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ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

30 mars 2022 (*)

« Référé – Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Suspension des activités de diffusion de certains médias – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence – Mise en balance des intérêts »

Dans l’affaire T‑125/22 R,

RT France, établie à Boulogne‑Billancourt (France), représentée par Me E. Piwnica, avocat,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme S. Lejeune, MM. R. Meyer et S. Emmerechts, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE et tendant au sursis à l’exécution de la décision (PESC) 2022/351 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 5), et du règlement (UE) 2022/350 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 1), en tant que ces actes visent la requérante,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

 Antécédents du litige, procédure et conclusions des parties

1        La requérante, RT France, est une société par actions simplifiée à associé unique établie à Boulogne‑Billancourt (France) qui a pour activité l’édition de chaînes thématiques. L’intégralité du capital social de la requérante est détenue par l’association ANO « TV Novosti », association autonome à but non lucratif de la Fédération de Russie sans capital social ayant son siège social à Moscou (Fédération de Russie).

2        Le 24 février 2022, la Fédération de Russie a amorcé une opération militaire en Ukraine.

3        Lors de sa réunion extraordinaire du même jour, le Conseil européen a condamné cette intervention tout en marquant son accord de principe pour l’adoption de nouvelles mesures restrictives et sanctions économiques envers la Fédération de Russie au regard des propositions de la Commission européenne et du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

4        Dans le sillage de ces déclarations, le Conseil de l’Union européenne a notamment adopté la décision (PESC) 2022/351, du 1er mars 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 5) et le règlement (UE) 2022/350, du 1er mars 2022, modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 1) (ci‑après, pris ensemble, les « actes attaqués »).

5        Par la décision 2022/351, le Conseil a décidé d’insérer l’article 4 octies à la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 13), comme suit :

« Article 4 octies

1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle‑ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX, y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallées.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX sont suspendus. »

6        L’annexe à la décision 2022/351 ajoute une annexe IX à la décision 2014/512, qui contient la liste des personnes morales, des entités et des organismes visés à l’article 4 octies, parmi lesquels figure la requérante.

7        Conformément à son article 9, la décision 2014/512, telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/327 du Conseil, du 25 février 2022 (JO 2022, L 48, p. 1), est applicable jusqu’au 31 juillet 2022.

8        Afin d’en garantir l’application uniforme dans tous les États membres, le règlement 2022/350 a inséré dans le règlement (UE) no 833/2014 du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1), l’article 2 septies, comme suit :

« Article 2 septies

1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV, y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’internet.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion et tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV sont suspendus. »

9        Le règlement 2022/350 ajoute également une annexe XV au règlement no 833/2014, qui contient la liste des personnes morales, des entités et des organismes visés à l’article 2 septies, parmi lesquels figure la requérante.

10      Considérant que, pour justifier et soutenir son agression contre l’Ukraine, la Fédération de Russie a mené des actions de propagande continues et concertées ciblant les membres de la société civile de l’Union européenne et de ses voisins, en faussant et manipulant gravement les faits, et qu’elle a utilisé, à cet effet, comme canaux un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, le Conseil a ainsi, par les actes attaqués, instauré des mesures restrictives afin de suspendre d’urgence les activités de diffusion de certains médias, dont la requérante, dans l’Union ou en direction de l’Union.

11      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 8 mars 2022, la requérante a introduit un recours tendant notamment à l’annulation des actes attaqués.

12      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a introduit la présente demande en référé dans laquelle elle conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        ordonner le sursis à l’exécution des actes attaqués ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

13      Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 22 mars 2022, le Conseil conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande comme manifestement non fondée ;

–        condamner la requérante aux dépens.

14      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 11 mars 2022, la Commission a demandé à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.

15      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 17 mars 2022, la République française a demandé à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.

16      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 18 mars 2022, le Royaume de Belgique a demandé à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.

17      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 18 mars 2022, la République de Pologne a demandé à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.

18      Les 18 et 24 mars 2022, le Conseil a déposé ses observations sur ces demandes.

 En droit

 Considérations générales

19      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce en application de l’article 156 du règlement de procédure du Tribunal. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).

20      L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».

21      Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P‑R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).

22      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C‑110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].

23      Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

24      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

 Sur la condition relative à l’urgence

25      Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union (ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27).

26      Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).

