Language of document : ECLI:EU:C:2002:400

ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

27 juin 2002 (1)

«Manquement - Directive 91/676/CEE - Protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles - Définition des eaux atteintes par la pollution - Désignation des zones vulnérables»

Dans l'affaire C-258/00,

Commission des Communautés européennes, représentée par M. M. Nolin, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

République française, représentée initialement par MM. J.-F. Dobelle et D. Colas, puis par MM. G. de Bergues et D. Colas, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse,

soutenue par

Royaume d'Espagne, représenté par M. S. Ortiz Vaamonde, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie intervenante,

ayant pour objet de faire constater que, en ne procédant pas de manière appropriée à l'identification des eaux atteintes par la pollution et, par voie de conséquence, à la désignation des zones vulnérables afférentes, conformément à l'article 3 ainsi qu'à l'annexe I de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles (JO L 375, p. 1), la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ladite directive,

LA COUR (sixième chambre),

composée de Mme F. Macken (rapporteur), président de chambre, Mme N. Colneric, MM. C. Gulmann, R. Schintgen et J. N. Cunha Rodrigues, juges,

avocat général: M. L. A. Geelhoed,


greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 4 octobre 2001, au cours de laquelle la Commission a été représentée par M. M. Nolin et la République française par M. D. Colas et par M. C. Chevallier, en qualité d'agent,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 29 novembre 2001,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par requête déposée au greffe de la Cour le 28 juin 2000, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 226 CE, un recours visant à faire constater que, en ne procédant pas de manière appropriée à l'identification des eaux atteintes par la pollution et, par voie de conséquence, à la désignation des zones vulnérables afférentes, conformément à l'article 3 ainsi qu'à l'annexe I de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles (JO L 375, p. 1, ci-après la «directive»), la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ladite directive.

        

2.
    Par ordonnance du président de la Cour du 9 novembre 2000, le royaume d'Espagne a été admis à intervenir au soutien des conclusions de la République française.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3.
    En vertu de l'article 1er de la directive, celle-ci vise à réduire la pollution des eaux provoquée ou induite par les nitrates à partir de sources agricoles et à prévenir toute nouvelle pollution de ce type.

4.
    Aux termes de l'article 2, sous i), de la directive, on entend par «eutrophisation» «l'enrichissement de l'eau en composés azotés, provoquant un développement accéléré des algues et des végétaux d'espèces supérieures qui perturbe l'équilibre des organismes présents dans l'eau et entraîne une dégradation de la qualité de l'eau en question.»

5.
    L'article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive dispose:

«1. Les eaux atteintes par la pollution et celles qui sont susceptibles de l'être si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises sont définies par les États membres en fonction des critères fixés à l'annexe I.

2. Dans un délai de deux ans à compter de la notification de la présente directive, les États membres désignent comme zones vulnérables toutes les zones connues sur leur territoire qui alimentent les eaux définies conformément au paragraphe 1 et qui contribuent à la pollution. Ils notifient cette désignation initiale à la Commission dans un délai de six mois.»

6.
    Aux termes de l'article 5, paragraphe 1, de la directive, «[p]our les besoins des objectifs visés à l'article 1er et dans un délai de deux ans à compter de la désignation initiale visée à l'article 3 paragraphe 2 ou d'un an après chaque nouvelle désignation visée à l'article 3 paragraphe 4, les États membres établissent des programmes d'action portant sur les zones vulnérables désignées».

7.
    L'annexe I de la directive, relative aux critères de définition des eaux visés à l'article 3, paragraphe 1, de celle-ci, dispose en son passage sous A:

«Les eaux visées à l'article 3 paragraphe 1 sont définies en fonction, entre autres, des critères suivants:

1)    si les eaux douces superficielles, notamment celles servant ou destinées au captage d'eau potable, contiennent ou risquent de contenir, si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises, une concentration de nitrates supérieure à celle prévue par la directive 75/440/CEE;

2)    si les eaux souterraines ont, ou risquent d'avoir, une teneur en nitrate supérieure à 50 milligrammes par litre si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises;

3)    si les lacs naturels d'eau douce, les autres masses d'eau douce, les estuaires, les eaux côtières et marines ont subi ou risquent dans un avenir proche de subir une eutrophisation si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises.»

