CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 4 juillet 2018 (1)
Affaire C‑308/17
Hellenische Republik
contre
Leo Kuhn
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche)]
« Renvoi préjudiciel – Règlement (UE) n° 1215/2012 – Compétence judiciaire en matière civile et commerciale – Champ d’application – Article 1er, paragraphe 1 – Notion de “matière civile et commerciale” – Obligations émises par un État membre – Participation à la restructuration de la dette publique – Modification unilatérale et rétroactive des conditions de l’emprunt – Clauses d’action collective – Recours exercé contre l’État par des créanciers privés détenteurs de ces obligations en tant que personnes physiques – Responsabilité de l’État pour les acta jure imperii – Compétences spéciales – Article 7, point 1, sous a) – Compétence en matière contractuelle – Notion de “matière contractuelle” – Notion d’“engagement librement assumé d’une partie envers une autre”– Notion de “lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande” – Conditions de souscription de l’emprunt obligataire d’État – Transferts successifs de la créance – Lieu effectif d’exécution de l’“obligation principale” – Paiement d’intérêts »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 1, sous a), du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Hellenische Republik (République hellénique) à M. Leo Kuhn au sujet d’une demande tendant à obtenir l’exécution des conditions d’emprunt relatives à des obligations émises par cet État membre dont il avait été porteur ou une indemnité en raison de l’inexécution de celles-ci.
3. Afin de mesurer pleinement le sens et la portée de cette demande, celle-ci doit être replacée dans un contexte plus large.
4. D’une part, cette procédure, qui porte sur la restructuration de la dette publique grecque, opérée au mois de mars 2012, avec la participation du secteur privé (3), n’est pas isolée.
5. D’autre part, l’importance des questions posées par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), la juridiction de renvoi, relative à la compétence, dépasse très largement ses aspects techniques, traditionnellement réputés difficiles s’agissant de la disposition à interpréter. Elle tient fondamentalement à l’évolution des techniques d’emprunt des États ainsi qu’aux enjeux économiques et politiques qui conduisent à considérer le traitement contentieux de la dette souveraine comme un sujet hautement sensible.
6. En effet, le choix du financement sur les marchés au moyen d’emprunts obligataires (4) a eu pour conséquence de complexifier la gestion de la dette souveraine en raison de l’inadaptation des mécanismes contractuels à la diversité des créanciers, qui peuvent être publics, privés, institutionnels, ou des personnes physiques, et, surtout, à l’absence de coordination entre eux.
7. Aussi, lorsqu’une crise de la dette souveraine survient, l’absence de procédure de traitement général et organisé de l’insolvabilité des États conduit à remettre entre les mains du juge le sort de la procédure de restructuration (5).
8. Ainsi, les problèmes juridiques complexes posés par la multiplication et l’internationalisation des procédures ne peuvent être détachés du contexte économique dans lequel ils doivent être résolus (6).
9. Dans le cas de la restructuration de la dette grecque en 2012, d’un montant historique (7), les difficultés traditionnellement identifiées se sont présentées sous un jour nouveau en raison de l’émission des titres en euros et du risque d’une crise systémique qui en découlait (8). Elles ont justifié le recours à des solutions financières et juridiques dont le caractère exceptionnel explique l’acuité des problèmes à résoudre.
10. La Cour de justice de l’Union européenne a déjà eu l’occasion d’appréhender la délicate question des effets de cette restructuration sur les droits des porteurs d’obligations grecques, par le prisme de la notification des actes judiciaires, soit au poste avancé du contentieux, avant tout examen au fond, dans l’arrêt du 11 juin 2015, Fahnenbrock e.a. (C‑226/13, C‑245/13 et C‑247/13, ci-après « l’arrêt Fahnenbrock e.a. », EU:C:2015:383).
11. Depuis cette date, d’autres décisions ont été rendues par des juridictions européennes, saisies par de très nombreux autres porteurs d’obligations grecques poursuivant le même objectif, celui de faire respecter leurs droits contractuels ou d’obtenir réparation de leurs préjudices allégués.
12. Ainsi, par l’arrêt du 7 octobre 2015, Accorinti e.a./BCE (9), le Tribunal de l’Union européenne a rejeté le recours introduit le 11 février 2013 par plus de 200 détenteurs, pour la plupart italiens, de titres privés grecs, visant à obtenir la réparation du préjudice subi à la suite, notamment, de l’adoption par la Banque centrale européenne (BCE) de la décision, du 5 mars 2012, relative à l’éligibilité des titres de créance négociables émis ou totalement garantis par la République hellénique dans le cadre de l’offre d’échange d’obligations par la République hellénique (10), ainsi que d’autres mesures de la BCE liées à la restructuration de la dette publique grecque. Puis, par l’arrêt du 24 janvier 2017, Nausicaa Anadyomène et Banque d’escompte/BCE (11), le Tribunal a rejeté la demande d’indemnisation formée le 21 décembre 2015 par des banques commerciales en excluant toute responsabilité de la BCE, confirmant ce qu’il avait retenu à l’égard des personnes physiques détentrices de titres de créance grecs.
13. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné les requêtes, formées au cours des mois de septembre et d’octobre 2014 par 6 320 ressortissants grecs, porteurs d’obligations de l’État grec, en tant que personnes physiques, de montants variant entre 10 000 euros et 1 510 000 euros, relatives à leur participation forcée à la diminution de la dette publique grecque par l’échange de leurs obligations avec d’autres d’une valeur inférieure. Par l’arrêt du 21 juillet 2016 (12), cette Cour a dit, à l’unanimité,qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 1er du protocole n° 1 à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (13) ni de l’article 14 de la CEDH combiné à l’article 1er de ce protocole (14).
14. Désormais, la Cour est invitée à compléter son analyse en se prononçant sur les règles applicables à la détermination de la compétence de la juridiction saisie, dans le prolongement de l’arrêt Fahnenbrock e.a. ainsi que de l’arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, ci-après l’« arrêt Kolassa », EU:C:2015:37), s’agissant de la nature des rapports juridiques existant entre l’émetteur d’un titre souverain et l’acquéreur de celui-ci.