27      C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si la requérante parvient à démontrer l’urgence.

28      En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice, en premier lieu, la requérante soutient notamment que les mesures restrictives en cause vont entraîner des conséquences économiques, financières et humaines dramatiques, puisque, à défaut de pouvoir diffuser le contenu qu’elle édite, elle est, dans les faits, empêchée d’exercer son activité. Cela est d’autant plus vrai que ses journalistes se voient systématiquement opposer des refus d’accréditation depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction en cause et que ses salariés reçoivent des menaces de mort. Par conséquent, les actes attaqués mettent en péril la pérennité des emplois créés, étant donné que la requérante sera, d’une part, contrainte, à terme, de licencier ses 176 salariés, dont plus de 100 journalistes professionnels, et, d’autre part, confrontée à un risque élevé de mise en liquidation. En effet, si les actes attaqués prétendent qu’ils n’empêcheraient pas « ces médias et leur personnel d’exercer d’autres activités que la diffusion, telles que des enquêtes et des entretiens », il relève du non‑sens de poursuivre de telles activités alors que ces contenus ne peuvent être diffusés sur aucun support. En deuxième lieu, la requérante allègue que les actes attaqués portent une grave atteinte à sa réputation, car elle y est présentée comme un média sous contrôle permanent et exclusif du pouvoir russe. Cela aura pour conséquence qu’elle sera totalement décrédibilisée dans l’exercice de son activité. En troisième lieu, selon la requérante, la gravité et le caractère irréparable du préjudice seraient établis par le fait qu’il s’agirait d’une entrave totale et durable à l’activité d’un service d’information. De tels actes seraient irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques.

29      Le Conseil considère que la requérante n’a pas démontré que la condition relative à l’urgence est remplie en l’espèce.

30      En ce qui concerne, en premier lieu, l’argument de la requérante selon lequel les mesures restrictives en cause vont entraîner des conséquences économiques, financières et humaines, puisque qu’elle est, dans les faits, empêchée d’exercer son activité, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 156, paragraphe 4, seconde phrase, du règlement de procédure, les demandes en référé « contiennent toutes les preuves et offres de preuves disponibles, destinées à justifier l’octroi des mesures provisoires ».

31      Or, en l’espèce, du point de vue social, les données fournies par la requérante ne permettent pas de comprendre le nombre d’emplois directement menacés à court terme, la date à laquelle la requérante cesserait de disposer des fonds nécessaires pour rémunérer ses employées, ainsi que les contours du plan social que la requérante serait susceptible de mettre en place, notamment en termes de possibilités de redéploiement ou de réembauche du personnel affecté.

32      Dès lors qu’il n’est pas possible d’apprécier si le préjudice invoqué par la requérante a une dimension sociale, il convient de conclure que le préjudice est d’ordre purement économique et financier.

33      À cet égard, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante, un préjudice d’ordre pécuniaire ne saurait, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme irréparable, une compensation pécuniaire étant, en règle générale, à même de rétablir la personne lésée dans la situation antérieure à la survenance du préjudice. Un tel préjudice pourrait notamment être réparé dans le cadre d’un recours en indemnité introduit sur la base des articles 268 et 340 TFUE [voir ordonnance du 23 avril 2015, Commission/Vanbreda Risk & Benefits, C‑35/15 P(R), EU:C:2015:275, point 24 et jurisprudence citée].

34      Dans un tel cas de figure, lorsque le préjudice invoqué est d’ordre économique et financier, les mesures provisoires sollicitées se justifient s’il apparaît que, en l’absence de ces mesures, la partie qui les sollicite se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril sa viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante au regard, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle appartient (voir ordonnance du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C‑21/14 P‑R, EU:C:2014:1749, point 46 et jurisprudence citée).

35      À cette fin, le juge des référés doit disposer d’indications concrètes et précises, étayées par des preuves documentaires détaillées et certifiées, qui démontrent la situation dans laquelle se trouve la partie sollicitant les mesures provisoires et permettent d’apprécier les conséquences qui résulteraient vraisemblablement de l’absence des mesures demandées. Il s’ensuit que ladite partie, notamment lorsqu’elle invoque la survenance d’un préjudice de nature financière, doit, en principe, produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière (voir ordonnance du 29 février 2016, ICA Laboratories e.a./Commission, T‑732/15 R, non publiée, EU:T:2016:129, point 39 et jurisprudence citée).

