Language of document : ECLI:EU:C:2023:267

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME TAMARA ĆAPETA

présentées le 30 mars 2023 (1)

Affaire C106/22

Xella Magyarország Építőanyagipari Kft.

contre

Innovációs és Technológiai Miniszter

en présence de

« JANES ÉS TÁRSA » Szállítmányozó, Kereskedelmi és Vendéglátó Kft.

[demande de décision préjudicielle formée par la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie)]

« Renvoi préjudiciel – Compétence – Liberté d’établissement – Libre circulation des capitaux – Règlement (UE) 2019/452 – Filtrage des investissements – Décision d’interdire l’acquisition par une société de l’Union d’une autre société de l’Union en raison de ce que le capital de la première société est détenu par des propriétaires étrangers et du statut stratégique de la société cible »






I.      Introduction

1.        Le cadre de la présente affaire est le village de Lázi, dans le comitat de Győr-Moson-Sopron (Hongrie), où se trouve une carrière dont sont extraits du sable, de l’argile et du gravier. Le ministre hongrois de l’Innovation et de la Technologie (ci-après le « ministre ») a interdit l’acquisition de la société hongroise propriétaire de la carrière en question que projetait la requérante, une autre société hongroise. À titre de motivation de cette décision de veto, le ministre a invoqué le fait qu’il serait contraire aux intérêts nationaux hongrois de permettre à une société contrôlée indirectement par une société des Bermudes de prendre le contrôle d’une société active dans le domaine de l’extraction de matériaux de construction.

2.        Cette décision a été attaquée devant la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie). Par sa demande de décision préjudicielle, cette juridiction voudrait notamment savoir si la loi hongroise qui a permis au ministre d’opposer son veto à l’opération en cause est compatible avec l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE et avec le règlement (UE) 2019/452 (2).

3.        La principale question à laquelle la Cour devra dès lors répondre est celle de savoir si le fait qu’une personne d’un pays tiers détient une participation dans une entreprise de l’Union est susceptible, dans certaines circonstances, de mettre en péril l’ordre public national ou la sécurité publique des États membres. Si j’avais été confrontée à une telle question il y a 20 ans, il n’y aurait guère eu de raisons de douter que l’objet qui nous occupe relève d’un protectionnisme qui ne peut être toléré dans une économie de marché libre et ouverte.

4.        À cette époque, toutefois, des notions telles que la « localisation de la production dans des pays partageant les mêmes valeurs » ou de « contrôle des investissements sortants » n’étaient guère connues en dehors des cercles des responsables nationaux de la sécurité et auraient certainement été considérées comme inacceptables par les mondialistes convaincus (3). Ces notions sont pourtant désormais appelées à façonner les objectifs de la nouvelle politique commerciale de l’Union (4).

5.        Le monde a changé, comme chaque citoyen de l’Union a pu le constater et le ressentir, ne serait-ce que sous la forme de rayons vides dans les supermarchés ou de factures d’énergie plus élevées. En effet, l’agression russe en Ukraine a tristement mis en exergue les dangers de la dépendance à l’égard de la bonne volonté des partenaires commerciaux d’hier (5). Dès lors, surtout lorsque nous sommes confrontés à des mesures qui représentent sans nul doute un recul en matière d’ouverture du marché intérieur de l’Union à l’égard des échanges avec les pays tiers, il convient de ne pas tirer de conclusions trop hâtives : les intérêts géopolitiques stratégiques de demain sont susceptibles d’avoir une incidence sur les engagements d’aujourd’hui en matière de libre-échange.

6.        Comment ces intérêts se traduisent-ils en droit et comment le pouvoir de réglementation est-il réparti entre l’Union et ses États membres ? La présente affaire implique que la Cour démêle cette question constitutionnelle concernant les compétences de l’Union en matière d’investissements directs en provenance de pays tiers. Une notion qui aura une importance toute particulière dans cet examen est celle, ajoutée à la faveur du traité de Lisbonne, d’« investissements directs étrangers » dans le cadre de la politique commerciale commune. Comment cette notion s’inscrit-elle dans celle d’« investissements directs » qui apparaît dans les règles relatives à la libre circulation des capitaux ? Dans quelle mesure les investissements directs provenant de l’étranger sont-ils une question relevant de la compétence exclusive de l’Union en matière de réglementation des échanges commerciaux et dans quelle mesure continuent-ils à relever de la compétence partagée en matière de marché intérieur ? La réponse à cette question devrait, à son tour, permettre de préciser quelle est la marge dont disposent les États membres, dans le cadre actuel du traité, s’agissant de filtrer et d’interdire l’acquisition de sociétés situées sur leur territoire, pour des motifs d’ordre public ou de sécurité publique.

II.    Le contexte juridique et factuel de la présente affaire et les questions préjudicielles

7.        Xella Magyarország Építőanyagipari Kft. (ci-après la « requérante ») est une société hongroise qui fabrique des éléments de construction en béton. Elle est détenue à 100 % par une société allemande, Xella Baustoffe GmbH (ci-après « Xella Allemagne »). Cette société allemande est elle-même détenue par une société luxembourgeoise, Xella International S.A. (ci-après « Xella Luxembourg »), détenue à son tour par LSF10 XL Investments Ltd., enregistrée aux Bermudes (ci-après la « société des Bermudes »). Il ressort de la demande de la juridiction de renvoi que la société des Bermudes est une filiale de Lone Star Fund X (ci-après « Lone Star »), une société de capital-investissement des États‑Unis. Le fondateur et propriétaire de Lone Star est une personne physique de nationalité irlandaise.

8.        « JANES ÉS TÁRSA » Szállítmányozó, Kereskedelmi és Vendéglátó Kft. (ci-après « Janes ») est une société hongroise propriétaire d’une carrière en Hongrie. Elle a pour activité l’extraction de certains matériaux de construction, à savoir le sable, le gravier et l’argile. Sa production de ces matériaux représenterait 0,52 % de la production nationale de la Hongrie. Selon la juridiction de renvoi, la requérante est le plus gros acheteur de Janes, puisqu’elle achète environ 90 % du total de sa production. Les 10 % restants des matériaux extraits par Janes sont achetés par des entreprises de construction locales.

9.        Le 29 octobre 2020, la requérante a conclu un contrat portant sur l’acquisition de 100 % des parts de Janes.

10.      La loi hongroise en cause dans la présente affaire (ci-après la « loi LVIII de 2020 » (6)) exige notamment que l’acquisition d’« entreprises stratégiques » par des « investisseurs étrangers » soit notifiée au ministre. En vertu de l’article 276, point 2, sous a), de cette loi, la notion d’« investisseur étranger » couvre non seulement les ressortissants et les personnes morales de pays tiers, mais également les sociétés enregistrées en Hongrie ou dans un autre État membre dans lesquelles une personne physique ou morale d’un pays tiers détient une « majorité de contrôle » (7). Il semble admis que du fait de ses activités, visées à l’annexe 1, catégorie 22 (« Matières premières essentielles »), sous-catégorie 8 (« Autres industries extractives »), du décret gouvernemental 289/2020 (8), Janes doit être considérée comme une « société stratégique » au sens de la loi LVIII de 2020 (9).

11.      La requérante, compte tenu de ce qu’elle est indirectement détenue par des personnes étrangères et que Janes doit être considérée comme une « société stratégique », a notifié au ministre l’acquisition envisagée de cette dernière.

12.      Par décision du 20 juillet 2021 (ci-après la « décision attaquée »), le ministre a interdit cette acquisition. Cette décision a été adoptée en application de l’article 283 de la loi LVIII de 2020, qui habilite le ministre à examiner si l’opération notifiée porte atteinte ou menace de porter atteinte à un intérêt de l’État hongrois, à sa sécurité publique ou à son ordre public. S’il estime que tel est le cas, le ministre doit interdire l’opération.

13.      Dans la motivation de la décision attaquée, le ministre relève que la structure de propriété de la requérante repose sur sa détention directe par une société allemande et sa détention indirecte par une société luxembourgeoise et une société des Bermudes. Selon le ministre, l’un des problèmes affectant le secteur de la construction en Hongrie est le manque de quantités suffisantes de matériaux de construction. Dans le secteur de la production de matériaux de construction, une part de marché importante est déjà détenue par des producteurs hongrois détenus par des sociétés étrangères ou des ressortissants étrangers. Le ministre souligne également qu’il est d’une importance stratégique que l’extraction et l’approvisionnement en matières premières soient assurés et prévisibles. Le fait pour Janes de tomber entre les mains de sociétés ou ressortissants des Bermudes représenterait un risque à long terme quant à la possibilité d’assurer l’approvisionnement en matériaux de construction.

14.      La requérante a formé un recours contre la décision attaquée devant la juridiction de renvoi. Elle fait valoir en substance que cette décision représente une restriction à la libre circulation des capitaux qui ne saurait être justifiée au titre de l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE.

15.      Dans ce contexte factuel et juridique, la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Faut-il interpréter l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE – compte tenu des considérants 4 et 6 du [règlement sur le filtrage des IDE], ainsi que de l’article 4, paragraphe 2, TUE – en ce sens que celui-ci inclut la possibilité d’un mécanisme de filtrage tel que prévu au titre 85 de [la loi LVIII de 2020], notamment à son article 276, points 1 et 2, sous a), et à son article 283, paragraphe 1, sous b) ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, la seule circonstance que la Commission européenne, dans le cadre de l’exercice de sa compétence en matière de contrôle des concentrations, ait mené une procédure concernant la structure de propriété de l’investisseur étranger indirect et autorisé la concentration fait-elle en soi obstacle à l’exercice du pouvoir de décision prévu par le droit national appliqué ? »

16.      La requérante, les gouvernements hongrois et italien, ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites. Le gouvernement hongrois et la Commission ont présenté des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 8 décembre 2022.

III. Analyse

17.      Les présentes conclusions sont structurées comme suit. Je commencerai par expliquer en quel sens je comprends les motifs qui ont incité la juridiction de renvoi à poser la première question déférée à la Cour (10). Compte tenu de cela, je proposerai une reformulation de cette première question (section A). J’examinerai ensuite comment le droit de l’Union s’applique aux mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers des États membres (section B). La réponse à cette question est pertinente tant s’agissant de la compétence de la Cour (section C) que s’agissant d’apprécier la compatibilité de la loi LVIII de 2020 avec le droit de l’Union, sur laquelle je me pencherai dans la dernière partie des conclusions (section D).

