Language of document : ECLI:EU:C:2018:818

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentées le 4 octobre 2018 (1)

Affaire C322/17

Eugen Bogatu

contre

Minister for Social Protection

[demande de décision préjudicielle formée par la High Court (Haute Cour, Irlande)]

« Renvoi préjudiciel – Sécurité sociale des travailleurs migrants – Prestations familiales réclamées par un ressortissant d’un État membre ayant perdu son emploi et ayant des membres de sa famille résidant dans un autre État membre que celui de l’emploi – Règlement (CE) nº 883/2004 – Article 68 – Règles de priorité en cas de cumul – Notion d’“activité salariée” »






1.        M. Eugen Bogatu est un ressortissant roumain établi en Irlande depuis 2003. Après avoir perdu son emploi, en février 2009, il a perçu un certain nombre de prestations sociales. En particulier, entre le 25 mai 2010 et 4 janvier 2013, il a touché une prestation de chômage a caractère non contributif (jobseeeker’s allowance). En janvier 2015, des prestations familiales pour ses enfants résidant en Roumanie lui ont été refusées pour la période pendant laquelle il a reçu ladite prestation de chômage, au motif que, selon le Minister for Social Protection (ministre de la Protection sociale, ci-après le « ministre »), M. Bogatu ne pouvait pas être considéré comme exerçant une activité salariée au sens de l’article 67 du règlement (CE) nº 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (2). Par la suite, dans son recours devant la High Court (Haute Cour, Irlande), M. Bogatu a contesté une telle interprétation de la portée de la notion d’« activité salariée ».

2.        Or, vu qu’il semble ressortir du dossier que les enfants de M. Bogatu disposent également d’un droit aux prestations familiales en vertu de la loi roumaine, la question de la détermination de la portée de la notion d’activité salariée se pose plutôt au regard de l’application des règles de priorité en cas de cumul de droits à des prestations familiales prévues à l’article 68 du règlement nº 883/2004.

3.        Sauf erreur de ma part, c’est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur l’interprétation de ladite disposition. La réponse que la Cour donnera ne sera pas de faible importance, étant donné que, compte tenu du fonctionnement des règles de priorité en cause, elle aura nécessairement l’effet de délimiter l’étendue de la compétence prioritaire de l’État d’emploi, d’une part, et de l’État de résidence des membres de la famille de la personne concernée, d’autre part, quant au versement des prestations familiales.

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      Le règlement nº 1408/71

4.        Le règlement (CEE) nº 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) nº 118/97, du 2 décembre 1996, (ci‑après le « règlement nº 1408/71 ») (3) a été abrogé avec effet au 1er mai 2010.

5.        L’article 1er de ce règlement, intitulé « Définitions », disposait notamment :

« a)      les termes “travailleur salarié” […] désignent […] toute personne : 

i)      qui est assurée au titre d’une assurance obligatoire ou facultative continuée contre une ou plusieurs éventualités correspondant aux branches d’un régime de sécurité sociale s’appliquant aux travailleurs salariés […] »

6.        L’article 73 du même règlement, intitulé « Travailleurs salariés ou non salariés dont les membres de la famille résident dans un État membre autre que l’État compétent », se lisait comme suit :

« Le travailleur salarié […] soumis à la législation d’un État membre a droit, pour les membres de sa famille qui résident dans le territoire d’un autre État membre, aux prestations familiales prévues par la législation du premier État, comme s’ils résidaient sur le territoire de celui-ci […] »

7.        L’article 76 du règlement nº 1408/71, intitulé « Règles de priorité en cas de cumul de droits à des prestations familiales en vertu de la législation de l’État compétent et en vertu du pays de résidence des membres de la famille », prévoyait, à son paragraphe 1 :

« Lorsque des prestations familiales sont, au cours de la même période, pour le même membre de la famille et au titre de l’exercice d’une activité professionnelle, prévues par la législation de l’État membre sur le territoire duquel les membres de la famille résident, le droit aux prestations familiales dues en vertu de la législation d’un autre État membre, le cas échéant en application des articles 73 ou 74, est suspendu jusqu’à concurrence du montant prévu par la législation du premier État membre. »

2.      Le règlement nº 883/2004

8.        L’article 1er du règlement nº 883/2004, intitulé « Définitions », énonce :

« a)      le terme “activité salarié” désigne une activité, ou une situation assimilée, qui est considérée comme telle pour l’application de la législation de sécurité sociale de l’État membre dans lequel cette activité est exercée ou la situation assimilée se produit ;

[…] »

9.        En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement, intitulé « Champ d’application personnel » :

« Le présent règlement s’applique aux ressortissants de l’un des États membres […] ainsi qu’aux membres de leur famille […] »

10.      Aux termes de l’article 11 du même règlement, intitulé « Règles générales » :

« 1.      Les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément au présent titre.

2.      Pour l’application du présent titre, les personnes auxquelles est servie une prestation en l’espèce du fait ou à la suite de l’exercice de son activité salariée […] sont considérées comme exerçant cette activité […]

3.      Sous réserve des articles 12 à 16 :

a)      la personne qui exerce une activité salariée […] dans un État membre est soumise à la législation de cet État membre ;

[…]

e)      les personnes autres que celles visées aux points a) à d) sont soumises à la législation de l’État membre de résidence, sans préjudice d’autres dispositions du présent règlement qui leur garantissent des prestations en vertu de la législation d’un ou des plusieurs autres États membres. »

11.      L’article 67 dudit règlement, intitulé « Membres de la famille résidant dans un autre État membre », énonce :

« Une personne a droit aux prestations familiales conformément à la législation de l’État membre compétent, y compris pour les membres de sa famille qui résident dans un autre État membre […] »

12.      Son article 68, intitulé « Règles de priorité en cas de cumul », prévoit, au paragraphe 1 :

« Si, pour la même période et pour les mêmes membres de la famille, des prestations sont prévues par la législation de plus d’un État membre, les règles de priorité ci-après s’appliquent :

a)      si des prestations sont dues par plus d’un État membre à des titres différents, l’ordre de priorité est le suivant : en premier lieu les droits ouverts au titre d’une activité salariées […], deuxièmement les droits ouverts au titre de la perception d’une pension et enfin les droits ouverts au titre de la résidence ;

b)      si des prestations sont dues par plus d’un État membre à un même titre, l’ordre de priorité est établi par référence aux critères subsidiaires suivants :

[…]

iii)      s’il s’agit de droits ouverts au titre de la résidence : le lieu de résidence des enfants.

