Language of document : ECLI:EU:C:2024:170

ORDONNANCE DE LA COUR (huitième chambre)

19 février 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Article 267 TFUE – Nécessité d’une interprétation du droit de l’Union pour que la juridiction de renvoi puisse rendre son jugement – Absence – Caractère hypothétique des questions préjudicielles – Irrecevabilité manifeste »

Dans les affaires jointes C‑449/23 [Witon] (i) et C‑450/23 [Ralecyk] ,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Sąd Okręgowy w Poznaniu (tribunal régional de Poznań, Pologne), par décisions du 15 mars 2023, parvenues à la Cour le 18 juillet 2023, dans les procédures

OR (C‑449/23),

LO,

KQ,

OX (C‑450/23)

contre

Getin Noble Bank S.A.,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Piçarra, président de chambre, MM. N. Jääskinen (rapporteur) et M. Gavalec, juges,

avocat général : M. P. Pikamäe,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29), de l’article 12 TFUE ainsi que de l’article 38 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

2        Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges opposant des consommateurs, à savoir OR dans l’affaire C‑449/23 et LO, KQ ainsi que OX dans l’affaire C‑450/23 (ci-après, ensemble, les « requérants au principal »), à Getin Noble Bank S.A., un établissement bancaire établi à Varsovie (Pologne), au sujet de la validité de diverses clauses figurant dans des contrats de prêt hypothécaire conclus entre ces parties.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        L’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 dispose :

« Les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives. »

4        L’article 7, paragraphe 1, de cette directive énonce :

« Les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel. »

5        La directive 2014/59/UE du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement et modifiant la directive 82/891/CEE du Conseil ainsi que les directives du Parlement européen et du Conseil 2001/24/CE, 2002/47/CE, 2004/25/CE, 2005/56/CE, 2007/36/CE, 2011/35/UE, 2012/30/UE et 2013/36/UE et les règlements du Parlement européen et du Conseil (UE) no 1093/2010 et (UE) no 648/2012 (JO 2014, L 173, p. 190), comporte un article 37 qui expose les « [p]rincipes généraux régissant les instruments de résolution ».

 Le droit polonais

6        L’article 135 de l’ustawa o Bankowym Funduszu Gwarancyjnym, systemie gwarantowania depozytów oraz przymusowej restrukturyzacji (loi sur le Fonds de garantie bancaire, le système de garantie des dépôts et la résolution), du 10 juin 2016 (Dz. U. de 2016, position 996), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi sur le FGB »), dispose :

« 1.      Un non-lieu à statuer est prononcé dans toute procédure d’exécution ou de mesures conservatoires visant le patrimoine d’un établissement soumis à une procédure de résolution et ayant été introduite avant l’ouverture de celle-ci.

[...]

4.      Aucune procédure d’exécution ou de mesures conservatoires ne peut être introduite contre un établissement soumis à une procédure de résolution en cours. »

7        Aux termes de l’article 176, paragraphe 2, de l’ustawa – Kodeks postępowania cywilnego (loi portant code de procédure civile), du 17 novembre 1964 (Dz. U. de 1964, no 43, position 296), dans sa version applicable aux litiges au principal, « la juridiction suspend, à la demande du Fonds de garantie bancaire, la procédure à laquelle est partie une entité en résolution visée à l’article 2, point 44, de la [loi sur le FGB] ».

 Les litiges au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

8        Le 19 juin 2006 dans l’affaire C‑449/23 et le 20 septembre 2007 dans l’affaire C‑450/23, les requérants au principal ont conclu avec Getin Noble Bank des contrats de prêt hypothécaire, indexés sur le franc suisse (CHF).

9        Estimant que ces contrats contenaient des clauses abusives, les requérants au principal ont saisi le Sąd Okręgowy w Poznaniu (tribunal régional de Poznań, Pologne), la juridiction de renvoi, le 20 janvier 2021 dans l’affaire C‑449/23 et le 4 janvier 2021 dans l’affaire C‑450/23. Leurs recours respectifs visaient, en substance, à faire constater l’invalidité desdits contrats et à faire condamner Getin Noble Bank à leur rembourser les sommes versées, majorées des intérêts légaux de retard à compter de la date d’introduction de ces demandes jusqu’à la date du paiement de ces sommes, en vertu desdites clauses abusives.

10      Par lettres du 21 octobre 2021 dans l’affaire C‑449/23, et du 27 octobre 2021 dans l’affaire C‑450/23, les requérants au principal ont demandé l’exécution immédiate des décisions de la juridiction de renvoi à intervenir, en raison de la détérioration de la situation financière de Getin Noble Bank. En lien avec cette détérioration, ils ont également introduit des demandes de mesures conservatoires, tant dans l’affaire C‑449/23 que dans l’affaire C‑450/23, lesquelles n’ont pas été accueillies, l’une de ces demandes n’ayant même pas été examinée.