15. Les questions posées par la juridiction de renvoi, ainsi que les observations des parties doivent conduire la Cour à vérifier, au préalable, si le litige au principal relève du règlement n° 1215/2012, applicable, aux termes de son article 1er, paragraphe 1, « en matière civile », sauf notamment à la responsabilité de l’État pour des actes commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). Si le litige entre dans le champ d’application de ce règlement, il faudra ensuite s’assurer qu’il peut être qualifié de litige en « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), dudit règlement, tel qu’interprété par la Cour, qui prévoit une règle de compétence spéciale, dérogeant à la règle générale de compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur. Enfin, si tel est le cas, il conviendra de déterminer quel est le « lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande », au sens de cet article 7.
16. À l’issue de notre analyse, nous proposerons, seulement à titre subsidiaire, des éléments de réponse à ces deux dernières questions portant sur les conditions d’application de la règle de compétence spéciale prévue à l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012.
17. En effet, nous soutiendrons, à titre principal, que le litige ne relève pas du champ d’application de ce règlement.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
18. Les considérants 4, 15 et 16 du règlement n° 1215/2012 (15) énoncent :
« (4) Certaines différences entre les règles nationales en matière de compétence judiciaire et de reconnaissance des décisions rendent plus difficile le bon fonctionnement du marché intérieur. Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre sont indispensables.
[...]
(15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »
19. L’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement dispose :
« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). »
20. Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, relevant du chapitre II, intitulé « Compétence », section 1, regroupant les « [d]ispositions générales » :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
21. À la section 2 du même chapitre II, intitulée « Compétences spéciales », l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 prévoit :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
1) a) en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande » (16).
B. Le droit grec
22. Selon la décision de renvoi (17), la République hellénique a émis en Grèce des obligations souveraines, en tant que droits-valeurs (créances inscrites au registre de la dette publique), soumises au droit grec et négociées à la bourse d’Athènes. Ces droits-valeurs ont été enregistrés (18) dans le système de comptes courants de la banque centrale grecque, qui comprend les comptes ouverts au nom de chacun des participants admis par le gouverneur de la banque centrale à y participer (19).
23. En vertu de l’article 6, paragraphe 2, de ladite loi, les participants au système de comptes courants de la banque centrale grecque peuvent octroyer des droits en rapport avec une obligation (20) à des tiers investisseurs, mais un tel acte juridique ne produit d’effet qu’à l’égard des parties concernées, à l’exclusion expresse de tout effet en faveur ou au détriment de la République hellénique.
24. L’article 6, paragraphe 4, de la loi 2198/1994 prévoit qu’une obligation est transmise par son inscription au crédit du compte du participant.
25. L’article 6, paragraphes 5 à 7, de cette loi facilite la compréhension du « système » décrit par la juridiction de renvoi. Il dispose :
« 5. Les comptes des participants sont maintenus dans le système. Les comptes des investisseurs sont maintenus auprès des participants.
6. Tant dans le système qu’auprès des participants, les comptes sont maintenus séparément par catégorie de titres présentant des caractéristiques communes.
7. Dans le système, des comptes distincts sont maintenus pour chaque participant, d’une part, pour les titres de son propre portefeuille et, d’autre part, pour ceux du portefeuille de ses clients investisseurs. Le compte du portefeuille des investisseurs maintenu auprès de chaque participant cumule tous les investisseurs du participant. »
26. L’article 8 de ladite loi, intitulé « Créances des investisseurs », prévoit :
[...]
« 2. L’investisseur a une créance fondée sur son titre uniquement à l’encontre du participant auprès duquel son compte est maintenu. Si l’État n’a pas exécuté ses obligations visées au paragraphe 6 du présent article, l’investisseur a une créance fondée sur son titre uniquement à l’encontre de l’État.
[...]
6. Le versement du principal et des intérêts échus par l’État à la banque centrale grecque entraîne l’extinction des obligations de l’État. La banque centrale grecque alloue à chaque participant le principal et les intérêts des titres dus à l’échéance de l’emprunt. Le versement susvisé entraîne l’extinction des obligations de la banque centrale grecque.
[...] ».
27. Par ailleurs, le Nómos 4050/2012 – Kanónes tropopoiíseos títlon ekdóseos í engyíseos tou Ellinikoú Dimosíou me symfonía ton Omologioúchon (loi n° 4050/2012, intitulée « Règles de modification, avec l’assentiment des détenteurs, des titres émis ou garantis par l’État grec ») (21), du 23 février 2012, prévoit que les détenteurs de certaines obligations souveraines grecques reçoivent une proposition de « restructuration ».
28. Ce terme, utilisé par la juridiction de renvoi, figure également dans l’arrêt Fahnenbrock e.a. (point 8). Il convient, selon nous, de faire une distinction entre la « restructuration de la dette publique » et la proposition de participation à celle-ci, consistant en la « modification des titres éligibles », aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, de la loi 4050/2012, qui dispose :
« Le Conseil des ministres, sur proposition de l’Ypourgoú Oikonomikón (ministre des Finances, Grèce), décide de lancer la procédure de modification des titres éligibles par les détenteurs d’obligations, définit les titres éligibles et, en cas de remplacement, définit le capital ou le montant nominal, le taux d’intérêt ou le rendement, la maturité, le droit (anglais ou autre) auquel seront soumis les nouveaux titres émis par l’État grec et habilite l’Organismós Diacheírisis Dimósiou Chréous [Agence de gestion de la dette publique, Grèce] à émettre une ou plusieurs invitations de la part de l’État grec.
Par cette invitation, les détenteurs des titres éligibles visés dans celle-ci sont invités à décider, dans un délai fixé, s’ils acceptent la modification des titres éligibles, telle que proposée par l’État grec, conformément à la procédure prévue au présent article. »
29. Cette loi 4050/2012 prévoit l’introduction d’une clause de « restructuration » (22) ou « clause d’action collective » (CAC) permettant de modifier les conditions d’emprunt initiales au moyen de décisions adoptées à la majorité qualifiée du capital restant dû et s’appliquant également à la minorité.