[…] »

II.    Le cadre factuel, le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

13.      M. Bogatu est un ressortissant roumain établi en Irlande depuis 2003. Il est le père de deux enfants résidant en Roumanie.

14.      M. Bogatu a exercé une activité salariée en Irlande entre le 26 mai 2003 et le 13 février 2009, date à laquelle il a perdu son emploi. Depuis lors, il a successivement perçu une prestation de chômage (jobseeker’s benefit) à caractère contributif du 20 février 2009 au 24 mars 2010, ensuite une prestation de chômage (jobseeker’s allowance) à caractère non contributif du 25 mars 2010 au 4 janvier 2013, et enfin une prestation de maladie (illness benefit) du 15 janvier 2013 au 30 janvier 2015.

15.      Le 27 janvier 2009, il a demandé à bénéficier de prestations familiales. Par lettre du 12 janvier 2011, le ministre a communiqué à M. Bogatu qu’il avait décidé d’accueillir sa demande, tout en refusant de lui accorder des prestations familiales pendant une partie de la période couverte par cette dernière, à savoir celle allant du 1er avril 2010 au 31 janvier 2013 (ci-après la « période de référence »). En même temps, il l’a informé que la raison à l’origine de sa décision négative relative à cette dernière période était que M. Bogatu ne remplissait aucune des conditions alternatives nécessaires pour bénéficier des prestations familiales pour ses enfants résidant en Roumanie, dans la mesure où il n’exerçait plus une activité salarié en Irlande, d’une part, et ne percevait pas de prestation à caractère contributif de la part du ministère, d’autre part.

16.      Dans son recours devant la High Court (Haute Cour), M. Bogatu ne conteste pas les faits sur lesquels le ministre a fondé sa décision. En revanche, il fait valoir que le refus du ministre de lui verser les prestations familiales pour la période de référence s’appuie sur une interprétation erronée du droit de l’Union.

17.      À cet égard, il note que la période au titre de laquelle sa demande a été rejetée relève, pour sa partie allant du 1er au 30 avril 2010, du règlement nº 1408/71 et, pour sa partie allant du 1er mai 2010 au 31 janvier 2013, du règlement nº 883/2004. En outre, M. Bogatu avance l’argument selon lequel il ressort de l’article 73 du règlement nº 1408/71, lu conjointement avec l’article 1er, sous a), i), de ce règlement, que toute personne qui est assurée au titre du régime de sécurité sociale applicable aux travailleurs salariés dans un État membre a droit aux prestations familiales pour les membres de sa famille qui résident dans un autre État membre, comme si ceux-ci résidaient dans le premier État membre. Il précise également, eu égard aux arrêts rendus par la Cour dans les affaires Dodl et Oberhollenzer (arrêt du 7 juin 2005, C‑543/03, EU:C:2005:364), et Borger (arrêt du 10 mars 2011, C‑516/09, EU:C:2011:136), que ce droit découle du seul fait que la personne concernée est assurée et que, par conséquent, il existe, même si cette personne n’exerce plus d’activité salariée au moment de la présentation de sa demande de prestations familiales et même si elle ne reçoit pas, à ce moment, un versement au titre de son assurance.

18.      Étant équivalent à l’article 73 du règlement nº 1408/71, l’article 67 du règlement nº 883/2004 doit être interprété de la même manière.

19.      En défense, le ministre soutient que, aux fins de l’interprétation de l’article 67 du règlement nº 883/2004, on doit nécessairement tenir compte de l’article 11, paragraphe 2, du même règlement, qui n’avait pas d’équivalent dans le règlement nº 1408/71.

20.      Dans ces conditions, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Le règlement nº 883/2004, et notamment l’article 67 lu conjointement avec l’article 11, paragraphe 2, exige-t-il que, aux fins de son éligibilité aux “prestations familiales” telles que définies à l’article 1er, sous z), une personne soit salariée ou non salariée dans l’État membre compétent ou, dans l’alternative, que lui soit servie une prestation en l’espèce ?

2)      La référence aux “prestations en l’espèce” contenue à l’article 11, paragraphe 2, du règlement nº 883/2004 doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle se réfère uniquement à la période pendant laquelle le demandeur s’est vraiment vu servir une prestation en espèces, ou se réfère-t-elle à toute période au cours de laquelle le demandeur est couvert contre un risque futur (pour lequel il toucherait une prestation en l’espèce), que le versement de cette prestation ait ou non été demandé lors de la présentation de la demande de prestations familiales ? »

21.      Ces questions ont fait l’objet d’observations écrites de la part de M. Bogatu, du ministre, du gouvernement du Royaume-Uni ainsi que de la Commission européenne. Ces parties intéressées ont également été entendues en leurs plaidoiries lors de l’audience du 6 juin 2018.

III. Analyse juridique

A.      Sur les questions préjudicielles

1.      Observations liminaires

22.      Tout d’abord, je note que les questions préjudicielles déférées par la juridiction de renvoi portent non pas sur l’interprétation des dispositions pertinentes du règlement nº 1408/71, qui s’appliquent aux prestations familiales relatives au premier mois de la période de référence, à savoir du 1er au 30 avril 2010 (4), mais sur l’interprétation des dispositions pertinentes du règlement nº 883/2004, qui s’appliquent du 1er mai 2010 au 31 janvier 2013.

23.      Par ailleurs, il convient d’observer que la demande de la juridiction de renvoi se limite à l’interprétation de l’article 67 du règlement nº 883/2004, qui garantit à toute personne le droit d’obtenir des prestations familiales de la part de l’État membre dans lequel elle est assurée pour les membres de sa famille résidant dans un autre État membre, en combinaison avec l’article 11, paragraphe 2, du même règlement, qui touche la notion d’« activité salariée ». Cela s’explique par le fait que, dans l’affaire au principal, M. Bogatu prétendait qu’il était en droit de recevoir des prestations familiales de la part de l’État irlandais au motif qu’il devait être réputé comme exerçant une activité salarié.

