Language of document :

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

29 juillet 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages – Directive 92/43/CEE – Articles 2, 4, 11, 12, 14, 16 et 17 – Système de protection stricte des espèces animales – Canis lupus (loup) – Exploitation cynégétique – Évaluation de l’état de conservation des populations de l’espèce concernée – État de conservation “défavorable inadéquat” de cette espèce – Exploitation incompatible avec le maintien ou le rétablissement de l’espèce dans un état de conservation favorable – Prise en considération de toutes les données scientifiques les plus récentes »

Dans l’affaire C‑436/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Superior de Justicia de Castilla y León (Cour supérieure de justice de Castille-et-Léon, Espagne), par décision du 30 juin 2022, parvenue à la Cour le 1er juillet 2022 dans la procédure

Asociación para la Conservación y Estudio del Lobo Ibérico (ASCEL)

contre

Administración de la Comunidad de Castilla y León,

LA COUR (première chambre),

composée de M. A. Arabadjiev (rapporteur), président de chambre, MM. T. von Danwitz, P. G. Xuereb, A. Kumin et Mme I. Ziemele, juges,

avocat général : Mme J. Kokott,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour l’Asociación para la Conservación y Estudio del Lobo Ibérico (ASCEL), par Me M. J. Gil Ibáñez, abogada, et Mme A. I. Fernández Marcos, procuradora,

–        pour l’Administración de la Comunidad de Castilla y León, par Mme D. Vélez Berzosa, letrada,

–        pour le gouvernement espagnol, initialement par M. I. Herranz Elizalde, puis par Mme M. Morales Puerta, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement finlandais, par Mme H. Leppo, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par M. C. Hermes et Mme E. Sanfrutos Cano, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 25 janvier 2024,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, ainsi que des articles 4, 11, 12, 14, 16 et 17 de la directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (JO 1992, L 206, p. 7), telle que modifiée par la directive 2013/17/UE du Conseil, du 13 mai 2013 (JO 2013, L 158, p. 193) (ci-après la « directive “habitats” »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Asociación para la Conservación y Estudio del Lobo Ibérico (ASCEL) (Association pour la conservation et l’étude du loup ibérique, Espagne) à l’Administración de la Comunidad de Castilla y León (Administration de la communauté autonome de Castille-et-León, Espagne) au sujet d’une demande, introduite par l’ASCEL, tendant à l’annulation de la décision de la Dirección General del Patrimonio Natural y Política Forestal de la Junta de Castilla y León (direction générale du patrimoine naturel et de la politique forestière de Castille-et-León, Espagne), portant approbation du plan d’exploitation locale du loup dans les territoires cynégétiques situés au nord du fleuve Duero en Castille-et-León pour les saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022, du 9 octobre 2019 (ci-après la « décision du 9 octobre 2019 »), et à la condamnation de la défenderesse au principal à verser une indemnité compensatrice pour chaque spécimen abattu au cours de ces saisons.

 Le cadre juridique

 Le droit de lUnion

3        Aux termes du premier considérant de la directive « habitats » :

« [...] la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement, y compris la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, constituent un objectif essentiel, d’intérêt général poursuivi par la Communauté [européenne] comme prévu à l’article [191 TFUE] ».

4        Le quinzième considérant de cette directive énonce :

« [...] en complément de la directive 79/409/CEE [du Conseil, du 2 avril 1979, concernant la conservation des oiseaux sauvages (JO 1979, L 103, p. 1)], il convient de prévoir un système général de protection pour certaines espèces de faune et de flore ; que des mesures de gestion doivent être prévues pour certaines espèces, si leur état de conservation le justifie, y compris l’interdiction de certaines modalités de capture ou de mise à mort, tout en prévoyant la possibilité de dérogations sous certaines conditions ».

5        L’article 1er, sous i), de la directive « habitats » dispose :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

i)      état de conservation d’une espèce : l’effet de l’ensemble des influences qui, agissant sur l’espèce, peuvent affecter à long terme la répartition et l’importance de ses populations sur le territoire visé à l’article 2 

[...] »

6        L’article 2 de cette directive prévoit :

« 1.      La présente directive a pour objet de contribuer à assurer la biodiversité par la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages sur le territoire européen des États membres où le traité s’applique.

2.      Les mesures prises en vertu de la présente directive visent à assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvages d’intérêt communautaire.

3.      Les mesures prises en vertu de la présente directive tiennent compte des exigences économiques, sociales et culturelles, ainsi que des particularités régionales et locales. »

7        L’article 4 de ladite directive dispose :

« 1.      Sur la base des critères établis à l’annexe III (étape 1) et des informations scientifiques pertinentes, chaque État membre propose une liste de sites indiquant les types d’habitats naturels de l’annexe I et les espèces indigènes de l’annexe II qu’ils abritent. Pour les espèces animales qui occupent de vastes territoires, ces sites correspondent aux lieux, au sein de l’aire de répartition naturelle de ces espèces, qui présentent les éléments physiques ou biologiques essentiels à leur vie et reproduction. [...]

La liste est transmise à la Commission [européenne], dans les trois ans suivant la notification de la présente directive, en même temps que les informations relatives à chaque site. [...]

[...]

4.      Une fois qu’un site d’importance communautaire a été retenu en vertu de la procédure prévue au paragraphe 2, l’État membre concerné désigne ce site comme zone spéciale de conservation le plus rapidement possible et dans un délai maximal de six ans en établissant les priorités en fonction de l’importance des sites pour le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, d’un type d’habitat naturel de l’annexe I ou d’une espèce de l’annexe II et pour la cohérence de Natura 2000, ainsi qu’en fonction des menaces de dégradation ou de destruction qui pèsent sur eux.