La réglementation nationale

8.
    La circulaire du ministère de l'Environnement français du 5 novembre 1992, relative à la directive et à la première désignation des zones vulnérables (ci-après la «circulaire du 5 novembre 1992»), comporte des annexes 3 et 4 intitulées, respectivement, «Méthode de travail» et «Connaissances actuelles sur l'eutrophisation et désignation des zones vulnérables».

9.
    L'annexe 3 de la circulaire du 5 novembre 1992 indique que «l'exploitation des données sur l'eutrophisation des eaux côtières et des lagunes saumâtres peu profondes devra permettre de compléter ce premier zonage».

10.
    L'annexe 4 de la circulaire du 5 novembre 1992 contient des développements relatifs aux deux notions clés pour la lutte contre l'eutrophisation que sont le «facteur limitant» et le «facteur de maîtrise»:

«La maîtrise du phénomène [d'eutrophisation] est une tâche complexe et difficile. Il convient tout d'abord de noter que l'un quelconque des facteurs de causalité énumérés ci-dessus, chimiques ou physiques, peut être le cas échéant celui sur lequel peut porter une action efficace. Il est toutefois apparu pertinent le plus souvent de concentrer l'effort de lutte contre l'eutrophisation sur les éléments nutritifs et tout particulièrement sur l'azote [(N)] et le phosphore [(P)].

[...]

Tous les éléments nutritifs sont des facteurs de causalité du phénomène. Compte tenu de leur abondance relative dans le milieu, certains peuvent être en quantité largement suffisante, d'autres venir à manquer tôt ou tard. [...] Dans cette optique, se définit comme facteur limitant l'élément qui vient à manquer le premier, qui disparaît le premier du milieu du fait de son assimilation par les végétaux.

[...]

    Pour chaque espèce considérée, la comparaison du rapport N/P qui lui est propre et du rapport N/P du milieu devrait permettre d'évaluer les possibilités de ce dernier à lui fournir son alimentation et mettra en évidence celui des deux éléments qui sera le facteur limitant. Si le rapport N/P du milieu est supérieur à celui qu'admettent les tissus de cette espèce, cela signifie que l'azote est surabondant, que le déficit en phosphore apparaîtra donc en premier. Le phosphore est alors limitant. Si le rapport N/P du milieu est inférieur à celui des tissus, ce sera au contraire l'azote qui sera le facteur limitant du développement de l'espèce.

[...]

Le facteur de maîtrise sera bien entendu un facteur limitant mais cette notion implique en outre un sens opérationnel. Compte tenu des possibilités de mettre en oeuvre un contrôle de l'enrichissement du milieu en tel ou tel élément nutritif, le facteur de maîtrise sera celui que l'on pourra faire devenir limitant

11.
    L'annexe 4 de la circulaire du 5 novembre 1992 poursuit en indiquant qu'un élément nutritif ne constitue un facteur de maîtrise que si l'intervention humaine peut rendre cet élément nutritif limitant. Elle donne l'exemple de certaines cyanophycées (algues bleues) pour lesquelles l'élément nutritif limitant est l'azote, mais dont il n'est pas possible de contrôler utilement la prolifération en réduisant les rejets d'azote d'origine humaine, dès lors que ces algues possèdent, en remontant à la surface des eaux, la faculté d'assimiler l'azote atmosphérique.

12.
    L'annexe 4 de la circulaire du 5 novembre 1992 conclut comme suit:

«Les connaissances, dans leur état actuel, encore imprécis et incomplet, du fait notamment de la complexité des facteurs et des phénomènes en cause, permettent de penser qu'il y a une forte probabilité pour que l'azote soit le facteur de maîtrise de l'eutrophisation dans le cas des eaux salées (côtières) et des eaux saumâtres stagnantes (lagunes) peu profondes. Il est établi qu'il ne l'est pas dans le cas des eaux saumâtres courantes (estuaires) ou des eaux douces calcaires, stagnantes comme courantes, où c'est au contraire le phosphore qui joue ce rôle. Enfin, dans le cas des eaux douces acides, surtout stagnantes (retenues), et des eaux saumâtres profondes, des études sont encore nécessaires pour conclure.

