Language of document : ECLI:EU:T:2022:483

ARRÊT DU TRIBUNAL (grande chambre)

27 juillet 2022 (*)

[Texte rectifié par ordonnance du 14 octobre 2022]

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Interdiction temporaire de diffusion et suspension des autorisations de diffusion des contenus de certains médias – Inscription sur la liste des entités auxquelles s’appliquent des mesures restrictives – Compétence du Conseil – Droits de la défense – Droit d’être entendu – Liberté d’expression et d’information – Proportionnalité – Liberté d’entreprise – Principe de non-discrimination en raison de la nationalité »

Dans l’affaire T‑125/22,

RT France, établie à Boulogne-Billancourt (France), représentée par Mes E. Piwnica et M. Nguyen Chanh, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme S. Lejeune, MM. R. Meyer et S. Emmerechts, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenu par

Royaume de Belgique, représenté par Mmes C. Pochet, M. Van Regemorter et L. Van den Broeck, en qualité d’agents,

par

République d’Estonie, représentée par Mmes N. Grünberg et M. Kriisa, en qualité d’agents,

par

République française, représentée par Mme A.-L. Desjonquères, MM. J.-L. Carré, W. Zemamta et T. Stéhelin, en qualité d’agents,

par

République de Lettonie, représentée par Mmes K. Pommere, J. Davidoviča, I. Hūna, D. Ciemiņa et V. Borodiņeca, en qualité d’agents,

par

[Texte rectifié par ordonnance du 14 octobre 2022] République de Lituanie, représentée par M. K. Dieninis et Mme V. Kazlauskaitė-Švenčionienė, en qualité d’agents,

par

République de Pologne, représentée par M. B. Majczyna et Mme A. Miłkowska, en qualité d’agents,

par

Commission européenne, représentée par MM. D. Calleja Crespo, V. Di Bucci, J.-F. Brakeland et Mme M. Carpus Carcea, en qualité d’agents,

et par

Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, représenté par MM. F. Hoffmeister, L. Havas et Mme M. A. De Almeida Veiga, en qualité d’agents,

parties intervenantes,

LE TRIBUNAL (grande chambre),

composé de MM. S. Papasavvas, président, H. Kanninen, Mme V. Tomljenović, MM. S. Gervasoni, D. Spielmann, S. Frimodt Nielsen, J. Schwarcz, E. Buttigieg, U. Öberg, R. Mastroianni (rapporteur), Mme M. Brkan, MM. I. Gâlea, I. Dimitrakopoulos, D. Kukovec et Mme S. Kingston, juges,

greffier : M. E. Coulon,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 10 juin 2022,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, RT France, demande l’annulation de la décision (PESC) 2022/351 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 5, ci-après la « décision attaquée »), et du règlement (UE) 2022/350 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 1, ci-après le « règlement attaqué ») (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués »), en ce que ces actes la visent.

 Antécédents du litige

2        La requérante est une société par actions simplifiée à associé unique, établie en France, qui a pour activité l’édition de chaînes thématiques. L’intégralité du capital social de la requérante est détenue par l’association ANO « TV Novosti » (ci-après « TV Novosti »), association autonome à but non lucratif de la Fédération de Russie, sans capital social, ayant son siège social à Moscou (Russie), laquelle est presque entièrement financée par le budget de l’État russe.

3        Le 2 septembre 2015, la requérante a conclu avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, France), devenu l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, France), une convention pour la diffusion du service de télévision non hertzien dénommé RT France. Elle est opérationnelle en France depuis 2017 et son contenu est diffusé également dans tous les pays francophones, par le biais de satellites ou d’Internet.

4        En mars 2014, la Fédération de Russie a illégalement annexé la République autonome de Crimée ainsi que la ville de Sébastopol et mène depuis lors des actions de déstabilisation continues dans l’est de l’Ukraine. En réaction, l’Union européenne a instauré des mesures restrictives eu égard aux actions de la Fédération de Russie, des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ainsi que des mesures restrictives en réaction à l’annexion illégale de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol par la Fédération de Russie.

5        À partir du printemps de 2021, la situation à la frontière russo-ukrainienne s’est tendue, avec le déploiement par la Fédération de Russie d’importantes forces armées à proximité de sa frontière avec l’Ukraine.

6        Dans ses conclusions des 24 et 25 juin 2021, le Conseil européen a invité la Fédération de Russie à assumer pleinement sa responsabilité pour ce qui était d’assurer la mise en œuvre intégrale des « accords de Minsk », condition essentielle à toute modification substantielle de la position de l’Union. Il a souligné qu’il était nécessaire que l’Union et ses États membres « réagissent fermement et de manière coordonnée à toute nouvelle activité malveillante, illégale et déstabilisatrice de la Fédération de Russie, en utilisant sans réserve tous les instruments dont l’U[nion européenne] dispos[ait] et en assurant la coordination avec les partenaires ». À cette fin, le Conseil européen a également invité la Commission européenne et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (ci-après le « haut représentant ») à présenter des options en vue d’imposer des mesures restrictives supplémentaires, y compris des sanctions économiques.

7        Dans les conclusions adoptées lors de la réunion du 16 décembre 2021, le Conseil européen a souligné qu’il était urgent que la Fédération de Russie apaisât les tensions causées par le renforcement de la présence militaire le long de sa frontière avec l’Ukraine. Il a réaffirmé qu’il soutenait sans réserve la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Tout en encourageant les efforts diplomatiques, le Conseil européen a indiqué que toute nouvelle agression militaire de l’Ukraine aurait des conséquences massives et un coût sévère en réponse à celle-ci, y compris des mesures restrictives coordonnées avec des partenaires.

8        Le 24 janvier 2022, le Conseil de l’Union européenne a approuvé des conclusions dans lesquelles il avait condamné les actions agressives et les menaces répétées de la Fédération de Russie contre l’Ukraine et a invité la Fédération de Russie à apaiser la situation, à respecter le droit international et à participer de manière constructive au dialogue dans le cadre des mécanismes internationaux établis. Rappelant les conclusions du Conseil européen du 16 décembre 2021, le Conseil a réaffirmé que toute nouvelle agression militaire aurait des conséquences massives et un coût sévère, y compris par l’intermédiaire d’un large éventail de mesures restrictives sectorielles et individuelles qui seraient adoptées en coordination avec les partenaires.

9        Le 15 février 2022, la Gosudarstvennaya Duma Federal’nogo Sobrania Rossiskoï Federatsii (Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie) a voté en faveur de l’envoi d’une résolution demandant au président M. Vladimir Poutine de reconnaître les parties de l’est de l’Ukraine revendiquées par des séparatistes comme des États indépendants.

10      Le 21 février 2022, le président de la Fédération de Russie a signé un décret reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de la « République populaire de Donetsk » et de la « République populaire de Lougansk », autoproclamées, et a ordonné le déploiement des forces armées russes dans ces zones.

11      Le 22 février 2022, le haut représentant a publié une déclaration au nom de l’Union condamnant ces actions, dès lors qu’elles constituaient une violation grave du droit international. Il a annoncé que l’Union réagirait à ces dernières violations par la Fédération de Russie en adoptant de toute urgence des mesures restrictives supplémentaires.

12      Le 23 février 2022, le Conseil a adopté une première série de mesures restrictives. Celles-ci concernaient, premièrement, des restrictions applicables aux relations économiques avec les régions de Donetsk et de Lougansk non contrôlées par le gouvernement, deuxièmement, des restrictions à l’accès au marché des capitaux, notamment en interdisant le financement de la Fédération de Russie, de son gouvernement et de sa banque centrale, et, troisièmement, l’ajout de membres du gouvernement, de banques, d’hommes d’affaires, de généraux ainsi que de 336 membres de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie sur la liste des personnes et entités faisant l’objet de mesures restrictives.

13      Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et, le même jour, les forces armées russes ont attaqué l’Ukraine à plusieurs endroits du pays.

14      À la même date, le haut représentant a publié une déclaration au nom de l’Union condamnant l’« invasion non provoquée » de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie et a indiqué que la riposte de l’Union comprendrait des mesures restrictives à la fois sectorielles et individuelles. Dans ses conclusions adoptées lors de sa réunion extraordinaire du même jour, le Conseil européen a condamné avec la plus grande fermeté cette « agression non provoquée et injustifiée », en estimant que, par ses actions militaires illégales, dont elle devrait répondre, la Fédération de Russie violait de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies et portait atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales. Il a demandé, notamment, à la Fédération de Russie de cesser sa campagne de désinformation et a marqué son accord sur de nouvelles mesures restrictives concernant plusieurs secteurs et ayant des conséquences lourdes et massives pour la Fédération de Russie.

15      Le 25 février 2022, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a décidé de suspendre la Fédération de Russie de ses droits de représentation au sein du Conseil de l’Europe, conformément à l’article 8 du statut du Conseil de l’Europe, signé à Londres le 5 mai 1949, et de donner à cette décision un effet immédiat en ce qui concernait les droits de représentation de la Fédération de Russie au Comité des ministres et à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

16      Dans sa déclaration du même jour, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a rappelé à toutes les parties conduisant les hostilités sur le territoire de l’Ukraine que, en vertu de la déclaration déposée le 8 septembre 2015 reconnaissant la compétence de ladite Cour, il serait compétent pour enquêter sur tout acte de génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre commis sur le territoire de l’Ukraine depuis le 20 février 2014.

17      À la même date, le Conseil a adopté une deuxième série de mesures restrictives. Premièrement, il s’agissait de mesures individuelles visant des hommes politiques et des hommes d’affaires impliqués dans l’atteinte à l’intégrité du territoire ukrainien. Deuxièmement, il s’agissait de mesures restrictives applicables dans le domaine de la finance, de la défense, de l’énergie, dans le secteur de l’aviation et de l’industrie spatiale. Troisièmement, il s’agissait de mesures suspendant l’application de certaines dispositions de l’accord prévoyant des mesures visant à faciliter la délivrance de visas à l’égard de certaines catégories de citoyens de la Fédération de Russie demandant un visa de court séjour.

18      Le 28 février 2022, le procureur de la CPI a annoncé sa décision de demander l’autorisation d’ouvrir une enquête sur la situation en Ukraine, sur la base des conclusions auxquelles son bureau était parvenu à l’issue d’un examen préliminaire, en estimant qu’il existait suffisamment d’éléments permettant de croire que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité allégués avaient bel et bien été commis en Ukraine dans le cadre des événements déjà pris en compte lors de l’examen préliminaire.

19      Entre le 28 février et le 1er mars 2022, le Conseil a adopté une troisième série de mesures restrictives. Il s’agissait de mesures individuelles et économiques portant, notamment, sur la fermeture de l’espace aérien de l’Union aux aéronefs russes, sur le système de messagerie financière SWIFT et sur les ressources de la Banque centrale russe.

20      Le 1er mars 2022, le Parlement européen a adopté une résolution sur l’agression russe de l’Ukraine [2022/2564(RSP)], dans laquelle il a, notamment, condamné avec la plus grande fermeté l’« agression militaire illégale, non provoquée et injustifiée » de l’Ukraine et l’invasion de celle-ci par la Fédération de Russie ; exigé de cette dernière qu’elle mette un terme immédiat à toutes les activités militaires en Ukraine, qu’elle retire sans condition l’intégralité de ses forces militaires et paramilitaires ainsi que de ses équipements militaires de l’ensemble du territoire ukrainien internationalement reconnu et qu’elle respecte pleinement l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ; souligné que cette agression militaire et cette invasion constituaient une violation grave du droit international et demandé que le champ d’application des sanctions soit élargi et a souligné également que les sanctions visaient à affaiblir stratégiquement l’économie et la base industrielle russes, en particulier le complexe militaro-industriel, et, partant, la capacité de la Fédération de Russie à menacer la sécurité internationale à l’avenir. Au point 31 de ladite résolution, le Parlement a également condamné la guerre de l’information menée par les autorités russes, les médias d’État et les alliés de la Fédération de Russie, par laquelle cette dernière tentait de nier de manière crédible ses « atrocités » en diffusant des contenus désobligeants et des informations erronées sur l’Union, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Ukraine et a invité, par conséquent, tous les États membres à suspendre immédiatement les licences de radiodiffusion et la retransmission de tous les médias publics russes.

21      Dans ce contexte, le 1er mars 2022, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision attaquée et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement attaqué, afin d’interdire des actions de propagande continues et concertées, au soutien de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, menées par l’intermédiaire de certains médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, de telles actions constituant une menace pour l’ordre et pour la sécurité publics de l’Union.

22      Les considérants 1 à 11 des actes attaqués énoncent les circonstances ayant précédé l’adoption des mesures restrictives prévues par ceux-ci (ci-après les « mesures restrictives en cause »). Plus particulièrement, les considérants 5 à 11 de la décision attaquée sont libellés en ces termes :

« (5)      Dans ses conclusions du 10 mai 2021, le Conseil a souligné la nécessité de renforcer encore la résilience de l’Union et des États membres, de même que leur capacité à lutter contre les menaces hybrides, y compris la désinformation, en veillant à ce qu’il soit recouru de manière coordonnée et intégrée aux outils existants de lutte contre les menaces hybrides au niveau de l’Union et des États membres, et le cas échéant à de nouveaux outils de ce type, ainsi qu’à d’éventuelles réponses dans le domaine des menaces hybrides, notamment face aux ingérences et opérations d’influence étrangères, qui pourraient englober des mesures de prévention et l’imposition de coûts à des acteurs étatiques et non étatiques hostiles.

(6)      La Fédération de Russie a entrepris une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de distorsion des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres. En particulier, la propagande a pris pour cible de manière répétée et constante les partis politiques européens, notamment en période électorale, ainsi que la société civile, les demandeurs d’asile, les minorités ethniques russes, les minorités de genre et le fonctionnement des institutions démocratiques dans l’Union et dans ses États membres.

(7)      Pour justifier et soutenir son agression contre l’Ukraine, la Fédération de Russie a lancé des actions de propagande continues et concertées à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, en faussant et en manipulant gravement les faits.

(8)      Ces actions de propagande ont été menées par l’intermédiaire d’un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie. De telles actions constituent une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union.

(9)      Ces médias sont essentiels et indispensables pour faire progresser et soutenir l’agression contre l’Ukraine et pour la déstabilisation des pays voisins.

(10)      Compte tenu de la gravité de la situation, et en riposte aux actions de la Russie visant à déstabiliser la situation en Ukraine, il est nécessaire, dans le respect des droits et libertés fondamentaux reconnus dans la Charte des droits fondamentaux, et notamment du droit à la liberté d’expression et d’information reconnu à l’article 11 de celle-ci, d’instaurer de nouvelles mesures restrictives afin de suspendre d’urgence les activités de diffusion de ces médias dans l’Union ou en direction de l’Union. Ces mesures devraient être maintenues jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande contre l’Union et ses États membres.

(11)      Dans le respect des droits et libertés fondamentaux reconnus dans la Charte des droits fondamentaux, et notamment du droit à la liberté d’expression et d’information, à la liberté d’entreprise et du droit de propriété tels qu’ils sont reconnus dans ses articles 11, 16 et 17, ces mesures n’empêchent pas ces médias et leur personnel d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, telles que des enquêtes et des entretiens. En particulier, ces mesures ne modifient pas l’obligation de respecter les droits, libertés et principes visés à l’article 6 du traité sur l’Union européenne, figurant dans la Charte des droits fondamentaux, ainsi que dans les constitutions des États membres dans le cadre de leurs champs d’application respectifs. »

23      L’article 4 octies de la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 13), telle que modifiée par la décision attaquée, se lit comme suit :

« 1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX, y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallés.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX sont suspendus. »

24      Le nom de la requérante a été inscrit à l’annexe IX de la décision 2014/512, telle que modifiée par la décision attaquée.

25      L’article 2 septies du règlement (UE) no 833/2014 du Conseil, du 31 juillet 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1), tel que modifié par le règlement attaqué, se lit comme suit :

« 1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV, y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’internet.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion et tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV sont suspendus. »

26      Le nom de la requérante a été inscrit à l’annexe XV du règlement no 833/2014, tel que modifié par le règlement attaqué.

27      En application de ces dispositions, la diffusion par tout moyen des contenus provenant, notamment, de la requérante a été interdite temporairement dans l’ensemble des pays de l’Union.