[...] »

8        Aux termes de l’article 11 de la même directive, « [l]es États membres assurent la surveillance de l’état de conservation des espèces et habitats naturels visés à l’article 2, en tenant particulièrement compte des types d’habitats naturels prioritaires et des espèces prioritaires ».

9        L’article 12 de la directive « habitats » dispose :

« 1.      Les États membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l’annexe IV, point a), dans leur aire de répartition naturelle, interdisant :

a)      toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature ;

b)      la perturbation intentionnelle de ces espèces notamment durant la période de reproduction, de dépendance, d’hibernation et de migration ;

c)      la destruction ou le ramassage intentionnels des œufs dans la nature ;

d)      la détérioration ou la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos.

[...] »

10      L’article 14 de cette directive prévoit :

« 1.      Si les États membres l’estiment nécessaire à la lumière de la surveillance prévue à l’article 11, ils prennent des mesures pour que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de la faune et de la flore sauvages figurant à l’annexe V, ainsi que leur exploitation, soit compatible avec leur maintien dans un état de conservation favorable.

2.      Si de telles mesures sont estimées nécessaires, elles doivent comporter la poursuite de la surveillance prévue à l’article 11. Elles peuvent en outre comporter notamment :

–        des prescriptions concernant l’accès à certains secteurs,

–        l’interdiction temporaire ou locale du prélèvement de spécimens dans la nature et de l’exploitation de certaines populations,

–        la réglementation des périodes et/ou des modes de prélèvement de spécimens,

–        l’application, lors du prélèvement de spécimens, de règles cynégétiques ou halieutiques respectueuses de la conservation de ces populations,

–        l’instauration d’un système d’autorisations de prélèvement de spécimens ou de quotas,

–        la réglementation de l’achat, de la vente, de la mise en vente, de la détention ou du transport en vue de la vente de spécimens,

–        l’élevage en captivité d’espèces animales ainsi que la propagation artificielle d’espèces végétales, dans des conditions strictement contrôlées, en vue de réduire le prélèvement de spécimens dans la nature,

–        l’évaluation de l’effet des mesures adoptées. »

11      En vertu de l’article 16, paragraphe 1, de ladite directive :

« À condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, les États membres peuvent déroger aux dispositions des articles 12, 13, 14 et de l’article 15, points a) et b) :

a)      dans l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels ;

b)      pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;

c)      dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;

d)      à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ;

e)      pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié par les autorités nationales compétentes de certains spécimens des espèces figurant à l’annexe IV. »

12      L’article 17, paragraphe 1, de la même directive dispose :

« Tous les six ans à compter de l’expiration du délai prévu à l’article 23, les États membres établissent un rapport sur l’application des dispositions prises dans le cadre de la présente directive. Ce rapport comprend notamment des informations concernant les mesures de conservation visées à l’article 6 paragraphe 1, ainsi que l’évaluation des incidences de ces mesures sur l’état de conservation des types d’habitats de l’annexe I et des espèces de l’annexe II et les principaux résultats de la surveillance visée à l’article 11. Ce rapport, conforme au modèle établi par le comité [institué en vertu de l’article 20], est transmis à la Commission et rendu accessible au public. »

13      L’annexe II de la directive « habitats », intitulée « Espèces animales et végétales d’intérêt communautaire dont la conservation nécessite la désignation de zones spéciales de conservation », mentionne le Canis lupus, en précisant que, parmi les populations espagnoles sont uniquement visées « celles au sud du Duero ».

14      L’annexe IV de cette directive, intitulée « Espèces animales et végétales présentant un intérêt communautaire et nécessitant une protection stricte », mentionne le Canis lupus, « excepté [...] les populations espagnoles au nord du Duero ».

15      L’annexe V de ladite directive, intitulée « Espèces animales et végétales d’intérêt communautaire dont le prélèvement dans la nature et l’exploitation sont susceptibles de faire l’objet de mesures de gestion », mentionne, à son point a), le Canis lupus, notamment, « les populations espagnoles au nord du Duero ».

 Le droit espagnol

16      La Ley 4/1996 de Caza de Castilla y León (loi 4/1996 sur la chasse de la Castille‑et‑León), du 12 juillet 1996 (BOE no 210, du 30 août 1996, p. 26650), telle que modifiée par la Ley 9/2019 (loi 9/2019), du 28 mars 2019 (BOE no 91, du 16 avril 2019, p. 39643) (ci-après la « loi 4/1996 »), désignait, à son article 7 et à son annexe I, le loup (Canis lupus) comme étant une « espèce cynégétique et chassable » au nord du fleuve Duero. La loi 4/1996 a été abrogée par la Ley 4/2021 de Caza y de Gestión Sostenible de los Recursos Cinegéticos de Castilla y León (loi 4/2021 sur la chasse et la gestion durable des ressources cynégétiques de la Castille-et-León), du 1er juillet 2021 (BOE no 172, du 20 juillet 2021, p. 86581), laquelle désigne également, à son article 6 et à son annexe I.3, le loup comme tel. L’annexe II, point 4, sous f), de la loi 4/2021 prévoit comme période au cours de laquelle est autorisée la chasse de cette espèce la période suivante : du quatrième dimanche du mois de septembre au quatrième dimanche du mois de février de l’année suivante. À l’annexe IV, point 2, de cette dernière loi, la valeur de chaque loup chassé est fixée à 6 000 euros.