Les observations et études effectuées [...] ayant permis de caractériser l'état d'eutrophisation des eaux, le groupe de travail aura, sur la base des considérations développées ci-dessus, à apprécier dans quels cas l'azote est le facteur de maîtrise du phénomène. Ceci fait, il lui faudra déterminer par ailleurs si cet azote est bien, au moins de façon prépondérante, d'origine agricole. Si tel est le cas, il pourra avoir à compléter le zonage fait sur la base de la teneur en nitrate des eaux. Dans le cas contraire, il n'y aura pas lieu de délimiter une zone vulnérable particulière sur la base de ce critère.»

La procédure précontentieuse

13.
    Conformément à l'article 12, paragraphe 1, de la directive, les États membres devaient, pour le 20 décembre 1993, procéder sur leurs territoires respectifs à l'identification des eaux polluées et à la désignation des zones vulnérables en vertu de l'article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive.

14.
    Considérant que la désignation des zones vulnérables était incomplète en ce qui concerne la France, la Commission a, par lettre du 25 septembre 1998, mis la République française en demeure de présenter ses observations dans un délai de deux mois.

15.
    La Commission faisait grief en particulier à la République française d'appliquer de manière incorrecte les articles 3 et 6 ainsi que l'annexe I de la directive, s'agissant, d'abord, de l'identification des eaux atteintes par la pollution, ensuite, de la désignation des zones vulnérables et, enfin, de la surveillance de la concentration de nitrates des eaux.

16.
    Insatisfaite de la réponse des autorités françaises du 26 novembre 1998, la Commission a, par lettre du 9 juillet 1999, émis un avis motivé invitant la République française à prendre les mesures nécessaires pour s'y conformer dans un délai de deux mois à compter de sa notification.

17.
    Les autorités françaises ont répondu à l'avis motivé par lettre du 16 septembre 1999, à laquelle elles ont annexé les résultats définitifs de la deuxième campagne de surveillance des eaux qui s'était déroulée de septembre 1997 à août 1998.

18.
    Dans ladite lettre, les autorités françaises soutenaient notamment que l'annexe 4 de la circulaire du 5 novembre 1992 avait pour objet non pas de donner aux préfets la faculté de désigner une zone en fonction du critère d'eutrophisation, mais de leur demander explicitement de le faire s'il était établi que les nitrates d'origine agricole participaient à l'état d'eutrophisation ou au risque de déclenchement dans un avenir proche de ce phénomène.

19.
    Toutefois, considérant que la République française ne s'était pas conformée à l'avis motivé dans le délai imparti, la Commission a introduit le présent recours.

Sur le recours

20.
    Par sa requête, la Commission a soulevé à l'encontre de la République française plusieurs griefs concernant l'identification incomplète des eaux qui ont subi ou risquent de subir dans un proche avenir une eutrophisation ainsi que des eaux douces superficielles et des eaux souterraines qui contiennent ou risquent de contenir une concentration de nitrates supérieure à 50 milligrammes par litre et concernant, par conséquent, une désignation incomplète des zones vulnérables.

21.
    La Commission a soutenu, en particulier, que, en limitant l'identification au titre de la directive des eaux eutrophisées au cas où l'azote est, de façon prépondérante, d'origine agricole et à l'hypothèse où l'azote constitue le facteur de maîtrise de l'eutrophisation, la circulaire du 5 novembre 1992 ne correspond pas à une application correcte de la directive, notamment de l'article 3 et de l'annexe I de celle-ci.

22.
    Par ailleurs, la Commission a fait valoir que, en s'abstenant d'identifier la baie de Seine comme eutrophisée et les eaux concernées du département de l'Oise comme des eaux contenant ou risquant de contenir une concentration de nitrates supérieure à 50 milligrammes par litre, la République française n'a pas appliqué correctement l'article 3, paragraphe 1, et l'annexe I de la directive.

23.
    Dans sa défense, le gouvernement français a indiqué que, par une circulaire du 24 juillet 2000, la circulaire du 5 novembre 1992 avait été modifiée afin de prendre en considération le caractère significatif, et non prépondérant, de la pollution par les nitrates d'origine agricole. En outre, il a fait valoir que le département de l'Oise avait été désigné comme zone vulnérable.

