afin d’être exhaustif que je souligne, tout d’abord, que la Cour a dit pour droit, dans l’arrêt Gubisch Maschinenfabrik, précité (61), que «[m]ême si la version allemande de l’article 21» de la convention de Bruxelles, lequel équivaut à l’article 27 du règlement no 44/2001, «ne distingue pas expressément entre les notions d’‘objet’ et de ‘cause’, elle doit être comprise dans le même sens que les autres versions linguistiques qui connaissent toutes cette distinction» (62). Par conséquent, malgré le libellé de la deuxième question ici posée, j’estime qu’il serait nécessaire de ne pas limiter la réponse à y apporter à la notion d’objet, mais d’englober aussi la notion de cause.
66. Je rappelle que, conformément à la jurisprudence, la notion de «cause» «comprend les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande», tandis que la notion d’«objet» «consiste dans le but de la demande» (63), c’est‑à‑dire dans l’issue de la procédure telle qu’elle est recherchée. En outre, suivant cette approche finaliste, la Cour a déjà jugé que l’identité d’objet n’est pas limitée aux cas où les demandes présentées dans les deux instances concurrentes sont formulées dans les mêmes termes (64). Elle a aussi souligné que, pour apprécier si deux demandes ont le même objet, il convient de tenir compte uniquement des prétentions des demandeurs respectifs de ces instances, à l’exclusion des moyens de défense soulevés par un défendeur (65).
67. S’agissant de la problématique particulière soulevée dans la présente affaire, j’indique d’emblée que la circonstance qu’une même question liminaire se pose dans deux instances concurrentes n’est, selon moi, pas déterminante pour le point de savoir si ces litiges ont la même cause et le même objet (66). Je considère que l’identité de cause et d’objet doit être examinée surtout à la lumière des effets potentiels de la décision à venir de la juridiction première saisie. Ainsi, il convient de se demander si le défendeur à la première procédure aurait encore quelque chose à gagner, dans la deuxième procédure, après avoir obtenu gain de cause ou succombé dans la première procédure. En d’autres termes, il faut prendre en compte quelle est la conséquence juridique recherchée et sur quelle base la décision prise dans le cadre du premier litige aurait une force de chose jugée objective devant la juridiction saisie en second.
68. Il suffit de constater qu’en principe, la qualification d’une question comme étant «liminaire» devrait exclure le rapport juridique concerné du champ d’application de la notion d’objet d’une action au sens de l’article 27 du règlement no 44/2001, puisque le but d’une procédure ne peut pas consister en l’obtention uniquement d’une réponse à une telle question que la juridiction devrait trancher préalablement pour pouvoir soit rejeter, soit confirmer le résultat demandé par le demandeur. Cela vaut indépendamment du point de savoir si la question liminaire joue dans l’autre procédure le rôle aussi d’une demande liminaire ou bien d’une demande formée dans le cadre d’une conclusion subsidiaire.
69. À cet égard, je rappelle qu’en l’occurrence, l’action introduite devant la juridiction italienne porte principalement sur l’invalidité et l’absence d’effets de l’exercice de son droit de préemption par Mme I. Weber, en raison de la non‑acceptation par celle‑ci de l’intégralité des conditions du contrat signé entre la société Z. GbR et Mme M. Weber, et plus particulièrement du droit de rétractation existant dans le chef de cette dernière. En outre, la société Z. GbR a demandé, à titre subsidiaire, qu’il soit constaté que Mme I. Weber était liée par les conditions contractuelles conclues entre cette société et Mme M. Weber, en ce compris ledit droit de rétraction. En revanche, l’action dont est saisie la juridiction allemande tend à obtenir un accord forcé de Mme M. Weber en vue de l’inscription au registre foncier de Mme I. Weber en tant que propriétaire des quatre dixièmes de copropriété que la première possède.