36      Or, force est de constater que la présente demande en référé ne satisfait pas aux critères rappelés par la jurisprudence citée aux points 34 et 35 ci‑dessus.

37      En effet, la requérante s’abstient d’exposer sa situation financière et de fournir, dans la demande en référé, la moindre donnée, notamment chiffrée, qui permettrait d’apprécier le caractère grave et irréparable de son préjudice financier. La requérante ne fait, notamment, pas état des différentes catégories de revenus dont elle et les entités auxquelles elle est éventuellement affiliée peuvent disposer, ni de projections quant à la dégradation de sa situation financière dans les mois qui suivront l’adoption des actes attaquées. En particulier, la demande en référé n’explicite pas en quoi et dans quelle mesure les revenus de la requérante dépendent de la diffusion de ses contenus.

38      En l’absence de toute indication qui permettrait d’apprécier l’étendue du préjudice allégué et la probabilité de sa survenance, il ne saurait être conclu que la requérante est parvenue à démontrer le risque de survenance d’un préjudice financier grave et irréparable en raison des mesures restrictives en cause.

39      La requérante est, certes, en défaut de pouvoir diffuser le contenu qu’elle édite et empêchée d’exercer son activité de diffusion dans l’Union ou en direction de l’Union depuis la mise en œuvre des mesures restrictives.

40      Cependant, cette interdiction des activités de diffusion dans l’Union ou en direction de l’Union est précisément l’objectif poursuivi par lesdites mesures et ne signifie pas pour autant qu’elle cause un préjudice grave et irréparable (voir, en ce sens, ordonnance du 16 juillet 2015, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑207/15 R, EU:T:2015:535, point 67).

41      Sur ce point, la requérante se prévaut d’une mise en péril de sa viabilité financière. Elle fait valoir que les actes attaqués mettent en péril la pérennité des emplois créés dans la mesure où la direction de la chaîne va se retrouver contrainte, à terme, de licencier ses salariés et confrontée à un risque élevé de mise en liquidation.

42      Toutefois, à l’exception de cette allégation, la demande en référé ne contient pas d’éléments qui permettraient de conclure à l’existence d’un risque imminent pour la viabilité financière de la requérante.

43      Or, il ne suffit pas pour la requérante de présenter de manière générale et abstraite des considérations relatives à sa viabilité financière. En effet, la requérante aurait dû fournir, comme cela est requis par la jurisprudence citée au point 35 ci‑dessus, une image fidèle et globale de sa situation financière, étayée par des preuves documentaires détaillées et certifiées, telles les comptes annuels ou d’autres documents certifiés.

44      En outre, il convient de rappeler que les activités de diffusion de la requérante dans l’Union ou en direction de l’Union n’ont été suspendues que temporairement, jusqu’au 31 juillet 2022 ou jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin. Les actes attaqués n’empêchent pas la requérante de diffuser ses contenus en dehors de l’Union, y compris en Afrique francophone ou au Canada, et ses employés d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, telles que les enquêtes et des entretiens, comme rappelés dans le considérant 11 des deux actes attaqués.

45      Par conséquent, force est de constater que la requérante n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles qui excluraient, en l’espèce, que son prétendu préjudice financier puisse faire l’objet d’une compensation financière ultérieure, le cas échéant dans le cadre des voies de recours prévues par les articles 268 et 340 TFUE (voir, en ce sens, ordonnance du 16 janvier 2004, Arizona Chemical e.a./Commission, T‑369/03 R, EU:T:2004:9, point 75 et jurisprudence citée).

46      Il résulte de ce qui précède que la requérante ne démontre pas que, en l’état actuel, elle subirait un préjudice financier grave et irréparable, au sens de la jurisprudence, si le sursis à exécution demandé n’était pas octroyé.

47      S’agissant, en deuxième lieu, de l’argument de la requérante selon lequel les actes attaqués portent une grave atteinte à sa réputation, car elle y est présentée comme un média sous contrôle permanent et exclusif du pouvoir russe, il y a lieu de reconnaître que le fait qu’une personne soit inscrite sur la liste en raison des actes attaqués peut être susceptible de porter préjudice à sa réputation (ordonnance du 28 novembre 2018, Klyuyev/Conseil, T‑305/18 R, non publiée, EU:T:2018:849, point 88).