30. Au point 9 de l’arrêt Fahnenbrock e.a., il est précisé que, « [a]ux termes de l’article 1er, paragraphe 4, de cette loi, la modification des titres visés nécessite la réunion d’un quorum représentant 50 % du total de l’encours des obligations concernées, ainsi qu’une majorité qualifiée correspondant aux deux tiers du capital participant ».
31. Afin de compléter le résumé figurant au point 10 de cet arrêt, il convient de reprendre la citation par le gouvernement grec de l’article 1er, paragraphe 9, de ladite loi, qui dispose :
« À compter de la publication au Journal officiel de la République hellénique de l’arrêté d’approbation du Conseil des ministres, la décision des détenteurs d’obligations, telle que certifiée par l’administrateur de la procédure, produit un effet erga omnes, elle est contraignante pour la totalité des détenteurs d’obligations et des investisseurs des titres éligibles et elle prévaut sur les éventuelles dispositions générales ou spécifiques contraires de toute loi, acte réglementaire ou accord. En cas de remplacement des titres éligibles, par enregistrement des nouveaux titres dans le système, les titres éligibles remplacés par de nouveaux titres sont automatiquement annulés, entraînant l’extinction de tout droit ou obligation émanant de ceux-ci, y compris la totalité des droits et obligations ayant fait partie de ceux-ci à quelque moment que ce soit. »
32. L’article 1er, paragraphe 11, de la loi 4050/2012, cité également dans l’arrêt Mamatas (§ 48), prévoit :
« Les dispositions du présent article visent à la protection d’un intérêt public péremptoire, sont des dispositions impératives et d’applicabilité directe, prévalent sur les éventuelles dispositions générales ou spécifiques contraires de toute loi, acte réglementaire ou accord [...], et leur application ne crée ni n’active aucun droit contractuel ou légal en faveur du détenteur des obligations ou de l’investisseur et aucune obligation contractuelle ou légale au détriment de l’émetteur ou du garant des titres [...], sauf comme expressément prévu par les dispositions du présent article ».
III. Les faits à l’origine du litige et les questions préjudicielles
33. M. Kuhn, domicilié à Vienne (Autriche), a, par l’intermédiaire d’une banque dépositaire, établie en Autriche, agissant en qualité de commissionnaire (23), acquis des obligations d’une valeur nominale de 35 000 euros (24), émises par la République hellénique, soumises au droit grec. Ces obligations souveraines ont été inscrites au crédit du compte-titres, géré par la banque dépositaire, dont M. Kuhn est titulaire (25). Il s’agit de titres au porteur donnant droit, conformément aux conditions d’emprunt, au remboursement du capital à l’échéance et « au paiement ponctuel » (26).
34. La juridiction de renvoi précise que l’État grec a émis en Grèce ces obligations soumises au droit grec et négociées à la bourse d’Athènes en tant que « droits-valeurs », c’est-à-dire des créances inscrites au registre de la dette publique. Ceux-ci ont été enregistrés dans le système de comptes courants de la banque centrale grecque, dans lequel des participants à ce système, admis par le gouverneur de cette banque centrale, disposent d’un compte à leur nom.
35. Selon cette juridiction, il découle tant des dispositions de la loi 2198/1994 que des conditions d’emprunt relatives aux obligations souveraines en cause que ce sont, d’abord, les participants audit système qui sont devenus des détenteurs et des créanciers de ces obligations, transmises par leur inscription au crédit de leur compte, avant qu’ils n’octroient les droits attachés à ces obligations à des tiers investisseurs, un tel acte juridique ne produisant d’effet qu’à l’égard des personnes concernées, à l’exclusion de la République hellénique.
36. À la suite de l’adoption de la loi 4050/2012, la République hellénique a procédé à la conversion des obligations acquises par M. Kuhn en les remplaçant par de nouvelles obligations souveraines d’une valeur nominale moindre.
37. La juridiction de renvoi indique que, selon les allégations de M. Kuhn, la République hellénique a, jusqu’au jour de cette conversion, versé des intérêts sur un compte ouvert au nom de celui-ci auprès d’une banque établie en Autriche. Elle précise que M. Kuhn aurait vendu (27) pour 7 831,58 euros les obligations converties, ce qui lui aurait causé un préjudice de 28 673,42 euros, cette somme correspondant à la valeur nominale des obligations à la date d’échéance au 20 février 2012 (28), majorée des intérêts et des frais.
38. Dans ces circonstances, M. Kuhn a introduit un recours devant le Landesgericht für Zivilrechtssachen Wien (tribunal régional des affaires civiles de Vienne, Autriche) (29), en vue d’obtenir l’exécution des conditions d’emprunt relatives aux obligations en cause ou une indemnité en raison de l’inexécution de celles-ci.
39. Par une ordonnance du 8 janvier 2016, cette juridiction s’est déclarée incompétente internationalement pour connaître de ce recours.
40. Saisi d’un recours en appel contre cette ordonnance, l’Oberlandesgericht Wien (tribunal régional supérieur de Vienne, Autriche) a, par une ordonnance du 25 février 2016, rejeté l’exception d’incompétence des juridictions autrichiennes aux motifs que la demande de M. Kuhn était fondée non pas sur un acte législatif grec, mais sur les conditions d’emprunt initiales relatives aux obligations souveraines en cause et que le tribunal compétent est désigné par le droit grec, applicable selon les parties, en l’occurrence celui du domicile du créancier, lieu où la dette d’argent devait être exécutée.
41. La République hellénique a formé un « pourvoi extraordinaire » contre cette ordonnance devant la juridiction de renvoi.
42. Selon cette dernière, dans la mesure où M. Kuhn réclame l’exécution, par la République hellénique, des conditions d’emprunt des obligations souveraines en cause, celui-ci se réfère à juste titre à la relation juridique alléguée entre lui, en tant qu’acquéreur des obligations souveraines, et la République hellénique, en tant qu’émettrice de ces obligations, de sorte qu’il existe un droit contractuel « (secondaire) » (30), au titre de l’article 7, point 1, du règlement n° 1215/2012.
43. Elle retient également, d’une part, que M. Kuhn fait valoir un droit à l’exécution des conditions d’emprunt fondé sur l’engagement de payer donné par la République hellénique, en qualité de débitrice obligataire et, d’autre part, que l’émission d’obligations « (emprunts au porteur) » (31) ne peut être assimilée aux acta jure imperii. Elle en déduit que le litige relève de la matière civile et commerciale.