70. Sur un plan purement formel, il n’existe donc pas d’identité d’objet entre ces deux procédures et pas de risque de décisions inconciliables. Néanmoins, il y a un chevauchement entre la demande subsidiaire de l’action introduite en Italie et la motivation de l’action introduite en Allemagne, s’agissant de la question de savoir si la clause du contrat relative au droit de rétractation de Mme M. Weber est opposable à Mme I. Weber. Dans cette mesure, je considère, à l’instar de la Commission, qu’il existe une identité entre les objets de ces deux actions pouvant être suffisante au vu des critères développés dans la jurisprudence susmentionnée, laquelle permet de se référer à la problématique qui constitue le «centre» des deux instances concurrentes (67), c’est‑à‑dire ici l’efficience de l’exercice du droit de préemption concerné.
71. En revanche, en ce qui concerne la cause, à mon avis, les deux litiges sont certes fondés sur les mêmes faits, mais les demandes sont, comme le fait valoir le gouvernement allemand, dérivées de deux actes juridiques différents. En effet, l’action de la société Z. GbR devant le tribunal italien a été basée sur le contrat qu’elle a conclu avec Mme M. Weber, le 28 octobre 2009, tandis que l’action de Mme I. Weber devant les juridictions allemandes est basée sur l’accord qu’elle‑même a conclu avec Mme M. Weber à la suite de l’exercice de son droit de préemption. J’observe que même si la décision de renvoi ne précise pas les dispositions légales sur lesquelles les demandes de la société Z. GbR devant la juridiction italienne sont fondées (68), il apparaît toutefois que ces demandes sont formulées de telle sorte qu’elles visent des relations contractuelles. Au contraire, la contestation soulevée dans l’instance pendante en Allemagne s’appuie sur l’article 464 du BGB (69) et est dérivée d’un droit réel de préemption. Compte tenu de la définition de la notion de «cause» donnée par la Cour (70), qui inclut à la fois les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande, il me semble qu’une identité de cause n’est pas acquise entre ces deux instances, dès lors que l’acte juridique en cause dans la seconde est indépendant du contrat invoqué dans la première et que les règles de droit invoquées dans l’un et l’autre me semblent ne pas être les mêmes.
72. Enfin, je souhaite insister sur le fait que si le champ d’application matériel de l’article 27 du règlement no 44/2001 est conçu d’une manière trop extensive, cela pourrait entraîner une difficulté à tracer la frontière entre celui‑ci et l’article 28 dudit règlement, voire une perte d’effet utile de cette dernière disposition, qui est censée compléter la précédente dans les cas de procédures moins directement concurrentes (71). Je reviendrai sur l’articulation à opérer entre ces deux dispositions dans le cadre de la réponse à la sixième question posée par la juridiction de renvoi.
73. Par conséquent, je propose, à titre subsidiaire, d’apporter une réponse négative à la deuxième question préjudicielle.
2. Sur les données à examiner par la juridiction saisie en second lieu dans le cadre de l’application de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001
74. La cinquième question et la première partie de la huitième question ont pour point commun de concerner les effets à tirer d’une litispendance avérée, et en particulier les éléments que la juridiction saisie en second lieu est tenue de prendre en compte, dans le cadre de sa décision de sursis à statuer au titre de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001. Elles portent, respectivement, sur les points de savoir si la juridiction saisie en second lieu est tenue, avant de surseoir à statuer en vertu de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, d’une part, d’examiner le grief d’une partie selon lequel l’autre partie aurait commis un abus de droit en saisissant préalablement une juridiction d’un autre État membre et, dans l’affirmative, quelles en seraient les conséquences (a), ainsi que, d’autre part, de tenir compte du droit à la protection juridictionnelle du requérant ayant agi en second (b).
