Language of document : ECLI:EU:C:2024:60

Affaire C303/22

CROSS Zlín, a.s.

contre

Úřad pro ochranu hospodářské soutěže

(demande de décision préjudicielle, introduite par le Krajský soud v Brně)

 Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 18 janvier 2024

« Renvoi préjudiciel – Procédures de recours en matière de passation de marchés publics de fournitures et de travaux – Directive 89/665/CEE – Accès aux procédures de recours – Article 2, paragraphe 3, et article 2 bis, paragraphe 2 – Obligation pour les États membres de prévoir une procédure de recours avec effet suspensif – Instance de recours de premier ressort – Recours portant sur la décision d’attribution d’un marché – Article 2, paragraphe 9 – Instance responsable des procédures de recours de nature non juridictionnelle – Conclusion d’un contrat de marché public avant l’introduction d’un recours juridictionnel contre une décision de cette instance – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Protection juridictionnelle effective »

Rapprochement des législations – Procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux – Directive 89/665 – Obligation pour les États membres de prévoir une procédure de recours avec effet suspensif – Portée – Obligation d’assurer le respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial – Réglementation nationale n’interdisant la conclusion d’un marché que jusqu’à la décision de l’instance de recours de premier ressort – Admissibilité – Nature juridictionnelle ou non juridictionnelle de ladite instance – Absence d’incidence

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47 ; directive du Conseil 89/665, art. 2, § 3, et 2 bis, § 2)

(voir points 46-50, 54, 57-59, 63, 65 ; 68-70, 74)

Résumé

Saisie à titre préjudiciel par le Krajský soud v Brně (cour régionale de Brno, République tchèque), la Cour apporte des précisions quant à l’interprétation de la directive 89/665 (1), relative aux procédures de recours en matière de passation des marchés publics, à la lumière de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») relatif au droit à un recours effectif.

Dans le cadre d’un marché public, le Statutární město Brno (ville de Brno, République tchèque) a, en tant que pouvoir adjudicateur, reçu deux offres. Après l’exclusion de la société CROSS Zlín a.s. pour non-respect du cahier des charges, le marché a été attribué, le 7 avril 2020, à Siemens Mobility s. r. o.

CROSS Zlín a introduit une réclamation contre cet avis d’exclusion, qui a été rejetée par décision du 4 mai 2020. À la suite de ce rejet, elle a demandé auprès de l’Úřad pro ochranu hospodářské soutěže (Bureau de protection de la concurrence, République tchèque) (ci-après le « Bureau ») l’annulation dudit avis d’exclusion, ainsi que de la décision d’attribution du marché concerné à Siemens Mobility. Par une décision du 5 août 2020, le Bureau a rejeté sa demande. CROSS Zlín a alors introduit une réclamation contre cette décision, que le président du Bureau, en tant qu’instance administrative de second degré, a rejetée par une décision du 9 novembre 2020. Le 18 novembre 2020, le pouvoir adjudicateur a conclu le contrat de marché public avec Siemens Mobility.

CROSS Zlín a introduit un recours devant la cour régionale de Brno, qui est la juridiction de renvoi, contre cette décision du président du Bureau. Parallèlement à ce recours, CROSS Zlín a introduit une demande tendant à ce que ledit recours se voie reconnaître un effet suspensif relatif à la conclusion du contrat et à ce que soit adoptée une mesure provisoire consistant à interdire au pouvoir adjudicateur de conclure ou d’exécuter ledit contrat de marché public. La juridiction de renvoi a rejeté cette demande, en faisant application du droit tchèque (2).

Nourrissant des doutes quant au point de savoir si la directive 89/665 (3) et l’exigence de garantir un contrôle juridictionnel effectif découlant de l’article 47 de la Charte s’opposent à la réglementation tchèque, qui permet à un pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public avant l’expiration du délai prévu pour introduire un recours juridictionnel contre la décision de l’instance administrative de second degré ou avant que la juridiction saisie puisse statuer sur une demande tendant à l’adoption d’une mesure provisoire interdisant la conclusion du contrat jusqu’à ce que la décision sur ce recours soit devenue définitive, la cour régionale de Brno a saisi la Cour à titre préjudiciel sur l’interprétation de cette directive.

Appréciation de la Cour

En premier lieu, la Cour note que la directive 89/665 comporte des dispositions détaillées prévoyant un système cohérent de procédures de recours dans le domaine des marchés publics. À cet égard, cette directive (4) prévoit, d’une part, que les États membres veillent à ce que les personnes ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésées par une violation alléguée disposent de délais permettant des recours efficaces contre les décisions d’attribution de marché prises par les pouvoirs adjudicateurs en adoptant les dispositions nécessaires qui respectent les délais minimaux de suspension de la conclusion du contrat de marché (5) et, d’autre part, que, lorsque ces personnes introduisent un tel recours, le pouvoir adjudicateur ne peut conclure le marché avant que l’instance de recours statue soit sur la demande de mesures provisoires soit sur le recours.