17      La Ley 42/2007 del Patrimonio Natural y de la Biodiversidad (loi 42/2007 relative au patrimoine naturel et à la biodiversité), du 13 décembre 2007 (BOE no 299, du 14 décembre 2007, p. 51275), prévoit, à son article 65, paragraphe 1, que la chasse et la pêche dans les eaux intérieures ne peuvent porter que sur les espèces déterminées par les communautés autonomes, une telle désignation ne pouvant en aucun cas concerner celles qui sont inscrites sur la liste des espèces faisant l’objet d’un régime de protection spéciale, ni celles dont la chasse ou la pêche est interdite par l’Union européenne.

18      Le Real Decreto 139/2011 para el desarrollo del Listado de Especies Silvestres en Régimen de Protección Especial y del Catálogo Español de Especies Amenazadas (décret royal 139/2011 relatif à l’élaboration de la liste des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection spéciale et du registre des espèces menacées espagnol), du 4 février 2011 (BOE n° 46, du 23 février 2011, p. 20912), inclut, dans son annexe, la liste des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection spéciale et inscrites, le cas échéant, dans le registre des espèces menacées espagnol. Cette annexe a été modifiée par l’Orden TED/980/2021, por la que se modifica el Anexo del Real Decreto 139/2011, de 4 de febrero, para el desarrollo del Listado de Especies Silvestres en Régimen de Protección Especial y del Catálogo Español de Especies Amenazadas (arrêté ministériel TED/980/2021 portant modification de l’annexe du décret royal 139/2011, du 4 février 2011, relatif à l’élaboration de la liste des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection spéciale et du registre des espèces menacées espagnol), du 20 septembre 2021 (BOE no 226, du 21 septembre 2021, p. 115283), pour inclure sur la liste des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection stricte toutes les populations espagnoles de loups. Cet arrêté ministériel permet toutefois que les mesures de prélèvement et de capture de spécimens qui ont été adoptées par les communautés autonomes avant l’entrée en vigueur de celui-ci continuent à s’appliquer, pour autant qu’elles respectent certaines conditions et limitations. En particulier, il doit être établi, sur la base des meilleures connaissances disponibles, que ces mesures n’affectent pas négativement l’état de conservation favorable de l’espèce concernée.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

19      Par la décision du 9 octobre 2019, la direction générale du patrimoine naturel et de la politique forestière de Castille-et-León a approuvé le plan d’exploitation locale du loup dans les territoires cynégétiques situés au nord du fleuve Duero en Castille-et-León pour les saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022.

20      Ce plan repose sur un recensement régional des loups datant des années 2012 et 2013, s’inscrivant dans le cadre d’un recensement national effectué entre l’année 2012 et l’année 2014, ainsi que sur des rapports annuels de suivi, qui impliquent un effort d’observation et de surveillance moindre que celui que requiert l’élaboration d’un recensement. Sur la base des données disponibles et en application de différents facteurs, ledit plan estime à 1 051 spécimens le nombre de loups qui étaient présents, avant la chasse, au nord du fleuve Duero en Castille-et-León. Le recensement national fait état d’un total de 297 meutes en Espagne, dont 179 relèveraient du recensement de la Castille-et-León, soit 60,3 % du total recensé au niveau national. Selon les conclusions du même plan, un taux de mortalité annuelle supérieur à 35 % entraînerait une diminution de la population de cette espèce.

21      Le 14 novembre 2019, l’ASCEL a introduit un recours contre la décision du 9 octobre 2019, lequel a été rejeté par un arrêté du 9 mars 2020 du Consejero de Fomento y Medio Ambiante (ministre de la Communauté autonome du Développement et de l’Environnement) de la Communauté autonome de Castille-et-León.

22      Le 17 février 2020, l’ASCEL a formé un recours devant la chambre du contentieux administratif du Tribunal Superior de Justicia de Castilla y León (Cour supérieure de justice de Castille-et-León, Espagne), qui est la juridiction de renvoi. Par ce recours, elle demande tant l’annulation de l’arrêté par lequel a été rejeté son recours formé contre la décision du 9 octobre 2019 que celle de cette décision elle-même. En outre, étant donné que la situation juridique antérieure à l’adoption de ladite décision ne peut être rétablie, les loups concernés ayant été abattus, l’ASCEL demande que la défenderesse au principal soit condamnée à verser une indemnité compensatrice au titre du préjudice causé à la faune sauvage, équivalente à la valeur économique de chaque spécimen abattu au cours des saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022, c’est‑à-dire une somme d’un montant de 9 261 euros par loup.

23      La juridiction de renvoi relève que le rapport adressé par le Royaume d’Espagne en 2019 à la Commission, en application de l’article 17 de la directive « habitats », pour la période 2013-2018 (ci-après le « rapport de l’année 2019 ») indique que le loup se trouvait dans un état de conservation « défavorable inadéquat » dans les régions méditerranéenne, atlantique et alpine, les deux premières de ces régions incluant le territoire de la Castille-et-León.

24      Cela étant, en vertu de l’article 7 et de l’annexe I de la loi 4/1996, le loup était désigné comme étant une « espèce cynégétique et chassable » au nord du fleuve Duero.

25      Cette juridiction nourrit des doutes concernant la compatibilité de cette désignation avec la directive « habitats » et s’interroge également sur la portée, le contenu et la source des rapports scientifiques susceptibles d’étayer les décisions relatives à l’état de conservation du loup et, par conséquent, les mesures visant à ce que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de faune et de flore sauvages mentionnées à l’annexe V de cette directive ainsi que l’exploitation de ces espèces soient compatibles avec le maintien de ces espèces dans un état de conservation favorable.