28      Conformément à son article 9, la décision 2014/512, telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/327 du Conseil, du 25 février 2022 (JO 2022, L 48, p. 1), est applicable jusqu’au 31 juillet 2022 et fait l’objet d’un suivi constant. Elle est renouvelée ou modifiée, le cas échéant, si le Conseil estime que ses objectifs n’ont pas été atteints.

 Procédure et conclusions des parties

29      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 8 mars 2022, la requérante a introduit le présent recours.

30      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a introduit une demande en référé. Cette demande a été rejetée par ordonnance du 30 mars 2022, RT France/Conseil (T‑125/22 R, non publiée, EU:T:2022:199), au motif que la condition relative à l’urgence n’était pas remplie et que la balance des intérêts en cause penchait en faveur du Conseil, et les dépens ont été réservés.

31      Par décision du 22 mars 2022, le Tribunal (cinquième chambre) a décidé, d’office, les parties entendues, de statuer selon une procédure accélérée, en application de l’article 151, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal.

32      Sur proposition du président du Tribunal, ce dernier a décidé, en application de l’article 28 du règlement de procédure, de renvoyer l’affaire devant la grande chambre.

33      Trois membres de la grande chambre ayant été empêchés de siéger, le président du Tribunal a désigné trois autres juges pour compléter la chambre.

34      Le 3 mai 2022, le Conseil a déposé son mémoire en défense.

35      Par mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 89, paragraphe 3, du règlement de procédure, signifiées à la requérante et au Conseil, respectivement, les 6 et 18 mai 2022, ceux-ci ont été autorisés, en application de l’article 154, paragraphe 3, du règlement de procédure, à déposer une réplique et une duplique limitées à certains points spécifiques.

36      La requérante a déposé la réplique le 16 mai 2022 et le Conseil a déposé la duplique le 25 mai 2022.

37      Par actes déposés au greffe du Tribunal, respectivement, les 14, 18 et 30 mars ainsi que le 13 avril, les 10 et 13 mai 2022, la Commission, le Royaume de Belgique, la République de Pologne, la République française, la République d’Estonie, le haut représentant, la République de Lituanie et la République de Lettonie ont demandé à intervenir dans la présente procédure au soutien des conclusions du Conseil. Le président de la grande chambre a admis, par décisions des 4, 20 et 24 mai 2022, les interventions de la Commission, du Royaume de Belgique, de la République française, de la République de Pologne, de la République d’Estonie, de la République de Lituanie, de la République de Lettonie, et, par ordonnance du 11 mai 2022, l’intervention du haut représentant.

38      Le 25 mai 2022, la phase écrite de la procédure a été close.

39      Par mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 89, paragraphe 3, du règlement de procédure, les parties ont été invitées à répondre lors de l’audience à certaines questions qui leur ont été posées.

40      Sur proposition du juge rapporteur, le Tribunal (grande chambre) a décidé d’ouvrir la phase orale de la procédure et que soit organisée, d’office, une audience de plaidoiries.

41      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 10 juin 2022.

42      La requérante conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués en ce qu’ils la visent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

43      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ; 

–        condamner la requérante aux dépens.

44      Le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant ont conclu lors de l’audience au rejet du recours.

 En droit

45      À l’appui du recours, la requérante invoque quatre moyens, tirés de la méconnaissance, respectivement, des droits de la défense, de la liberté d’expression et d’information, de la liberté d’entreprise et du principe de non-discrimination en raison de la nationalité. Dans le cadre du deuxième moyen, elle met également en doute, de manière incidente, la compétence du Conseil pour adopter les actes attaqués. À cet égard, il importe de rappeler que l’incompétence de l’auteur d’un acte faisant grief est un moyen d’ordre public qu’il appartient, en tout état de cause, au Tribunal d’examiner d’office (voir, en ce sens, arrêt du 14 décembre 2016, SV Capital/ABE, C‑577/15 P, EU:C:2016:947, point 32 et jurisprudence citée). Le Tribunal estime opportun d’examiner, en premier lieu, la question de savoir si le Conseil était compétent pour adopter les actes attaqués.

 Sur la compétence du Conseil pour adopter les actes attaqués

46      La requérante fait valoir, en substance, que seules les autorités de régulation nationales, en l’occurrence l’Arcom, peuvent intervenir pour sanctionner un média audiovisuel pour un contenu éditorial inapproprié.

47      Le Conseil, soutenu par le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments de la requérante.

48      À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 3, paragraphe 5, TUE dispose ce qui suit : 

« Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité […] ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies. »

49      S’agissant de la décision attaquée, il doit être relevé qu’elle se fonde sur l’article 29 TUE. Cette disposition, insérée dans le chapitre 2 du titre V du traité UE portant « Dispositions spécifiques concernant la politique étrangère et de sécurité commune », confère au Conseil le pouvoir d’« adopte[r] des décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ». Conformément à l’article 23 TUE, l’action de l’Union sur la scène internationale, au titre du même chapitre, repose sur les principes, poursuit les objectifs et est menée conformément aux dispositions générales visées au chapitre 1, y compris, selon l’article 21, paragraphe 1, TUE, la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme, le respect de la dignité humaine, le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international. L’article 24, paragraphe 1, TUE précise que « [l]a compétence de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union [...] »

50      Selon la jurisprudence, il résulte des dispositions combinées, d’une part, des articles 21, 23, de l’article 24, paragraphe 1, de l’article 25 et de l’article 28, paragraphe 1, premier alinéa, TUE et, d’autre part, de l’article 29 TUE, que constituent des « positions de l’Union », au sens de ce dernier article, les décisions qui, premièrement, s’inscrivent dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, telle que définie à l’article 24, paragraphe 1, TUE, deuxièmement, ont trait à une « question particulière de nature géographique ou thématique » et, troisièmement, n’ont pas le caractère d’« actions opérationnelles » au sens de l’article 28 TUE, à savoir d’actions impliquant des opérations civiles ou militaires, menées par un ou plusieurs États membres hors de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2014, Ezz e.a./Conseil, T‑256/11, EU:T:2014:93, points 41 et 46).

51      La notion de « position de l’Union » au sens de l’article 29 TUE se prête ainsi à une interprétation large, de sorte que, pourvu que les conditions énoncées au point 50 ci-dessus soient respectées, peuvent notamment être adoptés, sur le fondement dudit article, non seulement des actes à caractère programmatique ou de simples déclarations d’intention, mais aussi des décisions prévoyant des mesures de nature à modifier directement la situation juridique de particuliers. Cela est d’ailleurs confirmé par le libellé de l’article 275, second alinéa, TFUE (arrêt du 27 février 2014, Ezz e.a./Conseil, T‑256/11, EU:T:2014:93, point 42).

52      Eu égard à la vaste portée des buts et des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune, tels qu’ils sont exprimés à l’article 3, paragraphe 5, TUE et à l’article 21 TUE, ainsi qu’aux dispositions spécifiques relatives à celle-ci, notamment les articles 23 et 24 TUE (voir, en ce sens, arrêt du 5 mars 2015, Ezz e.a./Conseil, C‑220/14 P, EU:C:2015:147, point 46), le Conseil dispose d’une grande latitude aux fins de définir l’objet des mesures restrictives que l’Union adopte dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 88). Ainsi, il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir considéré que, face à la crise internationale provoquée par l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, parmi les mesures utiles pour réagir à la grave menace contre la paix aux frontières de l’Union et à la violation du droit international, pouvait également figurer l’interdiction temporaire de la diffusion de contenus de certains médias, appartenant, notamment, au groupe de chaînes RT (ci-après le « groupe RT »), financé par le budget de l’État russe, au motif qu’ils soutiendraient ladite agression par des actions telles que celles mentionnées au considérant 7 de la décision attaquée.

53      En effet, il ressort du considérant 8 de la décision attaquée que, selon l’appréciation du Conseil, de telles actions constituaient une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union, ce qui justifiait son intervention dans le cadre des compétences que le chapitre 2 du titre V du traité UE lui reconnaît.

54      Cette intervention, ainsi que l’a précisé le Conseil lors de l’audience, est donc directement liée aux finalités de la politique étrangère et de sécurité commune visées à l’article 21, paragraphe 2, sous a) et c), TUE, car elle viserait, d’une part, à sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son indépendance et son intégrité et, d’autre part, à préserver la paix, à prévenir les conflits et à renforcer la sécurité internationale (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, points 115 et 116).

55      S’agissant des objectifs poursuivis par le Conseil, les considérants 4 à 10 des actes attaqués se réfèrent à la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous le contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire de l’Ukraine. Il s’agit ainsi d’intérêts publics qui visent à protéger la société européenne et s’insèrent dans une stratégie globale (voir points 11, 12, 14, 17 et 19 ci-dessus), laquelle vise à mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine.

56      Dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite par l’Union des objectifs qui lui ont été assignés à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE.

57      Par l’adoption de la décision attaquée, le Conseil a donc exercé la compétence attribuée à l’Union par les traités au titre des dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune. Cette conclusion ne saurait être remise en cause par la circonstance, invoquée par la requérante, selon laquelle, d’après la législation nationale française, le pouvoir de sanctionner un organisme de radiodiffusion télévisuelle pour un contenu éditorial inapproprié relèverait de la compétence de l’Arcom. En effet, d’une part, les compétences de l’Union, y compris celles relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ne peuvent être exclues ni conditionnées par l’existence ou l’exercice de pouvoirs attribués par le droit national à une autorité administrative. Ainsi, la circonstance qu’une autorité administrative nationale dispose d’une compétence pour adopter des sanctions ne s’oppose pas à la compétence reconnue au Conseil d’adopter des mesures restrictives visant à interdire provisoirement et de manière réversible la diffusion des contenus de la requérante.

58      D’autre part, il convient de relever que la compétence attribuée aux autorités administratives nationales par les législations internes ne poursuit pas les mêmes objectifs, ne repose pas sur les mêmes postulats ni les mêmes valeurs et ne saurait garantir les mêmes résultats qu’une intervention uniforme et immédiate sur l’ensemble du territoire de l’Union, telle que celle réalisable au titre de la politique étrangère et de sécurité commune. Il convient également de noter que, dans son dispositif, la décision attaquée s’adresse aux opérateurs qui diffusent les contenus de la requérante et des autres organismes de radiodiffusion télévisuelle énumérés à son annexe IX, leur interdisant de diffuser lesdits contenus, par tout moyen, y compris le câble, le satellite et la télévision sur IP (voir point 23 ci-dessus). Dans la mesure où une telle interdiction s’applique quel que soit l’État membre dans lequel lesdits opérateurs sont établis et quel que soit le mode de diffusion des contenus de la requérante, il s’ensuit que le résultat visé par la décision attaquée n’aurait pas pu être atteint par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales, dont la compétence est limitée au territoire de l’État membre auquel elles appartiennent.

59      Par ailleurs, bien que la requérante n’ait pas fait référence à la répartition des compétences internes de l’Union, l’adoption d’une décision par le Conseil au titre de l’article 29 TUE ne peut pas être remise en cause par la possibilité pour l’Union d’intervenir, dans le domaine des services audiovisuels, sur la base d’autres catégories de compétences régies par le traité FUE, notamment les compétences attribuées à l’Union pour la régulation du marché intérieur, au titre de l’article 4, paragraphe 2, TFUE.

60      À cet égard, il suffit de rappeler que, conformément à l’article 40, second alinéa, TUE, la mise en œuvre des politiques visées aux articles 3 à 6 TFUE ne doit pas affecter l’application des procédures et l’étendue respective des attributions des institutions prévues par les traités pour l’exercice des compétences de l’Union au titre de la politique étrangère et de sécurité commune.

61      Il s’ensuit que les compétences de l’Union au titre de la politique étrangère et de sécurité commune et au titre d’autres dispositions du traité FUE relevant de la troisième partie de celui-ci, ayant trait aux politiques et aux actions internes de l’Union, ne s’excluent pas mutuellement, mais se complètent, chacune ayant son propre champ d’application et visant à atteindre des objectifs différents (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 19 juillet 2012, Parlement/Conseil, C‑130/10, EU:C:2012:472, point 66).

62      S’agissant de la compétence du Conseil pour adopter le règlement attaqué, il doit être relevé que, selon l’article 215, paragraphe 2, TFUE, lorsqu’une décision, adoptée conformément au titre V, chapitre 2, du traité UE, le prévoit, le Conseil peut adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques (voir, en ce sens, arrêt du 30 juin 2016, CW/Conseil, T‑224/14, non publié, EU:T:2016:375, point 68).

63      En l’espèce, dans la mesure où le Conseil pouvait valablement adopter la décision attaquée sur le fondement de l’article 29 TUE, il s’ensuit que l’adoption du règlement attaqué sur le fondement de l’article 215, paragraphe 2, TFUE était nécessaire, ainsi que cela ressort de son considérant 12, pour assurer sa mise en œuvre uniforme sur le territoire de l’Union. En effet, dès lors que les mesures restrictives en cause ne peuvent être mises en œuvre qu’en imposant à des opérateurs économiques l’interdiction temporaire de la diffusion des contenus audiovisuels de la requérante, il est évident, ainsi qu’il a été mis en exergue par certains intervenants, que la mise en œuvre uniforme de l’interdiction temporaire de diffusion des contenus de la requérante sur l’ensemble du territoire de l’Union pouvait être mieux réalisée au niveau de l’Union qu’au niveau national. À cet égard, il convient également de relever que, contrairement à ce que prétend la requérante, les mesures adoptées par le Conseil en l’espèce ne sauraient être considérées comme une interruption totale des relations économiques et financières avec un pays tiers, au titre de l’article 215, paragraphe 1, TFUE, alors que, ainsi qu’il a été précisé ci-dessus, le règlement attaqué a été adopté au titre de l’article 215, paragraphe 2, TFUE.

64      Au vu des considérations qui précèdent, le grief tiré de l’incompétence du Conseil doit être écarté comme étant non fondé.

 Sur le premier moyen, tiré d’une méconnaissance des droits de la défense

65      La requérante reproche au Conseil d’avoir adopté les actes attaqués au mépris de ses droits de la défense et du principe du contradictoire qui leur est inhérent. D’une part, le respect de ses droits de la défense, garanti par les articles 41 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), aurait imposé de l’entendre préalablement ou, à tout le moins, de lui permettre de présenter ses observations, après avoir eu accès au dossier. D’autre part, le respect du droit à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’article 47 de la Charte, aurait exigé que la requérante puisse connaître les motifs sur lesquels le Conseil envisageait de fonder la décision d’inscrire son nom sur les listes en cause préalablement à son adoption.

66      Selon la requérante, les actes attaqués portent incontestablement atteinte, de manière grave et irréversible, à ses intérêts, entraînant des conséquences à la fois économiques, financières et humaines dramatiques, puisqu’elle ne serait plus en mesure d’exercer son activité. Elle allègue également que les actes attaqués portent une atteinte grave à sa réputation, car elle y est présentée comme un média sous contrôle permanent et exclusif du pouvoir russe, ce qui la décrédibiliserait dans l’exercice de son activité.

67      Faute de notification individuelle préalable des mesures restrictives en cause, la requérante aurait été privée de ses droits. Au surplus, aucune prise de contact officielle, ni même informelle, par des représentants politiques ou institutionnels, que ce soit au niveau européen ou au niveau national, ne serait intervenue avant l’adoption des actes attaqués.

68      Dans la réplique, la requérante fait valoir, en substance, que la motivation des actes attaqués est circulaire et tautologique ainsi qu’insuffisante au regard des exigences de la jurisprudence du juge de l’Union. De plus, dans le mémoire en défense, le Conseil se limiterait à paraphraser, voire retranscrire, les considérants desdits actes, ceux-ci ne permettant pas, selon la requérante, d’attester ou de justifier l’activité de propagande qui lui est reprochée. Au demeurant, le fait qu’elle ait pu introduire le présent recours, accompagné d’une demande en référé, ne saurait témoigner de ce qu’elle était suffisamment éclairée par les motifs fondant l’interdiction temporaire de diffusion en cause.

69      Par ailleurs, la requérante considère que le contexte d’extrême urgence lié au déclenchement de l’agression militaire de l’Ukraine, invoqué par le Conseil, n’est pas suffisant, à lui seul, pour justifier la méconnaissance de ses droits de la défense et de son droit à une protection juridictionnelle effective.