75. Je précise qu’il n’y aura pas lieu de répondre à ces deux questions dans l’hypothèse où, au titre des réponses aux questions posées avant celles‑ci par la juridiction de renvoi, la Cour conclurait, comme je le préconise, que ledit article 27 n’est pas applicable dans des circonstances telles que celles de la présente affaire.
a) S’agissant d’un abus du droit d’agir commis par le requérant ayant saisi une autre juridiction en premier (cinquième question)
76. D’emblée, je souligne que la cinquième question me paraît de nature hypothétique. En effet, elle vise le cas où le requérant ayant agi devant la juridiction saisie en second lieu soutiendrait devant celle‑ci que la saisine antérieure d’un autre tribunal par la partie adverse («l’autre partie» aux termes de cette question) aurait été abusive, et ce avant que ce dernier ne se soit prononcé sur sa propre compétence.
77. Toutefois, comme l’oppose Mme M. Weber, la procédure parallèle engagée en Italie a été introduite non pas par elle‑même mais par la société Z. GbR, laquelle n’est pas partie à la procédure qui est pendante devant la juridiction de renvoi, étant rappelé que celle‑ci oppose Mme I. Weber à Mme M. Weber. Conformément à une jurisprudence constante (72), dès lors que la réponse que la Cour pourrait apporter à cette question est manifestement sans pertinence pour trancher le litige au principal (73), et serait à cet égard sans utilité pour permettre à la juridiction de renvoi de se prononcer sur un sursis à statuer au titre de l’article 27 du règlement no 44/2001, je considère que cette question est donc irrecevable.
78. Néanmoins, pour couvrir le cas où la Cour estimerait nécessaire de se prononcer sur cette question, je formulerai des observations à titre subsidiaire.
79. En faveur d’une réponse affirmative (74), il peut être observé qu’une priorité de compétence basée uniquement sur un critère chronologique, telle que celle résultant de l’article 27 du règlement no 44/2001, conduit à favoriser la partie qui s’est montrée la plus rapide pour saisir une juridiction d’un État membre. Or, il est bien connu qu’il existe un risque d’actions torpilles, par lesquelles des parties de mauvaise foi exercent au plus vite leur droit d’agir dans le seul but de contourner les règles de compétence normales, notamment celle des tribunaux du domicile du défendeur, ou à des fins purement dilatoires (75). Mme I. Weber soutient que tel est le cas dans la présente affaire (76).
80. Toutefois, je considère, à l’instar de la Commission, qu’un éventuel abus du droit d’agir par le requérant ayant saisi en premier la juridiction d’un autre État membre ne constitue pas un élément que la juridiction saisie en second lieu peut, voire doit, prendre en compte lorsqu’elle est en présence d’une litispendance au sens de l’article 27 du règlement no 44/2001.
81. En effet, la Cour a déjà jugé, s’agissant en particulier de l’allégation de manœuvres dilatoires prétendument commises par le premier requérant, qu’il serait manifestement contraire tant à la lettre qu’à l’économie et à la finalité de la convention de Bruxelles, si son article 21 (équivalant à l’article 27 du règlement no 44/2001) était interprété en ce sens que l’application de cet article devrait être écartée dans l’hypothèse où le tribunal saisi en premier lieu appartiendrait à un État contractant (ou un État membre) dont les juridictions connaissent, d’une manière générale, des délais de traitement des affaires excessivement longs (77).
82. Cette interprétation stricte pourrait, selon moi, être globalisée de façon à y inclure un grief tel que celui tiré d’un abus du droit d’agir en premier, compte tenu du libellé dudit article 27 (78), qui ne comporte pas d’exigences autres que le contrôle d’une identité de cause, d’objet et de parties, et eu égard au principe de la confiance réciproque dans l’équivalence des systèmes juridiques des États membres, qui fonde notamment cette disposition (79). Ledit contrôle présente l’avantage d’être de nature objective, et non sujet à une appréciation casuistique.