A.      Reformulation de la première question préjudicielle

18.      Le dilemme de la juridiction de renvoi est de savoir si elle doit confirmer ou annuler la décision attaquée. Sa première question n’est toutefois pas formulée d’une manière telle qu’il serait demandé à la Cour si la décision en question est compatible avec le droit de l’Union. Elle semble plutôt construite autour d’un seul scénario possible, dans lequel ladite décision serait supposée être invalide, à savoir l’absence de compétence de la Hongrie pour adopter la loi LVIII de 2020. S’il s’avérait que la Hongrie n’était tout simplement pas habilitée à adopter la loi en question, la décision attaquée devrait automatiquement subir le même sort que cette dernière.

19.      La juridiction de renvoi a exprimé ses doutes principalement quant à la conformité au droit de l’Union de deux dispositions de la loi LVIII de 2020, soulevant ainsi deux questions distinctes d’interprétation du droit de l’Union. Premièrement, la référence faite plus particulièrement à l’article 276, point 2, sous a), de cette loi soulève la question de savoir si les mécanismes nationaux de filtrage des investissements directs étrangers peuvent vraiment couvrir les investissements directs provenant de pays tiers réalisés par l’intermédiaire d’entreprises établies dans l’Union. Deuxièmement, la référence faite à l’article 283, paragraphe 1, sous b), de ladite loi soulève la question de savoir quelles conditions le droit de l’Union impose pour l’adoption de décisions de filtrage individuelles.

20.      Selon moi, les possibilités qui se présenteront à la juridiction de renvoi, en fonction de la réponse que donnera la Cour, ne prendront pas nécessairement la forme d’une option à deux volets (c’est-à-dire soit considérer cette loi comme valide du point de vue de la compétence et donc applicable dans la présente affaire, soit la considérer comme contraire au droit de l’Union et donc inapplicable). La réponse que la Cour donnera à la première question préjudicielle doit plutôt également permettre à la juridiction de renvoi de déterminer ce que le droit de l’Union exige de la loi LVIII de 2020 pour que les décisions adoptées sur la base de cette loi puissent être considérées comme valables quant au fond. Par conséquent, même si la réponse donnée dans le cadre de la présente affaire devait permettre à la juridiction de renvoi de conclure que la loi en question, interprétée en conformité avec le droit de l’Union, peut servir de base juridique aux décisions de filtrage adoptées par le ministre, cela n’implique pas nécessairement qu’il faille conclure que la décision concrètement en cause dans la présente affaire doit également être considérée comme valide. La juridiction de renvoi devra encore déterminer elle-même si cette décision satisfait aux exigences imposées par le droit de l’Union.

21.      Je propose donc de reformuler la première question préjudicielle de la manière suivante. L’article 4, paragraphe 2, TUE, l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE ainsi que le règlement sur le filtrage des IDE permettent-ils à un État membre et, si oui, à quelles conditions, d’adopter une loi qui oblige les entreprises de l’Union contrôlées indirectement par une personne physique ou morale d’un pays tiers à notifier son intention d’acquérir le contrôle d’une entreprise enregistrée dans cet État membre et qui, après cette notification, habilite les autorités à interdire l’acquisition notifiée au motif qu’elle est susceptible de porter atteinte aux intérêts nationaux, à l’ordre public ou à la sécurité publique de l’État membre en raison du fait que l’entreprise dont l’acquisition est envisagée extrait des matières premières telles que le sable, le gravier et l’argile et fournit ces matières au secteur de la construction local ?

B.      Comment le droit de l’Union s’applique-t-il aux mécanismes nationaux de filtrage des investissements directs étrangers ?

22.      La juridiction de renvoi s’interroge sur la conformité de la loi LVIII de 2020 avec le droit de l’Union et mentionne, dans sa question, l’article 65, paragraphe 1, TFUE et le règlement sur le filtrage des IDE. La Commission conclut pour sa part que ce règlement n’a pas vocation à s’appliquer dans la présente affaire. Elle suggère que la présente affaire soit résolue uniquement sur la base des dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement. Il est donc nécessaire, au préalable, de déterminer quels sont, parmi ces différents éléments du droit primaire et dérivé de l’Union, ceux qui sont pertinents pour répondre à la première question posée à la Cour.

1.      Interaction entre les compétences en matière de marché intérieur et celles en matière de politique commerciale commune

23.      Le traité de Lisbonne a étendu le champ d’application de la politique commerciale commune en incluant les « investissements directs étrangers » parmi les compétences énumérées à l’article 207, paragraphe 1, TFUE. Dans son avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017 (11), la Cour a, pour la première fois, donné une signification à cet ajout. Elle y indique que cette notion couvre les « investissements réalisés par des personnes physiques ou morales de cet État tiers dans l’Union et inversement qui donnent la possibilité de participer effectivement à la gestion ou au contrôle d’une société exerçant une activité économique » (12). S’agissant de décrire la notion d’« investissements étrangers directs » au sens de l’article 207, paragraphe 1, TFUE, la Cour a adopté la même définition que celle qu’elle avait utilisée pour la notion d’« investissement direct » du marché interne. Elle conclut que les investissements directs sont ceux qui « consistent en des investissements de toute nature auxquels procèdent les personnes physiques ou morales et qui servent à créer ou à maintenir des relations durables et directes entre le bailleur de fonds et l’entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue de l’exercice d’une activité économique. Une prise de participations dans une entreprise constituée sous forme de société par actions est un investissement direct lorsque les actions détenues par l’actionnaire lui donnent la possibilité de participer effectivement à la gestion de cette société ou à son contrôle » (13).

24.      Deux conséquences immédiates découlent des passages cités de cet avis. Premièrement, la Cour, par son interprétation, exporte vers la politique commerciale commune la définition des investissements directs utilisée depuis un certain temps dans la jurisprudence dans les affaires relatives au marché intérieur (14). Deuxièmement, la notion d’« investissement étranger direct », telle qu’elle figure à l’article 207, paragraphe 1, TFUE, exclut les investissements minoritaires ou à court terme dans le même domaine (15).

25.      La politique commerciale commune fait partie des compétences exclusives de l’Union en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE. L’inclusion des investissements directs étrangers dans le champ d’application de cette politique permet à l’Union de poursuivre, de manière globale et cohérente (c’est-à-dire d’une manière qui exclut une éventuelle réglementation au niveau des États membres), une politique commerciale qui couvre tout le cycle de vie d’un investissement mené à l’étranger. À ce titre, le champ d’application « élargi » de la politique commerciale commune garantit que les activités commerciales de l’Union en relation avec des pays tiers restent dynamiques et capables d’évoluer parallèlement à l’évolution du commerce international (16).

26.      Cela étant dit, je ne peux que constater certains chevauchements et une certaine tension que cet ajout a engendrés avec la compétence partagée dans le domaine du marché intérieur.

27.      Les investissements directs relèvent également de la libre circulation des capitaux et donc du champ d’application du marché intérieur (17). Toutefois, si l’investissement ne franchit que les frontières intérieures de l’Union, il peut relever soit de la liberté d’établissement (articles 49 et 54 TFUE), soit de la libre circulation des capitaux (article 63, paragraphe 1, TFUE), en fonction de la forme de participation en cause (18). Sont, d’une part, régis par les règles relatives à la liberté d’établissement les investissements directs, c’est-à-dire les prises de participation dans une entreprise qui confèrent à l’investisseur la possibilité de participer effectivement à la gestion et au contrôle de celle-ci (19). Doivent, d’autre part, être examinés exclusivement au regard de la libre circulation des capitaux les investissements à court terme ou minoritaires, c’est-à-dire l’acquisition de participations dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d’influer sur la gestion et le contrôle de l’entreprise en cause (20).

28.      Alors que la réglementation des investissements d’entreprises de l’Union dans d’autres entreprises de l’Union au sein du marché intérieur est ainsi scindée entre deux libertés de marché, les investissements des entreprises de pays tiers sont quant à eux régis uniquement par les règles relatives à la libre circulation des capitaux. Cette dernière liberté a un caractère unique en ce qu’elle est la seule liberté de marché fondée sur le traité qui confère des droits non seulement aux sujets de l’Union, mais aussi aux entreprises de pays tiers.

29.      Il résulte de ce qui précède que, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, les investissements en provenance de pays tiers qui permettent une participation ou un contrôle effectifs dans une entreprise relèvent de deux compétences différentes de l’Union : l’une exclusive (la politique commerciale commune) et l’autre partagée (les dispositions concernant le marché intérieur relatives à la libre circulation des capitaux). Dans chacun de ces domaines, les États membres ont une marge de manœuvre différente pour entreprendre une action réglementaire unilatérale. Il leur est, en principe, interdit d’entreprendre toute action unilatérale dans le domaine relevant d’une compétence exclusive (même si l’Union n’a pas agi), alors que, si la compétence est partagée, les États membres peuvent agir tant que cette compétence n’a pas fait l’objet d’une préemption au moyen de mesures adoptées au niveau de l’Union (21).

30.      Ce chevauchement ouvre la question de la limite entre ces deux types de compétences et m’amène à l’application du règlement sur le filtrage des IDE.

2.      Explication du règlement sur le filtrage des IDE

31.      Le règlement sur le filtrage des IDE, adopté en tant que mesure de politique commerciale commune sur la base de l’article 207, paragraphe 1, TFUE, reflète la réponse du législateur de l’Union à un besoin politique qui s’est fait percevoir dans le contexte des changements dans l’ordre économique global (22).

32.      On pourrait, selon moi, considérer le règlement sur le filtrage des IDE comme une sorte d’ornithorynque, une créature étrange par rapport au type « ordinaire » de règlements envisagés par l’article 288 TFUE (23). Au moyen de ces instruments législatifs, le législateur de l’Union édicte habituellement des règles contraignantes qui sont directement applicables dans tous les États membres. Or, le règlement sur le filtrage des IDE n’impose pas de règles contraignantes et n’instaure pas non plus de mécanisme commun de filtrage des investissements directs étrangers. Elle se limite plutôt à autoriser, et n’oblige donc même pas, les États membres à introduire une législation qui régit le filtrage des investissements directs étrangers (24). En plus de cette habilitation, ce règlement établit également un cadre de normes communes dans lequel doivent s’inscrire ces mécanismes nationaux (s’ils sont mis en place), les législations nationales existantes n’étant ainsi que partiellement harmonisées.