24.      En revanche, le dossier de la présente affaire fait apparaître que les membres de la famille pour lesquelles M. Bogatu avait demandé à bénéficier de ces prestations familiales, à savoir ses deux enfants, sont également en droit d’en recevoir conformément à la législation roumaine, attendu que cette dernière établit que de telles prestations sont payables à tous les enfants âgés de moins de 18 ans qui résident légalement en Roumanie, ce qui paraît être le cas en l’espèce.

25.      Dans ces conditions, je m’aligne sur les observations du ministre, du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission selon lesquelles il y a lieu d’élargir l’objet de l’interprétation sollicitée par la juridiction de renvoi.

26.      Plus précisément, puisque l’on se trouve dans une situation dans laquelle les mêmes membres de la famille sont en principe éligibles au versement des prestations concernées pour la même période en vertu des législations de plus d’un État membre, j’estime que la Cour, dans le cadre de la réponse à fournir à la juridiction de renvoi, devra nécessairement tenir compte de l’article 68 du règlement nº 883/2004 (5), qui énonce les critères pour déterminer quel État est prioritairement compétent pour verser des prestations familiales.

27.      Pour rappel, cette disposition prévoit un ensemble de règles de priorité applicables en cas de cumul de droits à des prestations familiales dans plusieurs États membres dont l’application implique d’examiner si la personne titulaire de ces droits peut s’en prévaloir « à un même titre » dans les différents États membres (à savoir au titre d’une « activité salariée », de la « perception d’une pension » ou de la « résidence ») ou « à des titres différents ». La réponse à cette question permet d’identifier l’État prioritairement appelé à verser des prestations familiales à la personne concernée.

28.      Dans la présente affaire, la question de savoir si l’État tenu au versement de telles prestations en faveur de M. Bogatu est l’Irlande ou la Roumanie dépend donc de la détermination du titre sur la base duquel ce requérant pouvait prétendre au versement de prestations familiales par l’État irlandais, et notamment de la portée donnée à l’expression « droits ouverts au titre d’une activité salariée » prévue à l’article 68, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004.

29.      Au vu de ces considérations, j’estime, à l’instar de la Commission, que les deux questions préjudicielles déférées par la High Court (Haute Cour) devraient être comprises de sorte qu’elles visent l’interprétation de l’expression « au titre d’une activité salariée » dans le cadre de la mise en œuvre des règles de priorité fixées à l’article 68 du règlement nº 883/2004.

30.      Par conséquent, il y a lieu de reformuler ces deux questions. Par lesdites questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 68, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004 doit être interprété en ce sens qu’une personne qui, après avoir été employée dans l’État membre d’accueil, ne reçoit que des prestations à caractère non contributif par ledit État, tout en demeurant assurée auprès du système de sécurité sociale de ce dernier, a droit au versement des prestations familiales en vertu d’un tel statut aux fins de la détermination de l’État membre prioritairement compétent pour verser de telles prestations.

31.      Attendu que, comme je l’ai précisé ci-dessus, la réponse à une telle interrogation dépend de la question de savoir quelle est la portée de l’expression « au titre d’une activité salariée » utilisée à l’article 68 du règlement nº 883/2004, je m’attacherai, dans les présentes conclusions, à identifier les éléments d’interprétation sur lesquels une lecture correcte de ladite notion doit être fondée.

32.       À cette fin, je commencerai par écarter l’argument avancé par le ministre, le Royaume-Uni et la Commission selon lequel la notion en cause, ainsi qu’elle est prévue à l’article 68 du règlement nº 883/2004, devrait être comprise à la lumière de l’article 11, paragraphe 2, du même règlement (titre a). Par la suite, je vérifierai si ladite notion doit, à défaut, être interprétée conformément aux législations nationales établissant les conditions pour la naissance d’un droit aux prestations familiales (titre b). Enfin, après avoir expliqué que l’argument développé par M. Bogatu, selon lequel la notion de « travailleur salarié » résultant de la jurisprudence relative au règlement nº 1408/71 pourrait être transposée dans le contexte du règlement nº 883/2004, ne peut pas être retenu eu égard à l’article 68 de ce règlement, je tâcherai de proposer une lecture de l’expression « au titre d’une activité salariée », qui est de nature à garantir un fonctionnement conforme à la volonté du législateur de l’Union, des règles de priorité prévues à l’article 68 du règlement nº 883/2004 (titre c).

2.      L’interprétation de l’expression « droits ouverts au titre d’une activité salariée »

a)      L’article 11, paragraphe 2, du règlement nº 883/2004

33.      Comme je l’ai mentionné ci-dessus, tous les intéressés, à l’exception du requérant au principal, allèguent que la détermination du titre auquel M. Bogatu aurait le droit de bénéficier des prestations familiales en Irlande aux fins de l’application des règles de priorité prévues à l’article 68 du règlement nº 883/2004 doit être effectuée conformément aux règles générales régissant la détermination de la législation applicable énoncées à l’article 11 du même règlement, et notamment au paragraphe 2 de cette disposition.

34.      À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’article 11 du règlement nº 883/2004, qui constitue la « pierre angulaire » du titre II (6), permet de déterminer quelle est la législation nationale applicable à toute personne relevant du champ d’application de ce règlement, notamment en établissant une distinction entre les personnes exerçant une activité salariée (7), soumises à la législation de l’État membre d’emploi, et les personnes inactives, soumises à la législation de l’État membre de résidence (8). Dans ce contexte, l’article 11, paragraphe 2, de ce règlement indique clairement que la notion d’activité salariée doit être comprise dans un sens large, dès lors que la perception d’une prestation en espèces « du fait ou à la suite de l’exercice d’une activité salariée » est assimilée à l’exercice de l’activité salariée proprement dite.

