Language of document : ECLI:EU:T:2006:96

ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)

30 mars 2006 (*)

« Recours en indemnité − Accords internationaux − Accord d’association CEE-Turquie − Union douanière entre la Communauté européenne et la Turquie − Aides financières compensatoires »

Dans l’affaire T-367/03,

Yedaş Tarim ve Otomotiv Sanayi ve Ticaret AŞ, établie à Ümraniye, Istanbul (Turquie), représentée par Me R. Sinner, avocat, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. M. Bishop et D. Canga Fano, en qualité d’agents,

et

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme G. Boudot et M. X. Lewis, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

parties défenderesses,

ayant pour objet un recours en indemnité visant à obtenir la réparation du dommage prétendument causé par l’application des procédures de l’union douanière instituée par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie et ses protocoles additionnels ainsi que par la décision n° 1/95 du Conseil d’association CE-Turquie, du 22 décembre 1995, relative à la mise en place de la phase définitive de l’union douanière (JO L 35, p. 1),

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (cinquième chambre),

composé de MM. M. Vilaras, président, F. Dehousse et D. Šváby, juges,

greffier : M. J. Plingers, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 8 septembre 2005,

rend le présent

Arrêt

 Cadre juridique et factuel

1        L’accord instituant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après l’« accord d’Ankara ») a été signé à Ankara le 12 septembre 1963 par la République de Turquie, d’une part, et la Communauté ainsi que ses États membres, d’autre part. Le 23 décembre 1963, le Conseil a adopté la décision 64/732/CEE portant conclusion de l’accord d’Ankara (JO 1964, 217, p. 3685).

2        L’article 2, paragraphe 1, de cet accord dispose :

« L’accord a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les Parties, en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc. »

3        Selon l’article 2, paragraphe 3, de l’accord d’Ankara :

« L’association comporte :

a) une phase préparatoire ;

b) une phase transitoire ;

c) une phase définitive. »

4        L’article 3, paragraphe 1, dudit accord prévoit :

« Au cours de la phase préparatoire, la Turquie renforce son économie, avec l’aide de la Communauté, en vue de pouvoir assumer les obligations qui lui incomberont au cours des phases transitoire et définitive.

Les modalités d’application relatives à cette phase préparatoire, et notamment à l’aide de la Communauté, sont définies dans le protocole provisoire et dans le protocole financier annexés à l’accord. »

5        L’article 5 de l’accord d’Ankara précise :

« La phase définitive est fondée sur l’union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques des Parties contractantes. »

6        L’article 6 du même accord dispose :

« Pour assurer l’application et le développement progressif du régime d’association, les Parties contractantes se réunissent au sein d’un Conseil d’association qui agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par l’accord. »

7        Enfin, selon l’article 30 de l’accord d’Ankara :

« Les protocoles que les Parties contractantes sont convenues d’annexer à l’accord en font partie intégrante. »

8        À l’accord d’Ankara est notamment annexé le protocole n° 2, intitulé « Protocole financier », dont l’objet est de prévoir des mécanismes financiers pour favoriser le développement accéléré de l’économie turque.

9        Le 23 novembre 1970 ont été signés un protocole additionnel (ci-après le « protocole additionnel de 1970 ») et un deuxième protocole financier (JO 1972, L 293, p. 4), qui ont été annexés à l’accord d’Ankara. Ces protocoles sont entrés en vigueur le 1er janvier 1973. Un troisième protocole financier a été signé le 12 mai 1977 (JO 1979, L 67, p. 14).

10      Le 22 décembre 1995, le Conseil d’association CE-Turquie a adopté la décision n° 1/95 relative à la mise en place de la phase définitive de l’union douanière (JO 1996, L 35, p. 1). Cette décision institue une union douanière entre la Communauté et la Turquie pour les marchandises, en principe, autres que les produits agricoles. Elle prévoit la suppression des droits de douane et des taxes d’effet équivalent, ainsi que l’élimination des restrictions quantitatives et des mesures d’effet équivalent.