48      Toutefois, il y a lieu de souligner que, conformément à une jurisprudence constante, l’atteinte à la réputation de la requérante, à la supposer établie, aurait déjà été causée par les actes attaqués et durerait aussi longtemps que ces actes ne seraient pas annulés par l’arrêt au principal. Or, la finalité de la procédure de référé n’est pas d’assurer la réparation d’un préjudice déjà subi. En outre, la requérante ne saurait se prévaloir utilement, pour établir l’existence d’un préjudice grave et irréparable, de ce que seul un sursis à l’exécution des actes attaqués permettrait d’éviter qu’il soit porté atteinte à sa réputation. En effet, une annulation des actes attaqués au terme de la procédure dans l’affaire principale constituerait une réparation suffisante du préjudice moral allégué (voir, en ce sens, ordonnance du 24 mars 2021, The Floow/Commission, T‑765/20 R, non publiée, EU:T:2021:167, point 34 et jurisprudence citée).

49      En outre, selon une jurisprudence constante, en cas de demande de sursis à l’exécution d’un acte de l’Union, l’octroi de la mesure provisoire sollicitée n’est justifié que si l’acte en question constitue la cause déterminante du préjudice grave et irréparable allégué (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 45 et jurisprudence citée).

50      Or, il n’est pas établi que le préjudice allégué, à savoir le fait d’être présentée comme un média sous contrôle permanent et exclusif du pouvoir russe, aurait comme cause déterminante les actes attaqués. En effet, il ressort du dossier que d’autres sources dénoncent depuis longtemps un manque d’indépendance et d’objectivité de la requérante à l’égard du gouvernement russe.

51      S’agissant plus précisément du refus d’accréditation des journalistes de la requérante par les autorités françaises, le lien de causalité avec les actes attaqués n’est pas démontré, dès lors que ce refus, qui n’est pas imposé par les actes attaqués, émane des autorités d’un État membre qui avaient déjà mis en cause l’objectivité de la requérante avant la date d’adoption de ces actes.

52      En troisième lieu, en ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel la gravité et le caractère irréparable du préjudice seraient établis par le fait qu’il s’agirait d’une entrave totale et durable à l’activité d’un service d’information et que de tels actes seraient irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques, il convient de relever que la thèse selon laquelle un préjudice est par définition irréparable, puisqu’il touche à la sphère des droits fondamentaux, ne saurait être admise, dès lors qu’il ne suffit pas d’alléguer, de façon abstraite, une atteinte à des droits fondamentaux pour établir que le dommage qui pourrait en découler a nécessairement un caractère irréparable. Certes, la violation de certains droits fondamentaux, tels que l’interdiction de la torture et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants, consacrée à l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, est susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner lieu par elle‑même à un préjudice grave et irréparable. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’il appartient toujours à la partie qui sollicite l’adoption d’une mesure provisoire d’exposer et d’établir la probable survenance d’un tel préjudice dans son cas particulier [ordonnance du 10 septembre 2013, Commission/Pilkington Group, C‑278/13 P(R), EU:C:2013:558, points 40 et 41].

53      Or, en l’espèce, la requérante a omis de fournir les éléments nécessaires à cette fin.

54      Enfin, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, afin de prouver que la condition relative à l’urgence est remplie, la partie qui sollicite les mesures provisoires doit démontrer que celles‑ci sont nécessaires à la protection de ses intérêts propres, alors qu’elle ne saurait se prévaloir, pour établir l’urgence, d’une atteinte portée à un intérêt qui ne lui est pas personnel, telle, par exemple, une atteinte à un intérêt général ou aux droits de tiers. Ainsi, cette partie doit démontrer que le préjudice allégué est susceptible d’entraîner, pour elle‑même, un préjudice personnel grave et irréparable (voir ordonnance du 30 avril 2020, Nouryon Industrial Chemicals e.a./Commission, T‑868/19 R, non publiée, EU:T:2020:171, point 24 et jurisprudence citée).

55      Or, en l’espèce, la requérante se prévaut, en termes généraux et abstraits, de l’atteinte que les actes attaqués porteraient au caractère démocratique de la société européenne, sans pour autant préciser la façon dont cette atteinte la concernerait ou l’affecterait elle-même. Elle reste notamment muette sur sa contribution ou son adhésion aux valeurs démocratiques.