33.      Une manière d’expliquer ce choix législatif est de considérer le règlement sur le filtrage des IDE comme comblant l’écart entre la compétence partagée de réglementer les investissements directs (étrangers) du point de vue du marché intérieur et celle d’établir une approche uniforme du filtrage des « investissements directs étrangers » dans l’exercice de la compétence exclusive de l’Union en matière de politique commerciale commune (25).

34.      Selon moi, cet argument se tient. Le fait est qu’avant l’entrée en vigueur du règlement sur le filtrage des IDE, un certain nombre d’États membres avaient mis en place des mesures pour contrôler les mouvements de capitaux provenant de pays tiers et entrant sur leur territoire (26). Ces mécanismes reflétaient les préoccupations d’ordre public ou de sécurité publique des États membres, qui pouvaient être liées à certains mouvements de capitaux en provenance de l’étranger. Compte tenu de la compétence partagée dont disposent les États membres en matière de marché intérieur, il aurait été tout à fait légitime de fonder ces mesures nationales sur les dérogations autorisées en vertu de l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE (27). Cependant, dans la mesure où, en vertu du traité de Lisbonne, les mouvements de capitaux relevant des « investissements directs étrangers » ont été inclus dans la compétence exclusive en matière de politique commerciale commune, on pourrait faire valoir que ces mécanismes nationaux réglementant les mouvements de capitaux en provenance de pays tiers sont devenus invalides.

35.      Examiné dans cette perspective, le règlement sur le filtrage des IDE peut être compris comme rétablissant la légalité des mécanismes existants de filtrage des investissements directs étrangers des États membres (28). En d’autres termes, le règlement sur le filtrage des IDE rend leurs compétences aux États membres, sous forme de « délégation », dans un domaine où ils les avaient perdues avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (29).

36.      Une question connexe qui se pose est de savoir si la compétence en matière de politique commerciale commune peut être utilisée comme un instrument d’harmonisation des législations nationales. Comme je l’ai exposé, le règlement sur le filtrage des IDE contient certaines règles que tous les mécanismes de contrôle des États membres doivent suivre. En ce sens, on pourrait faire valoir que l’harmonisation des législations nationales permettant de filtrer les investissements directs étrangers devrait se fonder sur les dispositions relatives au marché intérieur, telles que l’article 64 TFUE. Je suis toutefois d’avis que le seul fait qu’une mesure de l’Union harmonise les législations nationales ne l’exclut pas nécessairement du champ d’application de la politique commerciale commune. Une mesure est en effet susceptible de relever dudit champ d’application si elle est « essentiellement destiné[e] à [...] promouvoir, à [...] faciliter ou à [...] régir [les échanges commerciaux avec un ou plusieurs États tiers] et a des effets directs et immédiats sur ceux-ci » (30). Il est clair que c’est une telle incidence qu’a l’harmonisation des mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers (31).

37.      Compte tenu des considérations qui précèdent, le règlement sur le filtrage des IDE, qui, dans le même temps, préserve les mécanismes nationaux de filtrage et introduit certaines règles communes, peut être compris comme un moyen de donner effet à l’article 207, paragraphe 6, TFUE. Cette disposition prévoit que les compétences attribuées à l’Union dans le cadre de la politique commerciale commune n’affectent pas la délimitation des compétences entre l’Union et ses États membres. Étant donné que les investissements directs en provenance de pays tiers restent également une question qui concerne le marché intérieur (c’est‑à‑dire une compétence partagée), la mise en place d’un mécanisme commun de filtrage des investissements directs « étrangers », qui remplacerait les mécanismes des États membres, devrait faire l’objet d’une justification du point de vue de la subsidiarité. Cela pourrait expliquer le choix du législateur de l’Union d’opter (du moins pour le moment) (32) pour un système décentralisé de filtrage des investissements directs étrangers, qui s’en remet aux choix réglementaires des États membres. Ces choix doivent toutefois s’inscrire dans le cadre des règles relatives au marché intérieur, y compris celles qui régissent les dérogations aux libertés fondamentales de marché.

3.      Le règlement sur le filtrage des IDE s’applique-t-il à la présente affaire ?

38.      Ce qui précède m’amène à conclure à l’absence d’obstacle à l’adoption d’un mécanisme national de filtrage des investissements directs « étrangers », tel que celui établi par la loi LVIII de 2020, dans le champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE.

39.      Cela m’amène à la position de la Commission. Cette dernière estime que le règlement sur le filtrage des IDE n’a pas vocation à s’appliquer dans la présente affaire, parce que les entreprises de l’Union ne peuvent faire l’objet d’un filtrage au titre de ce règlement. La requérante, dont l’investissement envisagé a été interdit, est une société établie dans l’Union. En vertu de l’article 54 TFUE et de la jurisprudence pertinente, la « nationalité » d’une société ne dépend que de son siège social, celle des détenteurs de son capital étant dénuée de pertinence (33).

40.      Lors de l’audience, la Commission a souligné que, selon l’article 2, point 2, du règlement sur le filtrage des IDE, un « investisseur étranger » est une entreprise d’un pays tiers qui a l’intention de réaliser ou a réalisé un investissement direct étranger. La Commission a particulièrement insisté sur le fait qu’une telle définition ne couvre que les personnes physiques ou morales de « pays tiers ». Partant, ce règlement n’aurait, en principe, pas vocation à s’appliquer aux sociétés établies dans l’Union. La requérante, une société enregistrée en Hongrie, ne pourrait donc être considérée comme une entreprise d’un pays tiers. La présente affaire ne relèverait donc pas du champ d’application « ratione personae » du règlement sur le filtrage des IDE.

41.      Selon moi, la Commission, lorsqu’elle conclut à l’absence d’applicabilité du règlement sur le filtrage des IDE, ignore commodément son article 2, point 1. Cette disposition définit ce qui, aux fins de ce règlement, doit être entendu comme un investissement direct étranger. Doit être considéré comme tel « un investissement de toute nature auquel procède un investisseur étranger et qui vise à établir ou à maintenir des relations durables et directes entre l’investisseur étranger et l’entrepreneur ou l’entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue d’exercer une activité économique dans un État membre, y compris les investissements permettant une participation effective à la gestion ou au contrôle d’une société exerçant une activité économique » (34).

42.      Le champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE, tel qu’il est défini à son article 1er, paragraphe 1, couvre l’établissement d’un cadre pour le filtrage par les États membres des investissements directs étrangers dans l’Union. Cette notion englobe, à son tour, les investissements de toute nature par lesquels les investisseurs étrangers acquièrent une participation ou un contrôle effectifs sur une entreprise de l’Union.

43.      Il va sans dire que le règlement sur le filtrage des IDE ne vise que les investisseurs étrangers. Toutefois, pour permettre le contrôle de ces investisseurs, il englobe tout type d’investissement possible par l’intermédiaire duquel un investisseur étranger acquiert le contrôle d’une entreprise de l’Union. En d’autres termes, il ne prévoit aucune limitation quant à la structure ou au processus de l’investissement lui-même. Par conséquent, pour qu’un investissement relève du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE, le processus d’investissement ne doit pas nécessairement être mené directement (par exemple lorsqu’un investisseur étranger acquiert le contrôle d’une entreprise de l’Union en achetant directement ses parts sociales), mais il peut l’être aussi indirectement (par exemple, lorsqu’un investisseur étranger acquiert le contrôle d’une entreprise de l’Union en acquérant ses parts sociales par l’intermédiaire d’une autre entreprise de l’Union). Ce qui importe, c’est de déterminer qui, en fin de compte, acquiert le contrôle de l’entreprise de l’Union en cause.

44.      Le gouvernement italien soutient cette interprétation du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE. Il fait également valoir un argument contextuel pertinent à cet égard. En énumérant, à l’article 4, paragraphe 2, sous a), les facteurs qui peuvent être pris en considération pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, le règlement sur le filtrage des IDE prévoit que peut être pris en compte « le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement ». Le gouvernement italien considère par conséquent que, si le contrôle indirect par un investisseur d’un pays tiers est pertinent pour déterminer si un pays tiers est derrière un investissement donné, il doit l’être également s’agissant d’un investisseur établi dans l’Union, qui peut en fait être contrôlé par un investisseur d’un pays tiers. Le règlement sur le filtrage des IDE couvrirait dès lors les investissements directs étrangers « indirects ».

45.      À mon sens, toute autre interprétation irait à l’encontre de la finalité du règlement sur le filtrage des IDE, à savoir permettre le filtrage des investissements directs étrangers afin de déterminer si l’investissement en cause est susceptible de mettre en péril (ou du moins de menacer de mettre en péril) l’ordre public ou la sécurité de l’Union ou des États membres. Cela vaut aussi bien pour les acquisitions directes à partir de l’étranger que pour les arrangements par lesquels des capitaux sont transférés à une entité établie dans l’Union en vue d’acquérir une certaine cible. Admettre la position de la Commission et se fonder uniquement sur le critère formel du siège d’une société, sans tenir compte de la question de savoir qui acquiert le contrôle de l’objectif d’un investissement par le biais d’une opération particulière, méconnaîtrait, selon moi, tant la réalité du monde des affaires que l’objectif du filtrage des investissements directs étrangers (35).

46.      Tant dans ses observations écrites que lors de l’audience, la Commission a adopté la position selon laquelle les investissements directs étrangers « indirects » ne pouvaient relever du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE que de manière exceptionnelle, aux fins d’éviter le contournement des mécanismes de filtrage. Le règlement sur le filtrage des IDE fait référence à ce contournement des mécanismes, au considérant 10, et, en vertu de son article 3, paragraphe 6, exige des États membres qui disposent déjà d’un mécanisme de filtrage qu’ils adoptent les mesures nécessaires pour détecter et éviter le contournement des mécanismes de filtrage nationaux et des décisions de filtrage y afférentes. La notion de « contournement » ne s’étend aux « investissements réalisés depuis l’Union » que s’ils sont réalisés, premièrement, « au moyen de montages artificiels » qui, deuxièmement, « ne reflètent pas la réalité économique » et, troisièmement, « contournent les mécanismes de filtrage et les décisions de filtrage ». Tel ne nous paraît pas être le cas dans la présente affaire.