11      La société Yedaş Tarim ve Otomotiv Sanayi ve Ticaret AŞ (ci-après « Yedaş Tarim ») est une personne morale de droit turc. Son activité consiste dans l’importation et la fabrication de roulements à billes, ainsi que dans l’importation de carters et de courroies, en tant que pièces détachées notamment pour les équipements agricoles et l’industrie automobile.

 Procédure

12      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 2 décembre 2003, la requérante a introduit le présent recours.

13      Par actes séparés déposés au greffe du Tribunal respectivement les 19 et 26 mars 2004, la Commission et le Conseil ont soulevé des exceptions d’irrecevabilité au titre de l’article 114 du règlement de procédure du Tribunal à l’encontre du présent recours. La requérante a déposé ses observations le 17 mai 2004. Par ordonnance du Tribunal du 19 janvier 2005, ces exceptions ont été jointes au fond et les dépens ont été réservés.

14      En application de l’article 47, paragraphe 1, de son règlement de procédure, le Tribunal (cinquième chambre) a estimé qu’un second échange de mémoires n’était pas nécessaire.

15      Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (cinquième chambre) a décidé d’ouvrir la procédure orale.

16      Par courrier déposé au greffe du Tribunal le 18 juillet 2005, la requérante a demandé la désignation, au besoin, d’un expert.

17      Lors de l’audience du 8 septembre 2005, les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal. Les parties défenderesses ont, à cette occasion, fait part de leurs observations sur la demande d’expertise.

 Conclusions des parties

18      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–         condamner les parties défenderesses à l’indemniser du préjudice subi ;

–         condamner les parties défenderesses aux dépens.

19      Le Conseil et la Commission concluent à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Arguments des parties

20      La requérante fait valoir que les pertes qu’elle aurait subies trouvent leur origine dans la manière selon laquelle l’union douanière instituée par la décision n° 1/95 a été mise en œuvre par la Communauté. La requérante lui reproche tout d’abord un manque de soutien financier qu’elle attribue à l’opposition de la Grèce. Elle précise à ce sujet que la responsabilité de la Communauté doit être considérée comme engagée du fait qu’elle n’a pas poursuivi la Grèce pour son attitude. La requérante met ensuite en cause les effets d’accords que la Communauté aurait conclus avec des pays tiers. La requérante soutient, encore, que la Commission se serait abstenue de prendre certaines mesures dans le domaine institutionnel. En particulier, la République de Turquie aurait été exclue des discussions sur les politiques communes relatives aux échanges, notamment dans des domaines directement liés à l’union douanière. Par exemple, les autorités turques n’auraient pas pu participer au comité spécial institué par l’article 133 CE. Elle allègue enfin que la Commission a négligé de conseiller la République de Turquie et qu’elle a omis de s’opposer à des pratiques contraires au développement d’une concurrence saine dans le cadre de l’union douanière.

21      Par ailleurs, lors de l’audience, la requérante a déclaré, en substance, ne pas prétendre que le fait dommageable consiste dans l’adoption de la décision nº 1/95 ou dans celle d’un autre acte des institutions, mais dans la manière selon laquelle cette décision a été mise en œuvre par les défenderesses. La requérante a, en outre, précisé que le fait dommageable consiste dans une omission d’agir des défenderesses. Le Tribunal en a pris acte dans le procès-verbal d’audience.

22      La requérante déduit le caractère fautif des comportements susmentionnés de l’article 2, paragraphe 1, de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, et de l’article 6 de l’accord d’Ankara. Elle invoque aussi le protocole financier qui y est annexé ainsi que des protocoles additionnels ultérieurs. Ces textes devraient être considérés comme des actes communautaires de droit dérivé, en vertu de l’article 310 CE. La requérante prétend également que la Communauté n’aurait pas respecté un engagement d’apporter un soutien financier de 2,5 milliards d’euros à la Turquie ; cet engagement aurait été pris lors de la séance du Conseil d’association CE-Turquie à l’issue de laquelle a été adoptée la décision n° 1/95 et aurait été annexé à celle-ci sous la forme d’une déclaration unilatérale. La requérante allègue enfin l’existence, dans le cadre de la coopération euro‑méditerranéenne, de promesses de concours non tenues, ainsi que de difficultés dans l’octroi de subventions.

