CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 18 mai 2017 (1)
Affaire C‑64/16
Associação Sindical dos Juízes Portugueses
contre
Tribunal de Contas
[demande de décision préjudicielle formée par le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal)]
« Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Protection juridictionnelle effective – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 47 – Indépendance des juges – Réglementation nationale prévoyant la réduction des rémunérations dans l’administration publique – Mesures d’austérité budgétaire »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle formée par le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal) a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Associação Sindical dos Juízes Portugueses (Association syndicale des juges portugais, ci‑après l’« ASJP ») au Tribunal de Contas (Cour des comptes, Portugal), au sujet de la baisse des salaires versés aux membres de cette dernière juridiction, qui a résulté d’une loi ayant réduit temporairement le montant des rémunérations dans le secteur public afin de combattre les effets de la crise économique existant au Portugal.
2. La juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si une telle réglementation nationale est compatible avec le principe de l’indépendance des juges, tel qu’il découlerait, à son avis, tant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (2) que de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci‑après la « Charte ») (3) et de la jurisprudence de la Cour de justice.
3. Avant d’exposer les motifs de fond pour lesquels je considère qu’il conviendrait d’apporter une réponse négative à la question ainsi posée, j’examinerai les griefs tenant à l’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle et à l’incompétence manifeste de cette Cour qui ont été formulés dans la présente affaire.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
4. Les principaux actes du droit de l’Union visant à corriger le déficit excessif de la République portugaise et à lui accorder une assistance financière qui sont mentionnés dans la présente affaire sont les suivants :
– la décision 2010/288/UE du Conseil, du 2 décembre 2009, sur l’existence d’un déficit excessif au Portugal (4) ;
– le règlement (UE) n° 407/2010 du Conseil, du 11 mai 2010, établissant un mécanisme européen de stabilisation financière (5) ;
– l’accord d’ajustement économique et financier, usuellement connu sous le nom de « protocole d’accord », signé le 17 mai 2011 entre le gouvernement portugais, la Commission européenne, le Fonds monétaire international (ci‑après le « FMI ») et la Banque centrale européenne (ci‑après la « BCE ») (6) ;
– la décision d’exécution 2011/344/UE du Conseil, du 30 mai 2011, sur l’octroi d’une assistance financière de l’Union au Portugal (7), modifiée notamment, par la décision d’exécution 2012/409/UE du Conseil, du 10 juillet 2012 (8), et par la décision d’exécution 2014/234/UE du Conseil, du 23 avril 2014 (9) ; ainsi que
– la recommandation du Conseil, du 18 juin 2013, tendant à remédier à la situation de déficit gouvernemental excessif au Portugal (10).
B. Le droit portugais
1. La loi n° 75/2014
5. La lei n.° 75/2014, estabelece os mecanismos das reduções remuneratórias temporárias e as condições da sua reversão (loi n° 75/2014, portant établissement des mécanismes de réduction temporaire des rémunérations et des conditions de leur réversibilité), du 12 septembre 2014 (11) (ci‑après la « loi n° 75/2014 »), a pour objet, conformément à son article 1er, paragraphe 1, de déterminer l’application, à titre transitoire, du mécanisme de réduction des rémunérations dans le secteur public et de définir les principes que sa réversibilité doit respecter.
6. L’article 2 de cette loi, intitulé « Réduction de la rémunération », est libellé comme suit :
« 1 – La rémunération totale brute mensuelle des personnes visées au paragraphe 9, que ces personnes exercent des fonctions à cette date ou qu’elles en débutent l’exercice, à quelque titre que ce soit, est réduite de la manière suivante, lorsque son montant est supérieur à 1 500 euros :
a) de 3,5 % sur la valeur totale des rémunérations supérieures à 1 500 euros et inférieures à 2 000 euros ;
b) de 3,5 % sur 2 000 euros, majorés de 16 % sur la valeur de la rémunération totale qui dépasse les 2 000 euros, pour arriver à un taux global oscillant entre 3,5 % et 10 % pour les rémunérations égales ou supérieures à 2 000 euros et inférieures ou égales à 4 165 euros ;
c) de 10 % sur la valeur totale des rémunérations supérieures à 4 165 euros.
[...]
9 – La présente loi s’applique aux titulaires de charges et aux autres personnes énumérées ci‑après :
a) le Président de la République ;
b) le Président de l’Assembleia da República [Assemblée nationale] ;
c) le Premier ministre ;
d) les députés de l’Assembleia da República ;
e) les membres du gouvernement ;
f) les juges du Tribunal Constitucional [Cour constitutionnelle], les juges du Tribunal de Contas [Cour des comptes] et le procureur général de la République, ainsi que les magistrats du siège et du ministère public, les magistrats des tribunaux administratifs et fiscaux et les juges de paix ;
g) les représentants de la République pour les régions autonomes ;
h) les députés des assembleias legislativas das regiões autónomas [parlements des régions autonomes] ;
i) les membres des gouvernements régionaux ;
j) les élus locaux ;
k) les membres des autres organes prévus par la Constitution, non visés par les alinéas précédents et les membres des organes de direction d’entités administratives indépendantes, notamment celles qui travaillent pour l’Assembleia da República ;
l) les membres et les travailleurs des cabinets, des organes de gestion et des services d’appui, des titulaires de charges et organes des alinéas précédents, du président et du vice‑président du Conseil supérieur de la magistrature, du président et du vice‑président du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et fiscaux, du président du Supremo Tribunal de Justiça [Cour suprême], du président et des juges du Tribunal Constitucional, du président du Supremo Tribunal Administrativo [Cour administrative suprême], du président du Tribunal de Contas, du Provedor de Justiça [Médiateur] et du procureur général de la République ;
m) les militaires des forces armées et de la garde nationale républicaine (GNR), y compris les juges militaires et les experts militaires auprès du ministère public, ainsi que d’autres forces armées ;
n) le personnel d’encadrement des services de la présidence de la République et de l’Assembleia da República et d’autres services d’appui à des organes constitutionnels, des autres services et organismes de l’administration centrale, régionale et locale de l’État, ainsi que le personnel exerçant des fonctions assimilées aux fins de rémunération ;
o) les gestionnaires publics ou assimilés, les membres des organes exécutifs, délibérants, consultatifs, de contrôle ou tout autre organe statutaire des instituts publics à régime général et spécial, des personnes morales de droit public dont l’indépendance découle de leur implication dans les domaines de la régulation, de la surveillance ou du contrôle, des entreprises publiques à capitaux exclusivement ou majoritairement publics, des entreprises publiques dont l’exploitation est concédée à une entreprise tierce et des entités qui font partie du secteur des entreprises régional et municipal, des fondations publiques et de toute autre entité publique ;
p) les travailleurs qui exercent des fonctions publiques auprès de la présidence de la République, de l’Assembleia da República ou dans d’autres organes constitutionnels, ainsi que ceux qui exercent des fonctions publiques, quelles que soient les modalités de la relation de travail de droit public, y compris les travailleurs en cours de requalification et en congé spécial ;
q) les travailleurs des instituts publics à régime spécial et des personnes morales de droit public indépendantes du fait de leur implication dans les domaines de larégulation, de la surveillance ou du contrôle, y compris [les travailleurs] des entités de régulation indépendantes ;
r) les travailleurs des entreprises publiques à capitaux exclusivement ou majoritairement publics, des entreprises publiques et des entités qui font partie du secteur des entreprises régional et municipal ;
s) les travailleurs et dirigeants des fondations publiques de droit public et des fondations publiques de droit privé et des établissements publics qui ne relèvent pas des alinéas précédents ;
t) le personnel de réserve, en préretraite ou mis en disponibilité, qui n’est pas en service, qui bénéficie de prestations indexées sur les salaires du personnel en activité.