83. J’estime donc, à titre subsidiaire, qu’il devrait éventuellement être répondu à la cinquième question en ce sens que, dans le cadre de l’application de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, la juridiction saisie en second lieu ne saurait être tenue de prendre en considération le grief du requérant selon lequel la partie adverse aurait agi abusivement en saisissant en premier une juridiction d’un autre État membre.
b) S’agissant du droit à la protection juridictionnelle du requérant ayant agi en second (première partie de la huitième question)
84. Le premier volet de la huitième question porte, en substance, sur le point de savoir si l’article 27 du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la juridiction deuxième saisie devrait tenir compte, lorsqu’elle est amenée à appliquer cet article, non seulement de l’objectif de prévenir les décisions incompatibles ou contradictoires (80), mais aussi du «droit à la protection juridictionnelle» ou «droit d’accès à la justice» (81) du requérant qui l’a saisie en second lieu.
85. Je considère qu’il conviendrait de limiter la réponse à l’interprétation du paragraphe 1 dudit article 27, même si cette précision ne figure pas dans cette question. En effet, la présente affaire concerne le cas d’un sursis à statuer par la juridiction deuxième saisie dans l’attente que la compétence de la juridiction première saisie soit établie (82), alors que le paragraphe 2 de ce même article porte sur l’hypothèse d’un dessaisissement lorsque ladite compétence est déjà établie.
86. Je relève que la juridiction de renvoi suggère que la protection du droit d’avoir accès à la justice ne saurait permettre de déroger à la règle applicable en cas de litispendance. Elle fait valoir que ce serait contraire au principe, qui fonde le règlement no 44/2001 (83), selon lequel la protection des justiciables est assurée de façon équivalente dans tous les États membres (84), sauf dans des circonstances exceptionnelles (85), non présentes en l’espèce.
87. Pour ma part, j’estime que le fait de permettre à une juridiction d’un État membre de tenir compte in concreto du droit d’un requérant d’avoir accès à la justice serait, en soi, conforme au droit à une protection juridictionnelle effective (86) garanti par les articles 6 et 13 de la CEDH ainsi que par l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte (87). Je précise que la Cour a déjà jugé que les droits fondamentaux «à un recours effectif» et «à accéder à un tribunal impartial», au sens de cet article de la Charte, doivent être protégés y compris dans le cadre de l’application du règlement no 44/2001 (88).
88. Néanmoins, je considère qu’une interprétation de l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, même effectuée à la lumière de la Charte, ne saurait aboutir à modifier la portée de cet article. En effet, celui‑ci constitue une disposition purement technique (89), dont l’application devrait, à mon avis, ne poser aucun problème au regard de l’article 47 de la Charte, dès lors que les parties au litige porté devant la juridiction saisie en second lieu bénéficient par hypothèse, s’agissant des systèmes judiciaires des États membres, du droit d’accéder à la justice et de la garantie de faire l’objet d’une procédure équitable devant la juridiction saisie en premier lieu.
89. Comme la Commission le souligne, lorsque les conditions limitatives énoncées par ledit article 27 sont remplies, la juridiction saisie en second lieu a l’obligation de surseoir à statuer, y compris d’office, et ce sans pouvoir prendre en considération d’autres éléments, tels que l’effectivité de l’accès à la justice d’un requérant. Elle ne dispose pas à cet égard d’une marge d’appréciation, à la différence du pouvoir qui lui est reconnu par l’article 28, paragraphe 1, de ce règlement.
90. Partant, je propose, à titre subsidiaire, de répondre par la négative au premier volet de la huitième question.
C – Sur l’interprétation de l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001
91. Les trois questions préjudicielles portant sur l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (90) seront regroupées de façon à examiner, tout d’abord, le point de savoir si cette disposition ne trouve à s’appliquer que si les conditions d’application de l’article 27, paragraphe 1, de ce règlement ne sont pas remplies (1), puis, quels sont les éléments pouvant être pris en considération par la juridiction saisie en second lieu lorsqu’elle exerce le pouvoir d’apprécier l’opportunité de surseoir à statuer qui lui est reconnu en cas de connexité par ledit article 28 (2).