70      Selon la requérante, l’interdiction générale et absolue de diffusion dont elle fait l’objet ne relève que du pur symbole et ne peut pas être considérée comme une riposte consistant à ramener la paix et la stabilité sur le continent européen. Une telle interdiction ne serait nullement nécessaire pour atteindre le but qu’elle affirme poursuivre et revêtirait les attributs d’une mesure restrictive ciblée qui aurait dû être prise dans le respect des droits de la défense de la requérante. La circonstance selon laquelle elle bénéficierait d’un contrôle juridictionnel effectif, devant un juge impartial, ne permettrait pas non plus de pallier l’irrégularité affectant la procédure d’adoption des actes attaqués.

71      S’agissant enfin des arguments qu’elle aurait pu faire valoir si elle avait été entendue ou si elle avait eu connaissance des motifs préalablement à l’adoption des actes attaqués, la requérante allègue qu’elle aurait pu démontrer, d’une part, l’équilibre qu’elle avait respecté dans le choix des intervenants et dans les propos relayés sur ses supports et, d’autre part, la véracité des termes utilisés. Du reste, le fait qu’elle n’a jamais été sanctionnée par l’Arcom serait une preuve tangible que le contenu diffusé ne constituait pas de la propagande. Au regard de ces arguments, la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent.

72      Le Conseil, soutenu par le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments de la requérante.

73      À la suite des précisions fournies dans la réplique, le premier moyen doit être considéré comme se décomposant, en substance, en deux branches, tirées, la première, d’une insuffisance des motifs justifiant l’adoption des actes attaqués à l’égard de la requérante et, la seconde, du non-respect du droit d’être entendue de celle-ci avant l’adoption des actes attaqués.

74      Il convient d’examiner, d’abord, la seconde branche du premier moyen.

 Sur la seconde branche, tirée, en substance, du non-respect du droit d’être entendue de la requérante

75      Le droit d’être entendu dans toute procédure, prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant qu’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ne soit prise à son égard (voir, en ce sens, arrêts du 11 décembre 2014, Boudjlida, C‑249/13, EU:C:2014:2431, points 34 et 36, et du 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, EU:C:2020:481, points 65 et 67 et jurisprudence citée).

76      Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire le nom d’une personne sur une liste figurant à l’annexe d’un acte portant mesures restrictives, le respect des droits de la défense exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les motifs et les éléments retenus à sa charge sur lesquels cette autorité envisage de fonder sa décision. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 111 et 112).

77      L’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet toutefois des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle-ci, pour autant que la limitation concernée respecte le contenu essentiel du droit fondamental en cause et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elle soit nécessaire et réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 101 et jurisprudence citée). À cet égard, la Cour a, à plusieurs reprises, jugé que les droits de la défense pouvaient être soumis à des limitations ou dérogations, et ce tant dans le domaine des mesures restrictives adoptées dans le contexte de la politique étrangère et de sécurité commune (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 67 et jurisprudence citée) que dans d’autres domaines (voir, en ce sens, arrêts du 15 juin 2006, Dokter e.a., C‑28/05, EU:C:2006:408, points 75 et 76, et du 10 septembre 2013, G. et R., C‑383/13 PPU, EU:C:2013:533, point 33).

78      Par ailleurs, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 102 et jurisprudence citée).

79      À titre liminaire, il convient de relever que, dans le cadre de la présente branche, la requérante cite, dans un passage de la requête, l’article 48 de la Charte, intitulé « Présomption d’innocence et droits de la défense », sans toutefois l’appuyer par des arguments spécifiques. À cet égard, il convient de relever que la requérante est restée en défaut d’expliquer à quel titre elle pouvait se prévaloir de l’article 48, paragraphe 2, de la Charte ou en tirer une protection différente de celle qu’elle pouvait tirer de l’application de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, ou plus importante que cette protection. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu d’examiner un prétendu grief tiré d’une violation de l’article 48 de la Charte de manière autonome (voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2015, First Islamic Investment Bank/Conseil, T‑161/13, EU:T:2015:667, point 68).

80      S’agissant du respect du droit d’être entendu, il ressort de la jurisprudence que, lorsqu’il s’agit de la décision initiale d’inscription du nom d’une personne ou d’une entité sur une liste de personnes et d’entités dont les fonds sont gelés, le Conseil n’est pas tenu de communiquer au préalable à la personne ou à l’entité concernée les motifs sur lesquels il entend fonder cette inscription. En effet, une telle mesure, afin de ne pas compromettre son efficacité, doit, par sa nature même, pouvoir bénéficier d’un effet de surprise et s’appliquer immédiatement (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 61). Sur demande adressée au Conseil, la personne ou l’entité concernée a également le droit de faire valoir son point de vue au sujet de ces éléments une fois l’acte adopté (arrêt du 20 février 2013, Melli Bank/Conseil, T‑492/10, EU:T:2013:80, point 72).

81      Une telle dérogation au droit fondamental d’être entendu au cours d’une procédure précédant l’adoption de mesures restrictives est justifiée par la nécessité d’assurer l’efficacité des mesures de gel de fonds et, en définitive, par des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de l’Union et de ses États membres (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 67 et jurisprudence citée).

82      En l’occurrence, en premier lieu, s’agissant de l’argument de la requérante selon lequel le Conseil aurait dû lui notifier individuellement les actes attaqués, dans la mesure où ceux-ci prévoient des mesures restrictives à son égard, il convient de noter que l’absence de leur communication individuelle, si elle peut avoir une incidence sur le moment auquel le délai de recours a commencé à courir, ne justifie pas, à elle seule, l’annulation des actes attaqués. À cet égard, la requérante n’invoque aucun argument tendant à démontrer que, dans le cas d’espèce, l’absence de notification individuelle de ces actes a eu pour conséquence une atteinte à ses droits qui justifierait leur annulation pour autant qu’ils la concernent (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, DenizBank/Conseil, T‑798/14, EU:T:2018:546, point 92 et jurisprudence citée).

83      En second lieu, s’agissant de l’absence de communication, par le Conseil, des motifs et des éléments de preuve étayant l’adoption des mesures restrictives à l’égard de la requérante préalablement à l’adoption des mesures restrictives en cause et de la prétendue violation de son droit d’être entendue, il convient de relever que ces mesures consistent en une interdiction temporaire de diffusion et non en un gel des fonds individuels.

84      Or, si une dérogation au droit fondamental au respect du droit d’être entendu a été admise par la jurisprudence dans le cas d’une décision initiale de gel de fonds, laquelle doit, par sa nature même, pouvoir bénéficier d’un effet de surprise et s’appliquer immédiatement, afin, en substance, de ne pas compromettre son efficacité (voir point 80 ci-dessus), rien ne s’oppose à ce qu’une telle dérogation ne puisse pas également être admise lorsque, compte tenu des circonstances spécifiques d’un cas d’espèce, caractérisées par la nécessité d’intervenir avec une extrême urgence, la mise en œuvre immédiate d’une mesure est essentielle pour assurer son efficacité au regard des objectifs qu’elle poursuit et notamment pour éviter qu’elle ne soit privée de portée et d’effet utile.

85      En l’espèce, il y a lieu de vérifier si, eu égard aux exigences résultant de l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE et de l’article 21, paragraphes 1 et 2, sous a) et c), TUE, relatives, notamment, à la sauvegarde des valeurs de l’Union et de sa sécurité et à la préservation de la paix et de la sécurité internationales dans le respect du droit international, en particulier, des principes de la charte des Nations unies, le fait que la requérante n’ait pas été informée préalablement de la décision du Conseil de lui interdire temporairement toute forme de diffusion de contenus a constitué une violation de son droit d’être entendue.

86      À cet égard, d’une part, premièrement, force est de relever que les mesures restrictives en cause s’inscrivent dans un contexte extraordinaire et d’extrême urgence (voir points 9 à 18 ci-dessus), qui est évoqué aux considérants 10 et 11 des actes attaqués, dans lesquels le Conseil procède également à une mise en balance des différents intérêts en jeu, en prenant, notamment, en compte le respect des droits et libertés fondamentaux reconnus dans la Charte. Deuxièmement, dans ledit contexte, les mesures restrictives en cause font partie intégrante d’une série de mesures d’une envergure inédite adoptées par le Conseil entre la dernière semaine du mois de février, au cours de laquelle a eu lieu la première violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine le 21 février 2022, lorsque le président russe a reconnu l’indépendance et la souveraineté des régions de Donetsk et de Lougansk et a donné l’ordre à ses forces armées d’entrer dans ces zones (voir points 10 à 12 ci-dessus), et le début du mois de mars 2022. Ainsi que l’a souligné à juste titre le Conseil, l’aggravation rapide de la situation et la gravité des violations commises ont rendu difficile toute forme de modulation des mesures restrictives visant à prévenir l’extension du conflit. Dans ce contexte, l’Union a donc réagi rapidement face à une violation d’obligations erga omnes imposées par le droit international afin de contrecarrer, avec toutes les mesures n’impliquant pas l’usage de la force dont elle disposait, l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

87      Par ailleurs, l’adoption des mesures restrictives en cause immédiatement après le début de l’agression militaire, afin de garantir leur plein effet utile, répondait également à l’exigence de mettre en place des formes multiples de réaction rapide à cette agression, compte tenu surtout de la circonstance, mise en exergue par le Conseil et le haut représentant lors de l’audience, que, à ce moment-là, ladite agression était perçue comme étant destinée à avoir une courte durée. Dans ce contexte, il convient de relever que, ainsi que l’a fait valoir le Conseil lors de l’audience, compte tenu de ladite exigence, il aurait été dans l’impossibilité de donner un délai réellement suffisant à la requérante pour lui permettre de soumettre ses observations avant l’adoption des actes attaqués, sans compromettre l’efficacité des mesures restrictives en cause (voir, en ce sens, arrêt du 8 juillet 2020, Ocean Capital Administration e.a./Conseil, T‑332/15, non publié, EU:T:2020:308, point 191). Ainsi, dans le cadre de la stratégie globale de l’Union tendant à une riposte rapide, unifiée, graduée et coordonnée, les impératifs d’urgence et d’efficacité de l’ensemble des mesures restrictives adoptées justifiaient la limitation, au titre de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte (voir point 77 ci-dessus), de l’application de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de celle-ci, dans la mesure où elles répondaient effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union, tels que, ainsi qu’il est indiqué au considérant 8 des actes attaqués, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics de l’Union.

88      D’autre part, ainsi que le souligne à juste titre le Conseil, dans une stratégie de lutte contre les menaces dites hybrides, déjà évoquée par celui-ci dans ses conclusions du 10 mai 2021 (voir considérant 5 des actes attaqués), l’exigence d’adopter des mesures restrictives visant des médias, tels que la requérante, financés par le budget de l’État russe et contrôlés, directement ou indirectement, par les dirigeants de ce pays, qui est le pays agresseur, en ce qu’ils étaient considérés être à l’origine d’une activité continue et concertée de désinformation et de manipulation des faits, est devenue, à la suite du déclenchement du conflit armé, impérieuse et urgente, afin de préserver l’intégrité du débat démocratique au sein de la société européenne.

89      En effet, à l’instar du Conseil,  du haut représentant et d’autres intervenants, il convient de relever que la couverture médiatique intensive des premiers jours de l’agression militaire de l’Ukraine, telle qu’elle ressort des différents éléments, tirés de sources publiques, versés au dossier de l’affaire par le Conseil, a eu lieu à un moment critique où les actions d’un média, tel que la requérante, étaient susceptibles d’avoir une influence délétère significative sur l’opinion publique, créant également une menace potentielle à l’ordre et à la sécurité publics de l’Union.

90      À cet égard, il convient également de tenir compte du fait que les médias audiovisuels, qui peuvent, notamment, suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier, ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite, dès lors que, par les images, ils peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer (voir, en ce sens, Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, points 181 et 182 et jurisprudence citée).

91      Aussi, dans les circonstances très particulières de l’espèce, rappelées aux points 86 à 90 ci-dessus, c’est à juste titre que le Conseil, sur proposition du haut représentant et de la Commission, a décidé d’intervenir avec la plus grande rapidité, dès les premiers jours du déclenchement de la guerre, pour éviter le risque de voir fortement atténuée voire, en substance, annihilée l’efficacité des mesures restrictives en cause, en interdisant, en particulier, la diffusion de contenus, notamment, de la requérante, dans le but de suspendre temporairement l’activité d’un tel vecteur de propagande, en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine, sur le territoire de l’Union.

92      Au vu de tout ce qui précède, compte tenu du contexte tout à fait exceptionnel dans lequel les actes attaqués ont été adoptés, à savoir celui du déclenchement d’une guerre aux frontières de l’Union, de l’objectif qu’ils poursuivent et de l’efficacité des mesures restrictives prévues par ceux-ci, il convient de conclure que les autorités de l’Union n’étaient pas tenues d’entendre la requérante préalablement à l’inscription initiale de son nom sur les listes en cause et, par conséquent, qu’il n’y a pas eu violation de son droit d’être entendue.

93      En tout état de cause, selon une jurisprudence constante, une violation des droits de la défense, en particulier du droit d’être entendu, n’entraîne l’annulation de l’acte en cause que si, en l’absence de cette irrégularité, à la supposer établie, la procédure administrative ayant précédé l’adoption de cet acte avait pu aboutir à un résultat différent, ce qu’il appartient à la personne qui se prévaut d’une telle violation de démontrer (voir, en ce sens, arrêts du 10 septembre 2013, G. et R., C‑383/13 PPU, EU:C:2013:533, point 38 ; du 25 juin 2020, Vnesheconombank/Conseil, C‑731/18 P, non publié, EU:C:2020:500, point 73 et jurisprudence citée, et du 13 septembre 2018, Sberbank of Russia/Conseil, T‑732/14, EU:T:2018:541, point 125 et jurisprudence citée).

94      Il incombe au juge de l’Union de vérifier, lorsqu’il est en présence d’une prétendue irrégularité affectant le droit d’être entendu, que, en fonction des circonstances de fait et de droit spécifiques de l’espèce, la procédure en cause aurait pu aboutir à un résultat différent (voir, en ce sens, arrêts du 10 septembre 2013, G. et R., C‑383/13 PPU, EU:C:2013:533, point 40, et du 12 février 2020, Kibelisa Ngambasai/Conseil, T‑169/18, non publié, EU:T:2020:58, point 69 et jurisprudence citée).

95      En l’espèce, il convient de relever que les motifs retenus par le Conseil pour imposer les mesures restrictives en cause, qui sont exposés dans les considérants des actes attaqués, consistent, pour l’essentiel, dans le fait que la requérante est un média financé par le budget de la Fédération de Russie et placé sous le contrôle permanent des dirigeants de celle-ci. En outre, le Conseil a considéré que la requérante menait, avec les autres entités dont les noms figuraient dans les annexes des actes attaqués, des actions de propagande, notamment, au soutien de l’agression militaire de l’Ukraine. Au soutien de ces motifs, le Conseil a versé au dossier de l’affaire, en tant qu’annexes à son mémoire en défense, plusieurs éléments de preuve concernant tant le contrôle permanent de la requérante que son activité de propagande.

96      Or, force est de constater que les éléments de preuve en cause consistent en des émissions de télévision de la requérante et en des articles publiés sur le site Internet de celle-ci, qui ont été diffusés au public, notamment, dans la période entourant le déclenchement de la guerre et les jours immédiatement subséquents. Eu égard à ces éléments de preuve, le Conseil a estimé, à juste titre, que les contenus diffusés par la requérante impliquaient une activité de soutien en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine (voir points 172 à 188 ci-après). Dès lors, il y a lieu de considérer que, même si la requérante avait pu être entendue, ses observations n’auraient pas remis en cause le fait que ces émissions avaient eu lieu, que ces articles avaient été publiés et, en définitive, que ces contenus avaient été diffusés au public au sein de l’Union.

