Language of document : ECLI:EU:F:2008:97

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL DE LA FONCTION PUBLIQUE
DE L’UNION EUROPÉENNE (première chambre)

9 juillet 2008 (*)

« Fonction publique – Personnel de la BCE – Réévaluation annuelle des salaires et des primes – Exercice 2006 – Protection des données personnelles – Commentaires portant atteinte à la carrière – Compétence »

Dans l’affaire F‑89/07,

ayant pour objet un recours introduit au titre de l’article 36.2 du protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, annexé au traité CE,

Jan Kuchta, membre du personnel de la Banque centrale européenne, demeurant à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), représenté par MB. Karthaus, avocat,

partie requérante,

contre

Banque centrale européenne, représentée par M. F. Malfrère et Mme F. Feyerbacher, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de MM. H. Kreppel, président, H. Tagaras et S. Gervasoni (rapporteur), juges,

greffier : Mme W. Hakenberg,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 7 mai 2008,

rend le présent

Arrêt

1        Par requête parvenue au greffe du Tribunal le 6 septembre 2007 (le dépôt de l’original étant intervenu le 11 septembre suivant), M. Kuchta, membre du personnel de la Banque centrale européenne (BCE), demande, premièrement, la condamnation de la BCE à réparer le préjudice moral qu’elle lui aurait causé en communiquant son rapport d’évaluation pour l’année 2006, dans son intégralité, à son supérieur hiérarchique dans le nouveau service auquel il a été affecté au début de l’année 2007 et, deuxièmement, l’annulation de la décision fixant l’augmentation individuelle de son salaire au 1er janvier 2007.

 Cadre juridique

2        Le protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la BCE, annexé au traité CE (ci-après les « statuts du SEBC »), contient notamment les dispositions suivantes :

« […]

Article 12

[…]

12.3 Le conseil des gouverneurs adopte un règlement intérieur déterminant l’organisation interne de la BCE et de ses organes de décision.

[…]

Article 36

Personnel

36.1 Le conseil des gouverneurs arrête, sur proposition du directoire, le régime applicable au personnel de la BCE.

36.2 La Cour de justice est compétente pour connaître de tout litige entre la BCE et ses agents dans les limites et selon les conditions prévues par le régime qui leur est applicable.

[…] »

3        Sur le fondement de l’article 12.3 des statuts du SEBC, le conseil des gouverneurs a adopté le règlement intérieur de la BCE (ci-après le « règlement intérieur »). Dans sa version issue de la décision modificative du 19 février 2004 (JO L 80 du 18.3.2004, p. 33, l’article 21 de ce règlement dispose, sous le titre « Régime applicable au personnel » :

« 21.1 Les conditions d’emploi et les règles applicables au personnel déterminent les relations de travail entre la BCE et son personnel.

21.2 Sur proposition du directoire et après consultation du conseil général, le conseil des gouverneurs adopte les conditions d’emploi.

21.3 Le directoire adopte les règles applicables au personnel, qui mettent en application les conditions d’emploi.

21.4 Le comité du personnel est consulté préalablement à l’adoption de nouvelles conditions d’emploi ou de nouvelles règles applicables au personnel. Son avis est soumis respectivement au conseil des gouverneurs ou au directoire. »

4        Par décision BCE/1999/7, du 12 octobre 1999, la BCE a arrêté, sur la base des articles 8 et 24 du règlement intérieur, le règlement intérieur du directoire de la BCE (JO L 314, p. 34 ; ci-après le « règlement intérieur du directoire »).

5        Ladite décision considère qu’il était « nécessaire d’arrêter […] une procédure pour la délégation des pouvoirs, respectant […] le principe de la responsabilité collégiale du directoire ».

6        L’article 5 du règlement intérieur du directoire prévoit :

« Délégation de pouvoirs

1. Le directoire peut habiliter un ou plusieurs de ses membres à prendre, en son nom et sous son contrôle, des mesures de gestion ou d’administration clairement définies, et notamment, des actes préparatoires à une décision à prendre ultérieurement de manière collégiale par les membres du directoire, ainsi que des actes visant à l’exécution des décisions définitives prises par le directoire.

2. Le directoire peut également demander à un ou plusieurs de ses membres, en accord avec le président, d’adopter a) le texte définitif d’un acte, tel que défini à l’article 5, paragraphe 1, à condition que la substance de cet acte ait déjà été définie lors de ses délibérations, et/ou b) des décisions définitives, pour lesquelles cette délégation porte sur des pouvoirs d’exécution limités et clairement définis, dont l’exercice est soumis à un réexamen strict sur la base de critères objectifs définis par le directoire.