23      S’agissant du lien de causalité entre le préjudice que la requérante aurait subi et les fautes que la Communauté aurait commises, la requérante soutient tout d’abord que l’union douanière a eu un impact négatif sur l’économie turque dans son ensemble.

24      Ensuite, en ce qui la concerne plus particulièrement, la requérante prétend avoir décidé, en 1990, d’investir dans la production des roulements à billes, parce que la production intérieure était, d’une part, stimulée par des primes et des subsides spéciaux et, d’autre part, protégée par un tarif douanier particulier. La requérante ajoute que la participation de la République de Turquie à une union douanière avec la Communauté n’était, à l’époque, pas attendue avant dix ans. Son unité de production aurait démarré ses activités en 1993. Or, à la suite de l’entrée en vigueur de l’union douanière le 1er janvier 1996, toutes les taxes et tous les droits de douane, ainsi que les autres charges frappant l’importation de roulements à billes et de carters auraient été levés. Le marché turc aurait alors été envahi par des produits d’importation de haute qualité en provenance des États membres de la Communauté et par des produits bon marché et de qualité inférieure en provenance des pays d’Extrême‑Orient. En conséquence, la division de production de roulements à billes de la requérante aurait subi des pertes, au cours de la période allant de 1996 à 2003. Par ailleurs, la requérante soutient que, en raison de la suppression des droits de douane le 1er janvier 1996, l’union douanière a eu un impact négatif sur les activités d’importation de sa division commerciale, dans la mesure où ses ventes de marchandises importées auraient diminué sous l’effet de l’intensification de la concurrence.

25      En se fondant sur un rapport comptable et financier, la requérante fait valoir, dans sa requête, qu’elle aurait subi un dommage évalué à 1 200 000 euros. Dans ses observations en réponse aux exceptions d’irrecevabilité des parties défenderesses, la requérante demande toutefois que ces dernières soient condamnées à lui verser une somme de 4 578 518 euros.

26      Les parties défenderesses soulèvent, en premier lieu, trois fins de non‑recevoir. Elles soutiennent que la requérante demande réparation d’un prétendu dommage causé par la décision n° 1/95, qui ne serait ni un acte de la Commission ni un acte du Conseil, de sorte que cette décision ne saurait fonder un recours en indemnité. Elles prétendent aussi que la demande de la requérante est prescrite en application de l’article 46 du statut de la Cour. Elles font valoir enfin que la requête est imprécise et qu’elle ne satisfait pas aux conditions de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure.

27      En second lieu, s’agissant du fond, les parties défenderesses contestent que l’attitude de la Communauté ait pu générer le dommage allégué par la requérante. Le Conseil réfute, en particulier, les allégations relatives à une prétendue insuffisance de l’aide financière accordée à la Turquie. La Commission relève que le fait de ne pas avoir associé la Turquie à la réduction ou à l’abolition des droits de douane frappant des biens importés de pays tiers ne viole aucune des dispositions citées par la requérante. En tout état de cause, aucun opérateur économique ne pourrait revendiquer, lors de la suppression de barrières douanières et non douanières, un droit de propriété sur une partie d’un marché protégé auparavant par celles-ci. En effet, une telle part de marché ne constituerait qu’une position économique momentanée exposée aux aléas de changements de circonstances. Les parties défenderesses considèrent également que la requête ne fournit aucun élément accréditant l’existence d’un lien de causalité entre le comportement illégal et le préjudice allégués. Elles contestent enfin ce dernier.

 Appréciation du Tribunal

 Observations préliminaires

28      Il résulte des déclarations de la requérante à l’audience (voir point 21 ci‑dessus) qu’il n’y a pas lieu de prendre en considération les arguments qu’elle a tirés, dans ses écritures, de la prétendue illégalité de la décision nº 1/95 ou d’un acte de la Commission ou du Conseil.

29      Par conséquent, il n’y a pas lieu non plus d’examiner la fin de non‑recevoir que les parties défenderesses ont soulevée en raison de la nature de cette décision.