35.      Or, la Commission a soutenu, dans ses observations écrites, que, dans le cadre du système conçu par le règlement nº 883/2004, l’article 11 a vocation à être appliquée chaque fois que l’on doit déterminer quelle est la législation nationale de sécurité sociale applicable à la personne concernée entre deux législations en concurrence, ce qui serait le cas pour l’article 68 du règlement nº 883/2004. En d’autres termes, ce ne serait qu’à l’issue de la mise en œuvre des principes consacrés à l’article 11 que l’on pourrait établir, au regard de l’article 68 du règlement nº 883/2004, à quel titre M. Bogatu a le droit de bénéficier des prestations familiales en Irlande.

36.      Ainsi, il conviendrait, selon la Commission, de vérifier d’abord si, au regard de la période de référence, M. Bogatu peut être qualifié de « personne qui exerce une activité salariée » au sens dudit article 11, en tenant notamment compte de l’élargissement que le paragraphe 2 du même article apporte à cette notion. À cet égard, la Commission estime, à l’instar du ministre et du Royaume-Uni, que, dès lors que la prestation perçue par M. Bogatu au cours de la période de référence présentait un caractère non contributif, et n’était par conséquent pas servie « du fait ou à la suite » de l’activité salariée qu’il avait précédemment exercé, M. Bogatu ne pouvait pas être qualifié de personne exerçant une activité salariée au regard de l’article 11 du règlement nº 883/2004. Or, si le lien de rattachement permettant à M. Bogatu de bénéficier de prestations familiales en Irlande n’était pas le statut de « personne exerçant une activité salariée », il s’ensuit, selon la Commission, que le lien ne pouvait être que celui de la résidence.

37.      Cet argument n’emporte pas ma conviction.

38.      En effet, je suis de l’avis que l’argument en question est fondé sur une appréciation incorrecte de l’économie du règlement nº 883/2004. À cet égard, je tiens avant tout à préciser que je n’entends pas remettre en cause le rôle central que l’article 11 joue dans le cadre de ce règlement lorsqu’il s’agit de procéder à la détermination de la législation nationale applicable. Cependant, il me semble ressortir de ladite économie que le champ d’application de cette disposition devrait être considéré comme étant bien plus réduit que ce qui a été envisagé par la Commission. En effet, le règlement paraît opérer une distinction entre les règles de conflit à caractère général (« Détermination de la législation applicable »), qui sont énoncées au titre II, et les règles de rattachement à caractère particulier, qui figurent au titre III (« Dispositions particulières applicables aux différents catégories de prestations ») (9). Cette distinction implique, à mon sens, que, lorsque la situation sous examen est régie par l’une des règles de rattachement à caractère particulier, l’article 11 ne trouve pas à s’appliquer (10), conformément à l’adage « lex specialis derogat legi generali » (11).

39.      Or, puisque la situation de M. Bogatu dans l’affaire au principal est manifestement régie par des règles de rattachement à caractère particulier, à savoir les dispositions en matière de prestations familiales (articles 67 et 68 du règlement nº 883/2004), ce sont uniquement celles‑ci qui doivent faire l’objet de mon interprétation afin de déterminer la législation applicable à ladite situation.

40.      En tout état de cause, l’article 11, paragraphe 2, du règlement nº 883/2004, que tous les intéressés, à l’exception de M. Bogatu, utilisent pour interpréter l’expresssion « au titre d’une activité salariée », précise lui-même que son contenu ne doit être considéré que « [p]our l’application du présent titre ». Eu égard à la clarté de cet élément textuel, il me semble indubitable que l’article 11, paragraphe 2, ne peut pas servir d’aide à l’interprétation de dispositions figurant dans un titre autre que le titre II du règlement. Par conséquent, cette règle ne peut en aucun lieu affecter l’interprétation de l’article 68 du règlement nº 883/2004, puisque ce dernier est inclus dans le titre III de ce règlement (12).

41.      Au vu des considérations qui précèdent, je suis d’avis que la Cour devrait écarter, dans son arrêt à venir, l’argument avancé par tous les intéressés, à l’exception de M. Bogatu, selon lequel l’expression « au titre d’une activité salariée », telle qu’elle figure à l’article 68 du règlement nº 883/2004, doit être comprise à la lumière de l’article 11 du même règlement, et notamment du paragraphe 2 de cette disposition.

b)      Les législations des États membres en matière de droits aux prestations familiales

42.      À ce stade, bien qu’aucun des intéressés n’ait adressé cette hypothèse, j’estime néanmoins qu’il est utile de vérifier si l’expression « au titre d’une activité salariée » n’implique plutôt un renvoi aux législations nationales régissant le droit à la perception de prestations familiales.

43.      Une telle lecture pourrait apparaître, à première vue, conforme aux principes sous-jacents à la législation de l’Union dans la matière, principes selon lesquels les règles de l’Union visent à mettre en place un système de coordination des régimes nationaux de sécurité sociale (13), tandis que les conditions régissant le droit de bénéficier de prestations de sécurité sociale relèvent de la compétence des États membres (14). En effet, l’expression « au titre d’une activité salariée » pourrait être perçue comme laissant aux États membres la compétence relative à la détermination du « titre » en vertu duquel la personne concernée aurait le droit de recevoir des prestations familiales (activité salariée, pension ou résidence), alors que le droit de l’Union se limiterait à établir quelle est la législation applicable en cas de cumul des droits à de telles prestations, à l’aide des critères fixés par la même disposition.

44.      Cependant, deux considérations plaident, à mon sens, en faveur du rejet de cette lecture.

45.      Premièrement, une simple appréciation textuelle du libellé de l’article 68, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004 révèle que cette disposition ne comporte aucun renvoi explicite aux législations des États membres.

46.      Deuxièmement, les conséquences que cette interprétation entraîne sur la protection des ressortissants qui exercent leur droit à la libre circulation apparaissent quelque peu problématiques.

47.       Cela ressort clairement si l’on a égard au résultat de l’application d’une telle interprétation à la situation en cause dans la présente affaire.