44. Dans ces conditions, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« Convient-il d’interpréter l’article 7, point 1, sous a), du règlement [n° 1215/2012] en ce sens que :
– même en cas de cession contractuelle multiple d’une créance – comme en l’espèce – le lieu de l’exécution au sens de cette disposition est déterminé d’après la première stipulation contractuelle ?
– en cas de recours faisant valoir un droit au respect des conditions d’une obligation souveraine – telle celle émise en l’espèce par la République hellénique – ou réclamant une indemnisation en raison de l’inexécution de ce droit, le lieu réel d’exécution est déjà déterminé par le paiement d’intérêts de cette obligation souveraine sur un compte d’un détenteur d’un dépôt titres à l’intérieur du pays [(32)] ?
– le fait que la première stipulation contractuelle a déterminé un lieu légal d’exécution, au sens de [ladite disposition], fait obstacle à la thèse selon laquelle l’exécution réelle ultérieure d’un contrat déterminerait un – nouveau – lieu d’exécution au sens de [la même] disposition ? »
IV. Notre analyse
45. Par ses trois questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans une situation, telle que celle en cause au principal, où une personne a acquis, par l’intermédiaire d’une banque dépositaire, des obligations émises par un État membre et fait valoir une créance à l’égard de ce dernier en se fondant sur les conditions d’emprunt obligataire, l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens que le « lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande » est déterminé par les conditions de l’emprunt lors de l’émission de ces obligations, nonobstant les cessions ultérieures de celles-ci, ou par le lieu de l’exécution effective des conditions de l’emprunt, telles que le paiement des intérêts.
46. Il convient de préciser que la République hellénique ainsi que les gouvernements grec et italien soutiennent que le litige au principal ne relève ni du champ d’application matériel du règlement n° 1215/2012, en ce que, pour l’essentiel, il est fondé sur le droit souverain d’un État membre de légiférer en vue de restructurer sa dette publique, ni de la « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), au motif qu’il n’existe pas de relation contractuelle entre l’État membre et le porteur de titres souverains. En conséquence, la Cour doit, à titre liminaire, déterminer si l’action peut être qualifiée comme concernant la « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement (33). Seule une réponse positive à cette question devra conduire la Cour à se prononcer sur la seconde question préalable exposée ci-dessus.
A. Le litige relève-t-il du champ d’application du règlement n° 1215/2012 ?
47. Pour considérer que le litige relève de la matière civile et commerciale, la juridiction de renvoi s’est référée à l’arrêt Fahnenbrock e.a., après avoir retenu que le requérant demande l’exécution des conditions d’emprunt ou l’indemnisation de leur inexécution par l’État défendeur, émetteur des obligations souveraines, en se fondant sur l’engagement de payer pris par celui-ci en qualité de débiteur obligataire (34). Si ce rapprochement peut apparaître pertinent dans une certaine mesure, notre avis diverge fondamentalement sur les conséquences qui doivent en être tirées, au motif que l’analyse de la compétence doit reposer sur des bases différentes que nous allons examiner.
1. Sur la portée de l’arrêt Fahnenbrock e.a.
48. S’agissant du premier point de convergence, il peut être relevé que l’objet du litige, qui s’inscrit dans des circonstances de fait quasi analogues (35), est similaire, dès lors que, dans l’une des affaires (Kickler e.a., C-578/13) sur la base desquelles la Cour a rendu l’arrêt Fahnenbrock e.a., des détenteurs d’obligations grecques demandaient à la République hellénique, outre le paiement de dommages-intérêts, l’exécution contractuelle des obligations originaires venues à échéance. La cause de la demande est, dans tous les cas, une violation des droits et obligations du contrat (36).
49. Dans ces circonstances, le second point de convergence est particulièrement important, dès lors que la Cour s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 1er du règlement (CE) n° 1393/2007 (37), dont les termes sont identiques à ceux de l’article 1er du règlement n° 1215/2012. Leur champ d’application est circonscrit à la « matière civile et commerciale » et ne couvre notamment pas la « responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii) » (38).
50. La Cour a jugé dans l’arrêt Fahnenbrock e.a. que « l’article 1er, paragraphe 1, du règlement [n °1393/2007] doit être interprété en ce sens que des actions juridictionnelles en indemnité pour trouble de la possession et de la propriété, en exécution contractuelle et en dommages-intérêts, telles que celles en cause au principal, introduites par des personnes privées, titulaires d’obligations d’État, contre l’État émetteur, rentrent dans le champ d’application dudit règlement dans la mesure où il n’apparaît pas qu’elles ne relèvent manifestement pas de la matière civile ou commerciale » (39).
51. Pour autant, la portée de l’arrêt Fahnenbrock e.a. n’est pas, selon nous, celle que la juridiction de renvoi lui prête. En effet, il convient de porter une attention particulière aux limites de l’interprétation que la Cour a fixées.
52. À cet égard, il est essentiel de commencer par relever que la Cour s’est démarquée des solutions antérieures visant à harmoniser l’interprétation de la même notion, en raison des objectifs particuliers à atteindre (40). Ainsi, il résulte des motifs d’ordre méthodologique de cette décision (41) que la Cour a clairement privilégié le mécanisme instauré par le règlement n° 1393/2007 afin d’en assurer la pleine efficacité avec le souci de garantir un accès rapide au juge du fond ainsi que le droit à un procès équitable (42).
53. La Cour a ensuite retenu la nature particulière de la vérification opérée par le juge au stade de la demande de signification, en considérant qu’il revient au juge saisi, dans le cadre de la procédure contradictoire ultérieure, de trancher le débat sur la compétence (43).
54. À cet égard, elle a estimé que le cas du retour de la demande de signification par l’entité requise devait être réservé aux litiges qui ne relèvent pas, à l’évidence, de la matière civile et commerciale (44).