3. Il est pris acte des délégations et des décisions adoptées conformément à l’article 5, paragraphes 1 et 2, dans les minutes des séances du directoire.

4. Les compétences ainsi déléguées ne peuvent faire l’objet d’une subdélégation que lorsqu’une disposition spécifique en ce sens figure dans la décision d’habilitation. »

7        Sur le fondement de l’article 36.1 des statuts du SEBC, le conseil des gouverneurs a adopté la décision du 9 juin 1998 relative à l’adoption des conditions d’emploi du personnel de la BCE (JO 1999 L 125, p. 32, ci-après les « conditions d’emploi »). Les conditions d’emploi prévoient notamment :

« 7. La BCE conserve un dossier personnel pour chaque membre du personnel. Le régime applicable à ces dossiers est défini par les règles applicables au personnel conformément aux principes énoncés dans la recommandation 81/679/CEE de la Commission, du 29 juillet 1981, et dans la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

9.      a) Les rapports d’emploi entre la BCE et ses agents sont régis par les contrats de travail conclus en conformité avec les présentes conditions d’emploi. Les règles applicables au personnel adoptées par le directoire précisent les modalités de ces conditions d’emploi.

[...]

41. Les membres du personnel peuvent, en utilisant la procédure prévue par les règles applicables au personnel, solliciter de l’administration un examen précontentieux de leurs réclamations et griefs concernant la conformité de mesures prises à leur égard avec la politique du personnel et les conditions d’emploi de la BCE. Les membres du personnel n’ayant pas obtenu satisfaction à la suite de la procédure d’examen précontentieux peuvent engager la procédure de réclamation prévue par les règles applicables au personnel.

[...]

42. Après que toutes les voies de recours internes disponibles ont été épuisées, la Cour de justice des Communautés européennes est compétente pour connaître de tout litige opposant la BCE à un membre ou à un ancien membre de son personnel auquel s’appliquent les présentes conditions d’emploi.

Cette compétence est limitée à l’examen de la légalité de la mesure ou de la décision, sauf si le litige est de caractère pécuniaire, auquel cas la Cour de justice a une compétence de pleine juridiction.

[…]

45. Un comité du personnel, dont les membres sont élus au scrutin secret, est chargé de représenter les intérêts généraux de tous les membres du personnel en matière de contrats de travail, de règlementations applicables au personnel et de rémunérations, de conditions d’emploi, de travail, de santé et de sécurité à la BCE, de couverture sociale et de régime de pension.

46. Le comité du personnel est consulté préalablement à tout changement apporté aux présentes conditions d’emploi, aux règles applicables au personnel ou concernant toutes questions qui y sont rattachées, telles que définies à l’article 45 ci-desssus. »

8        L’annexe I des conditions d’emploi, relative à la structure des salaires, dispose :

« 5. Dans les limites qu’il arrête, le directoire détermine les augmentations de salaire individuelles qui sont accordées lors de l’exercice annuel de révision des salaires et des primes.[...] » (Traduction libre.)

(« The Executive Board shall determine individual salary increases within the overall limits it adopts in the Annual Salary and Bonus Review exercise.[…] »)

« 6. Le directoire peut déléguer le pouvoir de déterminer les augmentations de salaire individuelles. » (Traduction libre.)

(« The Executive Board may decide to delegate the authority to determine individual salary increases. »)

9        Les prestations des membres du personnel de la BCE sont évaluées selon deux procédures distinctes.

10      En premier lieu, la procédure d’évaluation proprement dite (« appraisal »), conçue à la fois comme un outil de gestion du personnel et de développement personnel des agents, consiste en un dialogue entre les membres du personnel et leurs supérieurs hiérarchiques qui porte sur les prestations effectuées lors de la période écoulée au regard des objectifs fixés pour celle-ci ainsi que sur les attentes pour la période à venir. Cette évaluation donne lieu chaque année à l’établissement d’un rapport d’évaluation (« appraisal form »). Ce rapport comporte deux parties, la première, relative à l’évaluation des prestations effectuées au cours de l’année écoulée, tandis que la seconde fixe les objectifs pour la période d’évaluation à venir.