[…]
15 – Le régime prévu par le présent article est impératif et prévaut sur toute autre disposition contraire, spéciale ou exceptionnelle, ainsi que sur les instruments de réglementation collective du travail et contrats de travail qui ne peuvent ni l’écarter ni le modifier. »
2. La loi n° 159‑A/2015
7. La lei n.° 159‑A/2015, Extinção da redução remuneratória na Administração Pública (loi n° 159‑A/2015, portant extinction de la réduction de rémunération dans l’administration publique), du 30 décembre 2015 (12) (ci‑après la « loi n° 159‑A/2015 »), a mis fin, avec effet graduel à compter du 1er janvier 2016, aux mesures de réduction résultant de la loi n° 75/2014.
8. L’article 2 de cette loi énonce que « [l]a réduction de rémunération prévue par la loi n° 75[/2014] sera progressivement éliminée durant l’année 2016, à un rythme trimestriel, dans les termes suivants :
a) réversibilité de 40 % pour les rémunérations payées à partir du 1er janvier 2016 ;
b) réversibilité de 60 % pour les rémunérations payées à partir du 1er avril 2016 ;
c) réversibilité de 80 % pour les rémunérations payées à partir du 1er juillet 2016 ;
d) élimination totale de la réduction de rémunération à partir du 1er octobre 2016 ».
III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
9. Le recours administratif spécial formé par l’ASJP, agissant pour le compte de certains de ses membres qui sont juges au Tribunal de Contas (Cour des comptes), vise à faire annuler les actes administratifs adoptés en application de l’article 2 de la loi n° 75/2014, laquelle a instauré une réduction transitoire des rémunérations versées aux personnes exerçant dans l’administration publique portugaise que cet article énumère, dont les magistrats font partie (13). Les juges représentés par cette association demandent, en outre, la restitution des sommes ayant été retenues sur leur traitement à compter du mois d’octobre 2014, assorties du paiement d’intérêts de retard au taux légal, ainsi que la déclaration qu’ils ont le droit de percevoir leur traitement sans cette réduction.
10. À l’appui de ce recours, l’ASJP fait valoir que les mesures de réduction des rémunérations litigieuses violent le « principe de l’indépendance des juges », qui est énoncé à l’article 203 de la Constitution de la République portugaise (14) et qui serait consacré tant à l’article 19, paragraphe 1, TUE qu’à l’article 47 de la Charte.
11. Dans sa décision de renvoi, le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême) affirme que, dès lors que les mesures de limitation des dépenses, concrétisées par la réduction des traitements en cause au principal, s’inscrivent dans le contexte de la correction du déficit excessif existant au Portugal – réglementé et contrôlé par les institutions de l’Union européenne – suivi d’une assistance financière – accordée et régie par des actes juridiques de l’Union –, il serait difficile de contester que lesdites mesures ont été adoptées dans le cadre du droit de l’Union ou, à tout le moins, ont une origine européenne.
12. Il indique, ensuite, que le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’État portugais pour concrétiser des orientations de politique budgétaire, en accord avec les institutions de l’Union, ne le libère toutefois pas de son obligation de respecter, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les principes généraux du droit de l’Union, parmi lesquels figurerait celui de l’indépendance des juges.
13. À cet égard, il relève que la protection juridictionnelle effective des droits découlant de l’ordre juridique de l’Union est assurée, en première ligne, par les juridictions nationales, selon l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et que celles‑ci doivent la mettre en œuvre avec l’indépendance et l’impartialité auxquelles les citoyens de l’Union ont droit en vertu de l’article 47 de la Charte. Selon lui, tout indique que l’indépendance des organes juridictionnels est assurée également par le fait de prévoir des garanties quant au statut de leurs membres, en particulier sur le plan du traitement économique, raison pour laquelle se trouve contestée la réduction unilatérale et continue de la rémunération des mandants de la requérante au principal.
14. Ainsi, par décision du 7 janvier 2016 parvenue à la Cour le 5 février 2016, le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante :
« Eu égard aux impératifs d’élimination du déficit budgétaire excessif et d’assistance financière régie par des dispositions [du droit de l’Union], le principe de l’indépendance des juges, ainsi qu’il découle de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de l’article 47 de la [Charte] et de la jurisprudence de la Cour de justice, doit‑il être interprété en ce sens qu’il s’oppose aux mesures de réduction de la rémunération auxquelles sont soumis les magistrats au Portugal, dès lors qu’elles sont imposées unilatéralement par d’autres pouvoirs/organes souverains et de manière continue, ainsi que cela ressort de l’article 2 de la loi n° 75[/2014] ? »
15. Des observations écrites ont été déposées par l’ASJP, par le gouvernement portugais ainsi que par la Commission. Lors de l’audience du 13 février 2017, le gouvernement portugais et la Commission ont été représentés.