48.      À cette fin, il est donc nécessaire de vérifier le titre auquel la législation irlandaise, d’une part, et la législation roumaine, d’autre part, subordonnent la naissance d’un droit au versement des prestations familiales relatives aux enfants de M. Bogatu.

49.      En ce qui concerne la législation roumaine, comme je l’ai déjà mentionné précédemment et tel qu’il ressort du dossier, elle reconnaît ce droit à tous les enfants âgés de moins de 18 ans à condition qu’ils résident légalement en Roumanie. Par conséquent, le titre auquel la première législation nationale examinée subordonne la naissance dudit droit serait la résidence.

50.      En ce qui concerne la législation irlandaise, il ressort de la section 220, paragraphe 3, du chapitre IV du Social Welfare Consolidation Act de 2005 (loi consolidée sur la protection sociale, de 2005) que, pour bénéficier d’un droit au versement des allocations familiales, la personne ayant demandé de telles allocations doit avoir sa résidence habituelle dans l’État irlandais au moment de la présentation de la demande (15). Dès lors, le titre auquel la deuxième législation examinée subordonne la naissance du droit en cause serait également la résidence.

51.      Partant, la situation faisant l’objet de la présente affaire relèverait de l’article 68, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 883/2004 étant donné que les prestations familiales relatives aux enfants de M. Bogatu seraient dues par l’Irlande et la Roumanie à un même titre. La législation applicable serait ainsi celle du lieu de résidence des enfants, en ce que l’État membre prioritairement compétent pour verser des prestations familiales en faveur de M. Bogatu serait la Roumanie.

52.      Dans la mesure où le montant des prestations familiales prévues par la législation irlandaise excéderait le montant garanti par la législation roumaine, ce qui ne me semble pas invraisemblable, l’Irlande serait, conformément à l’article 68, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004, tenue en principe de verser la différence, sous la forme d’un complément différentiel. Toutefois, s’agissant en l’espèce d’un droit aux prestations familiales qui se fonde uniquement sur le lieu de résidence, l’État irlandais ne serait même pas tenu, en application de la dernière phrase dudit article 68, paragraphe 2, de servir un tel complément. Par voie de conséquence, M. Bogatu ne percevrait que le montant, vraisemblablement moins élevé, des prestations familiales prévu par la législation roumaine.

53.      Or, compte tenu du nombre considérable de législations nationales ouvrant droit aux prestations familiales sur la base de la résidence (16), ce même résultat serait, à mon sens, susceptible de se produire dans un large éventail de situations.

54.      Cela ne me paraît pas conforme à la logique sous-jacente à l’article 68 du règlement nº 883/2004, telle que celle-ci résulte des travaux préparatoires de ce règlement.

55.      Il ne m’échappe pas que, au cours de la procédure aboutissant à la révision du règlement nº 1408/71, le Conseil a modifié la formulation de l’article 68 du règlement nº 883/2004 proposée par la Commission, qui permettait aux ressortissants migrants de recevoir, dans tous les cas de cumul de droits à de telles prestations, le montant le plus élevé (17), en la remplaçant par la formulation actuellement en vigueur (18). Cependant, il convient de constater, comme le fait d’ailleurs la Commission dans sa communication sur la position commune du Conseil, que les modifications apportées par ce dernier ne sont pas de nature à altérer le principe établi par la proposition de la Commission, à savoir celui de garantir au bénéficiaire le versement du montant le plus élevé de prestations (19), mais portent uniquement sur la répartition entre les États membres concernés des responsabilités pour ledit versement.

56.      Dans ces conditions, la dernière phrase de l’article 68, paragraphe 2, du règlement nº 883/2004 doit, à mon sens, être lue comme une exception par rapport audit principe, ce qui implique que les situations dans lesquelles le complément différentiel n’est pas dû à un migrant devraient être résiduelles. Or, comme je l’ai mentionné précédemment, si l’on considérait que l’expression « au titre d’une activité salariée » contient un renvoi aux législations nationales, les conditions pour l’application de la dernière phrase de l’article 68, paragraphe 2, seraient réunies dans un nombre considérable de situations, de sorte que les situations couvertes par cette disposition perdraient leur caractère résiduel.

57.      À cet égard, il importe d’ailleurs de souligner, sans préjudice de l’appréciation de la situation de M. Bogatu, que, ainsi interprétée, cette disposition s’appliquerait également à la situation des personnes qui exercent une activité salariée dans l’État d’accueil. Une telle conséquence ne peut pas être acceptée, ainsi que je l’examinerai de manière approfondie dans le titre c) des présentes conclusions.

58.      Les considérations qui précèdent confirment ce que j’ai déjà avancé, à savoir qu’une interprétation de l’expression « au titre d’une activité salariée », telle que prévue à l’article 68, paragraphe 2, qui ferait référence aux législations des États membres régissant le droit aux prestations familiales, ne peut pas être partagée.

c)      Interprétation proposée

59.      Compte tenu de mes conclusions dans les titres a) et b), j’estime qu’il est nécessaire de proposer une lecture différente de l’expression « au titre d’une activité salariée ». Avant de l’exposer, il convient de rejeter la thèse avancée par M. Bogatu dans ses observations écrites.

60.      Comme je l’ai déjà observé, M. Bogatu soutient, à la différence des autres intéressés, que le titre en vertu duquel il disposerait d’un droit de bénéficier des prestations familiales en Irlande doit être déterminé sur la base de la jurisprudence relative au règlement nº 1408/71, notamment celle qui a interprété l’article 73 de ce règlement en ce qu’il reconnaît le droit aux prestations familiales pour les membres de la famille résidant sur le territoire d’un autre État membre aux « travailleurs salariés ».

61.      À cet égard, M. Bogatu observe que la Cour a établi que la notion de « travailleur salarié » doit être comprise en ce sens qu’elle englobe toute personne qui relève du champ d’application du règlement nº 1408/71, tel que défini par son article 1er, sous a), à savoir les personnes assurées auprès d’un régime de sécurité sociale applicable dans un État membre, indépendamment de l’existence d’une relation de travail.