1. Sur l’articulation entre les articles 27, paragraphe 1, et 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (sixième question)
92. En substance, la sixième question vise à déterminer si, avant de pouvoir appliquer l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 – relatif au sursis à statuer en cas de connexité –, la juridiction saisie en second lieu doit s’assurer que l’article 27, paragraphe 1, de ce même règlement – relatif au sursis à statuer en cas de litispendance –, n’a pas à s’appliquer à l’égard du litige qui est pendant devant elle, ou si elle peut opter directement pour l’application dudit article 28 sans examiner l’éventuelle applicabilité dudit article 27 (91).
93. Selon moi, la réponse à cette sixième question ne sera nécessaire que dans le cas où, contrairement à ce que je propose, la Cour répondrait aux quatre premières questions préjudicielles en ce sens que les dispositions de l’article 27 du règlement no 44/2001 ont vocation à s’appliquer dans la présente affaire, en raison d’une identité tant d’objet, de cause que de parties et nonobstant une éventuelle compétence exclusive de la juridiction saisie en second lieu, et que ces dispositions sont donc susceptibles d’entrer en concurrence avec celles de l’article 28 de ce même règlement.
94. J’estime qu’il convient d’établir un rapport logique, voire hiérarchique, entre ces dispositions, de sorte qu’une priorité d’application sur ledit article 28 soit reconnue audit article 27, eu égard aux différences qui existent entre eux (92).
95. Premièrement, lesdits articles visent des objectifs quelque peu distincts. Certes, tous deux contiennent des règles qui sont destinées à éviter, dans toute la mesure du possible, que des décisions inconciliables soient rendues, à propos d’une même contestation, dans des États différents (93). Néanmoins, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le caractère inconciliable est conçu de façon plus souple à l’égard de l’article 28 du règlement no 44/2001 (94) qu’à l’égard de l’article 27 du même règlement, étant donné que le premier tend simplement à favoriser une meilleure coordination de l’activité juridictionnelle des divers États membres (95).
96. Deuxièmement, les modalités d’application de ces dispositions diffèrent. Alors que l’application dudit article 27 requiert, en particulier, de cumuler les facteurs d’identité qu’il contient, celle dudit article 28 est moins exigeante. Ainsi, à défaut de vérifier les conditions exigées pour qu’une litispendance soit acquise au sens de l’article 27, deux instances qui sont néanmoins suffisamment liées entre elles pourront relever des dispositions relatives à la connexité, si les critères figurant à l’article 28, paragraphe 3, sont remplis par ailleurs (96).
97. Troisièmement, les effets produits par les paragraphes 1 respectifs des articles 27 et 28 du règlement no 44/2001 sont fort différents, bien que l’un et l’autre traitent du sursis à statuer (97). En effet, la juridiction saisie en second lieu dispose d’une marge d’appréciation en cas de connexité (98), hypothèse où elle est libre de ne pas relever celle‑ci d’office et de ne pas suspendre la procédure, qui n’existe pas en cas de litispendance, hypothèse où le sursis à statuer doit nécessairement être mis en œuvre, même si aucune partie ne s’est prévalue de cette dernière exception.
98. De surcroît, je souligne que la Cour a affirmé, dans l’arrêt Tatry, précité, que la question qui lui était posée concernant le champ d’application de l’article 22 de la convention de Bruxelles (équivalant à l’article 28 du règlement no 44/2001) «ne se pos[ait] manifestement que dans le cas où les conditions d’application de l’article 21 de la convention [équivalant à l’article 27 de ce règlement] ne sont pas réunies» (99). J’en déduis qu’il existe un lien de subordination entre ces dispositions, ledit article 28 ne trouvant à s’appliquer qu’à défaut d’applicabilité dudit article 27 (100).