IV. Analyse
16. Avant de prendre position sur le fond de la demande de décision préjudicielle, je relève que deux exceptions de procédure ont été soulevées dans la présente affaire, l’une tirée de l’irrecevabilité de cette demande, l’autre tirée de l’incompétence de la Cour. S’agissant de l’ordre dans lequel ces exceptions seront évoquées, je note que la compétence de la Cour doit, en principe, être vérifiée en premier lieu. Néanmoins, dans les présentes conclusions, il m’apparaît opportun de traiter d’abord de la recevabilité de la demande, dès lors que celle‑ci suscite ici des interrogations moins complexes que l’examen de la compétence de la Cour et dès lors que cet examen est davantage lié aux dispositions dont l’interprétation est sollicitée, analyse du fond qui suivra, ainsi, directement celui‑ci.
A. Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
17. Le gouvernement portugais et la Commission ont formulé deux types de griefs susceptibles d’affecter la recevabilité de la présente demande de décision préjudicielle. Le premier porte sur la motivation imprécise de la décision de renvoi, tandis que le second porte sur le fait que les mesures nationales contestées dans le litige au principal étaient déjà abrogées au moment où la Cour de justice a été saisie.
1. Sur les lacunes présentées par la décision de renvoi
18. Dans ses observations écrites et orales, la Commission fait valoir, à titre liminaire, que la décision de renvoi est déficiente, notamment en ce qu’elle ne précise ni quelle serait la jurisprudence de la Cour pertinente pour interpréter les dispositions du droit de l’Union visées dans la question préjudicielle ni les raisons du choix desdites dispositions (15), et qu’il en découlerait que la Cour devrait se déclarer incompétente pour répondre à cette question.
19. Je considère, toutefois, que les griefs ainsi avancés à l’égard du contenu de la décision de renvoi sont susceptibles d’affecter plutôt la recevabilité de la demande de décision préjudicielle que la compétence en soi de la Cour (16).
20. Il est vrai, comme le souligne la Commission, qu’il est essentiel que la juridiction de renvoi formule sa demande de façon claire et précise, dès lors que celle‑ci constitue l’unique acte qui sert de fondement à la procédure devant la Cour, tant pour celle‑ci que pour les participants à cette procédure (17). Les exigences concernant le contenu d’une demande de décision préjudicielle figurent de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, dont la juridiction de renvoi est censée, dans le cadre de la coopération instaurée à l’article 267 TFUE, avoir connaissance et qu’elle est tenue de respecter scrupuleusement. En particulier, il est indispensable que les juges nationaux exposent, dans la décision de renvoi elle‑même, le cadre juridique entourant le litige au principal et qu’ils expliquent non seulement pour quelles raisons ils ont sélectionné les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée, mais aussi quel est le lien qu’ils établissent entre ces dispositions et la législation nationale applicable audit litige (18).
21. Or, dans la présente affaire, la motivation de la décision de renvoi est particulièrement brève, notamment sous deux principaux aspects, de sorte qu’il est permis de s’interroger sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle qu’elle contient.
22. Premièrement, s’agissant du lien des mesures nationales litigieuses avec les dispositions dont l’interprétation est demandée aux termes de la question préjudicielle – à savoir l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la Charte –, la juridiction de renvoi n’est guère explicite, puisqu’elle indique simplement qu’il découlerait, selon elle, de ces dispositions un principe général d’indépendance des juges auquel lesdites mesures pourraient avoir porté atteinte (19), sans indications précises à cet égard.
23. Deuxièmement, la question préjudicielle vise la « jurisprudence de la Cour de justice » dont découlerait aussi ce principe de l’indépendance des juges, mais les motifs de la décision de renvoi ne mentionnent aucune décision de cette Cour allant en ce sens. La juridiction de renvoi évoque seulement l’existence « de nombreux arrêts » rendus par la Cour concernant la notion de « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE, lesquels prendraient en compte l’indépendance de l’organisme ayant formé une demande de décision préjudicielle, sans toutefois citer l’un quelconque des arrêts qui seraient pertinents selon elle. Faute d’indications adéquates, il n’y aura pas lieu, selon moi, de se prononcer sur cet aspect de la question soumise à la Cour.
24. En dépit des lacunes de la décision de renvoi ci‑dessus relevées, il m’apparaît que, au vu de l’ensemble des éléments fournis par cette décision et versés au débat, la Cour est, néanmoins, suffisamment éclairée pour être en mesure de se prononcer sur l’interprétation éventuelle de l’article 19 TUE et de l’article 47 de la Charte et, ainsi, de répondre de façon utile à la question posée (20).
2. Sur l’abrogation de la réglementation litigieuse avant la saisine de la Cour
25. Dans ses observations écrites, le gouvernement portugais a soutenu que la demande de décision préjudicielle serait irrecevable, comme étant devenue sans objet lors de la saisine de la Cour, en raison des modifications législatives qui sont intervenues dans l’ordre juridique interne portugais et qui ont conduit à la reconstitution graduelle et totale, au cours de l’année 2016, des droits en matière de rémunération en cause dans la procédure au principal. Il en a déduit qu’il n’y aurait plus lieu, pour la Cour, de répondre à la question posée, en ce qu’elle serait devenue hypothétique (21).
26. Lors de l’audience, ce gouvernement a confirmé que, en vertu de la loi n° 159‑A/2015, la réduction des rémunérations dans l’administration publique résultant de la loi n° 75/2014 a été intégralement supprimée, de façon progressive entre le 1er janvier et le 1er octobre 2016 (22), mais sans effet rétroactif. Il en résulte que la perte invoquée par les mandants de la requérante au principal, consécutive à la baisse de leur rémunération à partir du mois d’octobre 2014, a persisté pour le passé et jusqu’au 1er octobre 2016, date à laquelle a été achevée la restauration complète du niveau normal des rémunérations pour l’ensemble des personnes exerçant dans le secteur public ayant été concernées par ladite réduction.