26      C’est dans ce contexte que le Tribunal Superior de Justicia de Castilla y León (Cour supérieure de justice de Castille-et-León) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« Toute mesure prise par un État membre sur le fondement de la [directive “habitats”] devant avoir pour objectif, en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de cette directive, d’assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des espèces animales d’intérêt communautaire, telles que le loup ([Canis lupus]),

1)      les dispositions de l’article 2, paragraphe 2, ainsi que des articles 4, 11, 12, 14, 16 et 17 de la directive “habitats”, s’opposent-elles à ce que, en vertu d’une loi d’une communauté autonome [telle que la loi 4/1996, puis la loi 4/2021], le loup soit désigné comme étant une “espèce cynégétique et chassable”, de sorte que des exploitations locales du loup dans les territoires cynégétiques ont été autorisées pendant les saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022, alors que, selon le rapport [de l’année 2019], son état de conservation est “défavorable inadéquat”, ce qui a conduit cet État membre (article 4 de la directive “habitats”) à inscrire toutes les populations espagnoles de loups sur la liste des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection spéciale et dans le registre des espèces menacées espagnol, en accordant ainsi une protection stricte aux populations situées au nord du fleuve Duero également ?

2)      est-il compatible avec cet objectif d’accorder une protection différente au loup selon qu’il se trouve au nord ou au sud du fleuve Duero, compte tenu i) du fait que, d’un point de vue scientifique, cette distinction est considérée comme étant actuellement inappropriée, ii) de l’évaluation défavorable de l’état de conservation de cette espèce dans les trois régions qu’elle occupe en Espagne, à savoir les régions alpine, atlantique et méditerranéenne, au cours de la période 2013-2018, iii) de la circonstance qu’il s’agit d’une espèce faisant l’objet d’une protection stricte dans pratiquement tous les États membres et, en particulier, au Portugal, pays avec lequel une région est partagée, et iv) de la jurisprudence de la Cour sur l’aire de répartition naturelle et l’étendue territoriale à prendre en considération pour évaluer l’état de conservation de cette espèce, étant entendu qu’il serait davantage conforme à la directive “habitats”, et ce sans méconnaître les dispositions de l’article 2, paragraphe 3, de celle-ci, que le loup soit inscrit dans les annexes II et IV, sans distinguer entre le nord et le sud du fleuve Duero, de manière à ce que la capture et la mise à mort de celui-ci ne soient possibles que lorsqu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante aux termes et conformément aux exigences de l’article 16 ?

Dans le cas de figure où cette distinction serait considérée comme étant justifiée,

3)      le terme “exploitation” figurant à l’article 14 de la directive “habitats” inclut-il l’exploitation cynégétique du loup, c’est-à-dire la chasse de ce dernier, eu égard à l’importance particulière de cette espèce (qui est prioritaire dans les autres zones territoriales), et compte tenu du fait que cette chasse a été autorisée jusqu’à présent et qu’il a été constaté que la situation de ladite espèce pour la période 2013-2018 était défavorable ?

4)      l’article 14 de la directive “habitats” s’oppose-t-il à la désignation, par voie législative, du loup au nord du fleuve Duero comme étant une “espèce cynégétique et chassable” (article 7 et annexe I de la [loi 4/1996] et article 6 et annexe I de la loi 4/2021), ainsi qu’à l’adoption d’un plan d’exploitation locale du loup dans les territoires cynégétiques situés au nord du fleuve Duero en Castille-et-León pour les saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022, sans faire apparaître les données permettant d’apprécier si la surveillance prévue à l’article 11 de la directive “habitats” a été mise en œuvre, sans effectuer de recensement depuis 2012-2013 et sans fournir d’informations suffisantes, objectives, scientifiques et actuelles concernant la situation du loup dans le dossier sur lequel a été fondée l’adoption du plan d’exploitation locale, alors que, pour la période 2013-2018, dans les trois régions occupées par le loup en Espagne, à savoir les régions alpine, atlantique et méditerranéenne, l’évaluation de l’état de conservation de cette espèce est défavorable ?

5)      en vertu des dispositions des articles 4, 11 et 17 de la directive “habitats”, les rapports dont il y a lieu de tenir compte pour déterminer l’état de conservation du loup (niveaux de population actuels et réels, répartition géographique actuelle, indice de reproduction, etc.) sont-ils ceux établis par l’État membre tous les six ans ou, si nécessaire, dans une période plus courte, par l’intermédiaire d’un comité scientifique tel que celui créé par le décret royal 139/2011, compte tenu du fait que les populations de l’espèce concernée sont localisées sur le territoire de différentes communautés autonomes et de la nécessité d’évaluer “à plus grande échelle” les mesures ayant pour objet une population locale, conformément à l’arrêt du 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola (C‑674/17, EU:C:2019:851) ?»

 Sur la procédure devant la Cour

27      La juridiction de renvoi a demandé à la Cour que le présent renvoi préjudiciel soit soumis à la procédure accélérée en vertu de l’article 105 du règlement de procédure de la Cour.

28      À l’appui de cette demande, cette juridiction a fait valoir, d’une part, que l’état de conservation du loup en Espagne est défavorable et, d’autre part, que la période d’autorisation de la chasse concernée commence le quatrième dimanche du mois de septembre 2022.