99. Par conséquent, je propose de répondre à la sixième question que l’application de l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 présuppose effectivement que la juridiction saisie en second lieu ait auparavant vérifié et soit parvenue à la conclusion que les critères d’application de l’article 27, paragraphe 1, de ce même règlement ne sont pas remplis dans le cadre de la procédure qui est pendante devant elle.
100. Cependant, compte tenu du libellé de cette question (101), je précise que, selon moi, il n’est pas nécessaire que la juridiction saisie en second lieu se prononce de façon formelle, par une décision expresse, sur la non‑application de l’article 27 du règlement no 44/2001 dans l’affaire concernée. Il suffit que cette juridiction procède de façon systématique à un contrôle préalable de l’applicabilité éventuelle dudit article 27, lorsqu’elle envisage de surseoir à statuer au titre de l’article 28 de ce règlement.
2. Sur les données à examiner par la juridiction saisie en second lieu dans le cadre de l’application de l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001
101. En substance, la septième question et la seconde partie de la huitième question interrogent la Cour sur les critères qu’une juridiction saisie d’un litige en second lieu aurait la possibilité de prendre en compte lorsqu’elle exerce la faculté de surseoir à statuer qui lui est reconnue, par l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, si une autre juridiction est déjà saisie d’un litige connexe. Alors que l’une desdites questions évoque une série d’éléments conjoncturels (a), l’autre concerne le droit à la protection juridictionnelle du requérant ayant agi en second lieu (b).
a) Sur l’examen, en cas de sursis à statuer pour connexité, de circonstances propres aux litiges pendants (septième question)
102. Dans sa septième question, la juridiction de renvoi énumère quatre facteurs dont elle se demande s’ils pourraient, et non devraient, être pertinents aux fins d’apprécier l’opportunité de surseoir ou bien de statuer, pour la juridiction deuxième saisie, en présence d’une connexité, conformément à l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (102).
103. Le libellé dudit paragraphe 1 ne contient pas d’éléments de réponse. La Commission affirme que la volonté du législateur était de ne pas établir une telle liste. Il m’apparaît qu’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire est, de la sorte, laissé à cette juridiction, sous réserve néanmoins qu’elle respecte dans tous les cas la finalité de l’article 28 de ce règlement, qui est, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice au sein de l’Union, d’éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États membres et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter (103).
104. À mon avis, la juridiction deuxième saisie devrait avoir la possibilité de tenir compte de toutes les circonstances concrètes lui permettant de déterminer s’il serait approprié de surseoir à statuer dans le cas d’espèce qui lui est soumis (104). Il ne saurait être question de dire ici que tel ou tel critère d’appréciation serait valable dans l’absolu, hors de tout contexte tangible, étant donné qu’un élément qui est susceptible d’être pertinent dans une affaire ne le sera pas forcément dans une autre.
105. J’ajoute que la juridiction de renvoi ne précise pas si elle envisage que chacun des critères sur lesquels elle interroge la Cour puisse être pris en compte de façon isolée, en ce sens qu’il serait suffisant en soi. Cependant, selon moi, aucun d’entre eux ne peut être déterminant à lui seul. Il convient plutôt que la juridiction saisie en second lieu effectue une pondération consistant à mettre en balance l’ensemble des éléments qui sont favorables ou défavorables au sursis à statuer en l’espèce.
106. Quelle que soit la position que la Cour prendra à l’égard des quatre critères énoncés dans cette septième question, la liste qui y est dressée par la juridiction de renvoi ne saurait être considérée comme exhaustive. Toute une série d’autres facteurs d’appréciation peuvent mériter d’être pris en considération au titre de l’article 28, point 1, du règlement no 44/2001. Par exemple, il pourrait être tenu compte de données telles que celles suggérées dans la doctrine allemande citée à ce titre par Mme I. Weber (105) ou des indices ayant été identifiés, d’une façon non exclusive, par l’avocat général Lenz (106).