27. Cependant, le gouvernement portugais a fait valoir que la question préjudicielle portait sur l’atteinte à l’indépendance des juges qui aurait supposément été engendrée par la loi n° 75/2014, problème éventuel auquel il aurait déjà été remédié au jour de la saisine de la Cour, datant du 5 février 2016, en raison de l’abolition des effets de ce texte par la loi n° 159‑A/2015, adoptée le 30 décembre 2015 et entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Il a ajouté que les conséquences de la loi n° 75/2014 antérieures à son abrogation qui sont invoquées par l’ASJP étaient uniquement de nature patrimoniale, problématique ne relevant pas, selon lui, de l’objet de la demande de décision préjudicielle.
28. À cet égard, je rappelle que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (23).
29. Conformément à une jurisprudence constante, il ressort à la fois des termes et de l’économie de l’article 267 TFUE que la procédure préjudicielle présuppose qu’un litige soit effectivement pendant devant les juridictions nationales, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt préjudiciel (24). Ainsi, quand le litige au principal était déjà devenu sans objet à la date à laquelle la juridiction de renvoi a saisi la Cour, celle‑ci a déclaré irrecevable la demande de décision préjudicielle (25), la déclaration de non‑lieu à statuer étant en principe réservée aux cas où l’incident ou l’événement pertinent est survenu au cours de la procédure devant la Cour (26).
30. En particulier, la Cour refuse de se prononcer sur une demande de décision préjudicielle lorsque les dispositions nationales initialement applicables au litige au principal ont été abrogées ou écartées en raison de leur inconstitutionnalité (27). Cependant, la circonstance qu’un changement imminent de la législation nationale en cause devait intervenir a été jugée sans incidence sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle lorsqu’il ressortait des informations figurant dans celle‑ci qu’une réponse de la Cour aux questions posées était déterminante pour l’issue du litige au principal (28).
31. Dans la présente affaire, j’estime qu’il ne résulte pas de manière manifeste des éléments soumis à la Cour que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec l’objet du litige au principal ou que le problème soulevé est de nature hypothétique.
32. En effet, contrairement à ce que le gouvernement portugais soutient, le litige dont est saisie la juridiction de renvoi n’est pas relatif à l’indépendance des juges en tant que telle, le principe de cette indépendance étant invoqué seulement en tant que moyen de droit, aux fins d’obtenir l’annulation des actes administratifs prétendument illégaux en vertu desquels les rémunérations des personnes représentées par l’ASJP ont été réduites ainsi que la restitution des sommes qui auraient été indûment retenues sur leur traitement en application de la loi n° 75/2014.
33. En outre, dès lors que la loi n° 159‑A/2015, ayant modifié celle‑ci, n’avait pas mis intégralement fin aux réductions contestées, ni pour le passé ni pour l’avenir immédiat, au jour où la demande de décision préjudicielle a été introduite (29), il existait semble‑t‑il toujours à cette date une obligation de statuer sur l’objet de ce recours pour la juridiction de renvoi, laquelle estime possible que la réglementation nationale en cause ait violé le droit de l’Union, et, partant, une nécessité de répondre à la question préjudicielle pour la Cour.
34. Au vu de l’ensemble de ces considérations, je suis d’avis que la présente demande de décision préjudicielle est recevable.
B. Sur la compétence de la Cour
35. À l’appui de son recours, dans le litige au principal, la requérante au principal invoque l’illégalité des actes administratifs attaqués au motif que la réglementation nationale qu’ils mettent en œuvre, à savoir la loi n° 75/2014, ne serait pas conforme au droit de l’Union comme étant contraire au « principe de l’indépendance des juges » tel qu’il découlerait, selon cette partie, à la fois de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte. La juridiction de renvoi reprend cette approche conjointe desdites dispositions non seulement dans le libellé de la question préjudicielle, mais également dans la motivation qui fonde celle‑ci.
36. Afin de se prononcer sur les exceptions d’incompétence soulevées par le gouvernement portugais et par la Commission, il convient, à mon avis, d’adopter à l’égard de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE une analyse autonome de celle concernant l’article 47 de la Charte, car les critères conditionnant l’applicabilité de ces dispositions, et donc la possibilité pour la Cour de procéder à leur interprétation, sont selon moi distincts.
1. S’agissant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE
37. Dans leurs observations tant écrites qu’orales, le gouvernement portugais et la Commission n’ont pas indiqué explicitement les raisons pour lesquelles la Cour pourrait n’être pas compétente, selon eux, pour statuer sur l’interprétation de l’article 19 TUE, pris isolément. Ils ont, en effet, développé une longue argumentation en faveur de l’idée que la réglementation nationale en cause au principal ne constituerait pas une mesure de mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte, ce dont il résulterait qu’il n’y aurait pas lieu d’interpréter l’article 47 de la Charte, et ils me semblent avoir proposé de suivre un raisonnement similaire en ce qui concerne l’article 19 TUE (30).
38. Toutefois, je suis d’avis qu’il n’est pas possible de procéder par extension, ni même par analogie, à cet égard, compte tenu du libellé spécifique de l’article 19 TUE, qui diffère de l’énoncé de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, sur lequel je reviendrai ultérieurement (31), mais dont je rappelle dès à présent qu’il limite le champ d’application de la Charte aux mesures prises par les États membres aux fins de mettre en œuvre des dispositions du droit de l’Union.
39. Sans nullement préjuger de l’analyse sur le fond, qui conduira à définir la teneur et la portée de l’article 19 TUE (32), il convient, à ce stade, de déterminer si la Cour a bien compétence, en l’espèce, pour interpréter ledit article, en raison de l’éventuelle applicabilité, dans un contexte tel que celui du litige au principal, de ses dispositions, et plus particulièrement de son paragraphe 1, second alinéa, qui est visé dans la question préjudicielle.
40. Aux termes dudit second alinéa, « [l]es États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (33). C’est ce dernier élément, propre à cette disposition, qui me paraît déterminant afin d’apprécier si la Cour a la possibilité de se prononcer sur l’interprétation de celle‑ci dans la présente affaire.