55. Enfin, la Cour a donné deux éléments de réponse utiles pour les besoins d’un examen prima facie ou, autrement dit, d’un contrôle d’une intensité adaptée à l’objectif de célérité poursuivi, dans le cas précis pouvant faire douter a priori du caractère civil de l’action, dès lors qu’elle est dirigée contre un État et porte sur l’émission par celui-ci d’obligations souveraines.
56. Premièrement, la Cour a précisé que « l’émission d’obligations ne présuppose pas nécessairement l’exercice de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre les particuliers » (45). Deuxièmement, elle a relevé certains éléments justifiant un examen approfondi de la nature de la relation de l’État avec le porteur. Il s’agit des conditions financières des titres en cause qui pourraient avoir été fixées « sur la base des conditions de marché qui règlent l’échange et la rentabilité de ces instruments financiers » (46) et des modifications de ces conditions financières qui « auraient dû faire suite à une décision d’une majorité des titulaires » des obligations sur la base d’une clause contractuelle intégrée dans les contrats d’émission (47).
57. La Cour, qui avait auparavant relevé la complexité des questions ayant une incidence sur l’immunité de l’État (48), en a déduit qu’« il ne peut être conclu que les affaires au principal ne relèvent manifestement pas de la matière civile ou commerciale au sens du règlement n° 1393/2007, de telle sorte que ce règlement est applicable à ces affaires » (49).
58. En conséquence, dès lors qu’il appartient au juge saisi de vérifier sa compétence, ainsi que la Cour l’a rappelé (50), il convient de reprendre l’analyse de la qualification du litige en recentrant la discussion sur les éléments mis en exergue par la Cour dans l’arrêt Fahnenbrock e.a. afin de justifier ses réserves sur le caractère manifeste de l’exercice de la puissance publique.
2. La qualification du litige
59. À titre liminaire, il nous paraît opportun de rappeler que les méthodes d’interprétation des précédents instruments réglant la compétence, retenues jusqu’à présent (51), ont vocation à s’appliquer au règlement n° 1215/2012 (52).
60. Ainsi, selon une jurisprudence bien établie, l’interprétation de la notion autonome de « matière civile et commerciale » conduit à déterminer le champ d’application des instruments réglant la compétence judiciaire « en raison des éléments qui caractérisent la nature des rapports juridiques entre les parties au litige ou l’objet de celui-ci » (53). Il y a donc lieu d’identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et d’examiner le fondement ainsi que les modalités d’exercice de l’action intentée (54).
61. En l’occurrence, il convient de rechercher si l’action en indemnisation exercée par un particulier à l’encontre d’un État émetteur d’emprunt a sa source matérielle dans un acte de puissance publique ou, plus précisément, si le rapport juridique entre l’État grec et M. Kuhn, tel qu’il résulte des conditions d’emprunt, est marqué par une manifestation de puissance publique de la part de l’État débiteur, en ce qu’elle correspondrait à l’exercice de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre particuliers (55).
62. Selon nous, cette manifestation résulte, dans cette affaire comme dans les précédentes portant sur la restructuration de la dette grecque, tant de la nature et des modalités des modifications de la relation contractuelle entre l’État grec et les propriétaires de titres que du contexte dans lequel ces dernières sont intervenues.
63. En effet, les termes généraux de « modification » ou de « conversion » des titres, généralement utilisés, atténuent très largement la réalité de l’échange de titres auquel il a été procédé (56) : les titres initiaux ont été annulés et remplacés par de nouveaux titres d’une valeur nominale inférieure, entraînant une perte de capital de 53,5 %, voire plus élevée s’il est tenu compte de la modification de la date à laquelle les anciens titres devaient arriver à maturité (57), une partie d’entre eux devant arriver à échéance entre l’année 2023 et l’année 2042. Les taux annuels pour le paiement des coupons ont été révisés. Enfin, les titres ne sont plus soumis à la loi grecque, mais à la loi anglaise (58).
64. En raison de son caractère substantiel, cette substitution de titres ne peut être assimilée à des modifications généralement considérées comme constituant des aléas inhérents à ce type d’investissements, entièrement maîtrisés par l’État membre emprunteur (59), auxquelles peut s’attendre un acquéreur d’obligations normalement avisé (60).
65. Les modalités de cette substitution doivent également être soulignées dès lors qu’elles n’étaient prévues ni dans les conditions d’emprunt ni dans le droit grec lors de l’émission des titres qui les régissait. Elles ont été imposées par le législateur grec par l’effet de la loi 4050/2012 en introduisant des CAC de façon rétroactive.
66. Grâce à ces clauses, l’accord conclu entre l’État et les porteurs d’obligations ayant décidé, à la majorité qualifiée, d’accepter les modifications contractuelles proposées par l’État grec, a permis de les imposer à la minorité de porteurs, y compris ceux qui auraient souhaité les refuser.
67. Le recours à ce mécanisme ne peut faire douter du caractère immédiat et direct (61) des modifications des conditions d’emprunt sur la minorité des porteurs, d’autant plus que la loi 4050/2012 visait précisément à atteindre ce résultat afin d’éviter à la Grèce d’être en défaut (62). La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs déduit du mécanisme des CAC que « les modalités en fonction desquelles l’échange [avait] eu lieu démontrent clairement le caractère involontaire de [la] participation [des requérants] au processus de la décote » (63).
68. Pour trancher la question de l’applicabilité du règlement n° 1215/2012 qui nous préoccupe, il ne peut non plus être tiré argument du recueil, grâce aux CAC, de l’accord des porteurs dans un cadre contractuel (64). En effet, celui-ci ne peut être détaché des circonstances dans lesquelles l’inclusion rétroactive de ces clauses dans les conditions d’emprunt a été acceptée.
69. Si la loi 4050/2012 met en œuvre l’accord résultant des négociations entre la République hellénique et les investisseurs privés (PSI) dont la participation a été considérée comme « jou[ant] un rôle vital pour ramener l’endettement de la [République hellénique] à un niveau supportable » (65), il est constant que les personnes physiques, qui ne formaient qu’une minorité de porteurs d’obligations de l’État grec et qui représentaient 1 % environ de la dette publique globale de la Grèce n’ont pas participé à ces négociations menées avec les investisseurs institutionnels que sont, notamment, les banques et les organismes de crédit (66).