30      Il appartient, en outre, au Tribunal d’apprécier si une bonne administration de la justice justifie de rejeter au fond le recours sans statuer sur les exceptions d’irrecevabilité soulevées par les parties défenderesses (arrêt de la Cour du 26 février 2002, Conseil/Boehringer, C‑23/00 P, Rec. p. I‑1873, point 52). Dans les circonstances de la cause, le Tribunal estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur la fin de non‑recevoir tirée de la prescription du recours.

31      Enfin, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 21 du statut de la Cour, applicable au Tribunal en vertu de l’article 53, premier alinéa, du même statut, et de l’article 44, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure du Tribunal, toute requête doit indiquer l’objet du litige et l’exposé sommaire des moyens invoqués. Cette indication doit être suffisamment claire et précise pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur le recours, le cas échéant sans autres informations à l’appui. Afin de garantir la sécurité juridique et une bonne administration de la justice, il faut, pour qu’un recours soit recevable, que les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celui-ci se fonde ressortent, à tout le moins sommairement, mais d’une façon cohérente et compréhensible, du texte de la requête elle-même (voir arrêt du Tribunal du 6 mai 1997, Guérin automobiles/Commission, T‑195/95, Rec. p. II‑679, point 20, et la jurisprudence citée).

32      Pour satisfaire à ces exigences, une requête visant à la réparation de dommages prétendument causés par une institution communautaire doit contenir les éléments qui permettent d’identifier le comportement que la requérante reproche à l’institution, les raisons pour lesquelles elle estime qu’un lien de causalité existe entre le comportement et le préjudice qu’elle prétend avoir subi, ainsi que le caractère et l’étendue de ce préjudice (voir arrêt du Tribunal du 3 février 2005, Chiquita Brands e.a./Commission, T‑19/01, non encore publié au Recueil, point 65, et la jurisprudence citée).

33      Toutefois, il ressort des points 22 et suivants ci-dessus que l’abondance des arguments invoqués par la requérante dans ses écrits de procédure et la manière selon laquelle ils sont présentés s’opposent à ce que la requête soit, dans son ensemble, jugée irrecevable.

 Sur les conditions d’engagement de la responsabilité

34      Il résulte d’une jurisprudence constante que l’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté au sens de l’article 288, deuxième alinéa, CE est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’illégalité du comportement reproché aux institutions, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le dommage invoqué (arrêt de la Cour du 29 septembre 1982, Oleifici Mediterranei/CEE, 26/81, Rec. p. 3057, point 16 ; arrêts du Tribunal du 11 juillet 1996, International Procurement Services/Commission, T‑175/94, Rec. p. II‑729, point 44, et du 16 mars 2005, EnBW Kernkraft/Commission, T‑283/02, non encore publié au Recueil, point 84).

–       Sur la prétendue illégalité du comportement des parties défenderesses

35      S’agissant de la première des conditions énumérées ci-dessus, doit être établie, selon une jurisprudence constante, une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (arrêts de la Cour du 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur et Factortame, C‑46/93 et C‑48/93, Rec. p. I‑1029, point 51 ; du 4 juillet 2000, Bergaderm et Goupil/Commission, C‑352/98 P, Rec. p. I‑5291, point 42 ; du 10 décembre 2002, Commission/Camar et Tico, C‑312/00 P, Rec. p. I‑11355, point 53, et du 10 juillet 2003, Commission/Fresh Marine, C‑472/00 P, Rec. p. I‑7541, point 25 ; arrêt EnBW Kernkraft/Commission, point 34 supra, point 87).

36      En l’espèce, Yedaş Tarim soutient que l’insuffisance du soutien financier accordé par la Communauté et ses omissions méconnaissent, en premier lieu, l’article 2, paragraphe 1, l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, et l’article 6 de l’accord d’Ankara, en deuxième lieu, des protocoles financiers, en troisième lieu, le protocole additionnel de 1970, en quatrième lieu, un engagement pris par la Communauté en marge de l’adoption de la décision n° 1/95 de verser 2,5 milliards d’euros à la Turquie et, en cinquième lieu, d’autres promesses de concours souscrites dans le cadre de la coopération euro‑méditerranéenne.

37      Il y a lieu de constater que l’accord d’Ankara et les protocoles susmentionnés constituent des accords internationaux conclus par la Communauté et les États membres avec un État tiers.