29      L’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions de ce règlement de procédure.

30      Il importe de rappeler que l’application de la procédure accélérée peut être justifiée lorsqu’il existe un fort risque de survenance de conséquences irrémédiables sur l’environnement dans l’attente de la décision de la Cour [arrêt du 7 février 2023, Confédération paysanne e.a. (Mutagenèse aléatoire in vitro), C-688/21, EU:C:2023:75, point 27].

31      Le président de la Cour a décidé, le 14 juillet 2022, le juge rapporteur et l’avocate générale entendus, qu’il n’y avait pas lieu de faire droit à la demande visée au point 27 du présent arrêt.

32      En effet, si la juridiction de renvoi souligne que, s’agissant de la saison 2022/2023, la période d’autorisation de la chasse concernée allait commencer le quatrième dimanche du mois de septembre 2022, il y a lieu de relever que le litige au principal ne concerne que l’approbation du plan d’exploitation locale du loup dans les territoires cynégétiques situés au nord du fleuve Duero en Castille-et-León pour les trois saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022.

33      Dans ces circonstances, et en l’absence d’éléments supplémentaires, il ne saurait être conclu que, dans l’affaire au principal, un fort risque de survenance de conséquences irrémédiables sur l’environnement dans l’attente de la décision de la Cour est caractérisé, au sens de la jurisprudence citée au point 30 du présent arrêt.

34      Le président de la Cour a, néanmoins, décidé de faire bénéficier la présente affaire d’un traitement prioritaire, en vertu de l’article 53, paragraphe 3, du règlement de procédure.

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

35      Le gouvernement espagnol et l’Administration de la communauté autonome de Castille-et-León font valoir que la demande de décision préjudicielle est irrecevable pour plusieurs motifs.

36      Le gouvernement espagnol soutient que la demande de décision préjudicielle n’est plus pertinente pour la solution du litige au principal, dès lors que, dans son arrêt no 99/2022, du 13 juillet 2022, le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne) aurait déclaré comme étant inconstitutionnelles les dispositions pertinentes de la loi 4/2021, et notamment l’annexe II, point 4, sous f), de celle-ci, en raison, notamment, de la violation par ces dernières de l’arrêté ministériel TED/980/2021.

37      L’Administration de la communauté autonome de Castille-et-León fait, quant à elle, valoir que le renvoi préjudiciel est irrecevable pour plusieurs raisons. Premièrement, aux fins de statuer sur le litige au principal, il serait nécessaire non pas d’interpréter une disposition du droit de l’Union, mais plutôt d’apprécier les éléments de preuve versés au dossier. Deuxièmement, la juridiction de renvoi aurait déjà statué sur un recours introduit par la même requérante contre un plan similaire et reposant sur les mêmes arguments que ceux invoqués dans le cadre de l’affaire au principal. De surcroît, cette dernière n’aurait, en l’occurrence, pas soulevé de doute quant à l’interprétation du droit de l’Union. Troisièmement, le litige au principal revêtirait un caractère artificiel.

38      À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 21 décembre 2023, Infraestruturas de Portugal et Futrifer Indústrias Ferroviárias, C‑66/22, EU:C:2023:1016, point 33 ainsi que jurisprudence citée).

39      Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 7 avril 2022, Avio Lucos, C‑116/20, EU:C:2022:273, point 38 et jurisprudence citée).

40      En l’occurrence, il convient de relever que l’affaire au principal concerne, notamment, la compatibilité avec le droit de l’Union de la réglementation nationale concernée désignant le loup comme étant une espèce cynégétique et chassable, ainsi que celle de savoir si l’atteinte portée à la population de loups par la chasse sous l’empire des réglementations régionales précédant la décision du Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle) visée au point 36 du présent arrêt doit donner lieu à une indemnisation. Or, cette décision ne concerne que la période postérieure à l’année 2021, alors que l’affaire au principal porte sur les saisons de chasse remontant à l’année 2019. Partant, la compatibilité des réglementations régionales en cause au principal avec le droit de l’Union conserve un intérêt aux fins de la solution du litige au principal.

41      Ainsi, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation sollicitée par la juridiction de renvoi n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ni que le problème est de nature hypothétique, au sens de la jurisprudence citée au point 39 du présent arrêt. En outre, la Cour dispose des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées.

42      Partant, les motifs d’irrecevabilité opposés par le gouvernement espagnol et par l’Administration de la communauté autonome de Castille-et-León doivent être écartés.

43      Eu égard à tout ce qui précède, la demande de décision préjudicielle est recevable.

 Sur les questions préjudicielles

44      Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 2, 4, 11, 12, 14, 16 et 17 de la directive « habitats » doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le loup est désigné comme espèce dont les spécimens peuvent être chassés dans une partie du territoire de cet État membre où il ne relève pas de la protection stricte prévue à l’article 12, paragraphe 1, de cette directive, alors que son état de conservation a été considéré comme étant défavorable sur l’ensemble du territoire dudit État membre.

45      Cette juridiction s’interroge, en particulier, sur l’interprétation de l’article 14 de cette directive et nourrit des doutes quant à la compatibilité avec cet article du plan d’exploitation locale du loup dans les territoires cynégétiques situés au nord du fleuve Duero en Castille-et-León, étant donné que l’état de conservation de cette espèce dans les trois régions qu’il occupait en Espagne, à savoir les régions alpine, atlantique et méditerranéenne, au cours de la période 2013-2018, a été jugé comme étant défavorable.