107. Le premier des critères énumérés dans la décision de renvoi concerne le fait que la juridiction première saisie siège dans un État membre dans lequel les procédures, au regard de statistiques, durent considérablement plus longtemps que dans l’État membre où siège la juridiction deuxième saisie. Selon moi, une telle évaluation générale du système judiciaire d’un autre État membre ne saurait permettre de déroger à l’application de l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 (107), compte tenu du principe d’équivalence des systèmes des États membres sur lequel celui‑ci est fondé.
108. En revanche, dans l’hypothèse où la juridiction saisie en second lieu constaterait in concreto que la procédure ayant été engagée en premier lieu dans un autre État membre est d’une durée manifestement excessive, cette juridiction pourrait légitimement en déduire qu’il n’est pas opportun, dans ce cas précis, qu’elle sursoie à statuer au titre de la connexité. À cet égard, il y a lieu de relever, par analogie, que la Cour a déjà admis, au sujet du règlement no 2201/2003, que la juridiction saisie en second lieu puisse poursuivre l’examen de la demande introduite devant elle, lorsqu’a expiré un délai raisonnable d’attente des réponses aux questions formulées par elle (108).
109. Le deuxième critère envisagé porte sur le cas où la juridiction saisie en second lieu estimerait qu’il convient d’appliquer au litige le droit de l’État membre dans lequel elle‑même est établie. Or, à mon avis, la juridiction deuxième saisie ne saurait être autorisée à se prononcer ni sur la détermination du droit applicable au fond du litige pendant devant la juridiction première saisie ni sur la capacité ou non de cette dernière à mettre en œuvre les dispositions de droit matériel concernées (109).
110. Le troisième critère évoqué, à l’évidence inspiré par l’âge vénérable des deux parties du litige au principal, est afférent à l’âge de l’une des parties. Il me paraît évident que cet élément individuel ne peut pas être pris en compte, sachant que les droits et obligations relevant du champ d’application du règlement no 44/2001 ont, presque sans exception, un caractère non personnel (110).
111. Le quatrième et dernier critère évoqué dans la septième question se réfère aux perspectives de succès du recours devant la juridiction première saisie. Je m’oppose à ce que la juridiction saisie en second lieu puisse être ainsi autorisée à se prononcer par anticipation sur l’issue de la procédure pendante devant une autre. Étant donné que ladite juridiction n’aurait ni entendu toutes les parties sur leurs demandes dans le cadre de la première procédure ni eu communication de moyens de preuves sur lesquelles celles‑ci s’appuient, une telle démarche serait contraire au principe d’une bonne administration de la justice et au droit fondamental à un procès équitable.
b) Sur l’examen, en cas de sursis à statuer pour connexité, d’une éventuelle atteinte au droit à la protection juridictionnelle d’une partie (deuxième partie de la huitième question)
112. La deuxième partie de la huitième question invite la Cour à dire si la juridiction saisie en second lieu peut ou doit tenir compte de la protection du droit du demandeur l’ayant saisie d’avoir accès à la justice, dans le cadre de l’application de l’article 28 du règlement no 44/2001, donc lorsqu’il existe une connexité entre l’instance qui est pendante devant cette juridiction et une instance pendante devant une juridiction d’un autre État membre.
113. De même que s’agissant de la première partie de cette question, je considère que, bien que la juridiction de renvoi n’ait pas précisé l’objet de sa demande, il convient de limiter la réponse à l’interprétation du paragraphe 1 dudit article 28, compte tenu des éléments de la présente affaire. Partant, la seule hypothèse ici examinée sera celle où la juridiction deuxième saisie envisage de surseoir à statuer, et non de se dessaisir (111).