38      Aux termes de l’article 300, paragraphe 7, CE, de tels accords lient les institutions de la Communauté et les États membres. Leurs dispositions forment ainsi partie intégrante de l’ordre juridique communautaire à partir de leur entrée en vigueur (arrêts de la Cour du 30 avril 1974, Haegeman, 181/73, Rec. p. 449, point 5, et du 30 septembre 1987, Demirel, 12/86, Rec. p. 3719, point 7). Toutefois, les effets de ces accords dans l’ordre juridique communautaire ne sauraient être déterminés en faisant abstraction de l’origine internationale des dispositions en cause (arrêt de la Cour du 26 octobre 1982, Kupferberg, 104/81, Rec. p. 3641, point 17).

39      En particulier, pour décider si la requérante peut invoquer certaines dispositions des accords susmentionnés afin d’établir l’illégalité du comportement reproché aux institutions, il convient d’examiner si ces dispositions peuvent être considérées comme étant d’application directe. À cet égard, dans l’arrêt Demirel, précité (point 14), la Cour a jugé qu’une disposition d’un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d’application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu’à l’objet et à la nature de l’accord, elle comporte une obligation claire et précise, qui n’est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’aucun acte ultérieur.

40      La Cour a poursuivi en ces termes (arrêt Demirel, précité, point 16) :

« L’accord [d’Ankara] se caractérise, en ce qui concerne sa structure et son contenu, par le fait que, de façon générale, il énonce les objectifs de l’association et fixe les lignes directrices pour la réalisation de ces objectifs, sans établir lui‑même des règles précises pour atteindre cette réalisation. Ce n’est que pour certaines questions spécifiques que les protocoles annexés remplacés par le protocole additionnel établissent des règles détaillées. »

41      Dès lors, eu égard à sa nature et à son économie, l’accord d’Ankara ne figure pas, en principe, parmi les normes au regard desquelles le Tribunal contrôle la légalité des actes des institutions communautaires.

42      En particulier, l’article 2, paragraphe 1, dudit accord, décrit, en termes généraux, l’objet de l’accord d’Ankara, qui consiste à renforcer les relations commerciales et économiques entre la Turquie et la Communauté. Il mentionne également deux lignes directrices générales, à savoir le caractère continu et équilibré de ce renforcement, et la prise en compte du développement accéléré de l’économie turque ainsi que du relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc. Il s’ensuit que cette disposition est de nature programmatique. Elle n’est pas suffisamment précise et inconditionnelle et est nécessairement subordonnée, dans son exécution ou ses effets, à l’adoption d’actes ultérieurs, excluant qu’elle puisse régir directement la situation de la requérante. De surcroît, elle n’a pas pour objet de conférer des droits à des particuliers.

43      Il en est de même en ce qui concerne l’article 3, paragraphe 1, de l’accord d’Ankara, dont le premier alinéa indique en termes généraux l’objet de la phase préparatoire de l’association entre la Turquie et la Communauté. Ainsi, l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de l’accord d’Ankara renvoie à des protocoles annexes pour la définition des modalités d’application de cette phase. Par ailleurs, celle-ci ne constituait que la première des trois phases prévues dans l’accord et elle a pris fin lors de l’entrée en vigueur du protocole additionnel de 1970.

44      La même conclusion s’impose encore au sujet de l’article 6 dudit accord, qui est une disposition institutionnelle instaurant un conseil d’association.

45      Par ailleurs, la requérante invoque le protocole financier annexé à l’accord d’Ankara, sans préciser quelles dispositions auraient été méconnues. Or, pour être recevable au sens de l’article 44, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure, l’allégation d’une illégalité doit identifier le comportement illicite. Cette obligation est renforcée, en l’espèce, par la circonstance que l’applicabilité directe ne s’apprécie pas globalement, mais nécessite l’examen dans chaque cas de la nature, de l’économie et des termes des dispositions invoquées (arrêt de la Cour du 4 décembre 1974, Van Duyn, 41/74, Rec. p. 1337, point 12). Il s’ensuit que, à défaut de mentionner exactement la disposition qui aurait été violée, l’argumentation que la requérante déduit du protocole financier susmentionné n’est pas recevable. Yedaş Tarim fait aussi allusion à d’autres protocoles financiers. Toutefois, et à supposer même qu’elle se réfère ainsi aux protocoles financiers des 23 novembre 1970 et 12 mai 1977, la même conclusion s’impose en ce qui les concerne. En tout état de cause, la requérante a déclaré à l’audience qu’aucun projet d’investissement présenté par ses soins dans le cadre des protocoles en question n’avait été refusé, ce dont le Tribunal a pris acte dans le procès-verbal d’audience.