47.      Or, à moins que le contournement ne soit établi au moyen d’un autre instrument spécifiquement élaboré à cette fin, l’acte même de constater le contournement d’un mécanisme de filtrage nécessite le filtrage d’une opération en capital particulière. En d’autres termes, une opération doit d’abord relever du règlement sur le filtrage des IDE pour que l’on puisse déterminer si elle vise effectivement à contourner les mécanismes ou décisions de filtrage nationaux.

48.      En tout état de cause, exclure un type d’opération tel que celui en cause dans la présente affaire du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE porterait atteinte à l’objectif même du filtrage des investissements directs étrangers qui menacent l’intérêt national ou l’intérêt de l’Union. En effet, quelle peut être la différence, aux fins d’un instrument « ex ante » tel que les mécanismes nationaux de filtrage des investissements, entre un investisseur d’un pays tiers acquérant le contrôle d’une entreprise stratégique de l’Union directement depuis l’étranger et celui qui en acquiert le contrôle par l’intermédiaire d’une autre entreprise de l’Union ? Dans les deux cas, l’investisseur étranger acquiert le contrôle de l’entreprise de l’Union en cause et donc la possibilité de déterminer l’avenir de cette entreprise, que ce soit pour l’exploiter selon les conditions du marché, pour la dépouiller de tous ses actifs de valeur (dans notre affaire, par exemple, en inondant la carrière, la rendant ainsi inutilisable), pour la revendre, ou tout simplement pour la fermer complètement. L’élément crucial est qu’un investisseur étranger acquiert le contrôle sur une entreprise stratégique de l’Union.

49.      Selon moi, le règlement sur le filtrage des IDE vise précisément à empêcher la possibilité d’une prise de contrôle par un pays tiers si un investissement déterminé est considéré comme susceptible de présenter une menace pour la sécurité ou l’ordre public. Je suggère donc à la Cour d’admettre que les investissements directs étrangers « indirects » réalisés par l’intermédiaire d’une entreprise établie dans l’Union relèvent également du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE si cette opération permet à l’investisseur étranger de prendre le contrôle de l’entreprise qu’il a acquise.

50.      Cela étant dit, il doit être clair que le filtrage des investissements directs à partir de pays tiers réalisés par l’intermédiaire d’une entreprise établie dans l’Union n’implique pas automatiquement qu’un tel investissement puisse être interdit sans aucune réserve. On ne peut ignorer que le fait de soumettre à un filtrage l’acquisition de sociétés de l’Union par des investisseurs de pays tiers représente déjà en soi un obstacle à l’exercice des quatre libertés de marché (36).

51.      Selon moi, lorsque les compétences de l’Union se chevauchent dans deux domaines, le législateur de l’Union doit dûment tenir compte des préoccupations que soulèvent les deux domaines. Par conséquent, même s’il a légiféré sur la base de l’article 207, paragraphe 1, TFUE comme base juridique prépondérante (37), le législateur de l’Union n’en était pas moins tenu de prendre en considération les droits découlant des règles du traité relatives aux quatre libertés de marché, que ces droits bénéficient à des entreprises de l’Union ou à des entreprises de pays tiers. En d’autres termes, même si le règlement sur le filtrage des IDE « habilite » les États membres, en vertu de l’article 207, paragraphe 1, TFUE, à mettre en place des mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers au motif que de tels investissements peuvent soulever des préoccupations d’ordre public et de sécurité, ce règlement ne saurait se soustraire aux exigences de l’article 65, paragraphe 1, TFUE. C’est précisément dans cette optique qu’il convient de comprendre la référence faite à l’article 65, paragraphe 1, TFUE, au considérant 4 dudit règlement (38).

52.      Le règlement sur le filtrage des IDE reflète en effet les justifications possibles, et donc implicitement également les critères généraux d’appréciation de la proportionnalité d’une restriction à un droit de libre circulation, qui découlent des clauses dérogatoires du traité. C’est ce que fait particulièrement apparaître l’article 4 de ce règlement, qui dresse une liste non exhaustive d’éléments que les États membres peuvent prendre en considération pour déterminer si une opération en capital étrangère particulière est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public.

53.      Si les règles du marché intérieur n’étaient pas intégrées dans le règlement sur le filtrage des IDE et si ce n’était pas sur cette base que les mécanismes nationaux étaient autorisés, les libertés de marché dont bénéficient toutes les entreprises de l’Union pourraient être grevées de manière disproportionnée du simple fait d’une participation étrangère dans le capital de ces sociétés. Pour éviter la violation de ces libertés, il convient de ne pas exclure l’examen éventuel de législations nationales telles que la loi LVIII de 2020, que le règlement sur le filtrage des IDE autorise, au regard des règles du traité sur le marché intérieur. Je considère, au contraire, que toute opération à laquelle s’applique un mécanisme de filtrage doit bénéficier d’un contrôle complet de proportionnalité, conformément aux critères de l’article 65, paragraphe 1, TFUE (39).

54.      En conclusion, je suis d’avis qu’une législation nationale telle que la loi LVIII de 2020 relève du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE même si elle autorise le filtrage des investissements directs étrangers « indirects » réalisés par l’intermédiaire d’une entreprise de l’Union.

C.      Compétence de la Cour

55.      L’applicabilité du règlement sur le filtrage des IDE tranche également la question de la compétence de la Cour dans la présente affaire.

56.      Cette question a été soulevée par la Commission, qui considère l’objet de cette affaire comme relevant exclusivement du marché intérieur. Tous les éléments du litige porté devant la juridiction nationale peuvent être compris comme se cantonnant à l’intérieur de la Hongrie : une société hongroise tente d’acquérir une autre société hongroise, mais elle en est empêchée sur la base du droit hongrois. Les situations dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un État sortent du champ d’application des règles relatives au marché intérieur. En dépit de cette remarque qu’elle soulève, la Commission conclut néanmoins à la compétence de la Cour en se fondant sur le fait que la requérante est entièrement détenue par Xella Allemagne. Cette circonstance, selon la Commission, permet de ne pas considérer la présente affaire comme une affaire dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

57.      Lors de l’audience, ces observations sur la compétence ont suscité quelques discussions sur la question de savoir ce qui fait qu’une situation doit être qualifiée de situation « interne » ainsi que sur celle de savoir quels éléments peuvent être pris en considération pour qualifier une opération entre deux sociétés d’un même État membre d’opération « transfrontalière » (40). Compte tenu également de la possibilité de qualifier la situation de la présente affaire de situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre, la discussion a également porté sur la pertinence de l’arrêt du 15 novembre 2016, Ullens de Schooten (41).

58.      Même si je trouve ces questions intéressantes et que, selon moi, elles n’ont été que partiellement clarifiées dans la jurisprudence de la Cour, je résisterai à la tentation de les discuter dans les présentes conclusions. Je ne crois pas du tout qu’elles soient pertinentes au regard des circonstances de la présente affaire.

59.      Ainsi que je l’ai exposé aux points 49 et 54 des présentes conclusions, la présente affaire relève du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE. Selon mes conclusions, l’acquisition de Janes envisagée par la requérante peut être qualifiée d’« investissement direct étranger » au sens de ce règlement. Le litige au principal relevant ainsi du champ d’application de la réglementation de l’Union visant, parmi d’autres éléments, à harmoniser les mécanismes nationaux de filtrage, la question de savoir si les éléments de la situation en cause se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre est dès lors dépourvue de pertinence. La compétence de la Cour est établie par la simple applicabilité du droit dérivé de l’Union au litige en cause (42).

60.      Ainsi que cela a été confirmé lors de l’audience, un argument supplémentaire permettant de considérer l’affaire en ce sens est que le gouvernement hongrois comprend la loi LVIII de 2020 comme relevant du champ d’application du règlement sur le filtrage des IDE. En effet, ainsi que l’a également confirmé la Commission, le gouvernement hongrois a notifié cette législation à cette dernière conformément à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 3, paragraphe 7, de ce règlement. À la suite de cette notification et conformément à l’article 3, paragraphe 8, dudit règlement, la Commission a ensuite inscrit la législation hongroise en cause sur la liste rendue publique des mécanismes de filtrage des États membres. Étant donné que la loi LVIII de 2020 est, selon la juridiction de renvoi, le droit applicable à l’affaire dont elle est saisie, parce qu’elle a servi de base juridique à la décision litigieuse, l’applicabilité du droit de l’Union et l’utilité de l’interprétation demandée à la Cour dans le cadre de la procédure préjudicielle sont évidentes. La clarification demandée permettra à la juridiction de renvoi d’apprécier si la loi LVIII de 2020 dépasse les limites fixées par le droit de l’Union.

61.      Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait néanmoins pas mon interprétation quant à sa compétence dans la présente affaire, je proposerai brièvement trois autres possibilités d’établir cette compétence.

62.      Premièrement, et bien que je ne sois pas pleinement favorable à cette jurisprudence, il est évident que la Cour pourrait fonder sa compétence sur les effets transfrontaliers potentiels du mécanisme de filtrage hongrois (43). Il est difficilement contestable qu’il ne saurait « nullement être exclu » qu’une entreprise d’un autre État membre détenue par une entreprise d’un État tiers puisse être intéressée par l’acquisition d’une société hongroise « stratégique ». C’est facile à imaginer dans la présente affaire, puisque l’acquisition aurait tout aussi bien pu être réalisée directement par Xella Allemagne. La loi hongroise en cause a donc un effet transfrontalier potentiel.

63.      Deuxièmement, l’inspiration pourrait également être trouvée dans l’arrêt Felixstowe Dock and Railway Company e.a. (44). Dans cette affaire, les requérantes, des sociétés établies au Royaume-Uni, ont pu invoquer la liberté d’établissement de leur filiale luxembourgeoise au motif que les sociétés du Royaume-Uni étaient « moins bien traitées fiscalement [du fait de cette société de liaison luxembourgeoise] que si elles avaient été reliées à la société cédant des pertes par l’intermédiaire d’une société de liaison établie au Royaume-Uni » (45). La compétence de la Cour pourrait ainsi être établie, sur la base de la liberté d’établissement, à la fois pour la ou les sociétés mères de l’Union en cause dans la présente affaire (Xella Allemagne et Xella Luxembourg) et pour le bénéficiaire effectif ultime de Lone Star (le ressortissant irlandais) ainsi que, sur la base de la libre circulation des capitaux, pour la société « arrière-grand-mère » du pays tiers (la société des Bermudes).