46      À titre liminaire, il convient de rappeler que, à son premier considérant, la directive « habitats » indique que la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement, y compris la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, constituent un objectif essentiel d’intérêt général poursuivi par l’Union.

47      D’emblée, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 12 de la directive « habitats », lu en combinaison avec l’annexe IV, sous a), de celle-ci, le loup relève des espèces d’« intérêt communautaire » dont il convient d’assurer une « protection stricte », au sens de cet article.

48      Ce régime de protection stricte vise, notamment, les populations de loups situées au sud du fleuve Duero, qui sont expressément inscrites à l’annexe II de la directive « habitats », en tant qu’espèce « d’intérêt communautaire dont la conservation nécessite la désignation de zones spéciales de conservation ».

49      Les populations espagnoles de loups situées au nord de ce fleuve sont, quant à elles, inscrites à l’annexe V de la directive « habitats », en tant qu’espèce animale d’intérêt communautaire dont le prélèvement dans la nature et l’exploitation sont susceptibles de faire l’objet de mesures de gestion et qui relèvent, dès lors, de l’article 14 de cette directive.

50      À cet égard, il convient de relever que la circonstance qu’une espèce animale ou végétale d’intérêt communautaire soit inscrite à l’annexe V de la directive « habitats » n’implique pas que son état de conservation doive être, en principe, considéré comme étant favorable. En effet, outre la circonstance que ce sont les États membres qui communiquent à la Commission le statut de ces espèces sur leur territoire, force est de constater que cette inscription implique uniquement que, à la lumière de l’obligation de surveillance prévue à l’article 11 de cette directive et afin de garantir l’objectif de celle-ci, cette espèce est « susceptible » de faire l’objet de mesures de gestion, à la différence des espèces inscrites à l’annexe IV, sous a), de ladite directive, qui bénéficient en tout état de cause du système de protection stricte prévu à l’article 12 de la même directive.

51      Une telle inscription ne saurait, en effet, être interprétée dans un sens contraire à l’objectif poursuivi par la directive « habitats » qui, ainsi qu’il ressort de l’article 2, paragraphe 1, de celle-ci, est de contribuer à assurer la biodiversité par la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages sur le territoire européen des États membres, le paragraphe 2 de cet article prévoyant expressément que les mesures prises en vertu de cette directive visent à assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvages d’intérêt communautaire.

52      S’agissant des mesures de gestion dont les espèces inscrites à l’annexe V de la directive « habitats », telles que les populations de loups situés au nord du fleuve Duero, sont susceptibles de faire l’objet, il convient, en premier lieu, de relever que, conformément à l’article 14, paragraphe 1, de cette directive, « [s]i les États membres l’estiment nécessaire à la lumière de la surveillance prévue à l’article 11, ils prennent des mesures pour que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de la faune et de la flore sauvages figurant à l’annexe V, ainsi que leur exploitation, soit compatible avec leur maintien dans un état de conservation favorable ».

53      Il ressort du libellé même de cette disposition que les États membres disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer la nécessité d’adopter des mesures en application de ladite disposition, de nature à limiter l’exploitation des espèces inscrites à l’annexe V de la directive « habitats ».

54      À cet égard, il y a lieu de constater, d’une part, que, conformément à l’article 14, paragraphe 2, de cette directive, ces mesures peuvent concerner l’accès à certains secteurs, l’interdiction du prélèvement de spécimens dans la nature et de l’exploitation de certaines populations ou encore l’instauration de systèmes de quotas. Partant, si elles incluent des règles cynégétiques, comme il ressort du quatrième tiret de cette disposition, il y a lieu de constater que les mesures adoptées sur le fondement de cet article sont de nature à restreindre, et non à étendre, le prélèvement des espèces concernées.

55      D’autre part, ainsi que le relève la Commission, la marge d’appréciation mentionnée au point 53 du présent arrêt est limitée par l’obligation de veiller à ce que le prélèvement des spécimens d’une espèce dans la nature et l’exploitation de ces spécimens soient compatibles avec le maintien de cette espèce dans un état de conservation favorable.

56      En effet, il y a lieu de rappeler que toute mesure prise par un État membre sur le fondement de la directive « habitats » doit avoir pour objectif, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de cette directive, d’assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des espèces animales d’intérêt communautaire.

57      En outre, ainsi qu’il découle du quinzième considérant de la directive « habitats », le législateur de l’Union a considéré qu’il convient de prévoir un système général de protection pour certaines espèces de la faune et de la flore et que des mesures de gestion doivent être prévues pour certaines espèces, « si leur état de conservation le justifie », y compris l’interdiction de certaines modalités de capture ou de mise à mort, tout en prévoyant la possibilité de dérogations sous certaines conditions. De cette manière, ainsi que l’incise « si leur état de conservation le justifie » en atteste, l’adoption de telles mesures doit être justifiée par la nécessité de maintenir ou de rétablir l’espèce concernée dans un état de conservation favorable.

58      Il en découle, ainsi que l’a relevé, en substance, Mme l’avocate générale au point 71 de ses conclusions, que l’article 14, paragraphe 1, de la directive « habitats » doit être interprété en ce sens que l’exploitation cynégétique peut être restreinte ou interdite si cela est nécessaire pour maintenir ou rétablir l’espèce concernée dans un état de conservation favorable.