41. La protection juridictionnelle effective, impliquant l’accès à des voies de recours adéquates, dont les justiciables doivent pouvoir bénéficier en vertu dudit alinéa est, à mon sens, exigée des États membres lorsque des juges nationaux sont susceptibles d’exercer leur activité juridictionnelle dans le cadre des domaines couverts par le droit de l’Union, donc en tant que juges européens. Or, j’estime que tel peut être le cas des juges concernés par la réglementation en cause au principal, dans la mesure où ils pourraient être amenés à trancher des litiges relevant du champ d’application du droit de l’Union, litiges pour lesquels la possibilité de faire usage de telles voies de recours doit être garantie.
42. Ce constat est, selon moi, suffisant pour considérer que la Cour est compétente, dans la présente affaire, pour interpréter l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. La démonstration de cette compétence doit à présent être faite en ce qui concerne l’interprétation sollicitée de l’article 47 de la Charte, dès lors que les critères d’application de ce dernier instrument ne sont pas énoncés de façon identique à ceux valant pour ledit article 19, même si le résultat concret auquel les uns et les autres conduisent peut être identique.
2. S’agissant de l’article 47 de la Charte
43. Il est de jurisprudence constante que les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union, dont le « droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial » consacré par l’article 47 de la Charte, ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations (34). Ainsi, l’article 51, paragraphe 1, de la Charte prévoit que les dispositions de celle‑ci s’adressent aux États membres uniquement « lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union », conformément à la jurisprudence de la Cour relative à cette notion (35). L’article 6, paragraphe 1, TUE, qui attribue une valeur contraignante à la Charte, de même que l’article 51, paragraphe 2, de cette dernière, précise que les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. Par conséquent, lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître, et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence (36).
44. Dans la présente affaire, tant le gouvernement portugais que la Commission soutiennent que les conditions qui permettraient de conclure que l’adoption et l’application par la République portugaise des mesures prévues à l’article 2 de la loi n° 75/2014 constituent une situation de mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51 de la Charte, ne sont pas réunies et que la Cour est donc manifestement incompétente pour interpréter l’article 47 de la Charte.
45. Je rappelle que la Cour s’était déclarée manifestement incompétente pour répondre sur le fond à de précédentes demandes de décision préjudicielle émanant aussi de juridictions portugaises, aux motifs que la décision de renvoi ne contenait aucun élément concret permettant de considérer que les mesures nationales en cause dans ces affaires, analogues à celles applicables au présent litige au principal (37), visaient à mettre en œuvre le droit de l’Union au sens dudit article 51 (38). Cependant, à la différence de ces autres affaires, l’incompétence de la Cour qui est alléguée n’apparaît pas ici de manière manifeste, dès lors que la juridiction de renvoi a fourni des indications plus explicites, bien qu’elles soient relativement sommaires, sur l’existence d’une telle mise en œuvre en l’espèce.
46. En effet, la juridiction de renvoi expose que les mesures de réduction des rémunérations, telles que celles prévues à l’article 2 de la loi n° 75/2014, ont été justifiées par des impératifs de consolidation budgétaire, puis elle dresse la liste d’actes du droit de l’Union relatifs à la situation de déficit excessif de l’État portugais et à l’assistance financière dont ce dernier a bénéficié (39). Toutefois, il n’est pas aisé d’identifier les motifs pour lesquels cette juridiction estime qu’un lien direct existe entre les mesures en cause au principal et telle ou telle disposition du droit de l’Union, car elle fournit peu d’informations à ce sujet (40).
47. Ainsi, la décision de renvoi ne précise pas quel était le cadre normatif, au regard des dispositions du droit de l’Union alors applicables, dans lequel les mesures nationales litigieuses se sont inscrites. En particulier, elle ne marque pas clairement la distinction, soulignée lors de l’audience par le gouvernement portugais, entre, d’une part, la phase où l’État portugais était soumis aux règles du droit de l’Union afférentes à la correction d’un déficit excessif et, d’autre part, la phase où le régime applicable était celui des obligations résultant de l’octroi d’une assistance financière par l’Union.
48. Or, comme M. l’avocat général Bot l’a relevé dans une affaire concernant aussi des mesures d’austérité budgétaire adoptées par un État membre dans le contexte d’engagements pris envers la Communauté européenne, afin de déterminer si les dispositions de la Charte sont applicables au regard de l’article 51 de celle‑ci (41), il convient de prendre en compte non seulement le libellé des dispositions nationales visées, mais aussi le contenu des actes du droit de l’Union dans lesquels figurent lesdits engagements. À cet égard, il a ajouté, à juste titre selon moi, qu’il importe peu que ces actes laissent une marge de manœuvre à l’État concerné pour décider des mesures qui sont les mieux à même de mener au respect desdits engagements, dès lors que les dispositions pertinentes visent des objectifs suffisamment détaillés et précis pour constituer une réglementation du droit de l’Union spécifique en la matière (42), contrairement à de simples recommandations prises par le Conseil, sur la base de l’article 126 TFUE, à l’adresse des États membres dont le déficit public serait considéré comme excessif.
49. Dans la présente affaire, pour caractériser le lien invoqué entre la loi n° 75/2014 et le droit de l’Union, la juridiction de renvoi ne tire pas d’éléments du libellé de ladite loi. Cette dernière ne fait effectivement référence à aucun acte du droit de l’Union, contrairement à l’exposé des motifs du projet de loi qui est à son origine, dans lequel est établi un lien de rattachement avec des obligations résultant du droit de l’Union en matière budgétaire (43).
50. En revanche, cette juridiction, comme l’ASJP, se fonde, notamment, sur l’accord d’ajustement économique et financier conclu par l’État portugais en mai 2011 (44) et, en dernier lieu, sur la décision d’exécution 2012/409 du Conseil, du 10 juillet 2012, concernant l’octroi d’une assistance financière de l’Union au Portugal, ainsi que sur la recommandation du Conseil, du 18 juin 2013, tendant à remédier à la situation de déficit gouvernemental excessif au Portugal.