64.      Enfin, il existe même une possibilité d’établir une compétence abstraite sur la base des renvois, semblables à celui de l’arrêt du 18 octobre 1990, Dzodzi (46), qui sont faits, à l’article 276, point 3, de la loi LVIII de 2020, concernant la définition d’une « société stratégique » [qui semble aligner cette définition sur celle de l’article 4, paragraphe 1, sous a) à e), du règlement sur le filtrage des IDE] et, à l’article 283, paragraphe 1, sous b), de la loi LVIII de 2020 sur les limites des justifications du ministre s’agissant de recourir aux pouvoirs de veto qui lui sont conférés (qui renvoie à l’article 52, paragraphe 1, et à l’article 65, paragraphe 1, TFUE).

65.      Quel que soit le cadre dans lequel l’affaire s’inscrit, la Cour est donc compétente pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi.

D.      Conditions dans lesquelles les États membres peuvent contrôler et interdire les investissements directs étrangers « indirects »

66.      Ainsi que je l’ai indiqué aux points 50 à 53 des présentes conclusions, les mécanismes de filtrage de tous les États membres, tels qu’autorisés par le règlement sur le filtrage des IDE, doivent respecter les libertés du marché intérieur prévues par le traité.

67.      La Cour considère que constituent des restrictions aux libertés de marché toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de ces libertés (47).

68.      La simple existence d’un mécanisme de filtrage rend, en soi, moins attrayants les investissements directs en provenance de pays tiers. La décision attaquée, par laquelle l’acquisition de Janes a été interdite, rend manifestement non seulement moins attrayant, mais même totalement impossible l’exercice du droit d’investir dans une entreprise de l’Union (fondé sur l’article 63, paragraphe 1, TFUE) et du droit d’établissement (fondé sur les articles 49 et 54 TFUE) (48).

69.      Des restrictions à l’exercice des libertés fondamentales sont cependant possibles si elles sont justifiées par des raisons légitimes d’intérêt public et si elles sont appropriées et nécessaires à la protection de ces intérêts. Le respect de ces deux exigences – de justification acceptable et de proportionnalité – fait l’objet d’un contrôle juridictionnel sur la base du droit de l’Union. Les législations nationales, telles que la loi LVIII de 2020, ainsi que les décisions individuelles fondées sur ces législations doivent respecter les conditions que le droit de l’Union leur impose. De ce fait et étant donné que, dans le cadre d’une procédure préjudicielle, la compétence de la Cour se limite à fournir une interprétation quant aux conditions imposées par le droit de l’Union, c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra d’apprécier si la loi LVIII de 2020, telle qu’appliquée par le ministre, remplit ces conditions.

1.      Objectif légitime

70.      L’article 1er, paragraphe 1, du règlement sur le filtrage des IDE permet aux mécanismes nationaux de filtrage de restreindre les flux de capitaux pour deux raisons possibles : la protection de la sécurité, d’une part, et la protection de l’ordre public, d’autre part. À cet égard, ce règlement utilise les motifs de justification déjà énoncés dans le traité (49) ainsi que dans les accords internationaux liant l’Union (50). Plus concrètement, le considérant 35 dudit règlement indique que sa mise en œuvre par l’Union ou ses États membres doit être conforme à l’article XIV, point a), et à l’article XIV bis de l’accord général sur le commerce des services (AGCS) (51) ainsi que, plus généralement, au droit de l’Union.

71.      Dans la présente affaire, la question préjudicielle porte uniquement sur les justifications fondées sur l’ordre public ou la sécurité visées à l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE. Il est intéressant de noter que les mêmes raisons sont également envisagées comme justifications possibles d’une restriction à la liberté d’établissement prévue à l’article 52, paragraphe 1, TFUE. Je me pencherai donc sur le traitement de ces justifications dans la jurisprudence de la Cour.

72.      Il convient tout d’abord d’indiquer, et cela répond, à mon sens, à la référence faite par la juridiction de renvoi à l’article 4, paragraphe 2, TUE, que les États membres sont libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux, les exigences de l’ordre public et de la sécurité publique (52). Ces préoccupations peuvent varier d’une époque à l’autre et d’un État membre à l’autre (53). Le droit de l’Union ne régit pas cette appréciation.

73.      Le droit de l’Union encadre toutefois les choix politiques nationaux en exigeant que les motifs de justification soient entendus dans un sens strict, étant donné qu’ils permettent de déroger à la règle sur la base de laquelle les investissements directs sont, en principe, libéralisés (54). Ainsi, ces justifications ne peuvent être invoquées qu’en présence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (55), fût-elle simplement vraisemblable (56).

74.      Un État membre doit donc expliquer, premièrement, en quoi l’intérêt à l’origine de la restriction en cause est perçu comme fondamental dans sa société et, deuxièmement, en quoi l’activité qui fait l’objet de la restriction représente une menace véritable et suffisamment grave pour cet intérêt fondamental.

75.      Selon le gouvernement hongrois, la loi LVIII de 2020 vise à protéger deux intérêts fondamentaux de la société hongroise. Le premier intérêt avancé est de prévenir les acquisitions spéculatives dans des secteurs jugés stratégiques pour l’économie hongroise, notamment à la suite de la pandémie de COVID-19. Le second intérêt invoqué est la protection de la sécurité d’approvisionnement, en l’occurrence en sable, en gravier et en argile en Hongrie.

76.      Selon moi, ainsi que selon la requérante, le gouvernement italien et la Commission, le premier motif invoqué par le gouvernement hongrois ne saurait être accueilli au titre de l’exception d’ordre public. Il ressort clairement de la jurisprudence que, de façon abstraite, des raisons exclusivement économiques ne sauraient servir de justification à une entrave à l’une des libertés fondamentales (57). Soyons clair ! Je ne conteste pas que, dans certaines circonstances, une crise sanitaire telle que la COVID-19 puisse entraîner une augmentation des investissements spéculatifs depuis l’étranger. Toutefois, de tels investissements font partie de la vie économique. Ils font partie de la stratégie commerciale des fonds d’investissement, tels que Lone Star. Le fait de protéger l’économie nationale hongroise des investissements spéculatifs ne saurait donc, en soi, être admis comme un intérêt susceptible d’être protégé pour des raisons d’ordre public (58).

77.      Il est vrai que la Cour a précisé que, dans certaines circonstances, des raisons qui, autrement, ne sauraient être admises à restreindre les transactions entre les opérateurs du marché intérieur peuvent être de nature à justifier une entrave aux mouvements de capitaux en provenance de pays tiers. Ainsi dans l’arrêt Test Claimants in the FII Group Litigation, la Cour a indiqué qu’il ne saurait être exclu qu’un État membre puisse démontrer qu’une restriction des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers soit justifiée par un motif donné dans des circonstances où ce motif ne serait pas de nature à constituer une justification valide pour une restriction de mouvements de capitaux entre États membres (59). Toutefois, dans ces affaires et d’autres affaires similaires, ce qui a motivé la Cour à admettre une différenciation entre les justifications acceptables selon qu’elles s’inscrivent dans un contexte interne à l’Union ou externe à l’Union, c’est le degré élevé d’intégration juridique qui existait entre les États membres dans le marché intérieur (du fait, par exemple, d’une harmonisation fiscale), par opposition à l’absence d’un niveau d’intégration similaire avec l’État tiers en cause (60).

78.      Cette jurisprudence ne peut trouver à s’appliquer dans la présente affaire. À mon sens, un degré élevé d’intégration juridique au sein du marché intérieur ne saurait justifier l’invocation de raisons purement économiques pour justifier une restriction des investissements directs étrangers « indirects » spéculatifs de façon générale (61). Dès lors que les investissements spéculatifs sont considérés comme des activités commerciales légitimes et ne sont pas spécifiquement réglementés à l’intérieur du marché intérieur, ils ne peuvent être empêchés sous couvert d’une justification d’ordre public au seul motif qu’ils proviennent directement ou indirectement de pays tiers.

79.      Le deuxième motif invoqué par le gouvernement hongrois, à savoir la sécurité d’approvisionnement, peut, selon moi, être invoqué tant au titre de l’ordre public qu’au titre de la sécurité.

80.      À cet égard, le gouvernement hongrois fait valoir en substance que la sécurité d’approvisionnement en matériaux de construction est importante pour les infrastructures industrielles et publiques du pays, y compris au niveau local. La requérante, le gouvernement italien et la Commission notent qu’une telle préoccupation peut, en principe et dans certaines circonstances, justifier une interférence avec les règles en matière de libre circulation. La requérante et la Commission indiquent toutefois également qu’elles ne considèrent pas que cette justification puisse prospérer dans la présente affaire.

81.      La Cour a jusqu’à présent admis la nécessité de garantir la sécurité d’approvisionnement de certains services publics de base et le bon fonctionnement de certains services de réseau jugés nécessaires à la vie économique et sociale d’un État membre comme une justification acceptable au titre de l’exception d’ordre public (62).

82.      Il ne me semble donc pas exclu que la garantie de l’approvisionnement en certains matériaux de construction puisse, en période de crise, être envisagée, du point de vue d’un État membre, comme une préoccupation susceptible de justifier la restriction d’une liberté fondamentale du marché pour des raisons d’ordre public (ou de sécurité publique). Il en va de même s’agissant du sable, du gravier et de l’argile, même si la Commission n’a pas (encore) inscrit ces matériaux sur la liste des matières premières « critiques » (63). Il existe en effet des études qui confortent le point de vue selon lequel ces matériaux sont rares et l’approvisionnement en ces derniers pourrait être source de préoccupations (64). Les efforts visant à assurer l’approvisionnement en sable, en gravier et en argile peuvent donc être considérés comme étant dans l’intérêt fondamental de la société.