24.
    Dans ces circonstances, la Commission a renoncé aux griefs soulevés dans sa requête quant à la limitation à la pollution causée de manière prépondérante par l'azote d'origine agricole et aux eaux du département de l'Oise.

Sur la limitation de l'identification des eaux eutrophisées au cas où l'azote est le facteur de maîtrise

Arguments des parties

25.
    La Commission soutient que la méthodologie appliquée par la République française n'est pas conforme à la directive, notamment à son article 3 et à son annexe I, en ce qu'elle limite l'identification des eaux eutrophisées aux zones dans lesquelles l'azote est le facteur de maîtrise de l'eutrophisation, à savoir concrètement aux zones côtières et aux eaux saumâtres stagnantes peu profondes. De ce fait, les eaux saumâtres courantes et les eaux douces calcaires, stagnantes comme courantes, ne pourraient jamais être considérées comme eutrophisées au sens de la directive, compte tenu du fait que, selon la circulaire, c'est le phosphore et non l'azote qui y constituerait ce facteur.

26.
    Or, l'azote est, selon la Commission, un facteur nutritif primordial pour entretenir l'eutrophisation, dont la maîtrise à titre préventif est nécessaire, même si la présence complémentaire de phosphore a pour effet de déclencher le phénomène et détermine son ampleur. Il importerait, pour combattre l'eutrophisation, que les eaux soient dûment identifiées au titre de l'article 3 et de l'annexe I de la directive et que des mesures soient prises pour combattre la pollution par les nitrates.

27.
    La Commission conclut que les autorités françaises ont identifié de manière incorrecte et incomplète les eaux atteintes par la pollution, en sorte qu'elles ont procédé à une désignation incomplète des zones vulnérables.

28.
    Pour sa part, le gouvernement français soutient que les instructions de la circulaire du 5 novembre 1992 pour la prise en compte du critère d'eutrophisation sont conformes à la directive.

29.
    Ce gouvernement définit le facteur de maîtrise comme le facteur susceptible d'être contrôlé, tandis que le facteur limitant constitue le facteur qui, en disparaissant, entraîne l'arrêt de la production d'algues ou de végétaux supérieurs.

30.
    Le gouvernement français conteste, en premier lieu, l'affirmation de la Commission selon laquelle l'azote est toujours un facteur à maîtriser, même dans les cas où l'eutrophisation est déclenchée par un autre facteur. Selon lui, un facteur, tel que l'azote, peut être limitant sans être maîtrisable. Dans ce cas, la directive n'obligerait pas à désigner la masse d'eau concernée comme eutrophisée.

31.
    Il fait valoir que, lorsque les autorités françaises, s'appuyant sur les connaissances scientifiques et techniques actuelles, affirment que l'azote n'est pas toujours le facteur de maîtrise, elles font référence au fait que l'azote n'est nécessairement pas un facteur sur lequel il est possible et efficace d'agir par des modifications des pratiques agricoles. L'azote pourrait, dans certains cas, provenir du bassin versant, des sédiments du fond de l'eau ou de l'atmosphère, auxquels cas il ne serait pas utile de tenter de maîtriser la quantité de nitrate. Une politique efficace de lutte contre une situation avérée d'eutrophisation devrait avoir recours, dans ces cas, à d'autres méthodes.

32.
    En deuxième lieu, le gouvernement français soutient que la méthode décrite dans la circulaire du 5 novembre 1992 est conforme à l'article 2, sous i), de la directive, qui énonce trois conditions cumulatives pour considérer qu'une zone est eutrophisée. Par conséquent, le simple enrichissement en nitrate d'une masse d'eau ne pourrait conduire, systématiquement, à considérer que celle-ci est atteinte ou susceptible d'être atteinte par l'eutrophisation.

33.
    En troisième lieu, le gouvernement français soutient que la directive oblige à soumettre à son régime non pas toutes les masses d'eaux eutrophisées ou qui risquent de le devenir, mais seulement celles qui subissent ou risquent de subir une eutrophisation si les mesures prévues à l'article 5 de la directive ne sont pas prises. Les États membres devraient donc sélectionner, parmi les eaux eutrophisées, celles dont la qualité peut être améliorée en agissant sur le niveau de pollution par les nitrates d'origine agricole.