11      Les modalités de l’évaluation sont fixées dans le guide de l’évaluation. Ce guide comporte un paragraphe intitulé « protection des données », dont le premier alinéa est rédigé comme suit :

« Il est recommandé aux notateurs et aux notés de prendre des copies du formulaire d’évaluation pour leur propre dossier. Le formulaire d’évaluation est un document confidentiel et il y a lieu d’appliquer à cet égard les règles pertinentes de la BCE concernant la confidentialité et la protection des données. Le formulaire d’évaluation est joint au dossier personnel du noté (dossier pouvant être consulté par un membre du personnel, conformément aux règles de la BCE applicables au personnel) et il ne saurait être mis à la disposition d’autres parties, au sein ou en dehors de la BCE, à moins que l’accès au dossier ne soit autorisé, dans les conditions prévues au point 1.3.4 des règles applicables au personnel. Quant aux nouveaux notateurs ayant pris leurs fonctions dans un nouveau secteur, ils peuvent également avoir accès à la partie du formulaire d’évaluation du membre du personnel se rapportant au futur (« forward-looking part »), en liaison avec les travaux effectués par l’intéressé, dans le domaine d’activité considéré pour la période d’évaluation précédente. »

12      En second lieu, la procédure de révision annuelle des salaires et des primes (« Annual Salary and Bonus Review », ci-après l’« ASBR ») a pour objet d’évaluer les prestations des membres du personnel en vue de répartir entre eux les augmentations de salaire et/ou les primes dans la limite du budget prévu à cet effet par le directoire de la BCE.

13      Les conditions dans lesquelles sont décidées chaque année les augmentations de salaire individuelles sont précisées dans une note de la direction générale des ressources humaines, du budget et de l’organisation fixant les modalités de l’ASBR (ci-après le « guide de l’ASBR »). Lors de cet exercice, chaque membre du personnel est comparé au regard de ses prestations, à ses collègues de la même « tranche de salaire » (« salary band ») et classé, sur une échelle qui comporte quatre niveaux, à « un niveau de mérite » qui détermine son augmentation annuelle.

14      Ainsi qu’il ressort du point 4 du guide de l’ASBR, dans sa version en date du 21 août 2006 applicable au présent litige, le budget annuel pour les augmentations de salaire et les primes est réparti entre les services (« business areas »), c’est-à-dire entre les directions générales et les directions. Les directeurs généraux et les directeurs (« area heads ») sont habilités à répartir leur budget au niveau des divisions (« business units »), pour autant que chacun des groupes de référence compte au moins 8 à 10 personnes.

 Faits à l’origine du litige

15      Le requérant est employé par la BCE depuis le 15 août 2004.

16      Du 1er juillet 2005 au 31 mai 2007, il a bénéficié de « contrats à durée déterminée » (« fixed-term contracts ») au sens des conditions d’emploi et exercé les fonctions d’analyste de recherche à la direction générale des statistiques. Jusqu’au 1er janvier 2007, le requérant a occupé un poste, classé dans la tranche de salaire E/F, au sein de la division des statistiques extérieures, à la section des statistiques de balance des paiements et des statistiques extérieures connexes. À compter du 1er janvier 2007, le requérant a été affecté, avec le même classement, à la division des statistiques monétaires, des institutions financières et des marchés de capitaux, dans la section dirigée par Mme S.

17      Le requérant a signé son rapport d’évaluation relatif à l’année 2006 le 21 décembre 2006. Ce rapport faisait notamment état d’erreurs occasionnelles commises par le requérant dans le traitement de données statistiques ainsi que d’un manque d’esprit d’équipe.

18      Lors du changement de service de l’intéressé, le chef de la division des statistiques extérieures, ayant participé à l’évaluation du requérant en 2006, a transmis au nouveau chef de section du requérant à compter du 1er janvier 2007, Mme S., l’intégralité du rapport d’évaluation du requérant pour 2006.