70. En outre, d’autres aspects du contexte exceptionnel dans lequel la loi 4050/2012 a été promulguée doivent aussi être pris en considération.
71. Premièrement, la procédure contraignante, imposée par cette loi, constitue l’aboutissement de la recherche d’« une solution exceptionnelle et unique » (67) à la situation de la République hellénique. Elle est indissociablement liée à la politique monétaire de l’Union, dès lors qu’elle visait à assurer la sauvegarde de l’organisation financière d’un État membre et, plus largement, à préserver la stabilité financière de la zone euro dans son ensemble (68).
72. Deuxièmement, le recours inédit (69) à l’inclusion rétroactive de CAC tendait à prévenir le risque d’un échec du plan de restructuration de la dette (70) pouvant notamment résulter de l’absence de CAC (71) dans les émissions des titres réalisées par la République hellénique sur le marché national. L’objectif à atteindre étant de s’assurer de la participation de la totalité des particuliers créanciers, les autorités grecques ont tiré avantage de ce que la dette obligataire était à plus de 90 % soumise à la loi grecque pour la modifier en imposant ces clauses (72).
73. Troisièmement, la mise en œuvre d’une telle procédure par l’État, agissant à la fois comme contractant et comme législateur, est circonscrite dans le temps (73). En effet, d’une part, les nouveaux titres issus de la conversion sont soumis à la loi anglaise et celle-ci prévoit des CAC (74). D’autre part, après la décision des ministres des Finances de la zone euro, prise au mois de novembre 2010 et entérinée par les conclusions du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 (75), de rendre obligatoire le recours au mécanisme des CAC, c’est en application de l’article 12, paragraphe 3, du traité instituant le mécanisme européen de stabilité (MES) conclu à Bruxelles le 2 février 2012 (76) que des CAC figurent, depuis le 1er janvier 2013, dans tous les titres d’une durée supérieure à un an portant sur des dettes publiques des États membres de la zone euro (77). Elles constituent désormais l’un des moyens permettant d’assurer la stabilité financière de la zone euro et participent ainsi à l’objectif « d’assurer une gestion des crises de solvabilité rencontrées par les États » (78) et de rassurer les investisseurs.
74. L’ensemble de ces éléments mettent en valeur la poursuite d’un objectif d’intérêt général, qui ne se limite pas à celui de la Grèce, mais concerne toute la zone euro. Admettre, dans de telles conditions, que le litige ne soit pas maintenu dans la stricte sphère contractuelle (79) ne nous paraît pas de nature à faciliter le recours par les États emprunteurs à la loi afin d’« immunis[er] » (80) les contrats de dettes souveraines en modifiant les conditions d’emprunt notamment de manière rétroactive.
75. Nous en déduisons que le litige au principal trouve sa source matérielle dans un acte de puissance publique par lequel ont été imposées rétroactivement, dans des conditions et des circonstances exceptionnelles, la conversion des titres et la modification des conditions d’emprunt initiales, afin d’éviter que l’État grec ne soit en défaut et de garantir la stabilité de la zone euro.
76. En conséquence, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles qu’une action intentée par une personne physique ayant acquis des obligations émises par un État membre, à l’encontre de celui-ci, visant à obtenir l’exécution des conditions d’emprunt initiales ou l’indemnisation de leur inexécution, en raison de l’échange de ces obligations contre des obligations de valeur moindre, imposé à cette personne physique par l’effet d’une loi, adoptée dans des circonstances exceptionnelles par le législateur national, ayant unilatéralement et rétroactivement modifié les conditions applicables aux obligations en y insérant une CAC permettant à une majorité de détenteurs de celles-ci d’imposer un tel échange à la minorité, ne relève pas de la « matière civile ou commerciale » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 1215/2012.
77. Si, toutefois, la Cour estimait que l’action en cause se borne à « soumettre au contrôle du juge des rapports de droit privé » (81) entre l’acquéreur d’obligation souveraine et l’État ayant accompli un acte jure gestionis, il conviendrait alors de déterminer si le litige relève de la « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), de ce règlement.
B. Le litige relève-t-il de la « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 ?
78. Après avoir posé les bases du raisonnement et précisé en quoi l’arrêt Kolassa ne peut servir de référence, nous exposerons notre avis sur la qualification du litige au principal.
1. Rappel des principes d’interprétation
79. À titre liminaire, nous rappellerons les bases sur lesquelles repose toute interprétation de la notion de « matière contractuelle ».
80. Comme pour l’interprétation de l’article 1er du règlement n° 1215/2012 (82), il convient de se reporter à celle fournie par la Cour en ce qui concerne l’article 5, point 1, du règlement n° 44/2001, dès lors qu’elle vaut également pour l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 qui le remplace (83).
81. Il en résulte, premièrement, que l’interprétation de cet article 7 doit être restrictive, dès lors qu’il offre au demandeur une option de compétence et, partant, la faculté de faire exception à la compétence de principe de la juridiction de l’État du domicile du défendeur. Ainsi, selon une jurisprudence constante de la Cour, les règles de compétence spéciales ne permettent pas une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par ledit règlement (84).
82. Deuxièmement, il importe de définir des solutions en cohérence avec l’objectif général recherché, énoncé au considérant 16 du règlement n° 1215/2012. Il s’agit de faciliter une bonne administration de la justice lorsqu’« il existe un lien de rattachement étroit entre la contestation et le tribunal qui est appelé à en connaître » (85). La juridiction du lieu où doit être exécutée l’obligation stipulée au contrat et servant de base à l’action judiciaire est normalement celle qui est la plus apte à statuer, notamment pour des motifs de proximité du litige et de facilité d’administration des preuves (86). L’assurance de l’exécution rapide de la décision peut aussi être prise en considération (87).
83. Troisièmement, toujours selon une jurisprudence bien établie relative à la notion autonome de « matière contractuelle » (88) et, partant, à l’exclusion du « renvoi au droit interne de l’un ou l’autre des États concernés » (89), l’application de la règle de compétence spéciale prévue en cette matière à l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 présuppose l’identification d’une obligation juridique librement consentie par une personne à l’égard d’une autre et sur laquelle se fonde l’action du demandeur, peu important l’absence de conclusion d’un contrat (90), ou que le contrat soit régi par des dispositions impératives (91).