114. À mon avis, la protection du droit fondamental évoqué peut jouer un rôle important au titre de l’application de l’article 28, paragraphe 1, dudit règlement. En effet, contrairement à ce qui vaut pour l’article 27, paragraphe 1, de ce même règlement, la juridiction saisie en second lieu dispose dans ce cadre d’un pouvoir d’appréciation qui lui permet de s’assurer qu’il ne sera pas porté une atteinte grave au droit d’accès à la justice du requérant l’ayant saisie, conformément à l’article 47 de la Charte (112), au cas où elle déciderait de surseoir à statuer. Par conséquent, il convient, selon moi, de répondre par l’affirmative à ce second volet de la huitième question.
IV – Conclusion
115. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Oberlandesgericht München de la manière suivante:
1) À titre principal:
– En réponse à la troisième question: L’article 22, point 1, du règlement no 44/2001 (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que relève du chef de compétence exclusive que cette disposition prévoit «en matière de droits réels immobiliers» une action tendant à faire constater que la partie défenderesse n’aurait pas valablement exercé son droit réel de préemption à l’égard d’un immeuble.
– En réponse à la quatrième question: L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la juridiction saisie en second lieu est tenue d’examiner si elle‑même est exclusivement compétente en vertu de l’article 22, point 1, de ce même règlement, ce dont il résulterait que la juridiction saisie en premier lieu serait incompétente et qu’une éventuelle décision de sa part ne serait pas reconnue en vertu de l’article 35, paragraphe 1, dudit règlement.
– En réponse à la septième question: L’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la juridiction saisie en second lieu ne saurait tenir compte, dans le cadre de l’exercice du pouvoir d’appréciation qui lui est reconnu par cette disposition, de considérations telles que: le fait que la juridiction saisie en premier lieu soit établie dans un État membre dans lequel les procédures, d’un point de vue statistique et non in concreto, durent beaucoup plus longtemps que dans l’État membre où elle‑même est établie; le fait que, d’après l’estimation de la juridiction saisie en second lieu, il conviendrait d’appliquer le droit de l’État membre dans lequel elle‑même est établie; l’âge de l’une des parties; ou les perspectives de succès du recours devant la juridiction saisie en premier lieu.
– En réponse à la deuxième partie de la huitième question: L’article 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre de sa décision de sursis à statuer à ce titre, la juridiction saisie en second lieu a l’obligation de tenir compte du droit à la protection juridictionnelle efficace du requérant l’ayant saisie en second.
– Il n’y a pas lieu de répondre aux autres questions.
2) À titre subsidiaire:
– En réponse aux première et deuxième questions: La notion de «demandes […] entre les mêmes parties» au sens de l’article 27 du règlement no 44/2001 doit être interprétée en ce sens qu’elle n’inclut pas les situations dans lesquelles deux parties sont défenderesses dans le cadre d’un premier litige et sont respectivement partie requérante et partie défenderesse dans le cadre d’un second litige. La notion de «demandes ayant le même objet et la même cause» au sens de ce même article doit être interprétée en ce sens qu’elle n’inclut pas le cas où deux litiges donnent lieu à des conclusions et à des motifs différents, même s’ils ont en commun une même question liminaire.
– En réponse à la cinquième question: L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la juridiction saisie en second lieu n’est pas tenue, dans le cadre de sa décision au titre de cette disposition, d’examiner le grief de l’une des parties selon lequel l’autre partie aurait commis un abus de droit en agissant devant la juridiction saisie en premier lieu.
– En réponse à la sixième question: Les articles 27, paragraphe 1, et 28, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doivent être interprétés en ce sens que l’application de cette dernière disposition présuppose que la juridiction saisie en second lieu ait déterminé auparavant que la première de ces dispositions n’a pas à s’appliquer à l’égard de l’affaire pendante devant elle.
– En réponse à la première partie de la huitième question: L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre de sa décision de sursis à statuer à ce titre, la juridiction saisie en second lieu n’a pas l’obligation de tenir compte du droit à la protection juridictionnelle efficace du requérant l’ayant saisie en second.