51. À cet égard, je rappelle qu’une recommandation adoptée par les institutions de l’Union est un acte, par nature, dépourvu de caractère contraignant, contrairement à une décision (45). En outre, j’estime, à l’instar du gouvernement portugais (46) et de la Commission, que la recommandation susmentionnée, qui est fondée en particulier sur l’article 126, paragraphe 7, TFUE, n’a pas fixé des objectifs suffisamment concrets et précis pour considérer que l’État portugais aurait au titre de celle-ci mis en œuvre des exigences du droit de l’Union, au sens de l’article 51 de la Charte.
52. S’agissant de la décision d’exécution 2012/409, évoquée par la juridiction de renvoi, je relève qu’elle a été remplacée par la décision d’exécution 2014/234 du Conseil, datant du 23 avril 2014, laquelle était donc applicable ratione temporis lorsqu’ont été prises les mesures litigieuses, issues de la loi n° 75/2014, adoptée le 12 septembre 2014. L’article 1er de cette dernière décision a modifié la décision d’exécution 2011/344, qui avait initialement prévu les conditions de l’octroi d’une assistance financière de l’Union à la République portugaise (47), dans le prolongement du règlement n° 407/2010. Or, il ressort du paragraphe 2 dudit article que l’État portugais devait adopter en 2014, « conformément aux dispositions du protocole d’accord », des mesures à caractère spécifique, et non seulement d’ordre général (48), consistant notamment à ce que, dans le cadre de « la stratégie d’assainissement budgétaire pour 2015 », « le gouvernement établi[sse] une grille des salaires unique au cours de l’année 2014 en vue de l’appliquer en 2015 dans un but de rationalisation et de cohérence de la politique de rémunération pour toutes les carrières du secteur public » (49). La marge d’appréciation dont cet État membre disposait, certes, dans l’exercice de ses pouvoirs en matière budgétaire, pour déterminer les mesures exactes de correction économique qu’il considérait les plus adéquates pour atteindre les objectifs précis ainsi assignés, ne saurait remettre en cause cette analyse (50).
53. Même si des doutes sérieux peuvent être éprouvés en raison de l’éclairage limité fourni à ce sujet par la décision de renvoi, je suis enclin à considérer que l’adoption des mesures de réduction des rémunérations dans le secteur public prévues à l’article 2 de la loi n° 75/2014, en cause dans la procédure au principal, constitue une mise en œuvre de dispositions du droit de l’Union, au sens de l’article 51 de la Charte, et que la Cour est, dès lors, compétente pour répondre à la demande de décision préjudicielle aussi en ce que celle‑ci porte sur l’article 47 de la Charte.
C. Sur le fond
1. Sur l’objet de la question préjudicielle
54. À l’appui de ses prétentions, l’ASJP fait valoir que le statut juridique des magistrats du siège ne saurait être confondu avec la réglementation statutaire relative aux fonctionnaires publics en général, dont la situation pourrait être précaire. Se référant, entre autres (51), à la Charte européenne sur le statut des juges (52) adoptée sous l’égide du Conseil de l’Europe, elle affirme que la stabilité de la rémunération des magistrats du siège, ainsi que la fixation de celle‑ci à un niveau adéquat pour les protéger d’ingérences visant à influencer leurs décisions, permettraient d’assurer le respect notamment des principes d’indépendance et d’impartialité, lesquels constitueraient des garanties de l’activité juridictionnelle. Elle soutient que le principe de l’indépendance des juges, en particulier sur le plan financier, qui résulterait de l’article 19 TUE et de l’article 47 de la Charte, s’opposerait à des actes de réduction des rémunérations adoptés unilatéralement par les pouvoirs exécutif et législatif d’un État membre, tels que ceux en cause dans la procédure au principal.
55. S’inscrivant dans la même ligne de pensée, la décision de renvoi invite la Cour, en substance, à déterminer s’il existe un principe général du droit de l’Union selon lequel les autorités des États membres seraient tenues de respecter l’indépendance des juges nationaux, et plus spécialement – au regard des circonstances du litige au principal –, de maintenir la rémunération de ces derniers à un niveau constant et suffisant pour qu’ils puissent exercer leurs fonctions librement.
56. La juridiction de renvoi estime qu’un tel principe et de telles conséquences découleraient tant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE que de l’article 47 de la Charte (53), dispositions que la Cour devra interpréter, de façon séparée selon moi (54), dans l’hypothèse où elle se considérerait compétente pour statuer à ce double titre (55). Pour ma part, à l’instar du gouvernement portugais et de la Commission, je ne partage pas, pour les motifs exposés ci‑dessous, l’avis exprimé sur le fond par la juridiction de renvoi.
2. Sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE
57. Au soutien de la thèse selon laquelle l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE énoncerait un principe général du droit de l’Union consacrant l’indépendance des juges et s’opposerait aux mesures nationales en cause au principal, la juridiction de renvoi et l’ASJP invoquent que les juges siégeant dans les États membres sont aussi des juges européens d’un point de vue fonctionnel, dès lors qu’ils assurent, en première ligne, la protection juridictionnelle effective des droits découlant de l’ordre juridique de l’Union, notamment en vertu de cette disposition.
58. Il est vrai que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE prévoit que « [l]es États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (56) et que les magistrats des juridictions nationales en charge de tels recours contribuent à ladite protection. Cependant, l’interprétation du libellé de cette disposition requiert d’analyser celle‑ci au vu du contexte dans lequel elle s’inscrit.
59. À ce sujet, je relève que l’article 19 TUE est contenu dans le titre III de ce traité, intitulé « Dispositions relatives aux institutions », qui contient une série de normes générales fixant les conditions dans lesquelles chacune des institutions de l’Union – et notamment la Cour de justice de l’Union européenne, visée par ledit article 19 – doit agir dans le cadre des attributions qui lui sont conférées.
60. De surcroît, à la lumière des dispositions figurant aux paragraphes 1 à 3 de l’article 19 TUE, prises dans leur ensemble, il m’apparaît que la notion de « protection juridictionnelle effective » susmentionnée est conçue en relation étroite avec l’exercice de ses fonctions par la Cour de justice de l’Union européenne, dont la composition et les attributions font l’objet de ces trois paragraphes. En particulier, le premier alinéa du paragraphe 1 confère à cette institution, comprenant tant la Cour de justice que le Tribunal, la mission d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités (57), étant précisé que la « règle de compétence générale » énoncée par cet alinéa donne lieu à des dérogations (58).