84. À cet égard, la Cour a précisé qu’une action en responsabilité peut relever de la « matière contractuelle » « si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat » et que « [t]el sera a priori le cas si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second » (92). La notion de « matière délictuelle » n’est retenue que lorsque l’action n’est pas étroitement liée à un contrat (93).
85. S’agissant d’une action telle que celle en cause au principal, il suffirait, selon la République hellénique, de transposer la jurisprudence de l’arrêt Kolassa. Nous ne partageons pas cette opinion pour les raisons que nous allons exposer.
2. La portée de l’arrêt Kolassa
86. Dans cet arrêt, qui porte sur l’acquisition de titres sur le marché secondaire ayant fait intervenir plusieurs intermédiaires, comme dans les circonstances du litige au principal, la Cour a notamment jugé que l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’un demandeur qui a acquis une obligation au porteur auprès d’un tiers, sans que l’émetteur de celle-ci ait librement assumé une obligation à l’égard de ce demandeur, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, ne peut pas se prévaloir de la compétence prévue à cette disposition aux fins de l’action introduite contre ledit émetteur et fondée sur les conditions d’emprunt, la violation des obligations d’information et de contrôle ainsi que la responsabilité concernant le prospectus (94).
87. La Cour a estimé qu’il résultait de la présentation succincte des faits par la juridiction de renvoi qu’une obligation juridique librement consentie par la banque émettrice de l’emprunt à l’égard du demandeur qui avait acquis une obligation au porteur auprès d’un tiers faisait défaut (95).
88. Nous considérons que le litige au principal se distingue de la situation ayant donné lieu à cet arrêt pour plusieurs raisons. Premièrement, les obligations sur lesquelles se fondait l’investisseur étaient de nature précontractuelle. Il invoquait la responsabilité de l’émetteur des titres qu’il avait acquis du fait du prospectus et la violation d’autres obligations légales d’information incombant à cet émetteur, afin de démontrer qu’il n’aurait pas réalisé un tel investissement s’il avait été mieux informé.
89. Deuxièmement, l’émission des obligations souveraines, telle que décrite par la juridiction de renvoi, qui correspond aux intermédiations habituelles en matière de dettes d’État, est soumise à des conditions qui sont fondamentalement différentes de celles des certificats tels que ceux dans lesquels M. Harald Kolassa a investi. Ces certificats litigieux avaient été émis par une banque privée, prenant la forme d’obligations au porteur dont la valeur devait être déterminée sur la base d’un indice formé à partir d’un portefeuille dont la gestion a été confiée à une société (96).
90. Troisièmement, la Cour a retenu que le requérant n’était pas le porteur de ces obligations (97), après avoir constaté qu’elles avaient été commandées et acquises par la banque avec laquelle le requérant était en relation directe, auprès de sa société mère, ces sociétés ayant exécuté la commande en leur nom, et que ces obligations avaient été conservées en tant que fonds de couverture par la banque intermédiaire en son nom propre et pour le compte du requérant (98).
91. Tel n’est pas le cas dans l’affaire au principal. En effet, selon la juridiction de renvoi, le requérant est propriétaire de titres qui ont été acquis en son nom par la banque de dépôt et celle-ci a agi en qualité de commissionnaire.
92. En conséquence, la question de la qualification particulière de ces liens se pose. Eu égard au choix du caractère autonome de la notion de « matière contractuelle » (99), il appartient à la Cour de se prononcer sur ce point.
3. La qualification particulière en matière d’émission de titres souverains
93. En matière d’émission de titres souverains, cette question de qualification est inédite et complexe en raison de son double objet, à savoir la nature particulière de l’obligation souveraine et le transfert des droits ou la cession de créance qui s’y attache.
94. Il convient également de prendre en considération que « [l]es droits sur des titres sont désormais majoritairement détenus, transférés ou nantis par le biais de l’inscription sur des comptes de titres » (100).
95. Bien que divers auteurs soutiennent qu’il n’existe pas de lien contractuel entre l’émetteur et l’investisseur sur le marché secondaire, d’autres estiment que cette approche pourrait être relativisée (101). À l’instar de ces derniers, nous considérons que, en cette matière, s’il peut être admis qu’il n’existe plus de lien contractuel direct, faute de titre signé par l’émetteur et le porteur (102), « il ne peut être posé en règle générale que les relations juridiques entre l’émetteur d’un titre financier et l’investisseur qui acquiert ces instruments (fût-ce sur le marché secondaire) ne seraient pas de nature contractuelle. Une telle question ne peut être analysée qu’au cas par cas, en fonction de la nature exacte des instruments financiers, des documents qui les régissent et des droits et obligations qui en découlent dans le chef de l’émetteur et de l’investisseur » (103).
96. Un encouragement à avancer dans cette voie nous paraît devoir être discerné à la lecture du point 41 de l’arrêt Kolassa, qui n’exclut pas que le litige puisse relever de la matière contractuelle.
97. Dès lors, les conditions dans lesquelles les obligations sont proposées à la souscription par un État, telles que décrites par la juridiction de renvoi, ne peuvent pas, selon nous, être qualifiées de « chaîne de contrats », au sens de la jurisprudence de la Cour (104).
98. En effet, ainsi qu’il résulte des pièces du dossier, en particulier du subscription agreement (contrat de souscription), l’État grec a contracté avec des managers ou des participants au système du marché primaire qui, en qualité de premiers détenteurs des titres, peuvent les liquider sur le marché secondaire. En d’autres termes, leur rôle peut être qualifié de distributeur auprès des investisseurs du marché secondaire sur lequel interviennent les transactions portant sur ces obligations.