34.
    En dernier lieu, il soutient que la position de la Commission selon laquelle les nitrates doivent, dans tous les cas, être pris en compte à titre préventif comme un signe d'eutrophisation au sens de la directive prive d'effet utile plusieurs dispositions de cette directive. En effet, celle-ci n'obligerait à identifier comme eaux polluées que les eaux eutrophisées à l'égard desquelles la maîtrise des nitrates est possible par des mesures portant sur l'agriculture et ne ferait de la désignation de l'ensemble du territoire comme zone vulnérable qu'une faculté. Or, un raisonnement tel que celui de la Commission amènerait nécessairement à identifier comme polluées toutes les eaux contenant des nitrates, même à un niveau raisonnable, c'est-à-dire en pratique toutes les eaux de la Communauté.

35.
    Dans son mémoire en intervention, le gouvernement espagnol fait valoir qu'un programme de réduction des déversements d'azote d'origine agricole, tel que celui imposé par la directive, ne peut avoir d'effet sur l'eutrophisation des eaux et, partant, n'a d'intérêt que si deux conditions sont remplies. D'une part, la production primaire des écosystèmes aquatiques concernés devrait être limitée par les disponibilités en azote. D'autre part, la teneur en azote devrait pouvoir être réduite en appliquant ce programme.

36.
    Il considère donc que seules les eaux dont la production de phytoplancton est limitée par l'azote et dont il est possible de limiter le taux d'azote en agissant sur les pratiques agricoles doivent être considérées comme des eaux atteintes par la pollution au sens de la directive.

37.
    Le gouvernement espagnol soutient également qu'il est prouvé scientifiquement que, dans la majorité des écosystèmes aquatiques épicontinentaux, la production primaire de phytoplancton et, en définitive, l'eutrophisation ne sont pas limitées par les disponibilités en azote, mais par celles en phosphore.

38.
    La Commission fait valoir que cette affirmation n'est étayée par aucune étude scientifique. Elle cite les diverses études qu'elle a mentionnées dans sa requête et sa réplique pour démontrer que l'eutrophisation est due à une conjonction des apports en azote et en phosphore et que l'on ne peut dès lors délibérément ignorer l'apport de l'azote dans le phénomène d'eutrophisation marine.

Appréciation de la Cour

39.
    Il convient, d'abord, de relever que, comme il ressort du sixième considérant et de l'article 1er de la directive, celle-ci a pour objectif, afin de protéger la santé humaine, les ressources vivantes et les écosystèmes aquatiques ainsi que de garantir d'autres usages légitimes des eaux, de réduire la pollution des eaux provoquée ou induite par les nitrates à partir de sources agricoles et de prévenir toute nouvelle pollution de ce type.

40.
    Ensuite, il y a lieu de constater que le neuvième considérant de la directive énonce qu'une protection spéciale doit être prévue pour certaines zones dont les bassins versants alimentent des eaux susceptibles d'être polluées par des composés azotés.

41.
    De surcroît, il résulte des articles 3, paragraphes 1 et 2, et 5 de la directive, lus en combinaison avec l'annexe I, A, points 1 et 2, de celle-ci, que les États membres sont tenus de respecter les obligations suivantes:

-     identifier comme eaux atteintes par la pollution ou susceptibles de l'être, si les mesures prévues à l'article 5 de la directive ne sont pas prises, non seulement les eaux destinées à la consommation humaine, mais également la totalité:

    i)     des eaux douces superficielles qui contiennent ou risquent de contenir une concentration de nitrates supérieure à celle prévue par la directive 75/440/CEE du Conseil, du 16 juin 1975, concernant la qualité requise des eaux superficielles destinées à la production d'eau alimentaire dans les États membres (JO L 194, p. 26) et

    

    ii)     des eaux souterraines qui contiennent ou risquent de contenir une concentration de nitrates supérieure à 50 milligrammes par litre;

-     désigner, pour le 20 décembre 1993 au plus tard, comme zones vulnérables toutes les zones connues sur leur territoire qui alimentent les eaux ainsi identifiées comme atteintes par la pollution conformément à l'article 3, paragraphe 1, de la directive, et

-     établir, pour le 20 décembre 1995 au plus tard, des programmes d'action visant à réduire la pollution des eaux par les nitrates et à améliorer la qualité de celles-ci dans les zones vulnérables désignées au titre de l'article 3, paragraphe 2, de la directive.