83.      Cette position est confortée par le texte du règlement sur le filtrage des IDE. Son article 4 prévoit expressément que, pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres (ainsi que la Commission) peuvent prendre en considération les effets potentiels d’une opération en capital sur, notamment, l’approvisionnement en intrants essentiels, y compris les matières premières. De même, en vertu de l’article 8 de ce règlement, la Commission peut émettre, à l’attention de l’État membre, un avis selon lequel un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à des projets ou à des programmes présentant un intérêt pour l’Union qui sont couverts par le droit de l’Union en ce qui concerne les intrants critiques qui sont essentiels pour la sécurité et l’ordre public.

84.      En dépit de cette possibilité générale d’invoquer la nécessité de garantir la sécurité d’approvisionnement en certaines matières premières, il me semble difficile de conclure, dans les circonstances de la présente affaire, que le fait qu’un producteur qui ne représente que 0,52 % de la production nationale hongroise de sable, de gravier et d’argile est entre des mains étrangères constitue une menace véritable et suffisamment grave pour l’intérêt fondamental de la sécurité de la chaîne d’approvisionnement en Hongrie.

85.      Lorsqu’il a été interrogé à ce sujet lors de l’audience, le gouvernement hongrois n’a pas été en mesure de fournir une raison convaincante quant à la raison pour laquelle le fait d’éviter que le capital de Janes soit entre des mains étrangères constituerait un intérêt fondamental pour la société hongroise (que ce soit localement ou au niveau national). Il n’a pas non plus expliqué en quoi le fait que ce serait des étrangers qui détiennent la propriété de cette société menacerait l’approvisionnement en ces matériaux des entreprises locales de construction. En effet, Janes vend dès à présent 90 % de sa production à la requérante, et seulement 10 % aux entreprises locales (65).

86.      Ne me fera certainement pas changer de position l’argument du gouvernement hongrois selon lequel le fait qu’une carrière, ou une société exploitant une telle carrière, serait entre des mains étrangères pourrait, en soi, représenter une menace pour la sécurité de l’approvisionnement de nature à justifier la restriction, au titre de l’ordre public, des investissements directs étrangers sur de telles cibles. Selon moi, même en tenant compte des différences de contextes juridiques et politiques au sein de l’Union et en dehors de celle-ci, il n’existe aucun motif raisonnable ou convaincant pour lequel, s’agissant des transactions en provenance de pays tiers, les États membres devraient agir sur la base d’une suspicion générale à l’égard de tous les investissements directs étrangers eu égard aux transactions depuis des pays tiers (66).

87.      Dès lors, même si une législation nationale telle que la loi LVIII de 2020 peut, en principe, prévoir que le filtrage des investissements directs étrangers « indirects » est justifié par le motif de la nécessité d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en certaines matières premières, cette justification ne peut être invoquée que s’il peut être prouvé que le fait que la source de ces matières étrangère est entre des mains étrangères représente une menace véritable et suffisamment grave pour la sécurité de l’approvisionnement soit pour une région donnée, soit pour l’ensemble de la Hongrie.

88.      Même si c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartient de vérifier si une telle motivation a été fournie dans la décision attaquée, j’aimerais souligner qu’il ne ressort pas du dossier que le ministre aurait indiqué si, et si oui, comment le fait que Janes soit indirectement la propriété d’étrangers représente une menace réelle et grave pour la sécurité de l’approvisionnement en gravier, en sable et en argile en Hongrie (dans son ensemble ou dans la région particulière concernée).

89.      Cela ne signifie pas nécessairement que la loi LVIII de 2020 est en soi contraire au droit de l’Union. Un renvoi dans cette loi aux règles du traité régissant les dérogations aux libertés fondamentales du marché auxquelles le ministre doit se conformer (67) peut suffire à cet égard. Il ne peut toutefois en être ainsi que si, en vertu du droit hongrois, ce renvoi constitue une obligation suffisamment claire pour le ministre d’indiquer, dans chaque décision individuelle de filtrage, en quoi un investissement direct étranger particulier représente une menace véritable et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la Hongrie. Dès lors que le degré de précision nécessaire pour imposer une telle obligation dans le texte législatif lui-même dépend, selon nous, de la culture juridique d’un État membre donné, il s’agit d’une question qu’il appartient à la juridiction nationale d’apprécier.

2.      Proportionnalité

90.      La législation nationale régissant les mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers doit également prévoir l’exigence que chaque décision de filtrage adoptée par le ministre sur la base de cette loi soit apte et nécessaire à la protection d’un intérêt fondamental de la société d’un État membre contre une menace réelle.

91.      À l’instar de l’exigence de conformité au traité de la justification elle‑même (voir point 89 des présentes conclusions), il peut suffire que le droit national se borne à renvoyer aux dispositions relatives à la libre circulation qui exigent un contrôle de proportionnalité complet des restrictions à ces libertés. Ce qui importe, c’est que cette loi impose aux autorités nationales d’exécution l’obligation d’indiquer en quoi la mesure adoptée (telle que, dans la présente affaire, l’interdiction de l’acquisition d’une entreprise de l’Union) est proportionnée.

92.      C’est à la juridiction nationale qu’il appartient d’apprécier si une mesure donnée est proportionnée. En d’autres termes, si la juridiction de renvoi devait considérer que la fourniture de sable, de gravier et d’argile constitue un intérêt fondamental de la société hongroise qui fait l’objet d’une menace réelle, elle devrait encore apprécier si l’interdiction de l’acquisition de Janes par la requérante est une réponse à cette menace. Cela signifie que la décision attaquée doit être apte et nécessaire à la suppression de la menace alléguée.

93.      Je me limiterai à faire observer qu’il ne découle pas clairement des informations contenues dans le dossier en quoi interdire l’acquisition indirecte de Janes par des capitaux étrangers contribuerait à garantir un approvisionnement sans obstacles des entreprises locales de construction en sable, en gravier et en argile. Ainsi que l’a également relevé la Cour lors de l’audience, rien n’empêche une société hongroise de vendre tous les matériaux extraits de la carrière aux entreprises à l’étranger. Et même à supposer que ce lien avec l’objectif déclaré puisse être établi d’une manière ou d’une autre, il reste la question (tout aussi dépourvue de réponse) de savoir pourquoi une mesure moins restrictive, telle qu’un quota de distribution aux entreprises locales aux conditions du marché, ne pouvait être utilisée à la place de la mesure en cause.

94.      Toutefois, comme je l’ai déjà indiqué, c’est à la juridiction nationale qu’il appartient en dernier ressort d’apprécier si le ministre a suffisamment motivé en quoi la mesure en cause était appropriée et nécessaire (ce que je ne vois pas).

IV.    Conclusion

95.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle posée par la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie) de la manière suivante :

L’article 4, paragraphe 2, TUE, l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE et le règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil, du 19 mars 2019, établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union

ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui permet le filtrage des investissements directs étrangers dans une entreprise de l’Union en provenance d’un pays tiers, effectuée par l’intermédiaire d’une autre entreprise de l’Union, si cet investissement a pour résultat la participation effective de l’entreprise du pays tiers dans la gestion ou le contrôle de l’entreprise de l’Union dans laquelle elle a investi.

Une telle réglementation nationale peut prévoir que le filtrage d’une opération est justifié par la nécessité d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en certaines matières premières.

Une telle réglementation nationale doit prévoir que les décisions de filtrage individuelles indiquent pourquoi un investissement direct étranger particulier représente une menace véritable et suffisamment grave pour la sécurité de l’approvisionnement et pourquoi une décision de filtrage particulière est appropriée et nécessaire pour faire face à cette menace.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union (JO 2019, L 79 I, p. 1, ci-après le « règlement sur le filtrage des IDE »).


3      Sur le contexte politique plus large de ces mesures, voir Hellendoorn, E., « What US outbound investment screening means for Transatlantic relations », Atlantic Council, 8 novembre 2022, disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.atlanticcouncil.org/blogs/econographics/what-us-outbound-investment-screening-means-for-transatlantic-relations/.


4      Voir, de façon générale, Programme de travail de la Commission pour 2023 : Une Union qui montre sa fermeté et son unité ; communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions [COM(2022) 548 final, p. 7 et 8].


5      Voir, à cet égard, Gijs, C., « Russia threatens to limit agri-food supplies only to “friendly” countries », Politico, disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.politico.eu/article/russias-former-president-medvedev-warns-agricultural-supplies-restricted-to-friendly-countries/.


6      A veszélyhelyzet megszűnésével összefüggő átmeneti szabályokról és a járványügyi készültségről szóló 2020. évi LVIII. törvény (loi LVIII de 2020 sur les règles transitoires liées à la fin de l’état d’urgence et sur la situation d’alerte épidémiologique).


7      S’agissant de définir la « majorité de contrôle », la loi LVIII de 2020 se réfère au code civil hongrois, dans lequel il apparaît que ce seuil est atteint avec une participation supérieure à 50 %. Il ne fait donc aucun doute que le seuil en question est atteint dans la présente affaire.


8      A magyarországi székhelyű gazdasági társaságok gazdasági célú védelméhez szükséges tevékenységi körök meghatározásáról szóló 289/2020. (VI. 17.) Korm. rendelet [décret gouvernemental 289/2020 (VI. 17.) relatif à la définition des catégories d’activités nécessaires à la protection des intérêts économiques des sociétés commerciales établies en Hongrie].


9      Même si, comme je le note au point 82 des présentes conclusions, il pourrait être fait valoir que le sable, le gravier et l’argile ne sont pas (encore) des matières premières « essentielles ».


10      Dès lors que la Cour a demandé que mes conclusions ne portent que sur la première question préjudicielle, je n’examinerai pas la seconde question posée par la juridiction de renvoi.


11      Ci-après l’« avis 2/15 », EU:C:2017:376.


12      Point 82 de cet avis. Mise en italique par mes soins.


13      Point 80 de cet avis. Dans le même point, la Cour se réfère à sa jurisprudence antérieure en matière de marché interne concernant la distinction entre les investissements directs et les investissements minoritaires ; voir arrêts du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, points 181 et 182) ; du 26 mars 2009, Commission/Italie (C‑326/07, EU:C:2009:193, point 35), et du 24 novembre 2016, SECIL (C‑464/14, EU:C:2016:896, points 75 et 76).


14      Voir, par exemple, arrêt du 26 mars 2009, Commission/Italie (C‑326/07, EU:C:2009:193, points 35 et 36 ainsi que jurisprudence citée), établissant une distinction entre les participations effectives et les investissements conduisant à l’exercice dans une entreprise de droits liés à une participation d’une moindre importance.