46      La requérante considère encore que la Communauté aurait méconnu les termes d’une déclaration unilatérale par laquelle elle se serait engagée, lors de l’adoption de la décision n° 1/95, à accorder un soutien financier de 2,5 milliards d’euros à la Turquie. Or, une telle déclaration n’apparaît pas parmi les déclarations de la Communauté, annexées à la décision n° 1/95. Dans ces conditions, l’allégation de Yedaş Tarim n’est pas suffisamment précise pour être recevable au sens de l’article 44, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure. De surcroît, la requérante ne démontre pas que cette déclaration aurait eu une portée juridique. Au demeurant, selon les termes mêmes de la requête, la contribution en question aurait dû être accordée à l’État turc, de sorte qu’elle ne créerait pas de droits pour les particuliers.

47      La requérante mentionne aussi le non-respect de promesses de concours dans le cadre d’un programme d’action spéciale, d’une assistance macroéconomique et d’un Fonds de coopération administrative. Ses affirmations sont cependant insuffisamment précises pour identifier, en premier lieu, avec certitude le comportement reproché et pour apprécier, en second lieu, son caractère éventuellement fautif. En toute hypothèse, la requérante n’établit pas en quoi les particuliers tireraient un droit de ces promesses.

48      Enfin, la requérante fait allusion à des difficultés et problèmes qui seraient survenus dans le cadre de la coopération euro-méditerranéenne. Toutefois, elle ne les étaye pas et n’indique pas en quoi ils révéleraient un comportement fautif des parties défenderesses.

49      Enfin, Yedaş Tarim fonde également son recours sur le protocole additionnel de 1970 et plus particulièrement sur la circonstance qu’il envisage des « obligations réciproques et équilibrées » entre les parties. Toutefois, cette exigence ne figure qu’au préambule dudit protocole et n’a donc pas de portée juridique propre. En substance, elle résulte, néanmoins, de l’article 2, paragraphe 1, de l’accord d’Ankara. Cependant, le caractère programmatique et, par suite, l’absence d’application directe de cette disposition, ont été relevés au point 42 ci‑dessus.

50      Indépendamment des considérations qui précèdent, le Tribunal estime que la Communauté ne saurait se voir imputer comme faute la prétendue insuffisance du soutien financier alloué à la Turquie, dès lors que, selon la requérante, cette insuffisance résulterait de l’opposition d’un État membre.

51      Quant au reproche de la requérante selon lequel la Communauté n’aurait pas poursuivi cet État membre pour sa prise de position, il convient de rappeler que, à supposer même que cette dernière puisse être considérée comme constitutive d’un manquement de cet État membre à ses obligations en vertu du traité, la Commission n’était pas tenue d’engager une procédure en manquement au titre de l’article 226 CE. Partant, l’absence d’engagement par la Commission d’une telle procédure n’est, en tout état de cause, pas constitutive d’une illégalité, de sorte qu’elle n’est pas de nature à engager la responsabilité non contractuelle de la Communauté (voir ordonnance du Tribunal du 14 janvier 2004, Makedoniko Metro et Michaniki AE/Commission, T‑202/02, non encore publiée au Recueil, point 43, et la jurisprudence citée).