97      Par ailleurs, dans la réplique et, lors de l’audience, en réponse à une question posée par le Tribunal, la requérante a fait valoir que les arguments et les éléments de preuve qu’elle aurait pu apporter si elle avait été entendue ou si elle avait eu connaissance des motifs préalablement à l’adoption des actes attaqués étaient les mêmes que ceux invoqués dans ses écritures et visaient à démontrer, d’une part, l’équilibre qu’elle aurait respecté dans le choix des intervenants et dans les propos relayés sur ses supports et, d’autre part, la véracité des termes utilisés. Or, ainsi que le souligne le Conseil dans la duplique, bien que les éléments invoqués par la requérante montrent l’existence de séquences qui présentent d’autres points de vue sur la situation en Ukraine, celles-ci ne sont pas susceptibles de démontrer que, globalement, la couverture médiatique de l’agression par la requérante maintenait un équilibre en ce qui concernait le choix des intervenants, des contenus, des images ainsi que des propos communiqués dans ces séquences (voir points 189 et 190 ci-après).

98      Enfin, le fait que la requérante n’a jamais été sanctionnée par l’Arcom n’est pas pertinent et, en tout état de cause, n’est pas de nature à établir que les émissions contenues dans les vidéos versées au dossier de l’affaire par le Conseil ne constituaient pas des actions de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine.

99      Il s’ensuit que, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’ensemble des éléments de preuve produits par la requérante et le Conseil, aucun argument invoqué par la requérante ne permet de démontrer que la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent si elle avait été entendue préalablement à l’adoption des mesures en cause ou si les motifs concernant l’application de celles-ci lui avaient été communiqués préalablement.

100    Au vu de tout ce qui précède, la seconde branche du premier moyen, tirée, en substance, d’une violation des droits de la défense, doit être écartée.

 Sur la première branche, tirée d’une insuffisance de la motivation des actes attaqués à l’égard de la requérante

101    À titre liminaire, il importe de relever que, dans le cadre de cette branche, la requérante se borne à évoquer le droit à une protection juridictionnelle effective, sans toutefois l’appuyer par des arguments spécifiques. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu d’examiner un prétendu grief tiré d’une violation du droit à une protection juridictionnelle effective de manière autonome (voir point 79 ci-dessus).

102    S’agissant de la prétendue insuffisance de la motivation des actes attaqués, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l’obligation de motiver un acte faisant grief, qui constitue le corollaire du principe du respect des droits de la défense, a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (voir arrêt du 14 avril 2021, Al-Tarazi/Conseil, T‑260/19, non publié, EU:T:2021:187, point 37 et jurisprudence citée).

103    Il convient également de rappeler que la motivation exigée par l’article 296 TFUE et par l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la Charte doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et au contexte dans lequel il a été adopté. L’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires ou d’autres personnes concernées directement et individuellement par l’acte peuvent avoir à recevoir des explications. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 17 septembre 2020, Rosneft e.a./Conseil, C‑732/18 P, non publié, EU:C:2020:727, point 77 et jurisprudence citée).

104    Ainsi, d’une part, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard (voir arrêt du 17 septembre 2020, Rosneft e.a./Conseil, C‑732/18 P, non publié, EU:C:2020:727, point 78 et jurisprudence citée). D’autre part, le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêt du 13 septembre 2018, Sberbank of Russia/Conseil, T‑732/14, EU:T:2018:541, point 93 et jurisprudence citée).

105    En outre, la jurisprudence a précisé que la motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure restrictive ne devait pas seulement identifier la base juridique de cette mesure, mais également les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil considérait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé devait faire l’objet d’une telle mesure (voir arrêt du 13 septembre 2018, Sberbank of Russia/Conseil, T‑732/14, EU:T:2018:541, point 97 et jurisprudence citée).

106    En l’espèce, premièrement, il convient de rappeler que les mesures restrictives en cause visent les contenus diffusés par certains médias audiovisuels ayant des liens de dépendance avec la Fédération de Russie, dont la requérante, et s’inscrivent donc dans un contexte connu de celle-ci (voir points 9 à 20 ci-dessus).

107    En outre, ainsi que le souligne à juste titre le Conseil, d’une part, le considérant 4 des actes attaqués fait référence aux conclusions du Conseil européen, du 24 février 2022 (voir point 14 ci-dessus), par lesquelles celui-ci a condamné avec la plus grande fermeté l’« agression militaire non provoquée et injustifiée » de l’Ukraine par la Fédération de Russie, a appelé à l’élaboration et à l’adoption en urgence d’une nouvelle série de sanctions individuelles et économiques et a demandé, notamment, à la Fédération de Russie de cesser sa campagne de désinformation. D’autre part, le considérant 5 des actes attaqués fait référence aux conclusions du Conseil du 10 mai 2021 par lesquelles celui-ci a souligné la nécessité de renforcer encore la résilience de l’Union et des États membres, de même que leur capacité à lutter contre les menaces hybrides, y compris la désinformation, notamment face aux ingérences et aux opérations d’influence étrangères.

108    De plus, les considérants 6 à 9 des actes attaqués précisent les motifs de désignation des personnes morales, entités et organismes figurant sur les listes en cause. Plus particulièrement, le considérant 7 fait référence aux actions de propagande continues et concertées de la Fédération de Russie à destination, notamment, de la société civile dans l’Union pour justifier et soutenir son agression de l’Ukraine. Les considérants 8 et 9 des actes attaqués précisent que les médias visés par la mesure d’interdiction temporaire des activités de diffusion sont ceux par l’intermédiaire desquels lesdites actions de propagande ont été menées et qui sont placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie. Enfin, ces derniers considérants précisent également les raisons sous-jacentes à l’adoption des mesures restrictives en cause, à savoir, d’une part, le fait que de telles actions constituent une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union et, d’autre part, que lesdits médias sont essentiels et indispensables pour faire progresser et soutenir l’agression de l’Ukraine et pour la déstabilisation des pays voisins.

109    Il découle du libellé de ces considérants, particulièrement dans le contexte, connu par la requérante, dans lequel les actes attaqués ont été adoptés, que les motifs exposés ne constituent pas des propos généraux et abstraits, mais des motifs qui se rattachent directement à la requérante et à ses activités et qui exposent de manière suffisamment spécifique les raisons pour lesquelles les mesures restrictives en cause ont été adoptées à son égard.

110    Deuxièmement, il convient de rappeler que le dispositif des actes attaqués, tel que repris aux points 23 à 26 ci-dessus, prévoit l’interdiction, pour les opérateurs de l’Union, de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX de la décision attaquée et à l’annexe XV du règlement attaqué, y compris par transmission ou par distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallées. Force est de constater que les annexes des actes attaqués susmentionnées, quant à elles, ne contiennent aucune motivation spécifique concernant chacune des entités qui y sont énumérées, dont la diffusion des contenus est temporairement interdite.

111    Il y a lieu de considérer, cependant, que les « raisons spécifiques et concrètes » pour lesquelles le Conseil a estimé, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que la requérante devait faire l’objet des mesures restrictives en cause, au sens de la jurisprudence mentionnée au point 105 ci-dessus, correspondent en l’espèce aux critères qui sont fixés aux considérants 6 à 9 des actes attaqués.

112    En effet, la requérante a été visée au seul motif qu’elle remplissait les conditions spécifiques et concrètes prévues aux considérants 6 à 9 des actes attaqués, à savoir être un média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, qui exerçait des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

113    Cette motivation est compréhensible et suffisamment précise, compte tenu du contexte spécifique et des conditions particulièrement graves et urgentes dans lesquelles les actes attaqués ont été adoptés, pour permettre, d’une part, à la requérante de connaître les raisons ayant conduit le Conseil à considérer que l’inscription de son nom sur les listes en cause était justifiée au regard des critères juridiques applicables en l’espèce et d’en contester la légalité devant le juge de l’Union et, d’autre part, pour permettre à celui-ci d’exercer son contrôle.

114    Dans ces circonstances, la requérante a pu valablement prendre connaissance des raisons spécifiques et concrètes justifiant l’adoption des actes attaqués, de sorte qu’elle n’est pas fondée à invoquer une insuffisance de motivation à cet égard.

115    La branche du premier moyen, tirée d’une insuffisance des motifs justifiant l’adoption des actes attaqués à l’égard de la requérante, doit donc être écartée comme non fondée et il y a donc lieu de rejeter le premier moyen dans son ensemble.

 Sur le deuxième moyen, tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression et d’information

116    La requérante fait valoir que les actes attaqués méconnaissent la liberté d’expression et d’information garantie par l’article 11 de la Charte, qui correspond à l’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »).

117    La requérante rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), la liberté d’expression et d’information constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun, de sorte que l’ingérence de l’État ne serait pas nécessaire dans une telle société, si elle avait pour effet de dissuader la presse de contribuer à un débat ouvert sur des questions d’intérêt public. Il ressortirait également de la jurisprudence de la Cour EDH que, dans le domaine de la diffusion audiovisuelle, l’État est tenu, d’une part, de garantir l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays et, d’autre part, de garantir la protection des journalistes et des autres professionnels de médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et de ces commentaires. Ainsi, la puissance publique devrait s’abstenir de limiter les supports d’information quels qu’ils soient. À l’instar de la CEDH, la Charte s’opposerait par principe à toute interdiction de publication et de diffusion.

118    Dans la réplique, en premier lieu, la requérante fait valoir que les mesures restrictives en cause ne sont pas appropriées à la poursuite du double objectif d’intérêt général invoqué par le Conseil, à savoir, d’une part, un objectif défensif contre une menace hybride de la Fédération de Russie et, d’autre part, un objectif tendant à préserver la paix et à renforcer la sécurité internationale. À cet égard, la requérante allègue qu’elle n’a commis aucun acte légitimant l’imposition des mesures restrictives en cause et que celles-ci ne relèvent que du « symbole politique ».

119    En second lieu, la requérante soutient que la mesure dont elle fait l’objet porte une atteinte excessive à la liberté d’expression et d’information. D’une part, la substance même de cette liberté serait atteinte dans la mesure où l’interdiction temporaire de diffusion générale et absolue rend inaccessible un service d’information dans l’ensemble du territoire de l’Union. D’autre part, une telle interdiction ne serait pas proportionnée, la censure d’un service d’information ne constituant pas un moyen efficace pour atteindre les objectifs poursuivis par les actes attaqués.

120    Par ailleurs, les mesures restrictives en cause ne seraient assorties d’aucune limite temporelle claire et objective, leur levée étant subordonnée à une appréciation aléatoire, voire arbitraire, du Conseil. L’échéance de l’interdiction temporaire de diffusion, fixée au 31 juillet 2022, serait simplement mise en exergue, de manière purement artificielle, pour les besoins de la défense, puisqu’elle pourrait faire l’objet d’une prorogation.

121    En outre, la requérante reproche au Conseil, d’une part, de ne pas avoir étayé les allégations figurant dans les actes attaqués selon lesquelles elle ferait de la propagande et, d’autre part, d’avoir fondé les mesures restrictives en cause sur son mode de financement, qui n’aurait pourtant pas varié depuis 2017. Selon elle, les prétendues actions de propagande qui lui sont reprochées et les raisons qui justifieraient qu’elle puisse poursuivre une partie de son activité ne sont aucunement étayées.

122    En premier lieu, la requérante soutient qu’elle n’a jamais voulu dissimuler son mode de financement, qui ne serait d’ailleurs pas répressible en soi et qui aurait toujours été public. D’ailleurs, il serait hasardeux de tirer une quelconque conclusion sur le travail éditorial d’un média du seul fait qu’il bénéficie d’un financement étatique, comme ce serait, par exemple, le cas de France 24.

123    En second lieu, s’agissant des allégations tenant proprement à la propagande, la requérante affirme son indépendance à l’égard de l’État russe et la maîtrise totale de sa ligne éditoriale. Elle rappelle, d’ailleurs, qu’elle n’a jamais été sanctionnée, que ce soit par le CSA ou par l’Arcom, depuis qu’elle est habilitée à diffuser ses contenus, la convention la liant à celle-ci ayant été renouvelée sans difficulté en 2020. Les contenus diffusés par la requérante ne sauraient donc, de ce simple fait, être considérés comme répréhensibles au regard des obligations qui lui incombent.

124    Par ailleurs, le Conseil ne saurait faire une confusion entre la couverture médiatique et le traitement de l’information de la requérante et ceux d’autres chaînes du groupe RT se distinguant d’elle, qui ont fait l’objet de décisions prises par certaines autorités de régulation nationales et, notamment, par l’autorité de régulation du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

125    Enfin, s’agissant des preuves apportées par le Conseil au regard de la prétendue activité de désinformation ou de manipulation de l’information effectuée par la requérante, dans la réplique, celle-ci considère que le Conseil n’a pas démontré qu’elle était un organe d’influence de l’État russe et de propagande au service de celui-ci. L’ouvrage d’un chercheur français, sur lequel le Conseil se serait appuyé à plusieurs reprises et qui aurait d’ailleurs fait l’objet d’une procédure en diffamation, ne justifierait pas une mesure d’interdiction comme celle en cause. Il en serait de même du rapport du secrétaire d’État des États-Unis, produit par le Conseil, qui ne ferait pas référence à un comportement précis de la requérante.

126    Selon la requérante, les éléments tronqués apportés par le Conseil ne démontrent pas le traitement qu’elle aurait réservé aux opérations militaires russes sur le territoire ukrainien. En se fondant sur un certain nombre d’éléments de preuve fournis par le Conseil, la requérante a produit un document répondant à ces différents éléments. Une consultation attentive des éléments de preuve versés au dossier en annexe à la réplique suffirait à se convaincre du caractère spécieux de l’argumentation du Conseil, qui tenterait de justifier a posteriori les actes attaqués. La requérante estime avoir traité différentes opinions au sujet du conflit en Ukraine, lequel a été, lors de nombreuses interventions, qualifié d’agression militaire remettant en cause la paix en Europe et non uniquement d’action défensive et préventive de la Fédération de Russie. De même, les journalistes de la requérante auraient pris soin d’apporter la contradiction aux propos de certains intervenants et d’assurer un équilibre des points de vue. Au demeurant, relayer le point de vue de la Fédération de Russie ne serait pas, en tant que tel, condamnable, sauf à considérer que seule l’opinion majoritaire est susceptible d’être diffusée.

127    En outre, il serait erroné d’affirmer, pour justifier la proportionnalité de l’interdiction en cause, que de telles mesures n’empêchent pas la requérante et son personnel d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, telles que des enquêtes et des entretiens. Cela serait confirmé, notamment, par le refus d’accréditation par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP, France) récemment opposé aux journalistes de la requérante. En application de cette interdiction, il serait donc fait obstacle à l’exercice effectif du métier de journaliste de l’ensemble des journalistes professionnels exerçant pour la requérante. De même, les prestataires refuseraient désormais de poursuivre avec la requérante leurs relations contractuelles. Ainsi, l’interdiction temporaire de diffusion reviendrait à entraver l’ensemble de l’activité de celle-ci, en particulier, sa capacité à être diffusée auprès du public français et ne serait pas proportionnelle.

128    En définitive, quelle que soit la ligne éditoriale d’un média, ou son audience, une interdiction générale et absolue de diffusion constituerait un véritable acte de censure et ne saurait être considérée comme nécessaire ni comme proportionnée afin d’atteindre efficacement les objectifs invoqués par le Conseil.

129    Enfin, la requérante conteste le caractère réversible de la mesure en cause. En effet, sans la possibilité d’exercer son activité, elle ne pourrait qu’encourir une mise en liquidation.

130    Le Conseil, soutenu par le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments de la requérante.

 Sur les principes jurisprudentiels applicables en matière de liberté d’expression

131    Il importe de rappeler que le respect des droits fondamentaux s’impose à toute action de l’Union, y compris dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, ainsi que cela ressort des dispositions combinées des articles 21 et 23 TUE (voir arrêt du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 58 et jurisprudence citée). Étant donné que la liberté d’expression est garantie par l’article 11 de la Charte, qui correspond à l’article 10 de la CEDH, il y a lieu de contrôler le respect de ce droit par les actes attaqués.

132    Aux termes de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a droit à la liberté d’expression, ce qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. Aux termes de l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. Ainsi qu’il résulte des explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17) et conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits garantis à l’article 11 de celle-ci ont le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 10 de la CEDH (arrêt du 26 avril 2022, Pologne/Parlement et Conseil, C‑401/19, EU:C:2022:297, point 44 ; voir, également, arrêt du 14 juillet 2021, Cabello Rondón/Conseil, T‑248/18, EU:T:2021:450, point 101 et jurisprudence citée).