62.      En estimant que le champ d’application du règlement nº 1408/71 correspond à celui du règlement nº 883/2004, M. Bogatu conclut que le droit aux prestations familiales prévu à l’article 67 de ce dernier règlement doit également être considéré comme étant ouvert à tous les ressortissants d’un État membre qui sont assurés au titre d’un régime de sécurité sociale applicable dans un autre État membre, y compris lorsque leur relation de travail dans le second État membre a cessé.

63.      Dans ces conditions, M. Bogatu considère qu’il serait en droit de recevoir les prestations familiales relatives à cette période, en raison du fait qu’il restait couvert pour certaines prestations telles que la maladie pendant la période de référence.

64.      À cet égard, j’observe préalablement que, dans son argumentation, M. Bogatu se réfère à l’interprétation de l’article 67 du règlement nº 883/2004. Toutefois, étant donné la reformulation des questions préjudicielles que je propose dans les présentes conclusions, il va de soi que la lecture suggérée par M. Bogatu doit être appréciée à eu égard à l’article 68, et non pas à l’article 67, du règlement nº 883/2004.

65.      Une telle appréciation implique, selon moi, de vérifier tout d’abord si la jurisprudence relative au règlement nº 1408/71, citée abondamment dans les observations écrites de M. Bogatu, est susceptible de conserver sa pertinence dans le contexte du règlement nº 883/2004.

66.      À cette fin, il me paraît nécessaire de développer quelques considérations liminaires à propos de la portée de la révision des règles de coordination des systèmes de sécurité sociale entraînée par l’adoption du règlement nº 883/2004.

67.      Il ressort de son considérant 3 que le règlement nº 883/2004 vise à remplacer les règles de coordination fixées par le règlement nº 1408/71, qui étaient devenues complexes et lourdes en raison des nombreuses modifications et mises à jour opérées afin de tenir compte des développements intervenus au niveau de l’Union européenne et des modifications apportées aux législations nationales, au moyen de leur simplification (20) ainsi que de leur modernisation (21).

68.      Dans ce cadre, le changement le plus important par rapport à son prédécesseur a assurément porté sur le champ d’application personnel de ces règles.

69.      Je rappelle que l’article 2 du règlement nº 1408/71 (« Personnes couvertes ») établissait sans ambiguïté que ce règlement s’appliquait aux travailleurs salariés et non salariés (22). Cela s’explique, comme il ressort du considérant 2 du règlement, par le fait que la libre circulation des personnes ne concernait à l’époque que les travailleurs salariés, dans le cadre de la libre circulation des travailleurs, et les travailleurs non salariés, dans le cadre du droit d’établissement et de la libre prestation de services. Dans ces conditions, afin d’éviter que les différences existant entre les législations nationales quant à la définition d’une relation de travail produisent une restriction de son champ d’application personnel, le règlement nº 1408/71 avait opté pour une extension des notions de « travailleur salarié » et de « travailleur non salarié » de sorte que celles-ci comprennent toutes les personnes assurées dans le cadre du régime de sécurité sociale d’un État membre s’appliquant aux travailleurs salariés ou non salariés (23).

70.       Ce champ d’application personnel a été élargi par le règlement nº 883/2004, sous l’impulsion de l’affirmation progressive du droit à la libre circulation et à la libre résidence dans l’Union entraînée par l’introduction de la citoyenneté européenne. Plus précisément, ce changement a été réalisé au moyen du remplacement de la notion de « travailleurs salariés » et de « travailleurs non salariés » par celle de « ressortissants de l’un des États membres » dans l’article 2, paragraphe 1, dudit règlement (« Champ d’application personnel »). Cela implique que le système de coordination, tel qu’il a été révisé par le règlement nº 883/2004, couvre également des personnes qui ne font pas, à proprement parler, partie de la « population active », indépendamment du risque pour lequel ils sont assurés (24).

71.      Or, j’estime que, puisque le règlement nº 883/2004 s’applique désormais à tous les ressortissants de l’un des États membres, une interprétation extensive de la notion d’« activité salariée », dans le cadre de ce règlement, n’est plus justifiée de la manière dont elle l’était pour la notion de « travailleur salarié » dans le cadre du règlement nº 1408/71.

72.      En effet, la notion d’« activité salariée », en combinaison avec d’autres notions, est utilisée dans un grand nombre de dispositions du nouveau règlement afin de distinguer le régime juridique applicable aux personnes actives par rapport à celui régissant la situation des inactifs.

73.      Si l’expression « au titre d’une activité salariée », telle que prévue à l’article 68 du règlement nº 883/2004, était interprétée de la même manière que l’était la notion de « travailleur salarié » dans le cadre du règlement nº 1408/71, à savoir en ce sens qu’elle requiert seulement le fait que la personne concernée soit assurée auprès d’un régime de sécurité sociale de l’un des États membres s’appliquant aux travailleurs salariés, la distinction entre les régimes applicables aux personnes actives et inactives, qui me paraît fondamentale pour l’application de l’article 68 du règlement n° 883/2004, serait réduite à néant.

74.      À la lumière de ce qui précède, je suis de l’avis que, afin de forger une interprétation correcte de l’expression « au titre d’une activité salariée », il est nécessaire d’adopter une approche différente, bien ancrée dans les notions utilisées à l’article 68 du règlement nº 883/2004.

75.      Afin de déterminer quel État membre est prioritairement compétent pour le versement des prestations familiales à la personne concernée, l’article 68 du règlement nº 883/2004 fait référence à trois notions, à savoir celles d’« activité salariée », de « pension » et de « résidence », dont la combinaison donne lieu à des résultats différents selon que les prestations familiales en question sont dues « à des titres différents » ou « à un même titre ».

76.      En particulier, lorsque les titres auxquels sont subordonnés les droits aux prestations familiales diffèrent, la disposition en cause procède à un classement desdites notions par ordre de priorité, à savoir l’activité salariée en première place, suivie par la pension et, en dernière, la résidence. Par conséquent, l’État membre prioritairement compétent pour verser les prestations familiales est l’État d’emploi, tandis que l’État dans lequel une pension est perçue n’est prioritairement compétent que dans le cas où le titre concurrent est celui de la résidence.