42.
    Enfin, il convient de rappeler que les eaux atteintes par la pollution ou susceptibles de l'être qui sont visées à l'article 3, paragraphe 1, de la directive sont définies en fonction, entre autres, de critères énoncés à l'annexe I, A, de la directive. Un de ces critères a trait à l'eutrophisation constatée ou risquant de se produire dans un avenir proche si les mesures prévues à l'article 5 de la directive ne sont pas prises.

43.
    En l'espèce, le gouvernement français déduit de la définition de l'eutrophisation figurant à l'article 2, sous i), de la directive que l'enrichissement des eaux de surface en nitrate ne rend pas à lui seul ces eaux eutrophisées au sens de la directive.

44.
    Par ailleurs, il soutient qu'il ressort de la circulaire du 5 novembre 1992 que, pour certaines catégories d'eaux, notamment les eaux saumâtres courantes et les eaux douces calcaires, tant stagnantes que courantes, l'eutrophisation ne pourra jamais être combattue en réduisant les quantités d'azote, le phosphore devant être considéré comme le facteur de maîtrise de l'eutrophisation.

45.
    Sans qu'il soit besoin d'avoir égard aux nombreux rapports scientifiques et études cités dans le cadre du présent recours, il convient de constater qu'une limitation du champ d'application de la directive excluant de celui-ci certaines catégories d'eaux en raison du rôle prétendument primordial du phosphore dans la pollution desdites eaux est incompatible tant avec l'économie qu'avec l'objectif de la directive.

46.
    D'abord, il convient de relever que la méthodologie appliquée par la République française aboutit à ce que des parties importantes des eaux douces de surface, des estuaires des eaux saumâtres courantes et des eaux côtières ne puissent jamais être désignées comme eutrophisées, même si la pollution par l'azote à partir de sources agricoles ou la menace d'une telle pollution est réelle.

47.
    À cet égard, force est de constater que la circulaire du 5 novembre 1992 demande aux autorités compétentes de tenir compte «des considérations développées dans l'annexe 4» et que cette dernière indique, ainsi qu'il ressort du point 12 du présent arrêt, que l'azote n'est pas le facteur de maîtrise dans le cas des eaux saumâtres courantes, à savoir les estuaires, et des eaux douces calcaires, stagnantes comme courantes.

48.
    La possibilité que des catégories importantes d'eaux ne soient jamais désignées comme eutrophisées, même si la pollution par l'azote à partir de sources agricoles ou la menace d'une telle pollution est réelle, serait manifestement incompatible avec la directive, qui impose aux États membres d'identifier les eaux polluées ou celles susceptibles de l'être afin qu'ils prennent certaines mesures pour réduire la pollution des eaux provoquée ou induite par les nitrates à partir de sources agricoles et de prévenir toute nouvelle pollution de ce type.

49.
    Certes, il ressort de la circulaire du 5 novembre 1992 que le développement excessif d'une espèce végétale dans un milieu aquatique dépend de multiples facteurs d'ordre chimique, physique et environnemental. Aux termes de cette circulaire, «au stade où l'on peut parler d'eutrophisation [...], ce développement excessif des végétaux aquatiques apparaît donc comme la résultante du jeu complexe et subtil d'un ensemble de facteurs divers et changeants. Établir les relations de cause à effet de son apparition, de sa nature, son intensité, sa fréquence, est une tâche extrêmement difficile du fait même de cette complexité et de cette subtilité dans les interactions.»

50.
    Toutefois, compte tenu de cette complexité et du fait que, ainsi qu'il ressort de la circulaire du 5 novembre 1992, les connaissances en la matière sont encore imprécises et incomplètes, il est incompatible avec l'économie et l'objectif de la directive d'exclure a priori de son champ d'application des catégories importantes d'eaux telles que celles ainsi mentionnées dans ladite circulaire. Or, nonobstant le rôle éventuellement joué par le phosphore dans l'eutrophisation, des espèces végétales dont le développement est accéléré par l'azote peuvent apparaître dans de telles eaux, ce qui entraîne une perturbation de l'équilibre des différents organismes qui y sont présents.