56      Dès lors, et dans la mesure où la requérante n’a pas avancé d’éléments suffisamment précis et concrets tendant à établir l’existence d’un préjudice susceptible d’entraîner, pour elle‑même, un préjudice personnel grave et irréparable au sens de la jurisprudence du Tribunal visée au point 54 ci-dessus, l’argument selon lequel les conséquences des actes attaqués sont irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques ne saurait établir l’urgence du sursis demandé pour la requérante.

57      Il résulte de tout ce qui précède que la condition relative à l’urgence fait défaut en l’espèce.

58      Cette solution est cohérente avec la mise en balance des différents intérêts en présence.

 Sur la mise en balance des intérêts

59      Il est de jurisprudence bien établie que, dans le cadre de la mise en balance des différents intérêts en présence, le juge des référés doit déterminer, notamment, si l’intérêt de la partie qui sollicite le sursis à exécution à en obtenir l’octroi prévaut ou non sur l’intérêt que présente l’application immédiate de l’acte attaqué, en examinant, plus particulièrement, si l’annulation éventuelle de cet acte par le juge du fond permettrait le renversement de la situation qui aurait été provoquée par son exécution immédiate et, inversement, si le sursis à l’exécution dudit acte serait de nature à faire obstacle à son plein effet, au cas où le recours principal serait rejeté (voir ordonnance du 11 mars 2013, Iranian Offshore Engineering & Construction/Conseil, T‑110/12 R, EU:T:2013:118, point 33 et jurisprudence citée).

60      Il convient donc d’examiner si les intérêts invoqués par la requérante pour obtenir la suspension immédiate des actes attaquées prévalent sur ceux poursuivis par le Conseil par l’adoption de ces actes.

61      S’agissant des intérêts poursuivis par le Conseil, les considérants des actes attaqués se réfèrent à la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire contre l’Ukraine. Il s’agit ainsi d’intérêts publics qui visent à protéger la société européenne et s’insèrent dans une stratégie globale, laquelle vise à mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine.

62      Dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à saper les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, la suspension immédiate des actes attaqués risquerait de compromettre la poursuite par l’Union des objectifs, notamment pacifiques, qu’elle s’est assignée conformément à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE, au prix, chaque jour, de dommages matériels et immatériels irréparables.

63      En revanche, les intérêts dont se prévaut la requérante se réfèrent à la situation de ses employés et à sa viabilité financière. Il s’agit ainsi d’intérêts d’une société de droit privé, dont les activités principales sont temporairement interdites.

64      Dans l’hypothèse où la requérante obtiendrait gain de cause par l’annulation des actes attaqués dans la procédure au fond, le préjudice qu’elle aurait subi par l’atteinte à ses intérêts pourra faire l’objet d’une évaluation, de sorte que le dommage éventuellement subi par la requérante pourra faire l’objet d’une réparation ou une compensation ultérieure.

65      Dans ce contexte, il convient également de souligner que, compte tenu des circonstances exceptionnelles en cause, le juge du fond a, sur le fondement de l’article 151, paragraphe 2, du règlement de procédure, décidé de statuer selon une procédure accélérée, de sorte que la requérante obtiendra dans les meilleurs délais la réponse du juge de première instance de l’Union à sa requête.

66      Il s’ensuit que la balance des intérêts en cause penche en faveur du Conseil.

67      En conséquence, la demande en référé doit être rejetée, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur l’existence d’un fumus boni juris.

68      En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.

 Sur les demandes d’intervention

69      Dans la mesure où la présente ordonnance rejette la demande de mesures provisoires introduite par la requérante, il n’y a, dans l’intérêt de l’efficacité de la procédure, plus lieu de statuer sur la demande d’intervention de la Commission, de la République française, du Royaume de Belgique et de la République de Pologne au soutien des conclusions du Conseil.

70      Dans les circonstances de la présente affaire, en application de l’article 144, paragraphe 10, du règlement de procédure, la Commission, le Royaume de Belgique, la République française et la République de Pologne supporteront leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Il n’y a plus lieu de statuer sur les demandes d’intervention présentées par la Commission européenne, le Royaume de Belgique, la République française et la République de Pologne.

3)      Les dépens sont réservés, à l’exception de ceux exposés par la Commission européenne, le Royaume de Belgique, la République française et la République de Pologne. Ces derniers supporteront les dépens dans le cadre de leur demande d’intervention.

Fait à Luxembourg, le 30 mars 2022.

Le greffier

 

Le président

E. Coulon

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : le français.