133    La Cour EDH a déjà jugé que la liberté d’expression constituait l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que l’article 10 de la CEDH ne faisait pas de distinction selon la nature du but recherché, ni selon le rôle que les personnes physiques ou morales avaient joué dans l’exercice de cette liberté (Cour EDH, 28 septembre 1999, Öztürk c. Turquie, CE:ECHR:1999:0928JUD002247993, point 49). Sous réserve de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, cette liberté est applicable non seulement aux « informations » ou « idées » accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais également à celles qui offensent, choquent ou inquiètent, conformément aux exigences du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture sans lesquelles il n’existe pas de « société démocratique » (Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1976:1207JUD000549372, point 49 ; voir, également, Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 177 et jurisprudence citée).

134    À cet égard, la Cour EDH a également précisé que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituaient le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte que, en principe, il peut être jugé nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance, l’usage et l’apologie de la violence, s’il est veillé à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (voir, en ce sens, Cour EDH, 6 juillet 2006, Erbakan c. Turquie, CE:ECHR:2006:0706JUD005940500, point 56 et jurisprudence citée, et 23 juin 2022, Rouillan c. France, CE:ECHR:2022:0623JUD002800019, point 66).

135    Il ressort du texte même de l’article 10 de la CEDH que le droit à la liberté d’expression ne constitue pas une prérogative absolue et peut, en conséquence, faire l’objet de limitations. À cet égard, plusieurs principes peuvent être identifiés dans la jurisprudence de la Cour EDH, selon laquelle, d’une part, il est nécessaire de faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par les autorités sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime et, d’autre part, ladite disposition ne garantit toutefois pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (voir Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, points 178 et 179 et jurisprudence citée).

136    Le droit des médias et, plus particulièrement, des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique ou, en d’autres termes, dans le respect des principes d’un journalisme responsable (voir Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 180 et jurisprudence citée).

137    Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, au regard du pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde où l’individu est face à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue (voir Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 181  et jurisprudence citée).

138    S’agissant, enfin, des « devoirs et responsabilités » que l’exercice de la liberté d’expression comporte, l’impact potentiel du moyen d’expression concerné doit être pris en considération dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence. Dans ce contexte, il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. En effet, par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer (voir point 90 ci-dessus). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (voir, en ce sens, Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 182 et jurisprudence citée).

139    Conformément à cette jurisprudence, en principe, contrairement aux propos se rapportant à des questions d’intérêt public appelant une forte protection, ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou d’autres formes d’intolérance ne sont pas normalement protégés [voir, en ce sens, Cour EDH, 8 juillet 1999, Sürek c. Turquie (No 1), CE:ECHR:1999:0708JUD002668295, points 61 et 62, et 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, CE:ECHR:2015:1015JUD002751008, points 197 et 230].

140    Selon la Cour EDH, pour déterminer si les propos tenus dans leur ensemble peuvent passer pour une justification de la violence, il convient de porter attention aux termes employés, à la manière dont les propos ont été formulés et au contexte dans lequel leur diffusion s’inscrit (voir, en ce sens, Cour EDH, 6 juillet 2010, Gözel et Özer c. Turquie, CE:ECHR:2010:0706JUD004345304, point 52, et 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, CE:ECHR:2015:1015JUD002751008, points 205 et 206).

141    C’est au vu de l’ensemble de ces principes et de ces considérations qu’il convient d’apprécier le présent moyen.

 Sur l’existence d’une restriction à la liberté d’expression

142    À titre liminaire, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort des considérants 7 et 8 des actes attaqués, la requérante a fait l’objet d’une interdiction temporaire de diffusion de contenus en tant que média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, pour avoir mené des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

143    Cette interdiction temporaire de diffusion constitue une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, ainsi que cela ressort, au demeurant, des considérants 10 et 11 des actes attaqués.

144    À cet égard, il importe de rappeler, ainsi qu’il a été indiqué au point 135 ci-dessus, que le droit à la liberté d’expression dont se prévaut la requérante, tel que protégé par l’article 11 de la Charte, peut faire l’objet de limitations, dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, aux termes duquel, d’une part, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par [ladite c]harte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et, d’autre part, « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

145    Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’expression doit répondre à quatre conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre la liberté d’expression d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la limitation en cause doit respecter le contenu essentiel de la liberté d’expression. Troisièmement, elle doit répondre effectivement à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, la limitation en cause doit être proportionnée (voir, en ce sens, arrêts du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, points 69 et 84 et jurisprudence citée, et du 13 septembre 2018, VTB Bank/Conseil, T‑734/14, non publié, EU:T:2018:542, point 140 et jurisprudence citée).

146    Ces conditions correspondent, en substance, à celles prévues par la jurisprudence de la Cour EDH, selon laquelle, pour être justifiée sous l’angle de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, en ce sens, Cour EDH, 7 juin 2012, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie, CE:ECHR:2012:0607JUD003843309, point 135).

147    Il s’ensuit que le Conseil pouvait adopter des mesures restrictives susceptibles de limiter la liberté d’expression de la requérante, pourvu que ces limitations respectent les conditions, rappelées ci-dessus, qui devaient être réunies pour que cette liberté puisse être légitimement restreinte (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 70 et jurisprudence citée).

148    Il convient donc de vérifier si les mesures restrictives en cause sont prévues par la loi, respectent le contenu essentiel de la liberté d’expression, visent un objectif d’intérêt général et ne sont pas disproportionnées, étant cependant précisé que, dans ses écritures, la requérante a concentré son argumentation sur cette dernière condition.

 Sur la condition selon laquelle toute restriction de la liberté d’expression doit être prévue par la loi

149    S’agissant de la question de savoir si les mesures restrictives en cause ont été prévues par la loi, il y a lieu de relever que celles-ci sont énoncées dans des actes ayant notamment une portée générale et disposent de bases juridiques claires en droit de l’Union, à savoir l’article 29 TUE, en ce qui concerne la décision attaquée, et l’article 215 TFUE, en ce qui concerne le règlement attaqué (voir, en ce sens, arrêts du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 72 et jurisprudence citée, et du 14 juillet 2021, Cabello Rondón/Conseil, T‑248/18, EU:T:2021:450, point 121). Ces dispositions des traités sont suffisamment prévisibles pour les intéressés en ce qui concerne leur vocation à servir de bases juridiques pour l’adoption de mesures restrictives susceptibles de porter atteinte ou de limiter la liberté d’expression (voir points 49 à 52 et 62 ci-dessus).

150    En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour EDH a précisé, à maintes reprises, que ne pouvait être considérée comme une « loi » au sens de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. Ainsi, ne méconnaît pas, en elle-même, l’exigence de prévisibilité une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 159 et jurisprudence citée).

151    En l’espèce, eu égard à ce qui précède ainsi qu’au large pouvoir d’appréciation dont dispose le Conseil dans le cadre de l’adoption des mesures restrictives (voir point 52 ci-dessus), il était prévisible que, compte tenu de l’importance du rôle que les médias, surtout ceux qui relèvent de l’audiovisuel, jouent dans la société contemporaine, un soutien médiatique d’envergure en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, apporté lors d’émissions diffusées à la télévision et sur Internet par un média entièrement financé par le budget de l’État russe, puisse être visé par des mesures restrictives consistant à interdire la diffusion des activités de propagande en faveur d’une telle agression (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 76).

152    Dans ces circonstances, il y a lieu de considérer que la condition selon laquelle les limitations à la liberté d’expression doivent être prévues par la loi est satisfaite en l’espèce.

 Sur le respect du contenu essentiel de la liberté d’expression

153    Il convient de vérifier si la nature ou l’étendue de l’interdiction temporaire de diffusion des contenus de la requérante constitue une atteinte au contenu essentiel de la liberté d’expression.

154    En l’espèce, force est de constater que les mesures restrictives en cause ont un caractère temporaire et réversible. En effet, il résulte de l’article 9 de la décision 2014/512, telle que modifiée, qu’elle s’applique jusqu’au 31 juillet 2022 et qu’elle fait l’objet d’un suivi constant (voir point 28 ci-dessus). Le maintien des mesures restrictives en cause après le 31 juillet 2022 nécessitera l’adoption de la part du Conseil d’une nouvelle décision et d’un nouveau règlement.

155    Contrairement à ce que prétend la requérante, il ressort du libellé de la dernière partie du considérant 10 des actes attaqués, lu et interprété à la lumière de l’exigence de limiter autant que possible l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante, que le maintien des mesures restrictives en cause après le 31 juillet 2022 est subordonné à l’existence de deux conditions cumulatives. En effet, ces mesures pourraient être maintenues, d’une part, jusqu’à ce que l’agression de l’Ukraine prenne fin et, d’autre part, jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande contre l’Union et ses États membres. S’agissant de deux conditions cumulatives, si l’une des deux cessait d’être satisfaite, il n’y aurait plus lieu de maintenir les mesures en cause. La requérante ne saurait donc alléguer que celles-ci ont vocation à s’appliquer sans limite de temps définie au préalable par le Conseil.

156    En outre, il convient d’observer que les actes attaqués n’empêchent pas toute activité inhérente à la liberté d’information et d’expression. En effet, ainsi que cela a été indiqué au considérant 11 des actes attaqués, l’interdiction temporaire de diffusion imposée à la requérante ne l’empêche pas d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, comme des enquêtes et des entretiens. Il est donc possible d’affirmer, à l’instar du Conseil, que la requérante et ses journalistes demeurent autorisés à poursuivre certaines activités qui sont liées à la liberté d’information et d’expression et que, en principe, ladite interdiction n’est pas de nature à entraver l’exercice par la requérante d’autres activités potentiellement génératrices de revenus.

157    De plus, il doit être relevé, à l’instar du Conseil, que les actes attaqués n’interdisent pas à la requérante de diffuser ses contenus en dehors de l’Union, y compris dans des pays francophones, de sorte que les mesures restrictives en cause ne portent pas atteinte à son droit d’exercer sa liberté d’expression en dehors de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 123 et jurisprudence citée). En définitive, la requérante n’a été empêchée ni de produire des émissions et des contenus éditoriaux ni de les vendre à des entités non concernées par les mesures en cause, y compris TV Novosti et les autres médias du groupe RT établis dans des pays tiers, qui pourraient donc diffuser ces contenus en dehors de l’Union.

158    Par ailleurs, s’agissant de l’argument tiré de la décision de la CCIJP de refuser toute nouvelle demande de carte de presse présentée par les journalistes exerçant pour la requérante, il convient de relever que ce refus résulte directement d’une décision unilatérale de ladite commission, dont l’adoption ne découle pas des actes attaqués, qui fait d’ailleurs l’objet d’un recours actuellement pendant devant les juridictions compétentes françaises. Partant, c’est à tort que la requérante soutient que l’impossibilité pour ses journalistes d’exercer leur profession sur le territoire français est la conséquence de l’adoption des actes attaqués.

159    Pour ces raisons, il y a lieu de conclure que la nature et l’étendue de l’interdiction temporaire en cause respectent le contenu essentiel de la liberté d’expression et ne remettent pas en cause cette liberté en tant que telle.

 Sur la poursuite d’un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union

160    En ce qui concerne la condition relative à la poursuite d’un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, il convient de relever, à l’instar du Conseil, que, ainsi qu’il ressort des considérants 1 à 10 des actes attaqués, par les mesures restrictives en cause le Conseil vise à poursuivre un double objectif.

161    D’une part, le Conseil vise, comme cela est indiqué aux considérants 6 à 8 des actes attaqués, à protéger l’ordre et la sécurité publics de l’Union, menacés par la campagne internationale systématique de propagande mise en place par la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de médias contrôlés, directement ou indirectement, par ses dirigeants, afin de déstabiliser les pays voisins, l’Union ainsi que ses États membres et de soutenir l’agression militaire de l’Ukraine, ce qui correspond à l’un des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune. En effet, l’adoption de mesures restrictives à l’égard de médias ayant comme mission une telle action de propagande répond à l’objectif visé à l’article 21, paragraphe 2, sous a), TUE, de sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité et son intégrité.

162    Par ailleurs, ainsi qu’il a déjà été relevé au point 56 ci-dessus, dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite par l’Union des objectifs, notamment pacifiques, qui lui ont été assignés à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE.

163    D’autre part, ainsi que le souligne le Conseil, les mesures restrictives en cause s’inscrivent dans les finalités poursuivies par la stratégie globale de riposte rapide, unifiée, graduée et coordonnée, mise en place par l’Union, moyennant l’adoption d’une série de mesures restrictives (voir points 12, 17 et 19 ci-dessus), dans le but ultime d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et à leurs politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays. Dans cette perspective, les mesures restrictives en cause sont conformes à l’objectif visé à l’article 21, paragraphe 2, sous c), TUE de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale, conformément aux buts et aux principes de la charte des Nations unies (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 81).

164    À l’instar de certains intervenants, il convient d’observer que les mesures restrictives en cause peuvent être comprises comme la réaction, avec les moyens pacifiques dont l’Union dispose et en vue d’atteindre les objectifs énoncés à l’article 3, paragraphe 5, TUE, d’un sujet de droit international face à une agression en violation de l’article 2, paragraphe 4, de la charte des Nations unies et, en conséquence, à une violation des obligations erga omnes imposées par le droit international.

165    L’existence d’une telle violation a, au demeurant, été confirmée par la résolution du 2 mars 2022, intitulée « Agression contre l’Ukraine » (A/ES-11/L.1), de l’Assemblée générale des Nations unies. Dans celle-ci, en faisant référence à sa résolution 377 A(V) du 3 novembre 1950, intitulée « L’union pour le maintien de la paix », et en considérant que l’absence d’unanimité parmi les membres permanents du Conseil de sécurité avait empêché celui-ci d’exécuter sa responsabilité principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales, l’Assemblée générale des Nations unies a, notamment, déploré dans les termes les plus énergiques l’agression de l’Ukraine commise par la Fédération de Russie en violation de l’article 2, paragraphe 4, de la charte des Nations unies, exigé que la Fédération de Russie cesse immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine et qu’elle retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays. Elle a également rappelé l’obligation qu’avaient tous les États, aux termes de l’article 2 de la charte des Nations unies, de s’abstenir, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies, et de régler leurs différends internationaux par des moyens pacifiques. Constatant que les opérations militaires russes menées à l’intérieur du territoire souverain de l’Ukraine étaient d’une ampleur jamais vue en Europe, depuis des décennies, elle a considéré que des mesures devaient être prises d’urgence pour sauver la génération actuelle du fléau de la guerre. Elle a exhorté la Fédération de Russie à cesser immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine et à s’abstenir de tout recours illicite à la menace ou à l’emploi de la force contre tout État membre. Dans le dispositif de cette résolution, l’Assemblée générale a, notamment, réaffirmé les efforts que le secrétaire général, les États membres et les organisations internationales avaient déployés pour désamorcer la situation actuelle et faire face à la crise humanitaire ainsi qu’à la crise des réfugiés provoquées par l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

166    Ainsi que le souligne à juste titre le Conseil, mettre un terme à l’état de guerre et aux violations du droit international humanitaire, que la guerre est susceptible d’engendrer, répond aussi à un objectif d’intérêt général primordial pour la communauté internationale (voir, en ce sens, arrêt du 30 juillet 1996, Bosphorus, C‑84/95, EU:C:1996:312, point 26).

167    Partant, la condition relative à la poursuite d’un objectif d’intérêt général est satisfaite en l’espèce.

 Sur le caractère proportionné des mesures restrictives en cause

168    En ce qui concerne le caractère proportionné des limitations en cause, il convient de rappeler que le principe de proportionnalité exige que les limitations qui peuvent être apportées par des actes de droit de l’Union à des droits et libertés consacrés dans la Charte ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ou du besoin de protection des droits et libertés d’autrui, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir arrêt du 26 avril 2022, Pologne/Parlement et Conseil, C‑401/19, EU:C:2022:297, point 65 et jurisprudence citée ; voir également, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 87 et jurisprudence citée).

169    Ainsi, afin d’examiner le caractère proportionné des mesures restrictives en cause, il convient de vérifier, d’abord, si les éléments de preuve apportés par le Conseil sont susceptibles de justifier la conclusion qu’il a tirée en ce qui concernait, en substance, le contrôle de la requérante et la teneur des contenus diffusés par celle-ci et, ensuite, si les mesures restrictives en cause sont appropriées et nécessaires pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union.