61. Il ressort de la jurisprudence que le second alinéa de ce même paragraphe 1 a pour vocation de réaffirmer l’obligation qui incombe aux États membres de « prévoir un système de voies de recours et de procédures permettant d’assurer le respect du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective » (59). Ainsi, ledit second alinéa ne vise pas directement les juges nationaux, mais il tend à garantir que des possibilités de recours existent dans les États membres afin que chaque justiciable ait la faculté de bénéficier d’une telle protection dans tous les domaines où le droit de l’Union est applicable. Cette exigence est liée au fait que le contrôle juridictionnel du respect de l’ordre juridique de l’Union européenne est assuré non seulement par les juridictions de celle‑ci, mais aussi en coopération avec les juridictions nationales, conformément aux deux alinéas dudit paragraphe (60).
62. La Cour a précisé qu’une telle obligation résulte également de l’article 47 de la Charte s’agissant des mesures prises par les États membres mettant en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (61). En effet, le premier alinéa de cet article 47 prévoit expressément le droit à un recours effectif devant un tribunal, dans les conditions y énoncées, pour toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés. Sans vouloir me prononcer dès à présent sur l’interprétation de ce dernier article et sur ses implications éventuelles au regard des données du litige au principal (62), je souligne que la finalité et la teneur dudit article 47 sont différentes de celles de l’article 19 TUE.
63. S’agissant de ce dernier article, la Cour a jugé qu’il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner – dans le respect des exigences découlant, notamment, du, second alinéa, dudit article 19 – les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union (63). Il m’apparaît que l’objet de cet alinéa, qui prévoit l’obligation pour les États membres d’établir des voies de recours permettant de protéger lesdits droits de façon effective, revêt avant tout un caractère procédural.
64. Au vu de ces éléments, je considère, à l’instar du gouvernement portugais (64), que la notion de « protection juridictionnelle effective » au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ne saurait être confondue avec le « principe de l’indépendance des juges » qui est mentionné dans la question préjudicielle comme découlant, prétendument, de cette disposition (65).
65. D’ailleurs, la différence existant entre le droit à une protection juridictionnelle effective, qui doit être ouvert aux justiciables des États membres au moyen de voies de recours adéquates, et le droit d’être jugé par des magistrats du siège statuant en toute indépendance, qui serait reconnu aussi dans l’intérêt desdits justiciables, me semble patente au vu tant de l’intitulé que du libellé de l’article 47 de la Charte, lesquels dissocient ces deux droits (66). La distinction est, de même, clairement matérialisée dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (67), puisque le « [d]roit à un recours effectif » devant une instance nationale est prévu à son article 13, tandis que le « [d]roit à un procès équitable », qui inclut en particulier le « droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue [...] par un tribunal indépendant », figure à son article 6 (68), même si des liens matériels existent bien évidemment entre ces deux articles (69). Je reviendrai sur ces éléments au sujet de l’interprétation de l’article 47 de la Charte (70).
66. Or, l’obligation pour les États membres de prévoir un système de « voies de recours » qui est énoncée à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE se rattache, selon moi, uniquement au droit à une « protection juridictionnelle effective », comme cela ressort des termes de cette disposition, et non pas au droit à une procédure équitable devant une juridiction indépendante, dont le contenu est substantiellement différent.
67. Par conséquent, je suis d’avis que ledit second alinéa doit être interprété en ce sens qu’il ne consacre pas un principe général du droit de l’Union selon lequel l’indépendance des juges siégeant dans toutes les juridictions des États membres devrait être garantie.
68. À titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour jugerait que le principe de l’indépendance des juges découle directement de l’exigence d’une protection juridictionnelle effective figurant à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, comme l’affirme la juridiction de renvoi, j’estime que, en tout état de cause, ni cette disposition ni ce principe (71) ne sauraient être entendus comme s’opposant à des mesures nationales de réduction des rémunérations telles que celles attaquées par la requérante au principal, dès lors que celles‑ci ne ciblent nullement les juges de façon spécifique, mais ont au contraire une portée générale (72), puisqu’elles s’appliquent à un large groupe de personnes exerçant dans la fonction publique (73).
3. Sur l’interprétation de l’article 47 de la Charte
69. La juridiction de renvoi, de même que l’ASJP, invoque que, en vertu de l’article 47 de la Charte, les juridictions des États membres doivent mettre en œuvre avec indépendance et impartialité la protection juridictionnelle effective des droits accordés aux citoyens par l’ordre juridique de l’Union et que la réduction unilatérale des rémunérations en cause au principal pourrait avoir porté atteinte à l’indépendance des juges concernés.
70. À cet égard, je rappelle, comme l’a récemment exposé M. l’avocat général Wathelet (74), que l’intitulé (75) et le libellé de l’article 47 de la Charte indiquent que cette dernière reconnaît, d’une part, le droit à un recours effectif, qui a été également énoncé à l’article 13 de la CEDH, et, d’autre part, le droit à un procès équitable incluant le droit d’accéder à un tribunal indépendant et impartial, qui a été consacré à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH.
71. Le contenu de cet article 47 ayant été directement inspiré de ces dispositions de la CEDH (76), il convient, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, de l’interpréter non seulement en tenant compte des explications relatives à cette dernière, mais aussi à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci‑après la « Cour EDH ») (77), de sorte que les droits garantis par ledit article 47 aient en principe le même sens et la même portée que ceux que leur confère la CEDH, sans néanmoins que cette règle fasse obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Il a été relevé, dès l’origine (78), que l’article 47 de la Charte offre, précisément, une protection dont le champ d’application matériel est plus large que celui des articles correspondants de la CEDH (79).