La Cour observe, en deuxième lieu, qu’il découle de la même directive que les États membres ont la possibilité d’attribuer à des instances non juridictionnelles la compétence pour connaître des recours contre les décisions d’attribution d’un marché public. Dans un tel cas, toute mesure présumée illégale et tout manquement présumé d’une instance de recours non juridictionnelle doivent pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel ou d’un recours qui soit, en substance, juridictionnel au sens du droit de l’Union. Or, la directive 89/665, en formulant l’obligation de suspension de la conclusion du contrat de marché public, ne fait aucune référence à ce recours juridictionnel.

Dans ces conditions, lorsqu’un État membre décide d’attribuer la compétence pour connaître des procédures de recours contre les décisions d’attribution d’un marché public à une instance de premier ressort non juridictionnelle, les termes « instance de recours » figurant à l’article 2, paragraphe 3, de ladite directive visent cette instance. Par conséquent, les États membres doivent prévoir la suspension de la conclusion du contrat de marché public concerné, soit de plein droit jusqu’à ce que ladite instance statue sur le recours, soit, à tout le moins, jusqu’à ce qu’elle statue sur une demande de mesures provisoires tendant à une telle suspension.

En troisième lieu, la Cour relève que la directive 89/665 (6) n’exige pas que cette suspension persiste après la fin de la procédure devant une telle instance de recours non juridictionnelle, par exemple jusqu’à ce qu’une instance juridictionnelle statue sur le recours qui peut être introduit contre la décision de cette instance de recours non juridictionnelle.

Cette conclusion est conforme aux objectifs poursuivis par la directive 89/665, qui vise à assurer le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, consacré à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte.

En quatrième lieu, la Cour constate qu’en vertu de la directive 89/665 (7), un État membre peut prévoir que, lorsqu’un contrat a été conclu après que la suspension de sa conclusion a pris fin, les pouvoirs de l’instance responsable des procédures de recours se limitent à l’octroi de dommages et intérêts à toute personne lésée par une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit.

À cet égard, la Cour souligne que cette interprétation ne saurait être remise en cause par l’arrêt Randstad Italia (8). Dans cet arrêt, la Cour a interprété les termes « instance de recours indépendante », au sens de l’article 2 bis, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive 89/665, comme visant un tribunal indépendant et impartial, mais a expressément circonscrit cette dernière interprétation, en précisant qu’elle valait « afin de déterminer si l’exclusion d’un soumissionnaire est devenue définitive ».

En cinquième et dernier lieu, la Cour souligne qu’en l’absence, dans la législation d’un État membre, d’une suspension de plein droit de la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle l’instance de recours de premier ressort statue sur le recours, et lorsque cette instance de recours n’est pas de nature juridictionnelle, le rejet, par cette instance, d’une demande de mesures provisoires visant à faire interdire la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle ladite instance statue sur ce recours doit pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel avec effet suspensif jusqu’à ce que la juridiction saisie se prononce sur ces mesures provisoires.

Cette exigence découle de la lecture de la directive 89/665. Ainsi, afin d’assurer le caractère effectif d’un recours contre la décision d’une instance non juridictionnelle de premier ressort rejetant une demande de mesures provisoires visant à interdire la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle cette instance aura statué, d’une part, le soumissionnaire concerné doit pouvoir bénéficier d’un délai de suspension raisonnable afin de lui permettre d’introduire ce recours et, d’autre part, si celui-ci est introduit, la suspension de la conclusion de ce contrat doit perdurer jusqu’à ce que la juridiction saisie statue sur ledit recours.

Dès lors, la Cour conclut que la réglementation tchèque, qui n’interdit au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public que jusqu’à la date à laquelle l’instance de premier ressort statue sur le recours contre la décision d’attribution de ce marché, n’est pas contraire à la directive 89/665, sans que soit pertinente, à cet égard, la question de savoir si cette instance de recours est ou non de nature juridictionnelle.


1      Directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 89/665 »).


2      À savoir, des articles 241, 242, 245, 246, 254, 257 et 264 du zákon č. 134/2016 Sb., o zadávání veřejných zakázek (loi no 134/2016, sur la passation des marchés publics), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 134/2016 »).


3      Article 2, paragraphe 3, et article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665.


4      Article 2 bis, paragraphe 1, de la directive 89/665.


5      Article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665.


6      Article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, lu à la lumière de son article 2, paragraphe 9.


7      Article 2, paragraphe 7, second alinéa, de la directive 89/665.


8      Arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037.