–       Sur la pertinence et la suffisance des éléments de preuve apportés par le Conseil

170    À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne déterminée sur une liste de personnes faisant l’objet de mesures restrictives, le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour cette personne, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou à tout le moins l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour étayer cette même décision, sont étayés de façon suffisamment précise et concrète (arrêts du 21 avril 2015, Anbouba/Conseil, C‑605/13 P, EU:C:2015:248, point 45, et du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 62).

171    En premier lieu, il convient d’établir si c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer la requérante comme un média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie.

172    Tout d’abord, il ressort du dossier, et il n’est pas contesté par la requérante, que son capital social, à l’instar des autres chaînes du groupe RT, appartient à l’association de droit russe TV Novosti, qui est, en substance, entièrement financée par le budget de l’État russe (voir point 2 ci-dessus), ce qui a été confirmé par la requérante elle-même lors de l’audience. Il ressort également du dossier que cette association a été créée en 2005 par RIA Novosti, une agence étatique de presse qui a été dissoute en 2013 par une décision disposant que ses actifs seraient transférés à la nouvelle agence étatique de presse internationale Rossiya Segodnya. Ensuite, ainsi que l’a souligné le Conseil, il ressort, en substance, des déclarations faites à plusieurs reprises par la rédactrice en chef monde du groupe RT, présentée comme telle sur le site Internet de la requérante, que le groupe RT est un organe d’information de l’État russe, « une chaîne internationale représentant le pays », dont la mission est, notamment, de construire une audience importante en partant des pays où ses chaînes sont opérationnelles et d’être utilisé, à des moments critiques, par exemple à l’occasion d’une guerre, comme une « arme d’information » contre le monde occidental. Dans ce contexte, la fonction du groupe RT a été comparée, en substance, à celle du ministère de la Défense russe. À cet égard, force est également de constater que, bien que la rédactrice en chef monde du groupe RT ne soit pas formellement la dirigeante de la requérante, il ressort de plusieurs déclarations qu’elle a faites, versées au dossier de l’affaire par le Conseil, qu’elle parle systématiquement des journalistes de la requérante comme de « ses » journalistes. En outre, en réponse à une question du Tribunal lors de l’audience, la requérante a précisé que TV Novosti achetait, indépendamment de leur contenu, ses produits éditoriaux et lui fournissait également du matériel audiovisuel, tel que des documentaires et des reportages, qui sont produits pour toutes les chaînes du groupe RT. Enfin, il ressort du dossier de l’affaire que le président de la Fédération de Russie a déclaré, d’une part, que « RT ne pouvait pas ne pas refléter les positions du pouvoir officiel sur ce qu’il se pass[ait] dans [leur] pays et à l’étranger » et, d’autre part, en envisageant une visite dans les locaux de la requérante, que « s’il y a[vait] une telle peur que ce média influence les esprits, cela [voulait] dire [qu’ils étaient] les gagnants de cette concurrence ».

173    Dans la réplique, la requérante s’est bornée à réitérer que, quand bien même les différentes chaînes RT appartiendraient à un même groupe et partageraient un certain nombre de valeurs, elle était tout à fait indépendante et maître de sa ligne éditoriale. Elle n’a toutefois présenté aucun élément concernant le cadre réglementaire et institutionnel qui régissait les activités des entités russes Rossiya Segodnya et TV Novosti susceptibles de démontrer l’existence de son indépendance éditoriale et de son autonomie institutionnelle à l’égard de ces entités. Interrogée explicitement à cet égard lors de l’audience, elle n’a pas été à même d’expliquer si son indépendance éditoriale et son autonomie institutionnelle au regard du groupe RT pouvaient être inférées de lois ou, en tout état de cause, d’actes publics.

174    Il s’ensuit que le Conseil a apporté un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants démontrant que la requérante était placée sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie.

175    En second lieu, il convient d’établir si c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer que la requérante avait lancé des actions de propagande continues et concertées à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

176    En l’espèce, il convient de relever que le Conseil a produit, au soutien des actes attaqués, un certain nombre d’éléments de preuve, qui sont tous antérieurs auxdits actes et accessibles au public.

177    Premièrement, il ressort de ces éléments que la requérante a mené des activités de soutien aux actions et aux politiques du gouvernement russe déstabilisant l’Ukraine, durant la période qui a précédé l’agression militaire de cette dernière, par l’intermédiaire d’articles publiés sur son site Internet et d’entretiens tendant, notamment, à présenter le déploiement des forces armées russes comme une action préventive visant à défendre les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Dans un article du 21 février 2022, reprenant les propos du ministre des Affaires étrangères russe accusant l’« Occident » « de créer une confrontation insurmontable entre la Russie et l’OTAN », il est également indiqué, d’une part, que « les américains ne cessent de répéter […] que la Russie est “sur le point” d’envahir l’Ukraine[, u]ne hypothèse fermement réfutée par Moscou qui accuse l’Occident de chercher à envenimer la situation » et, d’autre part, que « la situation s’est sérieusement détériorée dans l’est de l’Ukraine ces derniers jours[,] un obus d’un modèle inconnu tiré depuis le territoire ukrainien [ayant] complètement détruit un lieu de services des gardes-frontières du FSB de la Fédération de Russie ». Quelques semaines avant, le 1er décembre 2021, la requérante a publié une vidéo sur Youtube reprenant les propos du chef de la diplomatie russe selon lesquels « la Russie n’exclu[ait] pas que l’Ukraine, avec le soutien de l’Occident, décid[ât] de s’engager dans une aventure militaire ». Dans un article du 24 janvier 2022, faisant état d’un « nettoyage ethnique » conduit par les Ukrainiens dans le Donbass, il est indiqué : « Ces régions-là ne l’oubliez pas, Donetsk et Lougansk, ce sont des régions de Russie qui ont été données à l’Ukraine par Lénine et les Bolchéviques. » Un article du 12 février 2022 contient une vidéo d’une intervenante, présentée comme professeure invitée à l’université d’État de Moscou, affirmant que de nombreux groupes djihadistes auraient débarqué sur la ligne de front du côté ukrainien et que des provocations étaient à craindre. Dans un article du 21 février 2022, il est allégué que des « atrocités imminentes » de l’armée ukrainienne menaçaient la population russophone du Donbass. Dans un entretien du 22 février 2022, un analyste politique affirme que les États-Unis mènent une propagande « qui fabrique de toutes pièces une guerre imaginaire » et qu’ils exercent « une influence délétère qui menace la sécurité de la Russie à ses propres frontières, tout en ayant l’air de voler au secours d’une pauvre petite nation ».

178    Deuxièmement, il ressort des émissions diffusées du 24 février 2022, jour de l’agression militaire de l’Ukraine, au 27 février 2022 sur la chaîne de télévision de la requérante que, une fois l’agression militaire déclenchée, la requérante a continué à reprendre les prises de position officielles des autorités de la Fédération de Russie selon lesquelles l’offensive, conformément à l’allocution du président russe du 24 février 2022, constituait une « opération spéciale », une action préventive, défensive et limitée, causée par les pays occidentaux et par l’attitude agressive de l’OTAN ainsi que par des provocations ukrainiennes, visant à défendre les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk.

179    À cet égard, il convient de porter une attention particulière aux termes employés dans ces émissions, à la manière dont les propos ont été formulés et au contexte dans lequel lesdites émissions ont été diffusées, à savoir celui d’une guerre en cours.

180    Au cours de la matinée du 24 février 2022, premier jour de l’offensive russe, les opérations militaires en cours ont été présentées par certains intervenants lors de ces émissions télévisées comme une « action défensive » de la Fédération de Russie. Plus particulièrement, un invité, présenté comme politologue, a affirmé de manière répétée que la réaction russe était « défensive » et « limitée » et que la guerre au Donbass résultait d’une manipulation des « occidentaux », ajoutant : « Voyons les véritables responsables, objectivement, il ne s’agit que de l’OTAN et de ses marionnettes ukrainiennes. » Cet invité a également soutenu que les territoires du Donbass devaient être rapidement libérés de l’« emprise du régime militaire de Kiev » et que les opérations militaires en cours avaient pour unique but de recouvrer les deux républiques séparatistes du Donbass et de ramener le calme aux frontières russes. En outre, il a déclaré : « La Russie n’a pas l’intention de faire la guerre à l’Ukraine et de l’annexer contrairement à ce que veut nous faire croire la propagande occidentale. » Au cours de la même émission, un autre invité, en duplex, a affirmé : « Il ne s’[agit] évidemment pas d’une invasion, comme les agences de communication anglo-saxonnes, de l’Union européenne et de l’OTAN, essayaient de le démontrer, il s’agit d’une sécurisation des Républiques du Donbass et, nous allons le voir, […] de la libération des citoyens du Donbass, nous allons voir les citoyens du Donbass accueillir les troupes russes avec joie, parce que le Donbass est sous les bombardements ukrainiens depuis 2014. » Selon cet invité, ce n’est pas « une guerre d’agression, c’est une guerre défensive pour sécuriser son territoire et sécuriser ses abords. » Cet invité a ajouté : « [L]e danger est d’“otaniser” l’Ukraine, parce que cette campagne de communication pour démontrer que la Russie est l’agresseur permet d’éviter la négociation […] et de livrer des armes à l’Ukraine en permanence et donc le danger d’une escalade et d’une attaque de l’Ukraine sur le territoire du Donbass augmente [… L]es républiques indépendantes ont demandé l’aide de la Russie. » Un autre invité, présenté comme analyste politique, intervenu toujours au cours de cette matinée, indique que, « malgré les propositions de traiter envoyées par Moscou […] malgré la diplomatie, au bout des huit ans, […] la seule solution que Moscou a trouvée aujourd’hui c’est la guerre. »  Ainsi que le souligne le Conseil, il ressort de ces émissions que les intervenants en plateau ont fait état des provocations dont la Fédération de Russie aurait été victime de longue date, ce qui légitimerait l’attaque militaire, et du fait que le déclenchement du conflit devait être relié aux actions des pays occidentaux ainsi qu’aux provocations ukrainiennes alléguées.

181    Au cours de l’après-midi du 24 février 2022, plusieurs invités ont continué à présenter l’offensive russe comme une action défensive et préventive de la Fédération de Russie. Il a également été observé que le déclenchement du conflit avait été de nouveau imputé aux actions des pays occidentaux ainsi qu’aux provocations ukrainiennes. Un journaliste, présenté comme consultant en intelligence stratégique, a affirmé que « l’Ukraine [était] une création de la Russie ». Selon les propos d’un intervenant, présenté comme politologue spécialiste des États-Unis : « [I]l y a beaucoup de problèmes territoriaux en Ukraine, c’est un pays qui a eu beaucoup de difficultés à vraiment rassembler, à fédérer, c’est le cas de le dire, et encore aujourd’hui, si on mentionne la Transnistrie, si on mentionne le Donbass, ou encore la Crimée, ce sont des territoires qui aspirent à devenir partie de la Fédération de Russie, que ça nous plaise ou non, et ce processus doit être pris en compte pour comprendre tous les processus sous-jacents, notamment l’ingérence militaire russe. » Selon les propos d’un autre analyste : « [I]l s’agit très clairement de sanctuariser les républiques autoproclamées du Donbass et d’empêcher l’État ukrainien de poursuivre à l’avenir la politique […] à l’égard de ces deux entités qui consiste à les bombarder sans cesse depuis huit ans, il s’agit, donc, en fait, de neutraliser la capacité de nuisance du régime ukrainien actuel. » Selon cet analyste, « la sanctuarisation du Donbass est très importante, et [comme] le président Poutine l’a dit, c’est la neutralisation de l’Ukraine, qui est perçue à Moscou depuis 2014 comme une entité hostile ». Il ajoute, d’une part, qu’« il y a la volonté de régler un contentieux qui n’a pas pu être réglé par la négociation, largement d’ailleurs [par] la faute de l’Ukraine et de ses sponsors occidentaux […] et la Russie décide alors de passer à l’action et d’engager l’état de force » et, d’autre part, qu’« il s’agit pour la Russie de reconstituer une forme de configuration territoriale qui tient compte de la présence d’une minorité russophone importante ». Selon un autre invité, présenté comme consultant en intelligence stratégique : « [B]eaucoup de gens voient dans ce qui se passe une agression, moi j’ai tendance à voir de la défense […] par les accords de 1991, les États-Unis se sont engagés à ce qu’il n’y ait pas une extension de l’OTAN vers l’est, or avec ce qui se passe aujourd’hui, notamment, la volonté ukrainienne d’entrer dans l’OTAN, on assiste au contraire. » Selon cet invité : « [S]i on a des velléités séparatistes qui peuvent aider la Russie à prendre un petit bout de territoire, aujourd’hui, elle est dans une espèce de prévention, de se prémunir, ça justifie un peu tout ce que nous voyons. »

182    Au cours de la matinée du 25 février 2022, un invité en duplex, présenté comme rédacteur en chef d’un magazine serbe, a affirmé qu’il existait un parallélisme entre la situation en Ukraine et celle en Serbie d’il y a 30 ans. Il se réfère à l’« expulsion de 250 000 serbes de la Croatie », au fait que leur « président à l’époque, Milosevic, a été déclaré comme étant un nouveau Hitler » et parle du « génocide qui […] a été préparé par le gouvernement de Kiev avec le support des États-Unis et même de Bruxelles ». Toujours au cours de cette matinée, une intervenante, présentée comme professeure invitée à l’université d’État de Moscou, a, à nouveau, présenté l’offensive russe en Ukraine comme une action défensive et préventive. Selon elle : « [Le but de cette offensive est] la démilitarisation de l’Ukraine, puisque l’Ukraine a été “surmilitarisée” ces derniers temps par les pays de l’OTAN, alors qu’elle n’en est pas membre, et la dénazification de celle-ci, puisque toutes les structures, depuis le “maïdan” de 2014 sont infiltrées par des groupes néonazis […] un pays qui est à un niveau de corruption inédit, qui est dirigé de l’étranger, il devient absolument dangereux de le laisser dans cet état-là, pour sa population, pour l’Europe, pas seulement pour la Russie […] donc le but direct est de démilitariser le pays et de permettre aux populations, comme cela a été dit, de déterminer le cours qu’[elles] veulent suivre et non pas celui qui leur a été imposé par les “maïdans” successifs depuis 2004. » Selon cette invitée : « [I]l y a le problème en général de la gouvernance et de l’orientation idéologique du gouvernement officiel ukrainien […] ils ont reconnu comme héros de guerre les personnes qui étaient du côté nazi […] quand on arrive à la glorification des héros nazis qui ont massacré des populations civiles et qui étaient intégrés dans l’armée allemande à l’époque, il y a quand même un très sérieux problème de sécurité internationale qui se pose puisque l’Ukraine est quand même aux portes de l’U[nion]. » Elle affirme également : « [I]l est important de différencier le côté politique du côté juridique ; politiquement effectivement c’est toujours contestable puisque dans le cadre politique on est dans le droit du plus fort, la communauté internationale trouve tout à fait légitime d’aller bombarder l’ex-Yougoslavie […], en revanche […] le fait que la Russie veuille libérer les populations qui sont sous le joug d’un gouvernement extrémiste, ça [y] échappe […] si la communauté internationale fait le choix de défendre le régime nazi à ses portes, c’est son choix, amoral, inhumain […] ; sous l’angle juridique, la question est de savoir dans quelle mesure les régions de Donetsk ont le droit d’avoir une indépendance [;] pour cela il faut comprendre que, effectivement, d’un côté il y a le droit de l’État à se défendre et à protéger son intégrité territoriale, mais pour ça il faut que l’État existe ; or l’État existe juridiquement quand sa législation est […] globalement et généralement appliquée et efficace sur l’ensemble du territoire […] ; peut-on réellement dire que l’État ukrainien existe ? Si l’on considère l’état de droit démocratique, tel que, en tout cas, la communauté internationale, au moins théoriquement, le reconnaît et l’impose, dans ce cas-là l’État ukrainien n’existe pas. À partir de là, il est tout à fait normal que Donetsk et Lougansk demandent à être protégés […] il est normal que la Russie juridiquement intervienne afin de permettre à ces populations justement de rétablir l’État. » Elle ajoute : « [O]n ne peut avoir [d’]intégrité territoriale que dans la mesure où il y [a un] État, à partir du moment où il n’y a pas un État, il y a le droit des peuples à l’autodétermination, c’est soit l’un, soit l’autre ; l’État ukrainien a été détruit la première fois, mis à mal en 2004 […] ensuite il a été achevé en 2014 […] ; donc il n’y a pas d’État, à partir de ce moment, il ne peut pas y avoir d’intégrité territoriale. »

183    Au cours de l’après-midi du 25 février 2022, un invité, présenté comme géopolitologue et chargé de cours à l’université de Genève (Suisse), a déclaré : « C’est une opération de police […] et donc les Russes ont été, d’une certaine façon, faire le ménage, et c’est en ce sens-là que ça se distingue très fortement d’une invasion en tant que telle [… Il faut réfléchir] à la redéfinition des frontières, que nous avons faite depuis la chute de l’URSS. » Ces déclarations n’ont fait l’objet d’aucun commentaire ni d’aucune réaction, notamment de la part de la journaliste présentant le journal. Un autre invité, présenté comme expert en géostratégie, a notamment déclaré : « [L]a stratégie américaine vise à encercler la Russie et pour la faire disparaître finalement. Elle y a presque réussi sous les années Eltsine et puis la Russie s’est redressée. » Il conclut en disant que, pour la Russie, l’Ukraine est « un pays stratégique qui ne doit en aucun cas entrer dans l’OTAN, c’est-à-dire dans une organisation hostile[, et que d]onc ce qui se passe est normal, les déclarations du porte-parole du Kremlin sont tout à fait légitimes. »

184    Au cours de l’après-midi du 26 février 2022, un journaliste invité a affirmé l’existence d’un climat « russophobe » en France et a présenté la Fédération de Russie comme un acteur ouvert aux négociations, mentionnant une main tendue par la Fédération de Russie, depuis plusieurs années, au sujet de discussions portant sur la mise en place d’une zone tampon démilitarisée en Ukraine. Les invités en plateau ont insisté sur le positionnement des pays européens et sur la situation du Donbass pour expliquer l’agression militaire menée par la Fédération de Russie.