11      En réaction à l’évolution défavorable de la situation financière de Getin Noble Bank, le Bankowy Fundusz Gwarancyjny (Fonds de garantie bancaire, Pologne) (ci-après le « FGB ») a pris la décision d’ouvrir, à compter du 30 septembre 2022, une procédure de résolution contre cet établissement bancaire (ci-après la « décision de résolution »), sur le fondement de la loi sur le FGB, laquelle transpose en droit national les dispositions de la directive 2014/59.

12      La juridiction de renvoi estime, de manière générale, que la façon dont les dispositions en matière de résolution ont été appliquées en l’occurrence est susceptible de constituer un indice d’une violation flagrante des articles 6 et 7 de la directive 93/13 ainsi que du principe d’effectivité.

13      Plus particulièrement, cette juridiction souligne, à l’instar des requérants au principal, que la décision de résolution prive les consommateurs d’une protection juridictionnelle effective et, de facto, de toute protection contre les clauses abusives utilisées par les professionnels dans les contrats de prêt en cause. En effet, d’une part, cette décision empêcherait les emprunteurs d’obtenir, dans le cadre d’une procédure judiciaire engagée contre Getin Noble Bank, des garanties pour leurs créances consistant, par exemple, à suspendre l’obligation des emprunteurs de lui verser les échéances courantes sur la base des contrats de prêt en cause. D’autre part, cette même décision aurait pour effet d’empêcher une exécution forcée de la décision, qui sera adoptée à l’issue d’une telle procédure judiciaire, dans l’hypothèse où cette décision leur serait favorable. Ainsi, le recouvrement et l’exécution des créances potentiellement dues aux emprunteurs seraient empêchés par la décision de résolution.

14      En outre, la juridiction de renvoi indique que le FGB pourrait, en application de l’article 176, paragraphe 2, de la loi portant code de procédure civile, demander la suspension de la procédure en cours engagée contre Getin Noble Bank, en tant qu’établissement bancaire faisant l’objet de la résolution.

15      Dans ces conditions, le Sąd Okręgowy w Poznaniu (tribunal régional de Poznań) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes, lesquelles sont libellées en des termes identiques dans les affaires C‑449/23 et C‑450/23 :

« 1)      L’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] doivent-ils être interprétés en ce sens que, compte tenu de la jurisprudence des juridictions nationales et des décisions rendues par l’autorité nationale [pour la] protection des consommateurs dans lesquelles il est constaté sans équivoque qu’un professionnel a appliqué des clauses contractuelles abusives, ils s’opposent à l’adoption, sur le fondement des dispositions nationales transposant la directive [2014/59], d’une décision d’une autorité nationale de résolution qui n’est pas compétente en matière de protection des droits des consommateurs, décision qui a eu pour effet d’éliminer la possibilité réelle pour les consommateurs de faire valoir, à l’encontre de ce professionnel, des droits au titre de la constatation de clauses contractuelles abusives, en privant les consommateurs d’une protection juridique ?

2)      Lorsqu’une autorité nationale de résolution qui n’est pas compétente en matière de protection des droits des consommateurs a rendu une décision sur le fondement des dispositions nationales transposant la directive [2014/59], qui a eu pour effet d’éliminer la possibilité réelle pour le consommateur de faire valoir, contre le professionnel visé par ladite décision, des droits au titre de la constatation de clauses contractuelles abusives, en le privant de protection juridique, la conformité de la pratique des autorités nationales [à] l’article 6, paragraphe 1, et [à] l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] est-elle assurée, en particulier étant donné que, conformément à l’article 12 [TFUE], les exigences de la protection des consommateurs sont prises en considération dans la définition et la mise en œuvre des autres politiques et actions de l’Union [européenne] et que l’article 38 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne renforce la protection des consommateurs en prévoyant qu’un niveau élevé de protection des consommateurs doit être assuré ?

3)      L’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que la protection accordée au consommateur par ces dispositions, concernant la possibilité de faire valoir effectivement ses droits découlant de l’utilisation par un professionnel de clauses contractuelles abusives, puisse être écartée sous l’effet de l’ouverture d’une procédure de résolution [engagée contre] ce professionnel au titre de l’article 37 de la directive [2014/59] ? »

16      Par décision du président de la Cour du 15 septembre 2023, les affaires C‑449/23 et C‑450/23 ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de la décision à intervenir.

 Sur la recevabilité des demandes de décision préjudicielle

17      En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, lorsqu’une demande ou une requête est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

18      Il convient de faire application de cette disposition dans les présentes affaires.

19      Aux termes d’une jurisprudence constante de la Cour, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher. La justification du renvoi préjudiciel est non pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais le besoin inhérent à la solution effective d’un litige portant sur le droit de l’Union (arrêts du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 44, et du 1er décembre 2022, DELID, C‑409/21, EU:C:2022:946, point 37).