59      En second lieu, il y a lieu de préciser que, en vertu de l’article 11 de la directive « habitats », les États membres ont l’obligation d’assurer la surveillance de l’état de conservation des espèces et habitats naturels visés à l’article 2 de celle-ci, en tenant particulièrement compte des types d’habitats naturels prioritaires et des espèces prioritaires. Cette surveillance est essentielle pour assurer le respect des conditions énoncées à l’article 14 de cette directive et pour déterminer la nécessité d’adopter des mesures assurant la compatibilité de l’exploitation de cette espèce avec le maintien d’un état de conservation favorable et constitue en elle-même l’une des mesures nécessaires pour assurer la conservation de ladite espèce. Partant, une espèce ne peut être exploitée sur le plan cynégétique et chassée si une surveillance efficace de son état de conservation n’est pas assurée.

60      Conformément à la définition figurant à l’article 1er, sous i), de la directive « habitats », l’état de conservation d’une espèce sera considéré comme étant favorable lorsque, premièrement, les données relatives à la dynamique de la population de l’espèce en question indiquent que celle-ci continue et est susceptible de continuer à long terme à constituer un élément viable des habitats naturels auxquels elle appartient. Deuxièmement, l’aire de répartition naturelle de cette espèce ne doit pas diminuer ni risquer de diminuer dans un avenir prévisible. Troisièmement, il faut qu’il existe et qu’il continue probablement d’exister un habitat suffisamment étendu pour que les populations de ladite espèce se maintiennent à long terme (arrêt du 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola, C‑674/17, EU:C:2019:851, point 56).

61      La notion d’« aire de répartition naturelle », qui constitue l’un des critères devant être pris en considération pour déterminer si l’état de conservation d’une espèce est favorable, est, dans le cas d’espèces animales protégées qui occupent de vastes territoires, telles que le loup, plus vaste que l’espace géographique qui présente les éléments physiques ou biologiques essentiels à leur vie et à leur reproduction (arrêt du 11 juin 2020, Alianța pentru combaterea abuzurilor, C-88/19, EU:C:2020:458, point 38).

62      En outre, dans la mesure où l’incidence, sur l’état de conservation de l’espèce concernée, du prélèvement dans la nature et de l’exploitation de cette espèce doit être évaluée « à la lumière de la surveillance prévue à l’article 11 » de la directive « habitats », les États membres doivent, lorsqu’ils prennent des décisions autorisant la chasse de ladite espèce, en application de l’article 14, paragraphe 1, de celle-ci, justifier ces décisions et fournir les données de surveillance sur lesquelles lesdites décisions sont fondées.

63      Il y a lieu de tenir compte non seulement des données relatives aux populations de l’espèce concernée faisant l’objet de la mesure d’exploitation en question, mais aussi de l’impact de cette dernière sur l’état de conservation de cette espèce à plus grande échelle, au niveau de la région biogéographique ou encore, dans la mesure du possible, au niveau transfrontalier (voir, en ce sens, arrêt du 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola, C‑674/17, EU:C:2019:851, point 61).

64      À cet égard, il y a lieu de relever que l’article 17 de la directive « habitats » impose aux États membres d’établir et de transmettre à la Commission, tous les six ans, un rapport sur l’application de cette directive, en vue de la réalisation d’un objectif de maintien d’un « état de conservation favorable », défini à l’article 1er de ladite directive. Ce rapport doit contenir les principaux résultats de la surveillance visée à l’article 11 de celle-ci. Il doit, en outre, comporter trois parties, à savoir une partie contenant des informations générales sur la mise en œuvre de la même directive, une partie portant sur l’évaluation de l’état de conservation des différentes espèces et une partie consacrée aux habitats. Ledit rapport doit porter sur tous les habitats et espèces présents sur le territoire de l’État membre concerné.

65      Il s’ensuit que l’évaluation de l’état de conservation d’une espèce et de l’opportunité d’adopter des mesures fondées sur l’article 14 de la directive « habitats » doivent être effectuées en tenant compte non seulement du rapport établi en application de l’article 17 de cette directive, mais également des données scientifiques les plus récentes obtenues grâce à la surveillance prévue à l’article 11 de ladite directive. Ces évaluations doivent être faites non seulement au niveau local, mais aussi au niveau de la région biogéographique, voire au niveau transfrontalier.

66      En outre, cette surveillance doit faire l’objet d’une attention spécifique lorsque cette espèce figure à l’annexe II et à l’annexe IV, sous a), de cette directive pour certaines régions et à l’annexe V de ladite directive, pour des régions voisines, et qu’elle y est considérée, de manière générale, comme « une espèce d’intérêt communautaire ».

67      Toutefois, en l’occurrence, ainsi qu’il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi, selon le rapport de l’année 2019, qui doit être considéré comme étant un document de référence, pertinent aux fins de la détermination de l’état de conservation du loup en Espagne au cours de la période en cause au principal, les populations de loups en Espagne sont dans un état de conservation « défavorable inadéquat » dans les trois régions biogéographiques occupées par le loup dans cet État membre, à savoir les régions alpine, atlantique et méditerranéenne, y compris celles situées au nord et au sud du fleuve Duero.

68      En outre, il résulte de ces indications que la Communauté autonome de Castille-et-Léon n’a pas tenu compte, lors de l’élaboration du plan d’exploitation pour les saisons 2019/2020, 2020/2021 et 2021/2022, de ce rapport.