185    Enfin, le dimanche 27 février 2022, plusieurs invités ont continué de présenter l’agression militaire comme une intervention légitime visant à protéger les républiques auto-proclamées du Donbass et à répondre à une menace occidentale, invoquant notamment une manipulation des États-Unis, y compris s’agissant des sanctions prises à l’encontre de la Fédération de Russie. Plus particulièrement, au cours de la matinée, un envoyé spécial dans le Donbass (le bandeau figurant à la droite de son image portant la mention « Donetsk. République de Donetsk ») a indiqué, notamment, que « les autorités locales craign[ai]ent que les forces ukrainiennes prennent pour cible des dépôts pétroliers comme cela a[vait] été le cas dans la région de Lougansk ». Au cours de l’après-midi, un journaliste invité, présenté comme consultant en intelligence stratégique, présent sur le plateau, interrogé par la journaliste, a affirmé ce qui suit : « [I]l n’y a pas d’autres alternatives au dialogue, surtout que, si c’est perçu comme une agression, comme un acte illégal, cette invasion de la Russie en Ukraine, en revanche elle peut aussi être enrobée d’une certaine forme de légitimité, étant donné que la Russie peut justifier cette implication par l’appel des populations qui vivent dans le Donbass qui sont russophones ». Ce même après-midi a été diffusé un reportage univoque sur la situation au Donbass, réalisé avant l’agression de l’Ukraine, témoignant, en substance, du seul sentiment pro-russe des républiques auto-proclamées du Donbass. L’Ukraine y est présentée presque exclusivement comme un État agresseur, seul responsable des bombardements du Donbass, que ce soit dans les témoignages de la population interrogée ou dans le témoignage de la seule journaliste qui intervient dans le reportage. Le point de vue des autorités ukrainiennes n’est nullement évoqué, ni les controverses internationales sur l’identité des puissances auteures des bombardements au Donbass.

186    Ainsi, sur la base des éléments de preuve examinés aux points 180 à 185 ci-dessus, le Conseil pouvait valablement considérer que la requérante diffusait des programmes contenant une lecture des événements ayant trait à l’agression militaire de l’Ukraine en faveur de cette agression ainsi que de la narration qu’en avaient faite les responsables politiques de la Fédération de Russie, y compris en ce qui concernait l’existence de menaces imminentes d’agressions de la part de l’Ukraine et de l’OTAN (voir points 180 à 182 ci-dessus), et utilisant un vocabulaire similaire, voire identique, à celui utilisé par les organes gouvernementaux russes, tel que la référence à une « opération militaire spéciale », à une « opération de police » ou à une « action défensive et préventive de la Fédération de Russie », plutôt qu’« à une guerre » (voir points 178, 180 et 181 ci-dessus).

187    Plus particulièrement, il ressort des points 180 à 185 ci-dessus que, dans les émissions de la requérante, une grande place a été donnée à des commentateurs externes, invités par la rédaction de la chaîne connaissant leur orientation, qui tendaient à justifier l’agression militaire de l’Ukraine et dont les affirmations n’étaient pas suivies, sauf à de rares exceptions, par des réactions de la part des présentateurs du plateau. Si, parfois, leurs opinions ont été contrebalancées par d’autres opinions exprimées par des intervenants différents, cela ne suffit toutefois pas à rééquilibrer des propos exprimant une narration largement en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine. À cet égard, il convient d’ailleurs de rappeler que, selon la Cour EDH, dans la mesure où l’éditeur a le pouvoir d’imprimer la ligne éditoriale, il partage indirectement les « devoirs et responsabilités » qu’assument les rédacteurs et journalistes lors de la collecte et de la diffusion d’informations auprès du public, rôle qui revêt une importance accrue en situation de conflit et de tension (voir, en ce sens, Cour EDH, 8 juillet 1999, Sürek c. Turquie (No 1), CE:ECHR:1999:0708JUD002668295, point 63).

188    C’est donc à juste titre que le Conseil a pu considérer que les différents éléments de preuve susmentionnés constituaient un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles de démontrer, d’une part, que la requérante soutenait de manière active, avant l’adoption des mesures restrictives en cause, la politique déstabilisatrice et agressive menée par la Fédération de Russie au regard de l’Ukraine, qui a finalement débouché sur une offensive militaire d’envergure, et, d’autre part, que la requérante avait, notamment, diffusé des informations justifiant l’agression militaire de l’Ukraine, susceptibles de constituer une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union.

189    Cette conclusion n’est pas remise en cause par les documents et les fichiers vidéos que la requérante a versés au dossier de l’affaire. Sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur la recevabilité de ces éléments, contestée par le Conseil, au motif de la violation de l’article 76, sous d), du règlement de procédure, en ce que la requérante aurait fait, à chaque fois, un renvoi général aux annexes de la réplique, il convient de relever qu’il s’agit souvent de séquences tronquées, qui ne reflètent que très rarement la réalité d’un conflit armé, qui ne sont pas nécessairement mises dans leur contexte ou qui sont parfois diffusées dans des créneaux horaires différents de ceux dans lesquels ont été diffusés les propos rappelés aux points 180 à 185 ci-dessus. De telles séquences ne sont pas susceptibles, en tant que telles, d’attester d’un traitement globalement équilibré par la requérante des informations concernant la guerre en cours (voir point 187 ci-dessus), dans le respect des principes en matière de « devoirs et responsabilités » des médias audiovisuels tels qu’énoncés par la jurisprudence de la Cour EDH rappelée aux points 136 à 140 ci-dessus. S’agissant de l’argument de la requérante selon lequel elle aurait traité certaines informations et utilisé certains termes de la même manière que d’autres médias l’auraient fait, les preuves apportées au soutien de cette allégation n’établissent pas que les médias qu’elle évoque auraient diffusé systématiquement des contenus tels que ceux exposés aux points 180 à 185 ci-dessus.

190    Par ailleurs, il ressort de certaines de ces vidéos que, lors de la diffusion des images ayant trait aux régions de Donetsk et de Lougansk, au cours de la période allant du 24 au 27 février 2022, les bandeaux d’information affichaient « Donetsk. République de Donetsk » et « Lougansk. République de Lougansk ». Or, il suffit de relever que l’appellation de ces territoires, faisant partie de l’Ukraine, comme « républiques » indépendantes est utilisée par la Fédération de Russie, qui, au demeurant, en a reconnu la souveraineté et l’indépendance (voir point 10 ci-dessus), ce qui témoigne du caractère biaisé de l’information visant à faire écho à la propagande émanant de la Fédération de Russie.

191    Au vu de toutes ces considérations, la requérante n’établit pas que le Conseil a commis une erreur d’appréciation des faits en considérant qu’elle était un média placé, en substance, sous le contrôle permanent des dirigeants de la Fédération de Russie et qu’elle diffusait par ses programmes des propos continus et concertés à destination de la société civile dans l’Union visant à justifier et à soutenir l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, menée en violation du droit international et de la charte des Nations unies. Elle n’établit pas non plus que le Conseil a commis une erreur d’appréciation en qualifiant ces propos d’actions de propagande en faveur de ladite agression, comme cela ressort du considérant 7 des actes attaqués.

–       Sur le caractère approprié des limitations

192    Il convient de vérifier si les mesures restrictives en cause sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union.

193    À cet égard, il y a lieu de considérer que, compte tenu du large pouvoir d’appréciation dont disposait le Conseil en la matière (voir point 52 ci-dessus), celui-ci a pu valablement estimer que les mesures restrictives en cause, qui visaient des médias contrôlés par la Fédération de Russie se livrant à des actions de propagande en faveur de l’invasion militaire de l’Ukraine par celle-ci, étaient susceptibles de protéger l’ordre et la sécurité publics de l’Union et de préserver l’intégrité du débat démocratique au sein de la société européenne, la paix et la sécurité internationale.

194    En l’espèce, il importe de relever que l’interdiction temporaire de diffusion des contenus de la requérante, en tant que mesure s’inscrivant dans le cadre d’une riposte rapide, unifiée, graduée et coordonnée, mise en place au titre d’une série de mesures restrictives, constitue également une mesure appropriée pour atteindre l’objectif d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays (voir point 163 ci-dessus).

195    Il s’ensuit que les mesures restrictives en cause sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union.

–       Sur le caractère nécessaire des limitations

196    Il convient de vérifier si d’autres mesures moins contraignantes n’auraient pas permis d’atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union.

197    À cet égard, il convient de constater que, compte tenu de la nature de la chaîne d’informations en continu de la requérante, des mesures restrictives autres et moins contraignantes, telles que l’interdiction de diffusion dans certains pays de l’Union ou une interdiction limitée à certaines modalités de diffusion des programmes ainsi que la limitation à certains types de contenus, ou encore l’obligation de mettre une bannière voire un avertissement, ne permettent pas d’atteindre aussi efficacement les objectifs poursuivis par les actes attaqués, à savoir arrêter les menaces directes pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union et exercer une pression maximale sur les autorités russes afin qu’elles mettent un terme à l’agression militaire de l’Ukraine (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 85 et jurisprudence citée). Ainsi que l’ont fait observer à juste titre le Conseil et certains intervenants, des mesures autres n’auraient pas atteint le même résultat, dès lors que certaines d’entre elles, comme l’interdiction de diffusion de certains contenus, s’agissant d’une chaîne d’informations en continu, auraient été pratiquement impossibles à mettre en œuvre, tandis que d’autres, telle l’obligation de mettre une bannière voire un avertissement, auraient été d’une efficacité limitée.

198    En particulier, force est de relever, d’une part, que les mesures restrictives en cause s’inscrivent dans un contexte extraordinaire et d’extrême urgence (voir points 9 à 18 ci-dessus), déterminé, notamment, par l’intensification de l’agression militaire de l’Ukraine, et, d’autre part, qu’elles font partie intégrante d’une série de mesures d’une envergure inédite, adoptées par le Conseil entre la dernière semaine du mois de février et le début du mois de mars 2022, afin de contrecarrer, avec les instruments pacifiques dont l’Union disposait, l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, de dissuader celle-ci de continuer une telle agression et de protéger ainsi les frontières de l’Union. Dans le cadre de la stratégie globale de riposte rapide, unifiée, graduée et coordonnée, mise en place par l’Union, l’adoption de telles mesures, en ce qu’elles répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union (voir points 160 à 165 ci-dessus), peut être considérée comme étant nécessaire.

199    En outre, à l’instar du Conseil et de certains intervenants, il convient d’observer que la couverture intensive des premiers jours de l’agression militaire de l’Ukraine constituait sans doute un moment crucial où les actions d’un média, tel que la requérante, étaient susceptibles de s’intensifier et d’avoir une influence délétère significative sur l’opinion publique de l’Union, par ses opérations de manipulation et d’influence hostile, compte tenu de la teneur des émissions diffusées par la requérante, susmentionnées, visant à justifier et à soutenir l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie. Dans un tel contexte, le Conseil a pu, à juste titre, considérer qu’il était essentiel pour l’Union d’intervenir dès les premiers jours du déclenchement de cette agression, en interdisant, notamment, la diffusion de contenus de la requérante dans le but de suspendre temporairement un tel vecteur de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine sur le territoire de l’Union.

200    Il s’ensuit que le Conseil n’a pas commis d’erreur d’appréciation en considérant que des mesures moins contraignantes n’auraient pas permis d’atteindre les objectifs poursuivis.

–       Sur la mise en balance des intérêts

201    S’agissant du caractère strictement proportionné des mesures restrictives en cause, une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comporte l’interdiction temporaire de diffusion de contenus ne sont pas démesurés par rapport aux objectifs poursuivis, lesquels correspondent à leur tour à des objectifs d’intérêt général (voir points 160 à 165 ci-dessus).

202    En effet, l’importance des objectifs poursuivis par les actes attaqués, à savoir, d’une part, la cessation d’une activité continue et concertée de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine adressée à la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, qui s’inscrit dans l’objectif de sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son intégrité et son ordre public, et, d’autre part, la protection de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine ainsi que la promotion d’un règlement pacifique de la crise dans ce pays, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21, paragraphe 2, sous a) et c), TUE, est de nature à l’emporter sur les conséquences négatives, même considérables, de ces mesures pour certains opérateurs (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, points 149 et 150 et jurisprudence citée).

203    Ainsi que le fait valoir le Conseil, l’importance de l’objectif du maintien de la paix et de la sécurité internationale est, par ailleurs, attestée par le fait que d’autres institutions européennes et d’autres organismes internationaux multilatéraux ont adopté, depuis le 24 février 2022, jour du déclenchement de l’agression militaire de l’Ukraine, diverses déclarations, décisions, prises de position et mesures visant les mêmes objectifs que ceux de l’Union (voir points 15, 16, 18 et 20 ci-dessus).

204    Cette importance a d’ailleurs été confirmée postérieurement à l’adoption des actes attaqués par de tels organismes. Tel fut le cas, notamment, de l’Assemblée générale des Nations unies, comme cela ressort du point 165 ci-dessus, ainsi que de la Cour internationale de justice (CIJ). En effet, par ordonnance du 16 mars 2022, dans l’affaire intitulée « Allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) », la CIJ a considéré que l’Ukraine avait un droit plausible de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Fédération de Russie aux fins de prévenir et de punir un génocide allégué sur le territoire ukrainien et a décidé, à titre de mesures conservatoires, notamment, que la Fédération de Russie devait suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle avait débutées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine et qu’elle devait veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires susmentionnées.

205    S’agissant de la sauvegarde des valeurs de l’Union, de ses intérêts fondamentaux, de sa sécurité et de son intégrité, il était également primordial pour l’Union de suspendre temporairement l’activité de propagande de la requérante au soutien de l’agression militaire de l’Ukraine dès les premiers jours du déclenchement de celle-ci.

206    Pour ces raisons, eu égard au fait que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités, qui sont d’autant plus importants en ce qui concerne les médias audiovisuels (voir points 136 à 138 ci-dessus), tels que la requérante, il ne peut être affirmé que le traitement de l’information en question, qui comporte des activités de propagande pour justifier et pour soutenir l’agression militaire illégale, non provoquée et injustifiée, de l’Ukraine par la Fédération de Russie, fût de nature à appeler la protection renforcée que l’article 11 de la Charte confère à la liberté de la presse (voir, en ce sens et par analogie, Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 215), surtout lorsqu’une telle protection est invoquée par un organe d’information placé, en substance, sous le contrôle, direct ou indirect, de l’État agresseur, comme c’est le cas en l’espèce (voir points 172 à 174 ci-dessus).