77.      Or, la seule raison plausible pour prévoir un tel ordre de priorité me paraît être celle selon laquelle, en impliquant une contribution plus significative à la vie économique de l’État membre en question, l’exercice d’une activité salariée traduit un degré de rattachement à cet État membre supérieur à la perception d’une pension ou à la résidence, et le degré de rattachement lié à la perception d’une pension est également supérieur à celui lié à la résidence.

78.      Cette conclusion n’est pas remise en cause par le fait que, lorsque le titre auquel sont subordonnés les droits aux prestations familiales est le même, l’article 68, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004 établit que l’État membre prioritairement compétent est celui du lieu de résidence des enfants. En effet, si les titres, et par conséquent les critères de rattachement, ne diffèrent pas, le lieu de résidence des enfants peut être dûment considéré comme identifiant le degré de rattachement le plus élevé.

79.      Si l’on veut garder l’effet utile des hiérarchisations entre les notions d’« activité salariée », de « pension » et de « résidence » prévues à l’article 68 du règlement nº 883/2004, ainsi que la fonction de critères de rattachement que ces notions remplissent dans le contexte de cet article, il convient, à mon sens, de se référer, pour l’interprétation d’« au titre de », aux définitions fixées à l’article 1er du règlement nº 883/2004 (25).

80.      En particulier, en ce qui concerne la notion d’« activité salariée », qui fait l’objet de la question préjudicielle de la High Court (Haute Cour) telle que je l’ai reformulée, elle désigne « une activité, ou une situation assimilée, qui est considérée comme telle pour l’application de la législation de sécurité sociale de l’État membre dans lequel cette activité est exercée ou la situation assimilée se produit » (26).

81.      Il s’ensuit que c’est l’exercice d’une telle activité, ou la survenance d’une telle situation assimilée, qui permet d’identifier l’État membre d’emploi comme État membre prioritairement compétent pour le versement des prestations familiales.

82.      Il incombe au juge de renvoi de vérifier si ce lien de rattachement existe dans l’affaire au principal.

83.      Plus précisément, la juridiction de renvoi sera appelée à déterminer si, aux fins de l’application de l’ensemble de la législation irlandaise de sécurité sociale, M. Bogatu doit être considéré comme ayant exercé une activité salariée, ou se trouvant dans une situation assimilée, au cours de la période de référence. Dans l’affirmative, elle sera tenue de conclure que l’Irlande est l’État prioritairement compétent pour verser les prestations familiales dues au requérant au principal, ce qui implique que M. Bogatu a le droit de bénéficier des prestations familiales au cours de la période de référence, contrairement à ce que le ministre a soutenu dans sa réponse à la demande de M. Bogatu.

84.      Dans le cadre d’une telle appréciation, la circonstance selon laquelle M. Bogatu demeurait assuré en Irlande au cours de la période de référence peut s’avérer pertinente, à condition qu’elle ait pour conséquence que ce dernier soit qualifié comme exerçant une « activité salariée », ou comme se trouvant dans une situation assimilée, au sens de l’article 1er, sous a), du règlement n° 883/2004.

IV.     Conclusion

85.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles déférées par la High Court (Haut Cour, Irlande), telles que je les ai reformulées dans les présentes conclusions, comme suit :

L’article 68, paragraphe 1, du règlement (CE) nº 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens qu’une personne qui, après avoir été employée dans l’État membre d’accueil, ne reçoit que des prestations à caractère non contributif par cet État, tout en demeurant assurée auprès du système de sécurité sociale de ce dernier, a droit au versement des prestations familiales en vertu d’un tel statut aux fins de la détermination de l’État membre prioritairement compétent pour verser de telles prestations, à condition que sa situation relève de la notion d’« activité salariée » ou de « situation assimilée » telles que définies à l’article 1er, sous a), du règlement nº 883/2004. Il incombe au juge de renvoi de vérifier si tel est le cas.


1      Langue originale : le français.


2      JO 2004, L 166, p. 1.


3      JO 1997, L 28, p.  1.


4      Je rappelle que le règlement nº 883/2004 est entré en vigueur le 1er mai 2010.


5      Je rappelle à cet égard que, selon une jurisprudence constante, lors de l’examen des questions qui lui sont adressées en vertu de l’article 267 TFUE, la Cour peut prendre en considération des normes auxquelles la juridiction de renvoi n’a pas fait référence lorsque cela est nécessaire pour assurer l’utilité de la réponse fournie. En ce sens, voir arrêt du 9 juin 2016, Balogh (C‑25/15, EU:C:2016:423, point 28 et jurisprudence citée).


6      Dans sa jurisprudence relative au règlement n° 1408/71, dont l’économie était identique à celle du règlement nº 883/2004, la Cour a clarifié à plusieurs reprises le fait que les dispositions du titre II de ce dernier constituent un système complet et uniforme de règles de conflit de lois, qui ont pour but non seulement d’éviter l’application simultanée de plusieurs législations nationales et les complications qui peuvent en résulter, mais également d’empêcher que les personnes entrant dans le champ d’application dudit règlement soient privées de protection en matière de sécurité sociale, faute de législation qui lui serait applicable. Voir, notamment, arrêts du 12 juin 1986, Ten HolderTen HolderTen Holder (302/84, EU:C:1986:242, point 21), du 11 juin 1998, Kuusijärvi (C‑275/96, EU:C:1998:279, point 28), ainsi que du 13 septembre 2017, X (C‑570/15, EU:C:2017:674, point 14).


7      Article 11, paragraphe 3, sous a).


8      Article 11, paragraphe 3, sous e).


9      Voir, en ce sens, les considérants 17 (« […] il est approprié de déterminer comme législation applicable, en règle générale, la législation de l’État membre dans lequel l’intéressé exerce son activité salariée ou non salariée ») et 18 (« [i]l convient de déroger à cette règle dans des situations spécifiques justifiant un autre critère de rattachement ») du règlement nº 883/2004.