15      Pour la Cour, seuls les investissements qui permettent d’obtenir une participation de contrôle ou effective dans une entité sont de nature à relever des activités « de nature à avoir des effets directs et immédiats sur les échanges commerciaux entre [un] État tiers et l’Union ». Voir avis 2/15, point 84.


16      Voir, en ce sens, avis 1/78 (Accord international sur le caoutchouc naturel), du 4 octobre 1979 (EU:C:1979:224, points 44 et 45) (où la Cour indique qu’une interprétation restrictive rendrait « graduellement insignifiante » la politique commerciale commune). Voir, également, conclusions de l’avocat général Wahl dans l’avis 3/15 [(Traité de Marrakech sur l’accès aux œuvres publiées), EU:C:2016:657, point 43] (où ce dernier observe que, dès lors que les pratiques commerciales, les schémas et les tendances évoluent au cours du temps, l’objet de la politique commerciale commune doit lui aussi évoluer).


17      Voir arrêt du 22 octobre 2013, Essent e.a. (C‑105/12 à C‑107/12, EU:C:2013:677, point 40 et jurisprudence citée).


18      Voir arrêt du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, point 37) (où la Cour conclut que ce sont les dispositions relatives à la liberté d’établissement qui trouvent à s’appliquer en dépit du fait que la législation en cause est également susceptible d’affecter la libre circulation des capitaux dans le cas de participations de moindre importance). Cette approche a ultérieurement été confirmée dans l’arrêt du 13 novembre 2012, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑35/11, EU:C:2012:707, point 95 et jurisprudence citée).


19      Voir, initialement, arrêt du 13 avril 2000, Baars (C‑251/98, EU:C:2000:205, points 21 et 22) (où la Cour conclut que le titulaire d’une participation qui lui confère la possibilité d’exercer une influence certaine sur les décisions d’une entreprise a, du fait de cette participation, la possibilité de déterminer les activités de cette entreprise, en sorte que c’est la liberté d’établissement qui a vocation à s’appliquer).


20      Voir, notamment, arrêt du 10 février 2011, Haribo Lakritzen Hans Riegel et Österreichische Salinen (C‑436/08 et C‑437/08, EU:C:2011:61, point 35 et jurisprudence citée).


21      Voir, en ce sens, mes conclusions dans l’affaire ÖBB-Infrastruktur Aktiengesellschaft (C‑500/20, EU:C:2022:79, point 64).


22      Voir, à cet égard, document de réflexion de la Commission sur la maîtrise de la mondialisation [COM(2017) 240 final, p. 15] (où la Commission évoque notamment les risques associés aux entreprises détenues par les États reprenant pour des raisons stratégiques des sociétés européennes disposant de technologies clés). Certains auteurs font valoir qu’un resserrement du contrôle sur les investissements entrants est utile pour faire naître de meilleures conditions de négociations pour l’Union dans ses relations extérieures, qui lui permettraient de travailler à l’ouverture des marchés étrangers aux investissements de l’Union. Voir, de façon générale, Schill, S., « The European Union’s Foreign Direct Investment Screening Paradox : Tightening Inward Investment Control to Further External Investment Liberalization », Legal Issues of Economic Integration, vol. 46, no 2, 2019, p. 105 à 128.


23      Cela étant dit, il est assez évident que si le législateur de l’Union a fait usage de l’instrument du règlement, c’est parce que l’article 207, paragraphe 2, TFUE prévoit l’utilisation de cet instrument en vue d’adopter des mesures « définissant le cadre dans lequel est mise en œuvre la politique commerciale commune ». En d’autres termes, cet acte législatif, en dépit du libellé de l’article 288 TFUE, s’assimile plus aisément à une directive.


24      On notera que le considérant 8 du règlement sur le filtrage des IDE montre que, si les États membres ne sont pas tenus d’adopter un mécanisme de filtrage, ils n’en sont pas moins fortement encouragés à le faire. Voir, à cet égard, communication de la Commission, Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE) (JO 2020, C 99 I, p. 1).


25      Voir, à cet égard, Cremona, M., « Regulating FDI in the EU Legal Framework », dans Bourgeois, J. H. J. (dir.), EU Framework for Foreign Direct Investment Control, Wolters Kluwer, Alphen-sur-le-Rhin, 2019, p. 35.


26      Il ressort de la liste des mécanismes de filtrage notifiés par les États membres, établie par la Commission conformément à l’article 3, paragraphe 8, du règlement sur le filtrage des IDE, qu’un grand nombre d’États membres disposait de l’un ou l’autre mécanisme de filtrage avant la date d’entrée en vigueur de ce règlement.


27      Voir, à cet égard, considérant 4 du règlement sur le filtrage des IDE, qui indique que ce règlement « ne porte pas atteinte au droit qu’ont les États membres de déroger à la libre circulation des capitaux, comme le prévoit l’article 65, paragraphe 1, [sous] b), [TFUE] », et auquel fait référence la juridiction de renvoi dans sa première question.


28      L’article 2, paragraphe 1, TFUE, relatif aux compétences exclusives de l’Union, indique que, dans ces domaines, les États membres ne peuvent légiférer que s’ils y sont habilités par l’Union.


29      On pourrait au reste faire valoir, compte tenu de ce que le règlement sur le filtrage n’oblige même pas les États membres à instaurer des mécanismes de filtration, qu’un acte juridique contraignant n’était pas nécessaire. Il aurait en effet suffi que l’Union utilise l’une ou l’autre mesure non contraignante pour inciter les États membres à agir. Le choix d’un instrument juridique contraignant pourrait dès lors également s’expliquer par la nécessité d’apporter une solution au problème de compétence créé par le traité de Lisbonne, ce qui impliquait une certaine forme d’« habilitation » des États membres.


30      Avis 2/15, point 36 et jurisprudence citée. Voir, également, par analogie, arrêt du 18 juillet 2013, Daiichi Sankyo et Sanofi-Aventis Deutschland (C‑414/11, EU:C:2013:520, point 52) (où la Cour constate que les mesures de l’Union dans le domaine de la propriété intellectuelle, qui relève de la compétence partagée, lorsqu’elles « présentent un lien spécifique avec les échanges commerciaux internationaux[,] sont susceptibles de relever de la notion d’“aspects commerciaux de la propriété intellectuelle” visée à l’article 207, paragraphe 1, TFUE et, dès lors, du domaine de la politique commerciale commune »).


31      Voir, à cet égard, avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017 (EU:C:2017:376, point 84), dans lequel la Cour indique que la « délimitation du champ d’application de la politique commerciale commune pour ce qui concerne les investissements étrangers traduit le fait que tout acte de l’Union promouvant, facilitant ou régissant la participation, par une personne physique ou morale d’un État tiers dans l’Union et inversement, à la gestion ou au contrôle d’une société exerçant une activité économique est de nature à avoir des effets directs et immédiats sur les échanges commerciaux entre cet État tiers et l’Union, tandis qu’un tel lien spécifique avec ces échanges fait défaut dans le cas d’investissements qui ne conduisent pas à une telle participation ».


32      Je noterai que la Commission, dans son programme de travail pour 2023, semble avoir pour objectif le renforcement du règlement sur le filtrage des IDE. Voir communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, programme de travail de la Commission pour 2023, Une Union qui montre sa fermeté et son unité [COM(2022) 548 final, p. 7 et 8].


33      Voir, notamment, arrêt du 1er avril 2014, Felixstowe Dock and Railway Company e.a. (C‑80/12, EU:C:2014:200, point 40).


34      Mise en italique par mes soins.


35      Comme Cohen, F. S., le montre bien dans son article fondamental de 1935, le siège d’une société ne révèle pour ainsi dire rien de ses activités ; voir, à cet égard, Cohen, F. S., « Transcendental Nonsense and the Functional Approach », Columbia Law Review, vol. 35, no 6, 1935, p. 809, à la p. 810.


36      Voir, par analogie, arrêts du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone (286/82 et 26/83, EU:C:1984:35, point 34) ; du 23 février 1995, Bordessa e.a. (C‑358/93 et C‑416/93, EU:C:1995:54, points 24 à 26), ainsi que du 14 décembre 1995, Sanz de Lera e.a. (C‑163/94, C‑165/94 et C‑250/94, EU:C:1995:451, point 24) (où la Cour indique que l’autorisation préalable des exportations de devises constitue une restriction à la libre circulation des capitaux).


37      Voir, par exemple, arrêt du 22 octobre 2013, Commission/Conseil (C‑137/12, EU:C:2013:675, point 53) (où la Cour conclut que lorsqu’une mesure s’avère poursuivre deux finalités ou être composée de deux volets, l’un ayant un caractère prépondérant et l’autre un caractère accessoire, cette mesure doit être fondée sur la base juridique applicable à la finalité ou la composante prépondérante).


38      C’est pourquoi je ne trouve guère convaincant l’argument selon lequel le sens de la référence faite à l’article 65, paragraphe 1, TFUE, au considérant 4 du règlement sur le filtrage des IDE serait que les États membres pourraient choisir de mettre en place des mécanismes de filtrage des IDE différents couvrant les investissements directs à partir de pays tiers qui ne relèvent pas du champ d’application de ce règlement.


39      Je reviendrai sur ce point à la section D.2 des présentes conclusions.


40      Se fondant sur le fait que Xella Allemagne détient 100 % des parts du capital de la requérante, la Commission a également considéré que la solution au litige dans cette affaire devait être trouvée dans les règles relatives à la liberté d’établissement, étant donné que les investissements directs « étrangers » à l’intérieur de l’Union permettant d’acquérir le contrôle de l’entreprise relèvent du champ d’application de cette liberté de marché. À l’appui de cette conclusion, la Commission invoque les arrêts du 1er février 2001, Mac Quen e.a. (C‑108/96, EU:C:2001:67, point 16), et du 17 octobre 2002, Payroll e.a. (C‑79/01, EU:C:2002:592, point 25). Selon elle, l’élément transfrontalier pertinent, qui justifie la compétence de la Cour, est le fait que la requérante peut invoquer le droit transfrontalier de liberté d’établissement de Xella Allemagne. Lors de l’audience, la Commission n’a cependant pas pu expliquer pourquoi la ligne de démarcation de la détention du capital devait s’arrêter à Xella Allemagne plutôt qu’à Xella Luxembourg ou à la société des Bermudes. Si l’on examine l’opération en cause du point de vue de cette dernière, la requérante pourrait également invoquer le droit à la libre circulation des capitaux de son « arrière-grand-mère » des Bermudes, puisque, en vertu de l’article 63, paragraphe 1, TFUE, les mouvements de capitaux provenant de pays tiers vers l’Union sont également libéralisés.