72. Au vu de la jurisprudence relative à la CEDH et à ses protocoles (80), il m’apparaît que le « principe de l’indépendance des juges », qui est visé dans la présente demande de décision préjudicielle, relève davantage du « droit [de toute personne] à ce que sa cause soit entendue [...] par un tribunal indépendant et impartial », tel qu’il résulte du deuxième alinéa de l’article 47 de la Charte (81), que du « droit à un recours effectif devant un tribunal », tel qu’il est prévu au premier alinéa de cet article (82).
73. En effet, tant cette juridiction que l’ASJP font valoir que le principe de l’indépendance des juges pourrait « s’oppose[r] aux mesures de réduction de la rémunération auxquelles sont soumis les magistrats au Portugal, dès lors qu’elles [ont été] imposées unilatéralement par d’autres pouvoirs/organes souverains et de manière continue » (83).
74. Or, la Cour EDH a itérativement jugé que la garantie d’un « tribunal indépendant », au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH (84), requiert que les juges bénéficient d’une indépendance non seulement sur le plan statutaire (85), mais aussi dans l’exercice de leurs fonctions. Cette notion revêt une dimension interne au pouvoir judiciaire (86), non pertinente dans la présente affaire, ainsi qu’une dimension externe à celui-ci, selon laquelle les juges doivent pouvoir œuvrer sans subir d’influences de la part des parties au litige (87) ou de la part des autres pouvoirs de l’État (88), ce qui selon moi est le seul aspect invoqué par l’ASJP. Je souligne que la Cour de justice a retenu une approche similaire lorsqu’elle a défini les critères permettant de caractériser l’indépendance d’une juridiction nationale (89).
75. S’agissant, plus spécifiquement, de l’indépendance des membres d’une juridiction au regard de leur rémunération, la Cour EDH a déjà admis l’interaction entre ces deux éléments, en jugeant que « le non‑versement par l’État en temps voulu des émoluments des juges est incompatible avec la nécessité de garantir que ceux‑ci puissent exercer leurs fonctions judiciaires avec indépendance et impartialité, à l’abri de toutes pressions extérieures visant à influencer leurs décisions et leur comportement », tout en soulignant, dans ce contexte, le « caractère particulièrement sensible de la question de l’indépendance des magistrats » (90).
76. Cette analyse s’appuie sur divers instruments juridiques du Conseil de l’Europe, qui font état de telles préoccupations. En effet, l’article 6 de la Charte européenne sur le statut des juges énonce, sans force contraignante, que le niveau de la rémunération des juges devrait être fixé de façon à ne pas les exposer à un risque de pressions susceptibles d’altérer leur indépendance, même si ce niveau peut varier d’un juge à un autre en fonction de facteurs objectifs, tels que les charges professionnelles supportées (91). De même, des recommandations du Comité des ministres (92) ont préconisé, d’une part, que « [l]a rémunération des juges [soit] à la mesure de leur rôle et de leurs responsabilités, et d’un niveau suffisant pour les mettre à l’abri de toutes pressions extérieures visant à influencer leurs décisions » et, d’autre part, que « [d]es dispositions légales spécifiques [soient] introduites pour se prémunir contre une réduction de rémunération visant spécifiquement les juges » (93).
77. Compte tenu de ces éléments, je suis d’avis que le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant, au sens de l’article 47 de la Charte, inclut la nécessité que l’indépendance des membres de ce tribunal soit garantie par le versement à leur profit, compte tenu des responsabilités qu’ils assument, d’une rémunération suffisamment élevée et stable, afin de les protéger contre le risque que d’éventuelles interventions ou pressions extérieures nuisent à la neutralité des décisions juridictionnelles qu’ils doivent prendre.
78. Cependant, si le montant de la rémunération des juges doit être en adéquation avec l’importance des fonctions publiques que ceux‑ci assument, ce montant ne devrait pas, pour autant, être détaché des réalités économiques et sociales, et notamment du niveau de vie moyen, existant dans l’État où les intéressés exercent leur activité professionnelle (94). En outre, une stabilité raisonnable de leur revenu suppose, selon moi, que celui‑ci ne varie pas dans le temps d’une manière qui mettrait en péril leur indépendance de jugement, mais non qu’il demeure immuable.
79. Plus particulièrement, dans une situation de crise économique de grande ampleur, telle que celle traversée dans la période ayant précédé l’adoption des mesures nationales en cause au principal (95), le principe de l’indépendance des juges ne saurait être entendu comme rendant impossible de modérer la rémunération de ces derniers, même si une telle opération doit évidemment rester dans des proportions raisonnables pour éviter de les rendre vulnérables aux pressions pouvant être exercées sur eux. En effet, comme le fait valoir le gouvernement portugais, il convient de trouver un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et l’intérêt particulier des juges, lesquels sont chargés d’assurer le respect des droits reconnus aux justiciables.
80. De surcroît, comme je l’ai déjà souligné (96), à l’instar du gouvernement portugais (97) et de la Commission, les mesures de réduction litigieuses ont concerné non pas seulement les magistrats du siège, mais un grand nombre de personnes exerçant dans la fonction publique. Dès lors que les juges n’ont nullement été visés de façon exclusive ni même spécifique, il ne peut être considéré que les « autres pouvoirs/organes souverains » évoqués dans la question préjudicielle auraient cherché à déstabiliser des membres du corps judiciaire, et ce d’autant moins que des agents tant du pouvoir exécutif que du pouvoir législatif ont fait l’objet exactement des mêmes mesures d’austérité en vertu de l’article 2 de la loi n° 75/2014.
81. En conséquence, j’estime qu’il convient d’interpréter l’article 47 de la Charte en ce sens qu’il ne s’oppose pas à l’adoption de mesures nationales telle que celles contestées dans le litige au principal, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte au principe de l’indépendance des juges que cet article contient.
82. L’interprétation inverse aurait pour conséquence pratique, déplorable à mon avis, de priver les États membres de la possibilité de procéder, en présence d’une grave crise économique, à une adaptation nécessaire du montant de la rémunération des personnes faisant partie de la fonction publique au sens large, pour autant que cette adaptation ne concerne pas uniquement les juges et ne soit pas disproportionnée.
V. Conclusion
83. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal) de la manière suivante :
L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à des mesures de réduction généralisée des rémunérations dans l’administration publique auxquelles sont soumis des juges en vertu d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal.