Language of document : ECLI:EU:C:2011:809

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

8 décembre 2011 (*)

«Accord d’association CEE-Turquie – Libre circulation des travailleurs – Articles 7, premier alinéa, second tiret, et 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association – Directives 64/221/CEE, 2003/109/CE et 2004/38/CE – Droit de séjour d’un Turc né sur le territoire de l’État membre d’accueil et y ayant résidé légalement pendant plus de dix années sans interruption en tant qu’enfant d’un travailleur turc – Condamnations pénales – Légalité d’une décision d’expulsion – Conditions»

Dans l’affaire C‑371/08,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (Allemagne), par décision du 22 juillet 2008, parvenue à la Cour le 14 août 2008, dans la procédure

Nural Ziebell

contre

Land Baden-Württemberg,

LA COUR (première chambre),

composée de M. A. Tizzano, président de chambre, MM. A. Borg Barthet, M. Ilešič, J.‑J. Kasel (rapporteur) et Mme M. Berger, juges,

avocat général: M. Y. Bot,

greffier: M. K. Malacek, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 3 mars 2011,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Ziebell, par Mes B. Fresenius et R. Gutmann, Rechtsanwälte,

–        pour le Land Baden-Württemberg, par M. M. Schenk, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement allemand, par MM. M. Lumma et N. Graf Vitzthum, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement danois, par MM. J. Bering Liisberg et R. Holdgaard, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement estonien, par Mme M. Linntam, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement hellénique, par M. G. Karipsiadis et Mme T. Papadopoulou, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mmes I. Rao et C. Murrell, en qualité d’agents, assistées de M. T. Eicke, barrister,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Rozet et V. Kreuschitz, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 avril 2011,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association (ci-après la «décision n° 1/80»). Le conseil d’association a été institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après, respectivement, l’«accord d’association» et l’«association CEE-Turquie»). Cette demande porte également sur l’interprétation de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77, et rectificatifs JO L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Ziebell, un ressortissant turc dénommé «Örnek» avant son mariage avec une personne de nationalité allemande, au Land Baden-Württemberg au sujet d’une procédure d’expulsion du territoire allemand dont il fait l’objet.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 L’association CEE-Turquie

–       L’accord d’association

3        Conformément à son article 2, paragraphe 1, l’accord d’association a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, y compris dans le domaine de la main-d’œuvre, par la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs (article 12 de l’accord d’association) ainsi que par l’élimination des restrictions à la liberté d’établissement (article 13 dudit accord) et à la libre prestation des services (article 14 du même accord), en vue d’améliorer le niveau de vie du peuple turc et de faciliter ultérieurement l’adhésion de la République de Turquie à la Communauté (quatrième considérant du préambule et article 28 de cet accord).

4        À cet effet, l’accord d’association comporte une phase préparatoire, permettant à la République de Turquie de renforcer son économie avec l’aide de la Communauté (article 3 de cet accord), une phase transitoire, au cours de laquelle sont assurés la mise en place progressive d’une union douanière et le rapprochement des politiques économiques (article 4 dudit accord), et une phase définitive, qui est fondée sur l’union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques des parties contractantes (article 5 du même accord).

5        L’article 6 de l’accord d’association est libellé comme suit:

«Pour assurer l’application et le développement progressif du régime d’association, les Parties contractantes se réunissent au sein d’un Conseil d’association qui agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par l’accord [d’association].»

6        Aux termes de l’article 8 de l’accord d’association, inséré dans le titre II de celui‑ci, intitulé «Mise en œuvre de la phase transitoire»:

«Pour la réalisation des objectifs énoncés à l’article 4, le Conseil d’association fixe, avant le début de la phase transitoire, et selon la procédure prévue à l’article premier du protocole provisoire, les conditions, modalités et rythmes de mise en œuvre des dispositions propres aux domaines visés par le [traité CE] qui devront être pris en considération, notamment ceux visés au présent titre, ainsi que toute clause de sauvegarde qui s’avérerait utile.»

7        L’article 12 de l’accord d’association, qui figure également sous le titre II de celui-ci, chapitre 3, intitulé «Autres dispositions de caractère économique», prévoit:

«Les Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles [39 CE], [40 CE] et [41 CE] pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles.»

8        Aux termes de l’article 22, paragraphe 1, de l’accord d’association:

«Pour la réalisation des objets fixés par l’accord [d’association] et dans les cas prévus par celui-ci, le Conseil d’association dispose d’un pouvoir de décision. Chacune des deux parties est tenue de prendre les mesures que comporte l’exécution des décisions prises. […]»

–       Le protocole additionnel

9        Le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) nº 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1, ci-après le «protocole additionnel»), qui, conformément à son article 62, fait partie intégrante de l’accord d’association, arrête, aux termes de son article 1er, les conditions, modalités et rythmes de réalisation de la phase transitoire visée à l’article 4 dudit accord.

10      Le protocole additionnel comporte un titre II, intitulé «Circulation des personnes et des services», dont le chapitre I vise «[l]es travailleurs» et le chapitre II est consacré aux «[d]roit d’établissement, services et transports».

11      L’article 36 du protocole additionnel, qui fait partie dudit chapitre I, prévoit que la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la Turquie sera réalisée graduellement, conformément aux principes énoncés à l’article 12 de l’accord d’association, entre la fin de la douzième et de la vingt-deuxième année après l’entrée en vigueur de celui-ci, et que le conseil d’association décidera des modalités nécessaires à cet effet.

–       La décision n° 1/80

12      La décision n° 1/80 a été adoptée par le conseil d’association, institué par l’accord d’association et composé, d’une part, de membres des gouvernements des États membres, du Conseil de l’Union européenne ainsi que de la Commission des Communautés européennes et, d’autre part, de membres du gouvernement turc.

13      Ainsi qu’il ressort de son troisième considérant, ladite décision vise à améliorer dans le domaine social le régime dont bénéficient les travailleurs turcs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision n° 2/76, relative à la mise en œuvre de l’article 12 de l’accord d’association, adoptée le 20 décembre 1976 par le conseil d’association.

14      L’article 7 de la décision n° 1/80, qui figure au chapitre II de celle-ci, intitulé «Dispositions sociales», section 1, concernant les «[q]uestions relatives à l’emploi et à la libre circulation des travailleurs», dispose à son premier alinéa:

«Les membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre:

–        ont le droit de répondre – sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté – à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins;

–        y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu’ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins.»

15      L’article 14 de la décision n° 1/80, qui figure dans la même section 1, est libellé comme suit:

«1.      Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques.

2.      Elles ne portent pas atteinte aux droits et obligations découlant des législations nationales ou des accords bilatéraux existant entre la Turquie et les États membres de la Communauté, dans la mesure où ils prévoient, en faveur de leurs ressortissants, un régime plus favorable.»

 La directive 2003/109/CE

16      Aux termes des premier et deuxième considérants de la directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO 2004, L 16, p. 44):

«(1)      Afin de mettre en place progressivement un espace de liberté, de sécurité et de justice, le traité instituant la Communauté européenne prévoit, d’une part, l’adoption de mesures visant à assurer la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures d’accompagnement concernant le contrôle aux frontières extérieures, l’asile et l’immigration et, d’autre part, l’adoption de mesures en matière d’asile, d’immigration et de protection des droits des ressortissants de pays tiers.

(2)      Lors de sa réunion extraordinaire de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, le Conseil européen a proclamé que le statut juridique des ressortissants de pays tiers devrait être rapproché de celui des ressortissants des États membres et qu’une personne résidant légalement dans un État membre, pendant une période à déterminer, et titulaire d’un permis de séjour de longue durée devrait se voir octroyer dans cet État membre un ensemble de droits uniformes aussi proches que possible de ceux dont jouissent les citoyens de l’Union européenne.»

17      Le sixième considérant de ladite directive précise:

«Le critère principal pour l’acquisition du statut de résident de longue durée devrait être la durée de résidence sur le territoire d’un État membre. Cette résidence devrait avoir été légale et ininterrompue pour témoigner de l’ancrage de la personne dans le pays. […]»

18      Les huitième et seizième considérants de la même directive énoncent:

«(8)      En outre, les ressortissants de pays tiers qui souhaitent acquérir et garder un statut de résident de longue durée ne devraient pas constituer une menace pour l’ordre public et la sécurité publique. La notion d’ordre public peut couvrir la condamnation pour infraction grave.

(16)      Les résidents de longue durée devraient bénéficier d’une protection renforcée contre l’expulsion. Cette protection s’inspire des critères fixés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. […]»

19      L’article 2 de la directive 2003/109 dispose:

«Aux fins de la présente directive, on entend par:

a)      ‘ressortissant d’un pays tiers’, toute personne qui n’est pas citoyen de l’Union au sens de l’article 17, paragraphe 1, du traité;

b)      ‘résident de longue durée’, tout ressortissant d’un pays tiers qui est titulaire du statut de résident de longue durée prévu aux articles 4 à 7;

[…]»

20      Conformément à son article 3, paragraphe 1, ladite directive «s’applique aux ressortissants de pays tiers qui résident légalement sur le territoire d’un État membre».

21      Aux termes du paragraphe 3 du même article 3:

«La présente directive s’applique sans préjudice des dispositions plus favorables:

a)      des accords bilatéraux et multilatéraux conclus entre la Communauté ou la Communauté et ses États membres, d’une part, et des pays tiers, d’autre part;

[…]»

22      En application de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2003/109, les États membres accordent le statut de résident de longue durée aux ressortissants de pays tiers qui ont résidé de manière légale et ininterrompue sur leur territoire pendant cinq années.

23      L’article 12 de la même directive, intitulé «Protection contre l’éloignement», est libellé comme suit:

«1.      Les États membres ne peuvent prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée que lorsqu’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique.

2.      La décision visée au paragraphe 1 ne peut être justifiée par des raisons économiques.

3.      Avant de prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée, les États membres prennent en compte les éléments suivants:

a)      la durée de la résidence sur leur territoire;

b)      l’âge de la personne concernée;

c)      les conséquences pour elle et pour les membres de sa famille;

d)      les liens avec le pays de résidence ou l’absence de liens avec le pays d’origine.

[…]»

 La directive 2004/38

24      Le troisième considérant de la directive 2004/38 énonce:

«La citoyenneté de l’Union devrait constituer le statut de base des ressortissants des États membres lorsqu’ils exercent leur droit de circuler et de séjourner librement. Il est par conséquent nécessaire de codifier et de revoir les instruments communautaires existants qui visent séparément les travailleurs salariés, les non salariés, les étudiants et autres personnes sans emploi en vue de simplifier et de renforcer le droit à la liberté de circulation et de séjour de tous les citoyens de l’Union.»

25      Le vingt-deuxième considérant de ladite directive précise:

«Des limitations à l’exercice du droit de circuler et de séjourner librement justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique sont permises par le traité. En vue de définir plus précisément les conditions et les garanties procédurales sous réserve desquelles les citoyens de l’Union et les membres de leur famille peuvent se voir refuser le droit d’entrée sur le territoire ou en être éloignés, la présente directive devrait remplacer la directive 64/221/CEE du Conseil du 25 février 1964 […] pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique [(JO 56, p. 850), telle que modifiée par la directive 75/35/CEE du Conseil, du 17 décembre 1974 (JO 1975, L 14, p. 14, ci-après la «directive 64/221»)].»

26      Aux termes des vingt-troisième et vingt-quatrième considérants de la directive 2004/38:

«(23) L’éloignement des citoyens de l’Union et des membres de leur famille pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique constitue une mesure pouvant nuire gravement aux personnes qui, ayant fait usage des droits et libertés conférés par le traité, se sont véritablement intégrées dans l’État membre d’accueil. Il convient dès lors de limiter la portée de ces mesures, sur la base du principe de proportionnalité, afin de tenir compte du degré d’intégration des personnes concernées, de la durée de leur séjour dans l’État membre d’accueil, de leur âge, de leur état de santé, de leur situation familiale et économique et de leurs liens avec leur pays d’origine.

(24)      En conséquence, plus l’intégration des citoyens de l’Union et des membres de leur famille est forte dans l’État membre d’accueil et plus forte devrait être la protection contre l’éloignement. C’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles, pour des motifs impérieux de sécurité publique, qu’une mesure d’éloignement peut être prise contre des citoyens de l’Union ayant séjourné pendant de longues années sur le territoire de l’État membre d’accueil, notamment lorsqu’ils y sont nés et y ont séjourné toute leur vie. En outre, de telles circonstances exceptionnelles devraient également s’appliquer aux mesures d’éloignement prises à l’encontre de mineurs, afin de protéger leurs liens avec leur famille, conformément à la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, du 20 novembre 1989.»

27      L’article 16, paragraphe 1, de cette directive dispose:

«Les citoyens de l’Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil acquièrent le droit de séjour permanent sur son territoire. […]»

28      L’article 27, paragraphes 1 et 2, de ladite directive énonce:

«1.      Sous réserve des dispositions du présent chapitre, les États membres peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union ou d’un membre de sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Ces raisons ne peuvent être invoquées à des fins économiques.

2.      Les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné. L’existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures.

Le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues.»

29      Aux termes de l’article 28 de la même directive, intitulé «Protection contre l’éloignement»:

«1.      Avant de prendre une décision d’éloignement du territoire pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique, l’État membre d’accueil tient compte notamment de la durée du séjour de l’intéressé sur son territoire, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle dans l’État membre d’accueil et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine.

2.      L’État membre d’accueil ne peut pas prendre une décision d’éloignement du territoire à l’encontre d’un citoyen de l’Union ou des membres de sa famille, quelle que soit leur nationalité, qui ont acquis un droit de séjour permanent sur son territoire sauf pour des motifs graves d’ordre public ou de sécurité publique.

3.      Une décision d’éloignement ne peut être prise à l’encontre des citoyens de l’Union, quelle que soit leur nationalité, à moins que la décision ne se fonde sur des raisons impérieuses de sécurité publique définies par les États membres, si ceux-ci:

a)      ont séjourné dans l’État membre d’accueil pendant les dix années précédentes, ou

b)      sont mineurs, sauf si l’éloignement est nécessaire dans l’intérêt de l’enfant, comme prévu dans la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant du 20 novembre 1989.»

 La réglementation nationale

30      Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, la loi relative au séjour, à l’emploi et à l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral (Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet – Aufenthaltsgesetz), du 30 juillet 2004 (BGBl. 2004 I, p. 1950), dans sa version applicable à la date des faits au principal, contient les dispositions suivantes:

«Article 53 – Expulsion obligatoire

Un étranger fait l’objet d’une mesure d’expulsion lorsqu’il:

1.      a été condamné pour un ou plusieurs délits commis intentionnellement à une peine privative de liberté ou à une peine pour délinquance juvénile d’au moins trois ans passée en force de chose jugée ou que, au cours d’une période de cinq ans, il a été condamné pour des délits commis intentionnellement à des peines privatives de liberté ou à des peines pour délinquance juvénile passées en force de chose jugée et totalisant au moins trois ans ou qu’un internement de sûreté a été ordonné lors de sa dernière condamnation définitive.

[…]

Article 55 – Expulsion discrétionnaire

1.      Un étranger peut être expulsé lorsque son séjour porte atteinte à l’ordre public et à la sécurité publique ou à d’autres intérêts majeurs de la République fédérale d’Allemagne.

[…]

Article 56 – Protection spéciale contre l’expulsion

(1)      Un étranger qui

1.      possède une autorisation d’établissement et qui a légalement séjourné depuis au moins cinq ans sur le territoire fédéral

[…]

bénéficie d’une protection spéciale contre l’expulsion. Il ne peut être expulsé que pour des raisons graves d’ordre public et de sécurité publique. En règle générale, il existe des raisons de sécurité et d’ordre publics graves dans les cas visés aux articles 53 et 54, paragraphes 5, 5 a et 7. Si les conditions de l’article 53 sont réunies, l’étranger est en principe expulsé. Si les conditions de l’article 54 sont réunies, son expulsion fait l’objet d’une décision discrétionnaire.

[…]»

31      La loi relative à la libre circulation des citoyens de l’Union (Gesetz über die allgemeine Freizügigkeit von Unionsbürgern – Freizügigkeitsgesetz/EU), du 30 juillet 2004 (BGBl. 2004 I, p. 1950), dans sa version applicable à la date des faits au principal, prévoit notamment:

«Article 1er – Champ d’application

La présente loi régit l’entrée et le séjour des ressortissants des autres États membres de l’Union européenne (citoyens de l’Union) et des membres de leur famille.

Article 6 – Perte du droit d’entrée et de séjour

(1)      […] la perte du droit visé à l’article 2, paragraphe 1, ne peut être constatée, l’attestation relative au droit de séjour de droit communautaire ou de séjour permanent confisquée et la carte de séjour ou de séjour permanent révoquée que pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique (articles 39, paragraphe 3, et 46, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne).

[…]

(5)      En ce qui concerne les citoyens de l’Union et les membres de leur famille qui ont séjourné sur le territoire fédéral pendant les dix années précédentes et les mineurs, la constatation visée au paragraphe 1 ne peut être faite que pour des raisons impérieuses de sécurité publique. Cette règle ne s’applique pas aux mineurs lorsque la perte du droit au séjour est nécessaire dans l’intérêt de l’enfant. Il n’existe de raisons impérieuses de sécurité publique que si l’intéressé a été condamné pour un ou plusieurs délits commis intentionnellement à une peine privative de liberté ou à une peine pour délinquance juvénile d’au moins cinq ans passée en force de chose jugée ou qu’un internement de sûreté a été ordonné lors de sa dernière condamnation définitive, lorsque la sécurité de la République fédérale d’Allemagne est en jeu ou que l’intéressé représente une menace terroriste.

[…]»

 Le litige au principal et la question préjudicielle

32      M. Ziebell est né en Allemagne le 18 décembre 1973 et il y a passé son enfance auprès de ses parents.

33      Son père, qui était un ressortissant turc lui aussi, a séjourné légalement sur le territoire allemand en qualité de travailleur. À la suite du décès de celui-ci en 1991, la mère de M. Ziebell a été placée dans un établissement de long séjour. Depuis lors, ce dernier n’a vécu avec aucun membre de sa famille, ses frères et sœurs ayant chacun fondé leur propre foyer.

34      M. Ziebell a quitté l’école sans avoir obtenu un diplôme et il a par la suite abandonné un apprentissage de peintre en bâtiment. Il a exercé différents emplois intérimaires, entrecoupés de périodes de chômage et d’emprisonnement. Entre le mois de juillet 2000 et la date à laquelle a été adoptée la décision de renvoi, il n’a plus exercé aucune activité professionnelle.

35      L’intéressé est titulaire d’un titre de séjour à durée illimitée en Allemagne depuis le 28 janvier 1991, lequel a été transformé en autorisation d’établissement permanent à compter du 1er janvier 2005. La demande de naturalisation qu’il avait présentée dans l’intervalle a été rejetée en raison du fait qu’il avait commis de nombreuses infractions.

36      En 1991, M. Ziebell a commencé à fumer de la marijuana. À partir de 1998, il a régulièrement consommé de l’héroïne et de la cocaïne. Le programme de soins à la méthadone qu’il a suivi en 2001 et la cure de désintoxication en milieu hospitalier qu’il a effectuée en 2003 ont échoué.

37      Depuis 1993, M. Ziebell, en raison des infractions commises, a été condamné aux peines suivantes:

–        le 15 avril 1993, à une peine pour délinquance juvénile de deux ans et six mois pour vingt-quatre vols commis en réunion;

–        le 17 octobre 1994, à une peine pour délinquance juvénile de deux ans et sept mois pour blessure grave, cette peine étant confondue avec la condamnation précédente;

–        le 9 janvier 1997, à une amende pour possession intentionnelle d’un objet prohibé;

–        le 9 avril 1998, à une peine cumulée de deux ans d’emprisonnement pour trois vols;

–        le 7 mars 2002, à une peine de deux ans et six mois d’emprisonnement pour falsification de monnaie, quatre vols aggravés et tentative de vol aggravé;

–        le 28 juillet 2006, à une peine d’emprisonnement cumulée de trois ans et trois mois pour huit vols aggravés.

38      Pour purger les peines d’emprisonnement auxquelles il a été condamné, M. Ziebell a été détenu au cours des périodes allant de janvier 1993 à décembre 1994, d’août 1997 à octobre 1998, de juillet à octobre 2000, de septembre 2001 à mai 2002, ainsi que de novembre 2005 à octobre 2008.

39      Le 28 octobre 2008, M. Ziebell a entamé un nouveau traitement thérapeutique dans une institution spécialisée. D’après les informations fournies lors de l’audience devant la Cour, ses problèmes liés à la consommation de drogue semblent maintenant résolus et il n’aurait plus commis d’autres infractions depuis lors. Par jugement du 16 juin 2009, il a été sursis à l’exécution de la partie restant à accomplir de la peine à laquelle M. Ziebell avait été condamné le 28 juillet 2006. L’intéressé s’est marié le 30 décembre 2009, est devenu père et exerce désormais une activité professionnelle.

40      Le 28 octobre 1996, M. Ziebell a reçu un avertissement de l’Ausländerbehörde (service des étrangers), conformément à la législation applicable aux étrangers, en raison des infractions pénales qu’il avait commises jusqu’à cette date.

41      Par décision du 6 mars 2007, le Regierungspräsidium Stuttgart a ordonné l’expulsion de l’intéressé avec effet immédiat. Par la suite, il a cependant été sursis à l’exécution de cette décision.

42      Le Regierungspräsidium Stuttgart a motivé sa décision d’expulsion par le fait que le comportement de l’intéressé est constitutif d’un trouble sérieux de l’ordre public et que, selon lui, il existe un risque concret et élevé que M. Ziebell commette de nouvelles infractions graves.

43      Par jugement du 3 juillet 2007, le Verwaltungsgericht Stuttgart a rejeté le recours introduit par M. Ziebell contre ladite décision d’expulsion.

44      M. Ziebell a interjeté appel dudit jugement devant le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, en sollicitant l’annulation de ce jugement ainsi que de la décision d’expulsion dont il fait l’objet. Au soutien de son appel, il fait valoir que la directive 2004/38 a restreint la possibilité pour les États membres d’adopter des mesures d’éloignement à l’encontre des citoyens de l’Union. Selon lui, au regard, d’une part, de la jurisprudence constante de la Cour transposant les garanties accordées à ces derniers aux ressortissants turcs pouvant se prévaloir d’un droit au titre de l’association CEE-Turquie et, d’autre part, de la circonstance qu’il a séjourné légalement dans l’État membre d’accueil pendant plus de dix années consécutives, la protection dont il bénéficie contre l’expulsion est désormais régie par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de ladite directive. Or, en l’occurrence, la condition déterminante requise par cette disposition, à savoir que l’expulsion doit être justifiée par des raisons impérieuses de sécurité publique, ne serait pas remplie.

45      Le Land Baden-Württemberg soutient, au contraire, que l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 ne trouve pas à s’appliquer par analogie aux ressortissants turcs qui sont titulaires d’un droit de séjour dans un État membre en vertu de la décision n° 1/80. En effet, à la différence de cette disposition, l’article 14, paragraphe 1, de la même décision, applicable au litige au principal, mentionnerait comme motifs permettant de mettre fin au séjour des ressortissants turcs sur le territoire de l’État membre d’accueil non seulement les raisons de sécurité publique, mais également celles d’ordre et de santé publics. L’association CEE-Turquie n’impliquerait pas une assimilation totale aux citoyens de l’Union des ressortissants turcs pouvant se prévaloir d’un droit au titre de cette association, mais viserait seulement à l’instauration progressive de la libre circulation de ces ressortissants.

46      Ayant relevé que la détermination du droit de l’Union pertinent en tant que cadre de référence pour les besoins de l’application de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 au litige au principal n’est pas claire, dans la mesure où, d’une part, il n’existe pas encore de jurisprudence de la Cour relative à l’applicabilité par analogie de la directive 2004/38 dans le contexte de l’association CEE-Turquie et où, d’autre part, la directive 64/221 a été abrogée par la directive 2004/38, le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«La protection contre l’expulsion conférée par l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 […] en faveur d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits tirés de l’article 7, premier alinéa, […] second tiret, de ladite décision et qui a séjourné pendant les dix années précédentes dans l’État membre à l’égard duquel ces droits sont applicables est-elle régie par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 telle qu’elle a été transposée dans l’État membre en question, de sorte qu’une expulsion ne peut être admise que pour des raisons impérieuses de sécurité publique définies par les États membres?»

 Sur la question préjudicielle

47      À titre liminaire, il y a lieu de souligner que la demande de décision préjudicielle concerne la situation d’un ressortissant turc qui satisfaisait à toutes les conditions requises pour bénéficier légalement du statut juridique prévu à l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80 avant que ne soit adoptée la décision d’éloignement en cause au principal.

48      Ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, d’une part, ledit article 7, premier alinéa, produit un effet direct dans les États membres et, d’autre part, les droits en matière d’emploi que cette disposition confère au ressortissant turc concerné impliquent nécessairement la reconnaissance à celui-ci d’un droit corrélatif de séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil (voir, notamment, arrêts du 22 décembre 2010, Bozkurt, C‑303/08, non encore publié au Recueil, points 31, 35 et 36, ainsi que du 16 juin 2011, Pehlivan, C‑484/07, non encore publié au Recueil, points 39 et 43).

49      Conformément à une jurisprudence également constante, le membre de la famille d’un travailleur turc qui remplit les conditions prévues à l’article 7, premier alinéa, de la décision n° 1/80 ne peut perdre les droits que cette disposition lui reconnaît que dans deux cas de figure, à savoir soit lorsque la présence du migrant turc sur le territoire de l’État membre d’accueil constitue, en raison de son comportement personnel, un danger effectif et grave pour l’ordre public, la sécurité ou la santé publiques, au sens de l’article 14, paragraphe 1, de la même décision, soit lorsque l’intéressé a quitté le territoire de cet État pendant une période significative et sans motifs légitimes (voir, notamment, arrêts précités Bozkurt, point 42 et jurisprudence citée, ainsi que Pehlivan, point 62).

50      La présente demande de décision préjudicielle concerne la première de ces deux circonstances entraînant la perte des droits que l’article 7, premier alinéa, de la décision n° 1/80 confère aux ressortissants turcs et, plus particulièrement, la détermination de la portée exacte de l’exception au droit de séjour fondée sur des raisons d’ordre public, telle qu’énoncée à l’article 14, paragraphe 1, de cette décision, dans une situation comme celle au principal.

51      Il est en effet indéniable qu’un ressortissant turc tel que M. Ziebell, dès lors qu’il est titulaire d’un droit de séjour dans l’État membre d’accueil en application de la décision n° 1/80, peut valablement invoquer ledit article 14, paragraphe 1, devant les juridictions de cet État membre pour faire écarter l’application d’une mesure nationale qui est contraire à cette disposition.

52      Après avoir rappelé la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle tant la notion même d’ordre public au sens de ladite disposition que les critères pertinents à cet égard et les garanties dont la personne concernée peut se prévaloir dans ce contexte doivent être interprétés par analogie avec les principes admis pour les ressortissants de l’Union dans le cadre de l’article 48, paragraphe 3, du traité CEE (devenu article 48, paragraphe 3, du traité CE, lui-même devenu article 39, paragraphe 3, CE), tel que mis en œuvre et concrétisé par la directive 64/221 (voir, notamment, arrêts du 10 février 2000, Nazli, C‑340/97, Rec. p. I‑957, points 55, 56 et 63; du 2 juin 2005, Dörr et Ünal, C‑136/03, Rec. p. I‑4759, points 62 ainsi que 63 et jurisprudence citée, ainsi que Bozkurt, précité, point 55 et jurisprudence citée), le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg demande à la Cour si, dès lors que cette directive a été abrogée par la directive 2004/38 et que le délai de transposition de celle-ci est venu à expiration, il y a lieu d’appliquer par analogie aux ressortissants turcs les règles énoncées par cette dernière directive.

53      En ce qui concerne la situation d’un ressortissant turc tel que M. Ziebell, qui a résidé de manière régulière et ininterrompue pendant plus de dix années dans l’État membre d’accueil, il convient plus particulièrement de déterminer si la protection contre l’éloignement dont l’intéressé bénéficie au titre de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 est régie par les mêmes règles que celles dont bénéficient les citoyens de l’Union en vertu de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38.

54      À cet égard, M. Ziebell fait valoir qu’il y a lieu de transposer et d’appliquer par analogie les dispositions de protection contre l’expulsion énoncées à l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 à une situation relevant de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

55      Les motifs invoqués par M. Ziebell au soutien de son interprétation sont tirés, premièrement, du fait que l’un des objectifs principaux de l’accord d’association consiste dans la mise en œuvre de la libre circulation des travailleurs qui constitue l’un des aspects essentiels du traité CE, deuxièmement, de la circonstance qu’une jurisprudence constante de la Cour, rappelée au point 52 du présent arrêt, aurait transposé aux ressortissants turcs bénéficiant d’un droit au titre d’une disposition de cet accord d’association les principes applicables à cet égard aux ressortissants des États membres et, troisièmement, du fait que les articles 27 et 28 de la directive 2004/38 se sont, en l’état actuel du droit de l’Union, substitués aux règles prévues par la directive 64/221. Une telle analogie se justifierait d’autant plus que la directive 2004/38 n’aurait fait que préciser la protection contre les expulsions conférée par le droit de l’Union tel qu’interprété par la Cour, en codifiant, mais sans l’étendre fondamentalement, la substance des droits individuels en matière de libre circulation et de séjour tels que consacrés par la jurisprudence dès avant la date à laquelle cette dernière directive est devenue applicable.

56      En conséquence, selon M. Ziebell, une décision prononçant l’expulsion du requérant au principal du territoire allemand ne pourrait être prise que pour des «raisons impérieuses de sécurité publique» au sens de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38. Les infractions pénales commises par l’intéressé ne sauraient, à l’évidence, être constitutives de telles raisons impérieuses et, partant, l’éloignement de ce dernier dudit territoire ne serait pas conforme au droit de l’Union.

57      Toutefois, cette interprétation du droit de l’Union soutenue par M. Ziebell ne saurait être accueillie.

58      Il est vrai que, selon une jurisprudence constante de la Cour rappelée au point 52 du présent arrêt, les principes admis dans le cadre des articles du traité relatifs à la libre circulation des travailleurs doivent être transposés, dans la mesure du possible, aux ressortissants turcs bénéficiant de droits au titre de l’association CEE-Turquie. Ainsi que la Cour l’a jugé, une telle interprétation par analogie doit valoir non seulement pour lesdits articles du traité eux-mêmes, mais également pour les actes de droit dérivé, adoptés sur le fondement de ces articles, qui ont pour objet de mettre en œuvre et de concrétiser ces derniers (voir à propos de la directive 64/221, notamment, arrêt Dörr et Ünal, précité).

59      Aussi la Cour s’est-elle référée, aux fins de la détermination de la portée de l’exception d’ordre public telle qu’énoncée à l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, à l’interprétation qu’elle a donnée de cette même exception en matière de libre circulation des ressortissants des États membres telle que prévue à l’article 48, paragraphe 3, du traité ainsi qu’à la directive 64/221 (voir, notamment, arrêt Nazli, précité).

60      Néanmoins, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 42 et suivants de ses conclusions, il n’est pas possible d’opérer une telle transposition du régime de protection dont bénéficient les citoyens de l’Union contre l’éloignement, tel que prévu à l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38, aux garanties contre l’expulsion des ressortissants turcs pour les besoins de l’application de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

61      En effet, il est de jurisprudence constante qu’un accord international doit être interprété non pas uniquement en fonction de ses termes, mais également à la lumière de ses objectifs (voir, notamment, avis 1/91, du 14 décembre 1991, Rec. p. I‑6079, point 14, et arrêt du 2 mars 1999, Eddline El-Yassini, C‑416/96, Rec. p. I‑1209, point 47).

62      Pour décider si une disposition du droit de l’Union se prête à une application par analogie dans le cadre de l’association CEE-Turquie, il importe dès lors de comparer la finalité poursuivie par l’accord d’association ainsi que le contexte dans lequel il s’insère, d’une part, et ceux de l’instrument en cause du droit de l’Union, d’autre part.

63      En ce qui concerne, en premier lieu, l’association CEE-Turquie, il convient de rappeler que l’accord d’association a pour objet, conformément à son article 2, paragraphe 1, de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes au moyen, notamment, de la libre circulation des travailleurs.

64      Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 45 et 46 de ses conclusions, l’association CEE-Turquie poursuit une finalité exclusivement économique.

65      En outre, aux termes de l’article 12 de l’accord d’association, «[l]es Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles [39 CE], [40 CE] et [41 CE] pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles». Le protocole additionnel fixe, à son article 36, les délais de la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs entre les États membres et la République de Turquie et prévoit que «[l]e Conseil d’association décidera des modalités nécessaires à cet effet». La décision n° 1/80, quant à elle, a pour objet, conformément à son troisième considérant, d’améliorer, dans le domaine social, le régime dont bénéficient les travailleurs turcs et les membres de leur famille.

66      Or, c’est précisément du libellé desdites dispositions ainsi que de la finalité poursuivie par celles-ci qu’une jurisprudence constante depuis l’arrêt du 6 juin 1995, Bozkurt (C‑434/93, Rec. p. I‑1475, points 19 et 20), a déduit que les principes admis dans le cadre des articles 39 CE à 41 CE doivent, dans la mesure du possible, être transposés aux ressortissants turcs bénéficiant de droits reconnus par l’association CEE-Turquie (voir point 58 du présent arrêt).

67      Pour ce qui est plus particulièrement de la portée de l’exception d’ordre public prévue à l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, la Cour a dès lors jugé qu’il convient de se référer à l’interprétation donnée de la même exception en matière de libre circulation des ressortissants des États membres. La Cour a d’ailleurs précisé, dans ce contexte, qu’une telle interprétation est d’autant plus justifiée que ladite disposition de la décision n° 1/80 est rédigée en des termes quasi identiques à ceux de l’article 39, paragraphe 3, CE (voir, notamment, arrêt du 4 octobre 2007, Polat, C‑349/06, Rec. p. I‑8167, point 30 et jurisprudence citée).

68      Il s’ensuit que, selon la jurisprudence de la Cour, une telle transposition des principes à la base de la liberté fondamentale de circulation au titre du droit de l’Union ne se justifie que par l’objectif, poursuivi par l’association CEE-Turquie, de réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs, tel qu’énoncé à l’article 12 de l’accord d’association (voir, notamment, arrêt Dörr et Ünal, précité, point 66). Or, cet article, en faisant référence aux articles du traité relatifs à la libre circulation des travailleurs, corrobore le but exclusivement économique qui constitue le fondement de ladite association.

69      En ce qui concerne, en second lieu, le droit de l’Union en cause, il importe de relever d’emblée que la directive 2004/38 est fondée sur les articles 12 CE, 18 CE, 40 CE, 44 CE et 52 CE. Cette directive, loin de se limiter à poursuivre un but purement économique, vise à faciliter l’exercice du droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres qui est conféré directement aux citoyens de l’Union par le traité et elle a, notamment, pour objet de renforcer ledit droit (voir arrêt du 23 novembre 2010, Tsakouridis, C‑145/09, non encore publié au Recueil, point 23).

70      Ainsi, ladite directive met en place un régime de protection considérablement renforcé à l’encontre des mesures d’éloignement, lequel prévoit des garanties d’autant plus grandes que l’intégration des citoyens de l’Union est forte dans l’État membre d’accueil (arrêt Tsakouridis, précité, points 25 à 28 ainsi que 40 et 41).

71      Par ailleurs, la notion même de «raisons impérieuses» de sécurité publique, figurant à l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38, qui vise une atteinte à la sécurité publique présentant un degré de gravité particulièrement élevé et ne permet l’adoption d’une mesure d’éloignement que dans des circonstances exceptionnelles, ne trouve pas d’équivalent à l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 (arrêt Tsakouridis, précité, points 40 et 41).

72      Il découle de cette comparaison que, à la différence du droit de l’Union tel qu’il résulte de la directive 2004/38, l’association CEE-Turquie ne poursuit qu’un but purement économique et se limite à réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs.

73      En revanche, la notion même de citoyenneté, qui résulte du seul fait qu’une personne possède la nationalité d’un État membre, à l’exclusion de la qualité de travailleur, et qui, selon une jurisprudence constante de la Cour, a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres (voir, notamment, arrêts du 17 septembre 2002, Baumbast et R, C‑413/99, Rec. p. I‑7091, point 82, ainsi que du 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, C‑34/09, non encore publié au Recueil, point 41), tel que décrit aux articles 17 CE à 21 CE, est propre au droit de l’Union au stade actuel de son développement et justifie la reconnaissance au profit des seuls citoyens de l’Union de garanties considérablement renforcées en ce qui concerne l’éloignement, telles que celles énoncées à l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38.

74      Il découle ainsi des différences substantielles existant non seulement dans leur libellé, mais également quant à leur objet et à leur finalité entre les règles relatives à l’association CEE-Turquie et le droit de l’Union concernant la citoyenneté que les deux régimes juridiques en cause ne sauraient être considérés comme équivalents, de sorte que le régime de protection contre l’éloignement dont bénéficient les citoyens de l’Union en vertu de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 ne peut être appliqué mutatis mutandis pour les besoins de la détermination du sens et de la portée de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

75      Ceci étant précisé, il convient encore, afin de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi, de lui fournir certains éléments d’interprétation relatifs à la portée concrète de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 dans le cadre d’un litige tel que celui dont elle est saisie.

76      Ainsi qu’il a déjà été dit aux points 52, 58 et 59 du présent arrêt, la Cour s’est, aux fins de déterminer le sens et la portée de ladite disposition de la décision n° 1/80, traditionnellement référée aux principes énoncés par la directive 64/221.

77      Or, cette directive a été abrogée par la directive 2004/38 et l’article 38, paragraphe 3, de celle-ci prévoit que les références à des directives abrogées sont considérées comme des références faites à cette directive 2004/38.

78      Toutefois, dans un cas de figure tel que celui au principal, dans lequel la disposition pertinente de la directive 2004/38 ne trouve pas à s’appliquer par analogie (voir point 74 du présent arrêt), il y a lieu de déterminer un autre cadre de référence relevant du droit de l’Union aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

79      Ledit cadre est constitué, s’agissant d’un étranger tel que M. Ziebell, qui réside légalement dans l’État membre d’accueil depuis plus de dix années sans interruption, par l’article 12 de la directive 2003/109, lequel, à défaut de règles plus favorables dans le droit de l’association CEE-Turquie, revêt le caractère de règle de protection minimale contre l’éloignement de tout ressortissant d’un État tiers qui est titulaire du statut de résident régulier de longue durée sur le territoire d’un État membre.

80      Il ressort de cette disposition, tout d’abord, que le résident de longue durée concerné ne peut être expulsé que s’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique. Ensuite, la décision d’éloignement ne saurait être justifiée par des motifs économiques. Enfin, avant d’adopter une telle décision, les autorités compétentes de l’État membre d’accueil sont tenues de prendre en considération la durée de la résidence de l’intéressé sur le territoire de cet État, son âge, les conséquences d’un éloignement pour la personne concernée et les membres de sa famille ainsi que les liens de cette dernière avec l’État de résidence ou l’absence de liens avec l’État d’origine.

81      Par ailleurs, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour relative à l’exception tirée de l’ordre public en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres de l’Union, telle que prévue par le traité et applicable par analogie dans le cadre de l’association CEE-Turquie, que ladite exception constitue une dérogation à cette liberté fondamentale, qui doit être entendue strictement et dont la portée ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres (voir, notamment, arrêt du 22 décembre 2010, Bozkurt, précité, point 56 et jurisprudence citée).

82      Aussi les mesures justifiées pour des raisons d’ordre ou de sécurité publics ne peuvent-elles être prises que si, après une appréciation au cas par cas de la part des autorités nationales compétentes, il s’avère que le comportement individuel de la personne concernée représente actuellement un danger réel et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Lors de cette appréciation, ces autorités sont en outre tenues de veiller au respect tant du principe de proportionnalité que des droits fondamentaux de l’intéressé et, en particulier, du droit au respect de la vie privée et familiale (voir, en ce sens, arrêt du 22 décembre 2010, Bozkurt, précité, points 57 à 60 et jurisprudence citée).

83      De telles mesures ne sauraient, dès lors, être ordonnées automatiquement à la suite d’une condamnation pénale ou dans un but de prévention générale destiné à dissuader d’autres étrangers de commettre des infractions (voir arrêt du 22 décembre 2010, Bozkurt, précité, point 58 et jurisprudence citée). Si l’existence de plusieurs condamnations pénales antérieures est ainsi, en elle-même, sans incidence pour justifier une expulsion privant un ressortissant turc des droits qu’il tire directement de la décision n° 1/80 (voir arrêt Polat, précité, point 36), il doit en aller de même, à plus forte raison, d’une justification tenant à la durée de l’emprisonnement dont la personne concernée a fait l’objet.

84      En ce qui concerne la date à retenir pour déterminer le caractère actuel de la menace concrète pour l’ordre ou la sécurité publics, il convient également de rappeler que les juridictions nationales doivent prendre en considération, lors de la vérification de la légalité d’une mesure d’éloignement ordonnée à l’encontre d’un ressortissant turc, les éléments de fait intervenus après la dernière décision des autorités compétentes pouvant impliquer la disparition ou la diminution non négligeable de la menace actuelle que constituerait, pour l’intérêt fondamental en cause, le comportement de la personne concernée (voir, notamment, arrêt du 11 novembre 2004, Cetinkaya, C‑467/02, Rec. p. I‑10895, point 47).

85      Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 62 à 65 de ses conclusions, c’est donc au regard de la situation actuelle de M. Ziebell qu’il incombera à la juridiction de renvoi de mettre en balance, d’une part, la nécessité de l’ingérence envisagée dans le droit de séjour de celui-ci aux fins de la protection de l’objectif légitime poursuivi par l’État membre d’accueil et, d’autre part, la réalité des facteurs d’intégration de nature à permettre la réinsertion de l’intéressé dans la société de l’État membre d’accueil. À cet effet, il s’agira pour ladite juridiction d’apprécier plus particulièrement si le comportement du ressortissant turc représente actuellement une menace suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société, en tenant dûment compte de l’ensemble des circonstances concrètes caractérisant la situation de ce dernier, parmi lesquelles figurent non seulement des éléments tels que ceux présentés lors de l’audience devant la Cour (voir point 39 du présent arrêt), mais également les liens particulièrement étroits que l’étranger concerné a tissés avec la société de la République fédérale d’Allemagne, sur le territoire de laquelle il est né, a vécu de manière régulière pendant une période ininterrompue de plus de 35 années, a désormais contracté mariage avec une ressortissante de cet État membre et se trouve engagé dans une relation professionnelle.

86      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens que:

–        la protection contre l’éloignement accordée par cette disposition aux ressortissants turcs ne revêt pas la même portée que celle conférée aux citoyens de l’Union par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38, de sorte que le régime de protection contre l’éloignement dont bénéficient ces citoyens ne peut être appliqué mutatis mutandis auxdits ressortissants turcs pour les besoins de la détermination du sens et de la portée de cet article 14, paragraphe 1;

–        cette disposition de la décision n° 1/80 ne s’oppose pas à ce qu’une mesure d’éloignement fondée sur des raisons d’ordre public soit prise à l’encontre d’un ressortissant turc qui est titulaire des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de ladite décision, pour autant que le comportement personnel de l’intéressé constitue actuellement une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société de l’État membre d’accueil et que cette mesure est indispensable pour la sauvegarde d’un tel intérêt. Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, au regard de tous les éléments pertinents caractérisant la situation du ressortissant turc concerné, si une telle mesure est légalement justifiée dans l’affaire au principal.

 Sur les dépens

87      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

L’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, adoptée par le conseil d’association institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, doit être interprété en ce sens que:

–        la protection contre l’éloignement accordée par cette disposition aux ressortissants turcs ne revêt pas la même portée que celle conférée aux citoyens de l’Union par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, de sorte que le régime de protection contre l’éloignement dont bénéficient ces citoyens ne peut être appliqué mutatis mutandis auxdits ressortissants turcs pour les besoins de la détermination du sens et de la portée de cet article 14, paragraphe 1;

–        cette disposition de la décision n° 1/80 ne s’oppose pas à ce qu’une mesure d’éloignement fondée sur des raisons d’ordre public soit prise à l’encontre d’un ressortissant turc qui est titulaire des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de ladite décision, pour autant que le comportement personnel de l’intéressé constitue actuellement une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société de l’État membre d’accueil et que cette mesure est indispensable pour la sauvegarde d’un tel intérêt. Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, au regard de tous les éléments pertinents caractérisant la situation du ressortissant turc concerné, si une telle mesure est légalement justifiée dans l’affaire au principal.

Signatures


* Langue de procédure: l’allemand.