41      C‑268/15, EU:C:2016:874.


42      Ainsi que le montre la doctrine, le fait que tous les éléments d’une affaire se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre n’est un obstacle à la compétence de la Cour que dans une affaire impliquant une intégration négative (l’application directe des libertés fondamentales du traité), mais pas dans une affaire impliquant une intégration positive (l’application à des situations par ailleurs purement internes du droit secondaire de l’Union destiné à l’harmonisation du droit). Voir, par exemple, Mataija, M., « Internal Situations in Community Law : An Uncertain Safeguard of Competences Within the Internal Market », Croatian Yearbook of European Law and Policy, vol. 5, 2009, p. 31 à 63, aux p. 37 à 40.


43      Voir, en ce sens, arrêts du 11 mars 2010, Attanasio Group (C‑384/08, EU:C:2010:133, point 24) ; du 8 mai 2013, Libert e.a. (C‑197/11 et C‑203/11, EU:C:2013:288, point 34), et du 5 décembre 2013, Venturini e.a. (C‑159/12 à C‑161/12, EU:C:2013:791, point 25).


44      Arrêt du 1er avril 2014 (C‑80/12, EU:C:2014:200).


45      Point 24 de cet arrêt.


46      C‑297/88 et C‑197/89, EU:C:1990:360, point 41.


47      Voir, parmi de nombreux autres exemples, en ce qui concerne la liberté d’établissement, arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo (C‑106/16, EU:C:2017:804, point 46 et jurisprudence citée). En ce qui concerne la libre circulation des capitaux, voir, par exemple, arrêt du 18 juin 2020, Commission/Hongrie (Transparence associative) (C‑78/18, EU:C:2020:476, points 52 et 53 ainsi que jurisprudence citée).


48      Comme je l’ai indiqué au point 63 des présentes conclusions, à propos de la question de la compétence, la présente affaire peut, selon l’angle sous lequel elle est abordée, être comprise comme concernant une restriction de la libre circulation des capitaux (du point de vue de la société des Bermudes) ou comme une restriction de la liberté d’établissement (du point de vue de Xella Allemagne, de Xella Luxembourg ou même du ressortissant irlandais en tant que maillon ultime de la chaîne de participation dans le groupe Xella).


49      Rappelons que le considérant 4 du règlement sur le filtrage des IDE indique que ce règlement « ne porte pas atteinte au droit qu’ont les États membres de déroger à la libre circulation des capitaux, comme le prévoit l’article 65, paragraphe 1, [sous] b), [TFUE] ».


50      Voir, à cet égard, considérant 3 du règlement sur le filtrage des IDE qui indique que les engagements pris au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ainsi que dans les accords sur le commerce et l’investissement conclus avec des pays tiers permettent à l’Union et aux États membres « d’adopter des mesures restrictives concernant les investissements directs étrangers pour des motifs de sécurité ou d’ordre public ».


51      Sur l’étendue de l’exception tirée de la sécurité et de l’ordre public dans ces dispositions de l’AGCS, voir Velten, J., Screening Foreign Direct Investment in the EU. Political Rationale, Legal Limitations, Legislative Options, European Yearbook of International Economic Law, vol. 26, 2022, p. 59 et suiv.


52      Voir, par exemple, arrêt du 14 mars 2000, Église de scientologie (C‑54/99, EU:C:2000:124, point 17 et jurisprudence citée).


53      Comme la Cour l’indique, dans le contexte de la libre prestation de services, dans son arrêt du 14 octobre 2004, Omega (C‑36/02, EU:C:2004:614, point 31), et, dans le contexte de la citoyenneté, dans son arrêt du 2 juin 2016, Bogendorff von Wolffersdorff (C‑438/14, EU:C:2016:401, point 68).


54      Voir, par exemple, arrêt du 14 mars 2000, Église de scientologie (C‑54/99, EU:C:2000:124, point 17 et jurisprudence citée).


55      Ibidem et, plus récemment, arrêt du 18 juin 2020, Commission/Hongrie (Transparence associative) (C‑78/18, EU:C:2020:476, point 91 et jurisprudence citée).


56      Voir, par analogie, rapport du groupe spécial de l’Organe de règlement des différends de l’OMC « Union européenne et ses États membres – Certaines mesures relatives au secteur de l’énergie » (WT/DS476/R, point 7.1163), dans lequel le groupe spécial conclut, à propos de l’interprétation de la notion de « menace véritable et suffisamment grave » dans la note en bas de page 5 relative à l’article XIV, sous a), de l’AGCS, que l’expression « suffisamment grave » est « utilisée pour qualifier une menace qui [...] devrait s’entendre comme faisant référence aux conséquences potentielles ou à la gravité potentielle des effets d’une menace qui se concrétise ».


57      Voir, parmi de nombreux autres exemples, arrêt du 21 décembre 2016, AGET Iraklis (C‑201/15, EU:C:2016:972, point 72 et jurisprudence citée).


58      Cela dit, si, lors d’une pandémie comme la COVID-19, de tels investissements devaient être dirigés, par exemple, vers des installations nationales de production de masques faciaux, avec le potentiel de perturber la protection de la population ou la fourniture de services liés aux soins de santé, je serais entièrement d’accord pour dire que la restriction de ces investissements peut être justifiée par des raisons d’ordre public. Voir également, à cet égard, communication de la Commission, Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE) (JO 2020, C 99 I, p. 1).


59      Arrêt du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, point 171). Voir, également, arrêts du 18 décembre 2007, A (C‑101/05, EU:C:2007:804, points 35 et 37 ainsi que jurisprudence citée), et du 20 mai 2008, Orange European Smallcap Fund (C‑194/06, EU:C:2008:289, point 90).


60      Voir, en ce sens, arrêts du 24 novembre 2016, SECIL (C‑464/14, EU:C:2016:896, point 64 et jurisprudence citée), ainsi que du 26 février 2019, X (Sociétés intermédiaires établies dans des pays tiers) (C‑135/17, EU:C:2019:136, points 90 à 92 et jurisprudence citée).


61      À cet égard, il a déjà été noté que le cadre existant de l’Union pour le filtrage des investissements directs étrangers ne serait pas adapté pour atteindre tous les objectifs que les États membres et l’Union pourraient souhaiter atteindre par l’introduction de tels mécanismes de filtrage, notamment les préoccupations concernant la réciprocité de l’accès au marché. Voir, de manière générale, Velten, J., Screening Foreign Direct Investment in the EU. Political Rationale, Legal Limitations, Legislative Options, European Yearbook of International Economic Law, vol. 26, 2022.


62      Voir, par exemple, arrêts du 20 juin 2002, Radiosistemi (C‑388/00 et C‑429/00, EU:C:2002:390, point 44) (concernant le bon fonctionnement du réseau de télécommunication public) ; du 28 septembre 2006, Commission/Pays-Bas (C‑282/04 et C‑283/04, EU:C:2006:608, point 38) (concernant la garantie du service postal universel) ; du 22 octobre 2013, Essent e.a. (C‑105/12 à C‑107/12, EU:C:2013:677, point 53) (concernant la réglementation sur le régime de propriété public ou privé d’un gestionnaire de réseaux de distribution d’électricité et de gaz), et du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a. (C‑563/17, EU:C:2019:144, point 72 et jurisprudence citée) (concernant le cahier des charges d’un appel d’offres destiné à assurer un nombre suffisant de services aériens réguliers à destination et en provenance de pays lusophones avec lesquels le Portugal a des liens particuliers).


63      Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Résilience des matières premières critiques : la voie à suivre pour un renforcement de la sécurité et de la durabilité [COM(2020) 474 final, p. 3].


64      Voir, par exemple, United Nations Environment Programme Global Environmental Alert Services, « Sand, rarer than one thinks » mars 2014), à l’adresse Internet suivante : https://na.unep.net/geas/archive/pdfs/GEAS_Mar2014_Sand_Mining.pdf (dont la conclusion est que « le sable et le gravier représentent le volume le plus élevé de matières premières utilisées sur terre après l’eau [...] [l]eur utilisation dépasse largement les taux de renouvellement naturels » ; notant également que « la plus grande partie du sable des déserts ne peut être utilisée pour le béton [...] car le processus d’érosion par le vent forme des grains ronds qui ne se lient pas bien »). Voir, également, BBC Future, « Why the world is running out of sand » (novembre 2019), à l’adresse Internet suivante : https://www.bbc.com/future/article/20191108-why-the-world-is-running-out-of-sand (dans lequel il est montré que, en Inde, le sable commercialement utilisable est devenu tellement rare que les marchés sont désormais dominés par les « mafias des sables »). Voir, également, de façon plus générale, Ioannidou, D., Meylan, G., Sonnemann, G., et Habert, G., « Is gravel becoming scarce ? Evaluating the local criticality of construction aggregates », Resources, Conservation and Recycling, vol. 126, 2017, p. 25 à 33 (dans lequel les auteurs constatent la rareté du gravier commercialement utilisable, en particulier au niveau local).


65      Voir point 2 de l’ordonnance de renvoi.


66      Voir, en ce sens, Hindelang, S., The Free Movement of Capital and Foreign Direct Investment. The Scope of Protection in EU Law, Oxford University Press, Oxford, 2009, p. 238 (qui indique que « soutenir que les mouvements de capitaux en provenance des États-Unis d’Amérique constituent en moyenne un danger plus grave d’infraction à la législation et à la réglementation nationales que – disons, pour les besoins de l’argumentation – ceux en provenance de la Roumanie est pour le moins hautement spéculatif »).


67      L’article 283, paragraphe 1, sous b), de la loi LVIII de 2020 exige du ministre qu’il examine si un investissement particulier porte atteinte à un intérêt d’État de la Hongrie « conformément à l’article 36, à l’article 52, paragraphe 1, et à l’article 65, paragraphe 1, TFUE ».