207    Par ailleurs, il convient de relever que, en matière de droits fondamentaux, qui font partie intégrante des principes généraux du droit dont il assure le respect, le juge de l’Union a considéré, notamment, que les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres avaient coopéré ou adhéré pouvaient également fournir des indications dont il convenait de tenir compte dans le cadre du droit de l’Union (arrêt du 14 mai 1974, Nold/Commission, 4/73, EU:C:1974:51, point 13), notamment, aux fins de l’interprétation et de l’application de l’article 11 de la Charte.

208    Dans cette perspective, ainsi que l’ont souligné à juste titre le Conseil, le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant lors de l’audience, il convient de prendre en considération le pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, auquel sont parties non seulement les États membres, mais également la Fédération de Russie, qui figure au nombre des instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme dont le juge de l’Union tient compte pour l’application des principes généraux du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil, C‑540/03, EU:C:2006:429, point 37 et jurisprudence citée).

209    Or, l’article 20, paragraphe 1, dudit pacte dispose que « [t]oute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi ». À cet égard, il convient d’observer que le fait que l’interdiction de la « propagande en faveur de la guerre » est consacrée dans un paragraphe autonome par rapport à l’interdiction de « [t]out appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence », qui est consacrée au paragraphe 2 de ce même article, doit être interprété comme visant à attribuer à la « propagande en faveur de la guerre » une gravité absolue.

210    En l’espèce, d’une part, il doit être relevé que l’activité de propagande mise en place par la requérante intervient dans le cadre d’une guerre en cours, provoquée par un acte d’un État qualifié d’« agression » par la communauté internationale (voir, notamment, points 15, 165 et 204 ci-dessus), en violation de l’interdiction d’usage de la force prévue à l’article 2, paragraphe 4, de la charte des Nations unies. À cet égard, il convient de rappeler que, par la résolution 110 (II), réaffirmée par la résolution 381 (V), l’Assemblée générale des Nations unies a condamné « toute propagande, dans quelques pays qu’elle soit menée, qui est destinée ou qui est de nature à provoquer ou à encourager toute menace à la paix, rupture de la paix ou tout acte d’agression ». D’autre part, il importe de relever que la portée de l’interdiction imposée par l’article 20, paragraphe 1, dudit pacte, qui se réfère à « toute » propagande de guerre, inclut non seulement l’incitation à une guerre future, mais aussi les propos tenus de manière continue, répétée et concertée en faveur d’une guerre en cours, contraire au droit international, en particulier si ces propos émanent d’un média contrôlé, directement ou indirectement, par l’État agresseur.

211    Il résulte des considérations qui précèdent que, dans le cadre de son activité durant la période qui a précédé l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie et, surtout, pendant les jours qui ont suivi cette agression, la requérante a réalisé une action systématique de dissémination d’informations « sélectionnées », y compris des informations manifestement fausses ou trompeuses, révélant un déséquilibre manifeste dans la présentation des différents points de vue opposés, dans le but précis de justifier et de soutenir ladite agression.

212    Dans ces conditions, c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer nécessaire de prévenir, dans le respect de l’article 11 de la Charte, des formes d’expression visant à justifier et à soutenir un acte d’agression militaire, perpétrée en violation du droit international et de la charte des Nations unies.

213    Les considérations qui précèdent suffisent, compte tenu de l’ensemble des circonstances exposées ci-dessus et, en particulier, du contexte extraordinaire de l’espèce, pour établir que les limitations à la liberté d’expression de la requérante que les mesures restrictives en cause sont susceptibles de comporter sont proportionnées, en ce qu’elles sont appropriées et nécessaires, aux buts recherchés.

214    Quant à l’argument que la requérante tire, de manière incidente, de la liberté d’expression et d’information au sens de l’article 11 de la Charte, envisagée sous l’angle passif, à savoir le droit du public à recevoir des informations, indépendamment de toute question concernant l’intérêt de la requérante à s’en prévaloir, il suffit de constater que, si l’ingérence dans le droit de diffuser des programmes impliquant le soutien d’un acte d’agression est justifiée et proportionnée (voir points 149 à 191 ci-dessus), il en va a fortiori de même pour la limitation du droit du public à recevoir de tels programmes.

215    Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de rejeter le deuxième moyen.

 Sur le troisième moyen, tiré d’une méconnaissance de la liberté d’entreprise 

216    Selon la requérante, les actes attaqués méconnaissent la liberté d’entreprise, protégée par l’article 16 de la Charte.  En effet, toute restriction à la liberté des médias affecterait, de manière mécanique, cette liberté. Cela serait particulièrement vrai, en l’espèce, dès lors que l’interdiction de diffusion générale et absolue imposée par les mesures restrictives en cause empêcherait, en substance, les journalistes et les salariés de la requérante de poursuivre leurs activités, avec le risque concret que celle-ci puisse encourir, à brève échéance, une mise en liquidation.

217    Le Conseil, soutenu par le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments de la requérante.

218    Aux termes de l’article 16 de la Charte, « [l]a liberté d’entreprise est reconnue conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales ».

219    En l’espèce, il ne fait aucun doute que les mesures restrictives que comportent les actes attaqués entraînent des limitations dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’entreprise.

220    Toutefois, une telle liberté, à l’instar d’autres droits fondamentaux, ne constitue pas une prérogative absolue et son exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union, à condition que de telles restrictions répondent effectivement auxdits objectifs d’intérêt général et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (voir arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 148 et jurisprudence citée).

221    Au demeurant, les mesures restrictives comportent, par définition, des effets qui affectent, notamment, le libre exercice des activités professionnelles, causant ainsi des préjudices à des parties qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des sanctions. Tel est a fortiori l’effet des mesures restrictives ciblées pour les entités visées par celles-ci (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 149 et jurisprudence citée).

222    Ainsi qu’il a été rappelé au point 145 ci-dessus, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’entreprise doit répondre aux conditions suivantes : être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel de ladite liberté, viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, et ne pas être disproportionnée (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, VTB Bank/Conseil, T‑734/14, non publié, EU:T:2018:542, point 140 et jurisprudence citée).

223    Or, force est de constater que lesdites conditions sont remplies en l’espèce.

224    En premier lieu, les mesures restrictives en cause sont « prévues par la loi », puisqu’elles sont énoncées dans des actes ayant notamment une portée générale et disposant d’une base juridique claire en droit de l’Union ainsi que d’une prévisibilité suffisante (voir point 149 ci-dessus).

225    En deuxième lieu, dès lors que lesdites mesures sont temporaires et réversibles, il y a lieu de considérer qu’elles ne portent pas atteinte au contenu essentiel de la liberté d’entreprise (voir points 154 et 155 ci-dessus), et ce d’autant plus que la requérante n’a apporté aucun élément susceptible de remettre en cause cette conclusion.

226    En troisième lieu, ainsi qu’il a déjà été relevé au point 202 ci-dessus, l’importance des objectifs poursuivis par les actes attaqués, consistant, notamment, d’une part, à sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son intégrité et son ordre public et, d’autre part, à préserver la paix et le renforcement de la sécurité internationale, et s’inscrivant, ainsi qu’il ressort des éléments mentionnés aux points 160 à 166 ci-dessus, dans les objectifs poursuivis par la stratégie globale mise en place par l’Union, moyennant l’adoption rapide d’une série de mesures restrictives, dans le but ultime d’exercer une pression maximale sur la Fédération de Russie afin qu’elle mette fin à son agression militaire de l’Ukraine, perpétrée en violation du droit international et de la charte des Nations unies, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE, est de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs.

227    En quatrième lieu, s’agissant du caractère approprié, nécessaire et proportionné des mesures restrictives en cause, il convient de faire un renvoi aux points 193 à 213 ci-dessus.

228    En l’espèce, il est vrai que la requérante est temporairement empêchée d’exercer son activité de diffusion dans l’Union ou en direction de l’Union depuis la mise en œuvre des mesures restrictives en cause. Cependant, une telle interdiction, de nature transitoire, apparaît pleinement justifiée par les objectifs d’intérêt général poursuivis par lesdites mesures (voir points 161 à 166 ci-dessus). À cet égard, la requérante fait valoir que les actes attaqués mettent en péril la pérennité des emplois de l’ensemble de ses salariés, en particulier les emplois inhérents à l’activité de diffusion, ainsi que sa viabilité financière, entraînant, à brève échéance, sa mise en liquidation. Toutefois, elle n’apporte pas d’éléments permettant de conclure à l’existence de ce risque imminent pour sa viabilité financière, compte tenu, d’une part, du fait que les actes attaqués ne l’empêchent pas de continuer à exercer certaines activités (voir points 156 et 157 ci-dessus), et, d’autre part, du fait qu’elle appartient à une association, en substance, entièrement financée par le budget de l’État russe (voir point 172 ci-dessus).

229    Ainsi, c’est à juste titre que le Conseil a considéré que le fait d’interdire temporairement, jusqu’au 31 juillet 2022, la diffusion de la requérante dans l’Union et en direction de l’Union était susceptible de contribuer efficacement aux objectifs des actes attaqués rappelés au point 226 ci-dessus.

230    Il convient de conclure que les mesures restrictives en cause n’ont pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprise de la requérante et que son argumentation, à cet égard, doit être rejetée comme étant non fondée.

231    Au vu des considérations qui précèdent, il convient de rejeter le troisième moyen.

 Sur le quatrième moyen, tiré d’une méconnaissance du principe de non-discrimination en raison de la nationalité 

232    Selon la requérante, les actes attaqués méconnaissent le principe de non-discrimination, reconnu par l’article 21 de la Charte, dans la mesure où ils ne se fondent que sur l’origine de ses financements et, plus particulièrement, sur le lien existant entre elle et la Fédération de Russie, et non pas sur son comportement individuel. Or, toute interdiction d’un média au seul motif de la nationalité de ses actionnaires, étatiques ou privés, serait contraire au principe de non-discrimination.

233    Le Conseil, soutenu par le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments de la requérante.

234    En vertu de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte, est interdite « toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou tout autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ». Selon le paragraphe 2 du même article, dans le domaine de l’application des traités et sans préjudice de leurs dispositions particulières, toute discrimination fondée sur la nationalité est également interdite.

235    S’agissant de l’interdiction de discrimination fondée sur la nationalité, il y a lieu de rappeler que, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, les explications relatives à celle-ci doivent être prises en considération en vue de son interprétation.

236    Selon lesdites explications, l’article 21, paragraphe 2, de la Charte « correspond à l’article 18, premier alinéa, [TFUE] et doit s’appliquer conformément à celui-ci ». De plus, en vertu de l’article 52, paragraphe 2, de la Charte, les droits que celle-ci reconnaît et qui font l’objet de dispositions dans les traités s’exercent dans les conditions et les limites définies par ces derniers. Il s’ensuit que l’article 21, paragraphe 2, de la Charte doit être lu comme ayant la même portée que celle de l’article 18, premier alinéa, TFUE (voir arrêt du 30 avril 2019, Wattiau/Parlement, T‑737/17, EU:T:2019:273, point 63 et jurisprudence citée).

237    L’article 18, premier alinéa, TFUE dispose que, « [d]ans le domaine d’application des traités, et sans préjudice des dispositions particulières qu’ils prévoient, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité ». Il figure dans la deuxième partie du traité FUE, intitulée « Non-discrimination et citoyenneté de l’Union ». Cette disposition concerne les situations relevant du champ d’application du droit de l’Union dans lesquelles un ressortissant d’un État membre subit un traitement discriminatoire par rapport aux ressortissants d’un autre État membre sur le seul fondement de sa nationalité (voir arrêt du 20 novembre 2017, Petrov e.a./Parlement, T‑452/15, EU:T:2017:822, point 40 et jurisprudence citée).

238    Au regard de la discrimination en raison de la nationalité invoquée par la requérante, à savoir le fait que, en substance, elle soit discriminée par les mesures restrictives en cause au motif de son actionnariat russe et qu’elle ait donc été traitée pour cette raison moins favorablement que les autres médias audiovisuels français qui ne sont pas soumis au même type de contrôle de la part d’une entité d’un pays tiers, il convient de relever que, même à supposer qu’une personne morale puisse utilement revendiquer le bénéfice de l’article 21, paragraphe 2, de la Charte, il n’en reste pas moins qu’un tel genre de disparité de traitement ne rentre pas dans le champ d’application de ladite disposition, comme cela est indiqué au point 237 ci-dessus.

239    En tout état de cause, il y a lieu de relever, à l’instar du Conseil, que la requérante a fait l’objet des mesures restrictives en cause à la suite d’une appréciation des éléments de preuve concrets concernant son rôle dans le cadre des actions de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie. En effet, les motifs sur lesquels le Conseil s’est fondé lors de l’adoption des actes attaqués reposent sur le rôle de la requérante en tant qu’arme d’information stratégique et de propagande placée sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie. Certes, le fait que son capital social appartient à une association établie en Russie, entièrement financée par le budget de l’État russe, n’a pas été un élément secondaire dans l’appréciation de son activité de propagande. Cependant, il ressort des actes attaqués que le traitement différent de la requérante par rapport à d’autres médias audiovisuels est fondé sur deux critères, l’un portant sur son contrôle par le gouvernement de la Fédération de Russie et l’autre sur ses actes de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine. Dès lors, contrairement à ce que soutient la requérante, sa structure capitalistique ou l’origine de son financement ne constitue pas le seul motif ayant conduit le Conseil à adopter les actes attaqués.

240    Au demeurant, la requérante n’identifie aucune autre catégorie de personnes qui auraient été soumises à un traitement plus favorable alors qu’elles se trouvaient dans une situation comparable à la sienne, à savoir être sous le contrôle direct ou indirect des dirigeants de la Fédération de Russie.

241    La requérante est donc restée en défaut d’établir en quoi elle avait été soumise à une quelconque discrimination interdite par l’article 21 de la Charte.

242    Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de rejeter le quatrième moyen et, par voie de conséquence, le recours dans son intégralité.

 Sur les dépens

243    Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner à supporter ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil, conformément aux conclusions de ce dernier, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

244    Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Par conséquent, le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne et la Commission supporteront leurs propres dépens.

245    Aux termes de l’article 138, paragraphe 3, du règlement de procédure, le Tribunal peut ordonner qu’une partie intervenante autre que celles mentionnées aux paragraphes 1 et 2 de cet article supporte ses propres dépens. En l’espèce, il y a lieu de décider que le haut représentant supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (grande chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      RT France supportera ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

3)      Le Royaume de Belgique, la République d’Estonie, la République française, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Pologne, la Commission européenne et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité supporteront leurs propres dépens.

Papasavvas

Kanninen

Tomljenović

Gervasoni

Spielmann

Frimodt Nielsen

Schwarcz

Buttigieg

Öberg

Mastroianni

Brkan

Gâlea

Dimitrakopoulos

Kukovec

Kingston

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 juillet 2022.

Signatures


Table des matières


Antécédents du litige

Procédure et conclusions des parties

En droit

Sur la compétence du Conseil pour adopter les actes attaqués

Sur le premier moyen, tiré d’une méconnaissance des droits de la défense

Sur la seconde branche, tirée, en substance, du non-respect du droit d’être entendue de la requérante

Sur la première branche, tirée d’une insuffisance de la motivation des actes attaqués à l’égard de la requérante

Sur le deuxième moyen, tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression et d’information

Sur les principes jurisprudentiels applicables en matière de liberté d’expression

Sur l’existence d’une restriction à la liberté d’expression

Sur la condition selon laquelle toute restriction de la liberté d’expression doit être prévue par la loi

Sur le respect du contenu essentiel de la liberté d’expression

Sur la poursuite d’un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union

Sur le caractère proportionné des mesures restrictives en cause

– Sur la pertinence et la suffisance des éléments de preuve apportés par le Conseil

– Sur le caractère approprié des limitations

– Sur le caractère nécessaire des limitations

– Sur la mise en balance des intérêts

Sur le troisième moyen, tiré d’une méconnaissance de la liberté d’entreprise

Sur le quatrième moyen, tiré d’une méconnaissance du principe de non-discrimination en raison de la nationalité

Sur les dépens


*      Langue de procédure : le français.