20      En effet, ainsi qu’il ressort des termes mêmes de l’article 267 TFUE, la décision préjudicielle sollicitée doit être « nécessaire » pour permettre à la juridiction de renvoi de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 45, et ordonnance du 2 juillet 2020, S.A.D. Maler und Anstreicher, C‑256/19, EU:C:2020:523, point 43).

21      La Cour a ainsi itérativement rappelé qu’il ressort à la fois des termes et de l’économie de l’article 267 TFUE que la procédure préjudicielle présuppose qu’un litige soit effectivement pendant devant les juridictions nationales, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt préjudiciel (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 46, et ordonnance du 2 juillet 2020, S.A.D. Maler und Anstreicher, C‑256/19, EU:C:2020:523, point 44).

22      En l’occurrence, les questions posées apparaissent hypothétiques, de telle sorte que les demandes de décision préjudicielle ne répondent manifestement pas aux exigences rappelées aux points précédents de la présente ordonnance.

23      À cet égard, il convient d’observer, d’une part, que la juridiction de renvoi est saisie de recours visant à contester la validité des contrats de prêt hypothécaire conclus entre les requérants au principal et Getin Noble Bank, dans la mesure où ces contrats contiendraient des clauses abusives, et à obtenir le remboursement des montants indûment payés en vertu de ces clauses.

24      D’autre part, les questions posées par la juridiction de renvoi portent, en substance, sur la possibilité, pour des consommateurs ayant conclu des prêts hypothécaires avec un établissement bancaire, de faire valoir de manière effective les droits qu’ils tirent de la directive 93/13, alors que cet établissement fait l’objet d’une décision de résolution.

25      À cet égard, certes, la juridiction de renvoi souligne que la décision de résolution empêche l’exécution forcée d’une décision de justice favorable aux emprunteurs, prise dans le cadre d’une procédure judiciaire engagée contre Getin Noble Bank, et, plus particulièrement, le recouvrement et l’exécution des créances dues à ces derniers en vertu d’une telle décision.

26      Or, en l’occurrence, dans le cadre des procédures dont elle est saisie et qui visent à constater l’invalidité des contrats de prêt conclus par les emprunteurs, la juridiction de renvoi n’a pas encore pris de décision, dont l’exécution forcée pourrait être empêchée par la décision de résolution.

27      Par ailleurs, si, comme l’indique la juridiction de renvoi, cette décision empêche les requérants au principal d’obtenir, dans le cadre « d’une procédure judiciaire contre Getin Noble Bank », des garanties pour leurs créances, consistant, par exemple, à suspendre l’obligation de ces requérants de verser les échéances courantes du crédit selon les montants et les échéances prévus dans les contrats de crédit en cause, il ne ressort pas des demandes de décision préjudicielle que l’obtention de telles garanties soit demandée dans le cadre des procédures au principal.

28      En outre, si, ainsi qu’il a été relevé au point 14 de la présente ordonnance, l’article 176, paragraphe 2, de la loi portant code de procédure civile autorise le FGB à demander la suspension de la procédure en cours engagée contre Getin Noble Bank, il ne ressort nullement des demandes de décision préjudicielle que, en l’occurrence, le FGB avait effectivement introduit, au moment de la saisine de la Cour, une telle demande de suspension.

29      Il ressort ainsi des demandes de décision préjudicielle que les doutes que la juridiction de renvoi nourrit au sujet de l’effectivité de la protection des consommateurs dans le contexte de la directive 93/13 résultent de la possibilité que le FGB demande, à l’avenir, la suspension des procédures pendantes dirigées contre Getin Noble Bank.

30      La juridiction de renvoi se borne à relever que la problématique de la protection effective des droits des consommateurs dans le contexte d’une procédure de résolution engagée contre un établissement de crédit n’a pas encore été traitée par la Cour, et qu’une décision de sa part à cet égard serait importante pour toutes les affaires qui pourraient être affectées par la décision de résolution.

31      Toutefois, cette circonstance n’est pas, en soi, suffisante pour démontrer la nécessité d’une interprétation du droit de l’Union aux fins de la résolution des litiges au principal.

32      Dans ces conditions, les demandes de décision préjudicielle présentent, en l’état des litiges au principal, un caractère hypothétique, de sorte qu’elles doivent être déclarées manifestement irrecevables, sans préjudice toutefois de la possibilité pour la juridiction de renvoi de réinterroger la Cour dans l’hypothèse, notamment, où le FGB se prévaudrait de la faculté que lui confère l’article 176, paragraphe 2, de la loi portant code de procédure civile.

33      Il s’ensuit que, en application de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, les présentes demandes de décision préjudicielle sont manifestement irrecevables.

 Sur les dépens

34      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) ordonne :

Les demandes de décision préjudicielle introduites par le Sąd Okręgowy w Poznaniu (tribunal régional de Poznań, Pologne), par décisions du 15 mars 2023, sont manifestement irrecevables.

Signatures


*      Langue de procédure : le polonais.


i      Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.