52      La requérante suggère encore qu’elle aurait subi un préjudice à la suite des accords que la Communauté aurait conclus avec des pays tiers. Dans la mesure où, d’une part, elle a précisé à l’audience (voir point 21 ci-dessus) qu’elle ne contestait pas des actes officiels de la Communauté et où, d’autre part, elle a continué à désapprouver ces accords, il y a lieu de considérer soit qu’elle a adopté une position contradictoire sur laquelle le Tribunal ne saurait statuer, soit qu’elle fait grief à la Communauté de ne pas avoir suffisamment pris en considération les intérêts de l’État turc lors de la conclusion de ces accords. En ce qui concerne cette dernière hypothèse, le Tribunal considère que la requête manque de précision et constate qu’elle n’indique pas les insuffisances de la Communauté qui auraient concrètement affecté ses activités. Or, une requête visant à la réparation de dommages causés par une institution communautaire doit, pour satisfaire aux exigences de l’article 44, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure, tel qu’interprété par la jurisprudence évoquée au point 32 ci-dessus, contenir les éléments qui permettent d’identifier le comportement que le requérant reproche à l’institution concernée. Il s’ensuit que le présent grief n’est pas recevable.

53      Les mêmes incohérence ou imprécision affectent l’argument, rappelé à l’audience, selon lequel la Turquie aurait été exclue des discussions sur les politiques communes relatives aux échanges, notamment dans des domaines directement liés à l’union douanière. Seule est suffisamment explicite pour être recevable, la critique selon laquelle la Turquie aurait été écartée du comité spécial institué par l’article 133 CE. À supposer que cette dernière critique doive s’interpréter comme le reproche d’avoir omis d’inviter la Turquie à participer à ce comité, il convient d’observer qu’une telle participation de la Turquie à ce comité ne correspond pas à un droit au profit de la requérante.

54      La requérante soutient enfin que la Commission aurait failli à sa tâche de conseiller la Turquie et de veiller à la manière selon laquelle l’union douanière est appliquée, afin de s’opposer à toute pratique faisant obstacle au développement d’une concurrence saine. Toutefois, ce grief est également trop imprécis pour fonder un recours en indemnité. La requérante n’y évoque qu’une série d’attitudes de la Communauté dans divers secteurs économiques, mais son exposé ne s’appuie sur aucun fait précis en rapport avec son activité.

55      S’agissant toujours de la condition relative à l’illégalité du comportement reproché, le Tribunal rappelle enfin que, à moins d’une marge d’appréciation considérablement réduite, voire inexistante, l’exigence selon laquelle la violation de la règle de droit doit être suffisamment caractérisée n’est remplie qu’en cas de méconnaissance manifeste et grave, par l’institution communautaire concernée, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation (arrêt Commission/Camar et Tico, point 35 supra, point 54 ; arrêts du Tribunal du 12 juillet 2001, Comafrica et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, T‑198/95, T‑171/96, T‑230/97, T‑174/98 et T‑225/99, Rec. p. II‑1975, point 134, et EnBW Kernkraft/Commission, point 34 supra, point 87).

56      Or, en l’espèce, la requérante n’a pas établi que la Communauté aurait dépassé les limites du large pouvoir d’appréciation dont elle dispose dans l’octroi de soutiens financiers. Cette preuve est d’autant moins rapportée que Yedaş Tarim a elle‑même admis que la Communauté avait alloué à la Turquie diverses contributions et que le Conseil a évoqué l’existence d’un certain nombre d’instruments financiers en faveur de celle-ci. Il n’a pas davantage été prouvé que la Communauté aurait excédé lesdites limites lors de la conclusion d’accords avec des États tiers, en n’associant pas la Turquie à la définition de politiques ou dans l’appréciation de ce que l’union douanière et le développement de la concurrence requièrent.

–       Sur le lien de causalité

57      S’agissant de la troisième condition visée au point 34 ci-dessus, il ressort de la jurisprudence que l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la Communauté suppose que le demandeur en indemnité établisse, notamment, l’existence d’un lien de causalité direct entre le comportement fautif et le dommage invoqué (arrêts Brasserie du Pêcheur et Factortame, point 35 supra, point 51 ; Bergaderm et Goupil/Commission, point 35 supra, points 41 et 42, et Commission/Camar et Tico, point 35 supra, point 53). Par ailleurs, c’est à la partie requérante qu’il appartient d’apporter la preuve d’un tel lien direct (arrêts du Tribunal du 18 septembre 1995, Blackspur e.a./Conseil et Commission, T‑168/94, Rec. p. II‑2627, point 40, et du 17 décembre 2003, DLD Trading/Conseil, T‑146/01, Rec. p. II‑6005, point 73).