69      Or, lorsqu’une espèce animale se trouve dans un état de conservation défavorable, comme en l’occurrence, selon les informations fournies par la juridiction de renvoi, les autorités compétentes doivent, ainsi que l’a, en substance, relevé Mme l’avocate générale au point 91 de ses conclusions, prendre des mesures, au sens de l’article 14 de la directive « habitats », afin d’améliorer l’état de conservation de l’espèce concernée, de telle sorte que les populations de celle-ci atteignent à l’avenir un état de conservation favorable durable. La restriction ou l’interdiction de la chasse consécutivement au constat de l’état de conservation défavorable de cette espèce peut alors être considérée comme étant une mesure nécessaire au rétablissement d’un état de conservation favorable de celle-ci.

70      En effet, ainsi qu’il est rappelé au point 56 du présent arrêt, l’adoption de mesures fondées sur cet article n’est, en tout état de cause, permise que si celles-ci contribuent au maintien ou au rétablissement des espèces concernées dans un état de conservation favorable. Ainsi, si les analyses effectuées au sein de l’État membre concerné quant aux espèces figurant à l’annexe V de la directive « habitats » fournissent des résultats de nature à démontrer le caractère nécessaire d’une intervention au niveau national, cet État membre peut limiter, et non étendre, les activités visées audit article, afin que le prélèvement dans la nature de spécimens de ces espèces soit compatible avec les objectifs de cette directive.

71      Comme l’a relevé Mme l’avocate générale au point 99 de ses conclusions, une telle mesure s’impose en particulier lorsque l’état de conservation de l’espèce concernée est défavorable en raison surtout des pertes de spécimens. Cela étant, même si ces pertes sont principalement dues à d’autres raisons, il peut s’avérer nécessaire de ne pas autoriser la chasse qui causerait des pertes supplémentaires.

72      En effet, en vertu du principe de précaution consacré à l’article 191, paragraphe 2, TFUE, si l’examen des meilleures données scientifiques disponibles laisse subsister une incertitude sur le point de savoir si l’exploitation d’une espèce d’intérêt communautaire est compatible avec le maintien de celle-ci dans un état de conservation favorable, l’État membre concerné doit s’abstenir d’autoriser une telle exploitation (voir, en ce sens, arrêt du 10 octobre 2019, C-674/17, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola, EU:C:2019:851, point 66).

73      Il convient, enfin, de relever que le principe de précaution implique que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées (voir, en ce sens, arrêt du 6 mai 2021, Bayer CropScience et Bayer/Commission, C‑499/18 P, EU:C:2021:367, point 80).

74      Il découle de ce qui précède que des mesures de protection d’une espèce, telles que la restriction ou l’interdiction de la chasse, peuvent être considérées comme étant nécessaires lorsque, sur la base des meilleures connaissances scientifiques disponibles, il subsiste une incertitude quant aux risques existants pour le maintien de cette espèce dans un état de conservation favorable.

75      Au demeurant, il y a lieu de relever que, ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, le Royaume d’Espagne a adopté l’arrêté ministériel TED/980/2021, qui a inclus l’ensemble de la population espagnole de loups, y compris celle de Castille‑et-León au nord du fleuve Duero, dans la liste nationale des espèces sauvages faisant l’objet d’un régime de protection stricte.

76      Il convient de relever, à cet égard, que, si la directive « habitats » reprend la distinction entre les populations de loups situées, respectivement, au sud du fleuve Duero et au nord de celui-ci, conformément à l’article 193 TFUE, les mesures de protection arrêtées en vertu de l’article 192 TFUE, qui constitue le fondement juridique de cette directive, ne font pas obstacle au maintien et à l’établissement, par chaque État membre, de mesures de protection renforcées.

77      Il y a lieu d’ajouter que, dans le cadre de la protection stricte accordée en vertu de l’article 12 de la directive « habitats », la capture et la mise à mort ne peuvent être admises qu’à titre dérogatoire, lorsqu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, et conformément aux exigences de l’article 16 de cette directive. En outre, la Cour a précisé qu’une dérogation fondée sur l’article 16, paragraphe 1, de la directive « habitats » ne peut constituer qu’une application concrète et ponctuelle pour répondre à des exigences précises et à des situations spécifiques (arrêt du 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola, C‑674/17, EU:C:2019:851, point 41 et jurisprudence citée).

78      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 14 de la directive « habitats » doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le loup est désigné comme une espèce dont les spécimens peuvent être chassés dans une partie du territoire de cet État membre où il ne relève pas de la protection stricte prévue à l’article 12, paragraphe 1, de cette directive, alors que l’état de conservation de cette espèce dans ledit État membre est qualifié de « défavorable inadéquat ». Il convient de tenir compte, à cet égard, du rapport établi tous les six ans en application de l’article 17 de ladite directive, de toutes les données scientifiques les plus récentes, y compris celles obtenues grâce à la surveillance prévue à l’article 11 de la même directive, ainsi que du principe de précaution consacré à l’article 191, paragraphe 2, TFUE.

 Sur les dépens

79      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

L’article 14 de la directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, telle que modifiée par la directive 2013/17/UE du Conseil, du 13 mai 2013,

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le loup est désigné comme une espèce dont les spécimens peuvent être chassés dans une partie du territoire de cet État membre où il ne relève pas de la protection stricte prévue à l’article 12, paragraphe 1, de cette directive, alors que l’état de conservation de cette espèce dans ledit État membre est qualifié de « défavorable inadéquat ». Il convient de tenir compte, à cet égard, du rapport établi tous les six ans en application de l’article 17 de ladite directive, de toutes les données scientifiques les plus récentes, y compris celles obtenues grâce à la surveillance prévue à l’article 11 de la même directive, ainsi que du principe de précaution consacré à l’article 191, paragraphe 2, TFUE.

Signatures


*      Langue de procédure : l’espagnol.