51.
    Ensuite, compte tenu du fait que les obligations découlant de l'article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive sont intrinsèquement liées, une identification restrictive des eaux atteintes par la pollution ou susceptibles de l'être en vertu du paragraphe 1 de cet article aboutirait à une désignation incomplète des zones vulnérables en vertu du paragraphe 2 de celui-ci.

52.
    En effet, la méthode retenue par les autorités françaises pour la définition des eaux atteintes par la pollution ou susceptibles de l'être permet que certaines eaux à teneur en azote élevée échappent à l'application de la directive, de sorte que les bassins versants qui les alimentent ne sont pas désignés comme des zones vulnérables en vertu de l'article 3, paragraphe 2, de la directive et ne doivent pas, par conséquent, faire l'objet d'un programme d'action conformément à l'article 5 de celle-ci.

53.
    Enfin, s'il est vrai qu'un large pouvoir d'appréciation a été reconnu aux États membres pour la définition des eaux visées à l'article 3, paragraphe 1, de la directive, en raison de la complexité des évaluations qu'ils sont appelés à faire dans ce contexte (voir arrêt du 29 avril 1999, Standley e.a., C-293/97, Rec. p. I-2603, points 37 et 39), il n'en reste pas moins que, lorsqu'ils procèdent à cette définition, ils sont tenus de respecter les objectifs poursuivis par la directive, à savoir la réduction de la pollution des eaux par les nitrates provenant de l'agriculture.

54.
    Ainsi, l'exercice de ce pouvoir d'appréciation ne saurait aboutir, comme en l'espèce, à ce qu'une partie importante des eaux chargées d'azote échappe au champ d'application de la directive.

Sur le défaut d'identification des eaux de la baie de Seine au regard de la directive

Arguments des parties

55.
    La Commission soutient que, en n'identifiant pas les eaux de la baie de Seine comme eutrophisées au sens de la directive, la République française a violé l'article 3, paragraphe 1, et l'annexe I, A, point 3, de la directive.

56.
    À cet égard, la Commission cite notamment le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux du bassin Seine-Normandie selon lequel, premièrement, la prolifération du phytoplancton toxique dinophysis semble s'intensifier depuis plusieurs années entre Courseulles et Dieppe et, deuxièmement, les apports de nutriments par la Seine et les cours d'eau semblent jouer un rôle prépondérant dans l'apparition du phénomène.

57.
    En outre, il ressortirait d'une communication scientifique de 1996 intitulée «Les apports en nitrate et phosphate en baie de Seine. Devenir de la pollution en mer» qu'il est vraisemblable que l'augmentation des apports agricoles contribue à l'augmentation des apports en azote en baie de Seine, y accroît la production primaire et engendre une eutrophisation.

58.
    Selon la Commission, la baie de Seine participe au phénomène d'eutrophisation de la partie est de la mer du Nord, du nord de la France à la Norvège.

59.
    Le gouvernement français soutient quant à lui que les eaux de la baie de Seine ne sont pas eutrophisées au sens de la directive.

60.
    Ainsi, selon ce gouvernement, qui se réfère à la définition de l'eutrophisation figurant à l'article 2, sous i), de la directive, il n'est guère contestable qu'il existe un «enrichissement [...] en composés azotés» de la baie de Seine. Que celui-ci soit suffisamment important pour causer un «développement accéléré des algues et des végétaux supérieurs» serait un peu plus contestable, mais qu'il entraîne une «[perturbation de] l'équilibre des organismes présents dans l'eau» et une «dégradation de la qualité de l'eau» ne serait en rien démontré par la Commission.

61.
    Le gouvernement français fait valoir que ni la baie de Seine ni le littoral bas normand ne connaissent de phénomènes de macroalgues, de marées vertes ou d'anoxie par excès de phytoplancton. La baie de Seine se caractériserait par de forts courants de marées qui empêcheraient le taux d'oxygène dissous de baisser sévèrement dans les eaux du fond de la baie, de sorte que les organismes marins ne verraient pas leur équilibre naturel perturbé. Quant aux apparitions temporaires de microalgues planctoniques de la classe des dinophycées, elles n'auraient pas une ampleur suffisante pour perturber les organismes marins et elles seraient causées plus par la stratification verticale de certaines eaux côtières que par l'évolution de la quantité d'azote dans l'eau.