58      En l’espèce, le prétendu déséquilibre macroéconomique résultant de l’insuffisance du soutien financier accordé à l’État turc dans le contexte de l’union douanière ne saurait constituer la démonstration d’un tel lien direct de cause à effet entre cette insuffisance et la situation individuelle de la requérante. Cette dernière ne démontre pas davantage le lien direct de causalité entre, d’une part, les pertes qu’elle allègue et, d’autre part, l’omission de la Communauté d’associer la Turquie aux discussions sur les mesures à prendre dans les domaines en rapport avec l’union douanière, son éventuel défaut de conseil et sa prétendue absence de surveillance de la concurrence. De même, les explications que la requérante consacre au secteur des tapis fabriqués à la main, à celui de l’exportation de téléviseurs, au secteur agricole et notamment à celui des figues, noisettes et pistaches, ainsi qu’au secteur des textiles et des vêtements apparaissent sans rapport direct avec son objet social (voir point 11 ci-dessus).

59      Le fait que l’entrée en vigueur de l’union douanière coïnciderait approximativement avec la baisse des profits de la requérante ne suffit pas non plus à établir un rapport direct entre les faits reprochés et le dommage allégué. En effet, d’autres facteurs déterminants ont pu s’interposer, tels que la structure du marché turc, l’adaptation des concurrents de Yedaş Tarim sur les différents marchés concernés, les fluctuations de la monnaie nationale et la conclusion d’autres accords commerciaux par la Turquie.

60      La requérante soutient, par ailleurs, que les difficultés de son unité de production de roulements à billes seraient à ce point graves que seuls les résultats de son unité d’importation de roulements à billes, de carters et de courroies la préservent d’une cessation d’activité. Or, la requérante expose avoir entamé la fabrication de roulements à billes en 1993, en spéculant sur le maintien de la protection des barrières douanières et d’aides publiques, alors que la création d’une union douanière était prévue depuis le 12 septembre 1963, date de la signature de l’accord d’Ankara. De plus, le protocole additionnel de 1970 avait établi un calendrier des actions à entreprendre au cours d’une période transitoire de 22 ans devant précéder l’entrée en vigueur de l’union douanière. En dépit des atermoiements que le passage à cette dernière phase a suscités, les difficultés de l’unité de production de la requérante résultent donc du risque qu’elle a estimé pouvoir courir en comptant sur le maintien d’une situation que la Turquie elle‑même souhaitait voir évoluer. La requérante est, ce faisant, elle-même à l’origine de son préjudice, rompant ainsi le lien de causalité entre la faute et ledit préjudice.

61      Il découle de ce qui précède que le lien de causalité entre le comportement reproché et le préjudice invoqué fait défaut en l’espèce.

 Conclusions

62      Selon la jurisprudence, dès lors que l’une des conditions de la responsabilité non contractuelle de la Communauté, énumérées au point 34 ci-dessus, n’est pas remplie, le recours doit être rejeté dans son ensemble sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions de ladite responsabilité (arrêt de la Cour du 15 septembre 1994, KYDEP/Conseil et Commission, C‑146/91, Rec. p. I‑4199, point 81 ; arrêts du Tribunal du 20 février 2002, Förde-Reederei/Conseil et Commission, T‑170/00, Rec. p. II‑515, point 37 ; du 19 mars 2003, Innova Privat‑Akademie/Commission, T‑273/01, Rec. p. II‑1093, point 23, et EnBW Kernkraft/Commission, point 34 supra, point 85). Or, en l’espèce, il est établi que la requête ne satisfait pas à deux des conditions susmentionnées.

63      Il s’ensuit que le présent recours doit être rejeté, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir déduite, par les parties défenderesses, de l’article 46 du statut de la Cour ni d’ordonner la mesure d’instruction sollicitée par la requérante.

 Sur les dépens

64      Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions des parties défenderesses.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      La requérante est condamnée aux dépens.

Vilaras

Dehousse

Šváby

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 30 mars 2006.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       M. Vilaras


* Langue de procédure : l’anglais.