99. L’État grec a également élaboré, comme tout État émetteur de titres, un document (offering circular ou prospectus d’émission) qui reprend les principales conditions d’emprunt et constitue juridiquement le contrat passé avec ses créanciers (105). Ainsi, dans cette relation juridique, l’État s’engage à payer des coupons et à rembourser l’emprunt à l’échéance envers tout porteur de titres, certes, pas directement, mais en passant par les intermédiaires qui ont acquis les titres pour le compte de celui-ci. Dans cette relation, il peut aussi être considéré que « la transmission du titre au porteur opère une cession des droits incorporés dans le titre : le souscripteur s’étant engagé ab initio envers tout porteur du titre, le porteur est titulaire d’un droit propre à l’égard de l’émetteur » (106). Au point 91 de arrêt du 7 octobre 2015, Accorinti e.a./BCE (107), l’analyse retenue est concordante. Il y est précisé que, « en vertu du droit privé applicable, [les] banques centrales ont acquis, lors de l’achat de titres de créance étatiques, à l’instar des investisseurs privés, le statut de créancier de l’État émetteur et débiteur » (108).
100. Deux arguments supplémentaires peuvent être tirés de l’intervention de l’État législateur en vue de modifier les conditions de l’emprunt de l’État contractant. D’une part, la loi en cause visait à produire un effet direct et immédiat sur les titres appartenant aux investisseurs privés institutionnels ou aux personnes physiques, indépendamment de l’intermédiation d’organismes financiers.
101. D’autre part, cette initiative législative révèle la parfaite connaissance par l’État de l’étendue de ses engagements en qualité d’État contractant (109) vis-à-vis des propriétaires de titres (110), dès lors qu’il en a modifié la teneur avant d’être en défaut et, partant, de devoir faire face à des demandes de remboursement anticipé de la créance qui lui auraient été adressées directement.
102. Nous déduisons de l’ensemble de ces éléments que relève de la notion de « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012, l’action par laquelle l’acquéreur d’obligations émises dans un État membre entend faire valoir, à l’encontre de cet État, des droits découlant de ces titres, notamment à la suite de la modification unilatérale et rétroactive des conditions d’emprunt par celui-ci.
103. En conséquence, il convient de préciser les éléments de réponse qui peuvent être donnés à la juridiction de renvoi en vue de déterminer le lieu d’exécution de cette obligation qui sert de base à la demande.
C. Sur la détermination du lieu d’exécution de l’obligation litigieuse
104. Il s’agit de déterminer si, dans une situation telle que celle en cause au principal, le « lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande », au sens de l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012, est celui résultant des conditions d’emprunt relatives aux obligations concernées ou si ce lieu est susceptible de changer au gré des cessions de créances liées à ces obligations, ou encore s’il peut s’agir du lieu de perception des intérêts par le créancier.
105. Selon une jurisprudence bien établie (111), à défaut de désignation par les parties du lieu d’exécution de l’obligation litigieuse, celui-ci doit être déterminé conformément à la loi qui régit cette obligation selon les règles de conflit de la juridiction saisie.
106. Ainsi que nous l’avons précédemment décrit, l’émission des obligations, soumise à la loi grecque, est encadrée par les dispositions de l’offering circular (prospectus d’émission). Dans ce document, la banque centrale grecque est désignée, conformément à l’article 8, paragraphe 6, de la loi 2198/1994 applicable en matière de dettes étatiques, en qualité de « paying agent », la loi applicable choisie est la loi grecque et les « bond holders » sont les « relevant participants of the Bank of Greece Book entry system ». Nous en déduisons que le lieu d’exécution de l’obligation, celui du paiement des coupons et du remboursement du capital, qui sert de base à la demande se situe en Grèce, conformément à cette loi 2198/1994. L’opération de conversion des titres régis par la loi grecque, résultant de la loi 4050/2012, démontre également qu’il s’agit du lieu des décisions prises sur les modalités des investissements et de leur exécution.
107. Dans ces conditions, et eu égard à notre analyse relative à la qualification de la transmission du titre au porteur en ce qu’elle opère une cession des droits incorporés dans le titre, soit une cession de créance, nous considérons que des cessions antérieures ne sont pas de nature à modifier la détermination du lieu d’exécution au sens de l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 (112).
108. Cette interprétation est conforme à l’exigence de prévisibilité et de sécurité juridique, résultant du considérant 15 du règlement n° 1215/2012 (113), dès lors qu’elle conduit à écarter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pourrait pas raisonnablement prévoir si sa détermination devait dépendre du choix du lieu du dépôt du titre, et contribue à la bonne administration de la justice visée au considérant 16 de ce règlement.
109. Ces objectifs ne pourraient pas non plus être atteints si le lieu d’exécution devait être déterminé en fonction du lieu de perception des intérêts dus au détenteur d’une obligation souveraine (114).
110. En conséquence, nous proposons à la Cour de dire pour droit que l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens que le lieu d’exécution d’une obligation souveraine est déterminé par les conditions de l’emprunt lors de l’émission de ce titre, nonobstant les cessions ultérieures de celui-ci ou l’exécution effective en un autre lieu des conditions d’emprunt relatives au paiement des intérêts ou du remboursement du capital.
V. Conclusion
111. Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche) de la manière suivante :
À titre principal :
– une action intentée par une personne physique ayant acquis des obligations émises par un État membre, à l’encontre de celui-ci, visant à obtenir l’exécution des conditions d’emprunt initiales ou l’indemnisation de leur inexécution, en raison de l’échange de ces obligations contre des obligations de valeur moindre, imposé à cette personne physique par l’effet d’une loi, adoptée dans des circonstances exceptionnelles par le législateur national, ayant unilatéralement et rétroactivement modifié les conditions applicables aux obligations en y insérant une clause d’action collective permettant à une majorité de détenteurs de celles-ci d’imposer un tel échange à la minorité, ne relève pas de la « matière civile ou commerciale » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
À titre subsidiaire, si la Cour devait juger que le litige relève de la « matière civile ou commerciale » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 1215/2012 :
– relève de la notion de « matière contractuelle », au sens de l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012, l’action par laquelle l’acquéreur d’obligations émises dans un État membre entend faire valoir, à l’encontre de cet État, des droits découlant de ces titres, notamment à la suite de la modification unilatérale et rétroactive des conditions d’emprunt par celui-ci.
– l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens que le lieu d’exécution d’une obligation souveraine est déterminé par les conditions de l’emprunt lors de l’émission de ce titre, nonobstant les cessions ultérieures de celui-ci ou l’exécution effective en un autre lieu des conditions d’emprunt relatives au paiement des intérêts ou du remboursement du capital.