10      En revanche, l’article 11 me paraît applicable, notamment, aux prestations de vieillesse. En effet, attendu que les dispositions régissant ces prestations, à savoir les articles 50 à 60 du règlement nº 883/2004, ne font état d’aucun critère de rattachement à caractère particulier dérogeant aux règles de conflit à caractère général, c’est l’article 11 qui doit être employé afin de déterminer quelle législation nationale est applicable à chaque situation considérée.


11      En ce sens, voir, notamment, conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire van Delft e.a.van Delft e.a.van Delft e.a. (C‑345/09, EU:C:2010:438, point 45). Selon l’avocat général, cette articulation entre les titres II et III du règlement nº 1408/71 ressort clairement des arrêts du 27 mai 1982, Aubin (227/81, EU:C:1982:209, point 11), et du 11 novembre 2004, Adanez-VegaAdanez-Vega (C‑372/02, EU:C:2004:705).


12      L’argument du ministre selon lequel le fait que l’utilisation de l’article 11, paragraphe 2, du règlement nº 883/2004 pour interpréter l’expression « au titre d’une activité salariée », telle que prévue à l’article 68 du même règlement, serait étayée par la lecture de cette expression donnée par la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale dans la décision nº F1 du 12 juin 2009 (JO 2010, C 106, p. 11) n’est pas de nature à remettre en question cette conclusion. En effet, il suffit de constater que, dans l’arrêt van der Vechtvan der Vecht (19/67, EU:C:1967:49, p. 457), la Cour a déjà jugé que le texte du règlement « laisse intacts les pouvoirs des juridictions compétentes d’apprécier la validité et le contenu des dispositions du règlement, à l’égard desquelles les décisions de [cette commission] ont seulement valeur d’avis » (mise en italique par mes soins). Il s’ensuit que la décision en question n’a pas force obligatoire et, par conséquent, ne lie pas la Cour.


13      Voir arrêt du 1er février 2017, Tolley (C‑430/15, EU:C:2017:74, point 57).


14      Voir arrêt du 3 mars 2011, Tomaszewska (C‑440/09, EU:C:2011:114, point 24 et jurisprudence citée).


15      Par ailleurs, la législation irlandaise exige que l’enfant pour lequel les allocations sont demandées, qui doit être âgé de moins de 16 ans, ait sa résidence habituelle sur le territoire de l’État [section 219, paragraphe 1, sous c), de la loi sur la protection sociale] et réside normalement avec la personne ayant demandé les prestations familiales (section 220, paragraphe 1, de ladite loi). Cependant, comme le rappelle la juridiction de renvoi, ces conditions ne peuvent être appliquées en raison de leur incompatibilité avec l’article 67 du règlement nº 883/2004.


16      Voir, à cet égard, la compilation des législations nationales en matière de prestations familiales rédigée par la Commission, disponible à l’adresse Internet : https://europa.eu/youreurope/citizens/family/children/benefits/index_fr.htm.


17      Voir proposition de règlement (CE) du Conseil portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale présentée par la Commission au Conseil le 21 décembre 1998, COM(1998) 779 final, article 53, selon laquelle : « [l]orsque des prestations familiales […] sont, au cours de la même période et pour le même membre de la famille, dues par plusieurs États membres, en vertu de leur législation ou du présent règlement, l’institution compétente de l’État membre dont la législation prévoit le montant de prestations le plus élevé octroie l’intégralité de ce montant ». Il est intéressant d’observer que ce critère a été retenu dans la version finale des règles de priorité, mais uniquement en tant que critère subsidiaire , dans le cas où les droits aux prestations familiales en question sont tous ouverts au titre d’une activité salariée. Voir article 68, paragraphe 1, sous b), i), du règlement nº 883/2004.


18      Voir position commune (CE) nº 18/2004, du 26 juin 2004, arrêtée par le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l’article 251 du traité instituant la Communauté européenne, en vue de l’adoption d’un règlement du Parlement européen et du Conseil portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO 2004, C 79 E, p. 15).


19      Communication de la Commission au Parlement européen conformément à l’article 251, paragraphe 2, deuxième alinéa, du traité CE concernant la position commune arrêtée par le Conseil en vue de l’adoption d’un règlement du Parlement européen et du Conseil portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, COM(2004) 44 final, p. 11.


20      Voir, à ce propos, la proposition de règlement (CE) du Conseil portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale présentée par la Commission au Conseil le 21 décembre 1998, COM(1998) 779 final, p. 2, dans la partie où elle précise : « […] l’idée maîtresse de la révision des règles de coordination, telles qu’elles ont été établies par le règlement nº 1408/71, était le désir de rendre la législation moins complexe et plus maniable – il ne s’agissait pas, à proprement parler, de remanier un système, qui d’ailleurs fonctionnait relativement bien depuis plus de 25 ans. L’objectif était plutôt de le simplifier ».


21      Voir, à cet égard, arrêt du 27 février 2014, Royaume-Uni/Conseil (C‑656/11, EU:C:2014:97, points 61 à 66).


22      Dans un souci d’exhaustivité, j’observe que, conformément à l’article 2, le règlement nº 1408/71 s’appliquait également « aux étudiants qui sont ou ont été soumis à la législation d’un ou de plusieurs États membres et qui sont des ressortissants de l’un des États membres ou bien des apatrides ou des réfugiés résidant sur le territoire d’un des États membres ainsi qu’aux membres de leur famille et à leurs survivants ».


23      Voir considérant 3 du règlement nº 1408/71.


24      À cette fin, le règlement nº 883/2004 utilise, parallèlement à l’article 42 CE (devenu article 48 TFUE), une deuxième base juridique, à savoir l’article 308 CE (devenu article 352 TFUE). Voir considérant 2 du règlement nº 883/2004.


25      Quant aux notions de « pension » et de « résidence », qui ne font pas l’objet de la présente appréciation, la première « comprend également les rentes, les prestations en capital qui peuvent y être substituées et les versements effectués à titre de remboursement de cotisations, ainsi que, sous réserve des dispositions du titre III, les majorations de revalorisation ou allocations supplémentaires » [article 1er, sous w)], alors que la deuxième notion est définie comme suit : « le lieu où une personne réside habituellement » [article 1er, sous j)].


26      Article 1er, sous a) du règlement nº 883/2004.