62.
    Dès lors, le gouvernement français considère que le simple fait que des nitrates sont indéniablement présents en quantité suffisante en baie de Seine pour y alimenter un hypothétique phénomène d'eutrophisation ne suffit pas à contredire sa conclusion selon laquelle cette zone n'est pas eutrophisée au sens de la directive.

63.
    Il soutient encore que l'absence d'identification de la baie de Seine n'a, en tout état de cause, pas eu d'impact sur l'étape suivante, à savoir la désignation des zones vulnérables, puisque quasiment toutes les zones alimentant le bassin de la Seine auraient été désignées comme vulnérables à d'autres titres.

Appréciation de la Cour

64.
    Il y a lieu de constater d'emblée que, dans les mémoires qu'il a soumis à la Cour, le gouvernement français reconnaît qu'il existe, d'une part, un enrichissement en composés azotés dont il ne conteste pas l'origine agricole et, d'autre part, un développement accéléré des algues et des végétaux supérieurs dans la baie de Seine. En outre, il admet qu'il n'est pas exclu que la persistance de certains phénomènes pouvant être qualifiés de perturbation de l'équilibre des organismes présents dans l'eau ou de dégradation de la qualité de l'eau permette de considérer que la baie de Seine remplit certains critères d'eutrophisation.

65.
    Il considère toutefois que, eu égard aux critères objectifs et scientifiques pertinents, cette zone n'a pas à être identifiée comme eutrophisée au sens de la directive.

66.
    Cependant, ainsi qu'il ressort des points 45 à 54 du présent arrêt, l'interprétation de la notion d'eutrophisation faite par les autorités françaises et la méthode qu'elles retiennent pour identifier des eaux atteintes par la pollution sont trop restrictives et, par conséquent, incompatibles avec la directive.

67.
    En outre, même si le phénomène d'eutrophisation n'apparaît pas dans la baie de Seine elle-même, il n'en reste pas moins que cette zone participe au phénomène d'eutrophisation de la mer du Nord qui est, ainsi qu'il ressort du quatrième considérant de la directive, une zone méritant une protection particulière.

68.
    En effet, ainsi qu'il résulte de l'avis motivé, l'eutrophisation de la partie est de la mer du Nord, du nord de la France à la Norvège, trouve son origine dans le rejet de nutriments, notamment azotés, par l'ensemble des bassins versants aboutissant en mer du Nord et en Manche orientale. La Seine serait à elle seule à l'origine d'un flux annuel de plus de 100 000 tonnes d'azote, aux deux tiers d'origine agricole, sur un flux total de 400 000 tonnes par an passant de la Manche à la mer du Nord.

69.
    Il n'est pas contesté en l'espèce que la teneur en nitrate de l'eau de la baie de Seine est élevée et que, dans l'eau salée de la mer du Nord, l'azote est le facteur limitant le plus important dans le développement d'algues et d'espèces végétales supérieures.

70.
    Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que, en ne procédant pas de manière appropriée à l'identification des eaux atteintes par la pollution et, par voie de conséquence, à la désignation des zones vulnérables afférentes, conformément à l'article 3 ainsi qu'à l'annexe I de la directive, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive.

Sur les dépens

71.
    Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République française et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens. Conformément à l'article 69, paragraphe 4, premier alinéa, de ce règlement, le royaume d'Espagne, qui est intervenu au litige, supporte ses propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre)

déclare et arrête:

1)     En ne procédant pas de manière appropriée à l'identification des eaux atteintes par la pollution et, par voie de conséquence, à la désignation des zones vulnérables afférentes, conformément à l'article 3 ainsi qu'à l'annexe I de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ladite directive.

2)     La République française est condamnée aux dépens.

3)     Le royaume d'Espagne supporte ses propres dépens.

Macken
Colneric
                 Gulmann

Schintgen                                    Cunha Rodrigues

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 juin 2002.

Le greffier

Le président de la sixième chambre

R. Grass

F. Macken


1: Langue de procédure: le français.