19      Par ailleurs, dans le cadre de l’ASBR de 2006, les prestations du requérant ont été jugées satisfaisantes en comparaison de celles de ces collègues et classées au « niveau de mérite 3 ». Le requérant a bénéficié en conséquence d’une augmentation de salaire de 0,75 % à compter du 1er janvier 2007 (ci-après la « décision litigieuse »). Cette décision a été portée officiellement à sa connaissance par une note du 31 décembre 2006, qui n’est revêtue d’aucune signature et qui précise :

« Nous souhaitons vous informer que, à l’issue du récent [ASBR] conduit par la hiérarchie de votre service, il vous a été accordé une augmentation de salaire de niveau [de mérite] 3. […] »

20      Par courrier du 19 février 2007, le requérant a introduit une demande de réexamen (« administrative review ») auprès du directeur général adjoint de la direction générale des ressources humaines, du budget et de l’organisation, à l’encontre du rapport d’évaluation de 2006 et de l’augmentation de salaire accordée à compter du 1er janvier 2007. La demande de réexamen a été rejetée par courrier du 27 mars 2007 dudit directeur général adjoint, dans lequel ce dernier reconnaissait que la communication du rapport d’évaluation de 2006 au nouveau supérieur hiérarchique du requérant était regrettable.

21      Le 15 mai 2007, le requérant a adressé au président de la BCE une réclamation. Dans son courrier du 6 juillet 2007 rejetant la réclamation, le président a néanmoins assuré au requérant que l’évaluation le concernant ne serait pas une nouvelle fois divulguée à ses nouveaux supérieurs hiérarchiques et qu’il ne serait pas tenu compte de ladite évaluation pour décider de la conversion de son contrat de travail à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée.

22      En effet, le requérant avait été entre-temps recruté par la direction générale des opérations de marché et bénéficiait, depuis le 1er juin 2007, d’un contrat convertible, c’est-à-dire d’un contrat d’une durée de trois ans susceptible, à l’échéance du terme, d’être converti en contrat à durée indéterminée.

 Conclusions des parties

23      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        condamner la BCE à lui verser 1 euro de dommages-intérêts en réparation du préjudice que lui aurait causé, à la suite de sa mutation dans un autre service à compter du 1er janvier 2007, la communication irrégulière de son rapport d’évaluation pour l’année 2006 à son nouveau supérieur hiérarchique ;

–        annuler la décision litigieuse ;

–        condamner la BCE aux dépens.

24      La BCE conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter la requête comme irrecevable et, à titre subsidiaire, comme non fondée ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

 Sur les conclusions indemnitaires

 Arguments des parties

25      Le requérant expose que, lors de sa mutation dans une autre division de la direction générale des statistiques à compter du 1er janvier 2007, M. I., le chef de sa précédente division d’affectation, qui avait été lui-même nommé à la tête de la nouvelle division d’affectation du requérant, a transmis au nouveau supérieur hiérarchique direct du requérant, Mme S., le rapport d’évaluation le concernant pour l’année 2006, dans sa version intégrale.

26      Or, d’une part, cette transmission de données personnelles sans nécessité serait intervenue en méconnaissance des dispositions de l’article 5 du règlement (CE) n° 45/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions et organes communautaires et à la libre circulation de ces données (JO L 8, p. 1). D’autre part, dans l’hypothèse d’un changement de notateur, le guide de l’évaluation de la BCE n’aurait permis que la transmission de la partie « perspectives » (« forward-looking part ») de la précédente évaluation.

27      La violation par la BCE des règles de protection des données qu’elle avait elle-même élaborées et, par conséquent, du principe de bonne administration, aurait causé un préjudice moral au requérant, qui pensait pouvoir se fier au caractère confidentiel de l’évaluation.

28      Le requérant allègue également une éventuelle future atteinte à sa carrière.

29      Il réclame, à titre de réparation de son préjudice moral, le versement d’une indemnité symbolique de 1 euro.

30      Selon la BCE, les conclusions indemnitaires ne seraient pas recevables, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels elles se fondent ne ressortant pas, de manière cohérente et compréhensible, de la requête elle-même. En effet, dans sa requête, le requérant se bornerait à invoquer le caractère prétendument illicite du comportement de la BCE à son égard, mais ne consacrerait aucun développement aux autres conditions qui doivent être réunies pour obtenir la réparation d’un préjudice, à savoir la réalité du préjudice allégué et le lien de causalité prétendu entre le comportement illicite reproché à la BCE et le préjudice que le requérant prétend avoir subi. La seule circonstance que le requérant ne solliciterait qu’une indemnisation symbolique ne le dispenserait pas de l’exigence précitée.

31      Sur le fond, la BCE concède, en premier lieu, que la communication du rapport d’évaluation concernant le requérant à son nouveau supérieur hiérarchique n’est pas intervenue de manière conforme au guide de l’évaluation. Elle estime cependant qu’il ne s’agit pas d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit pour ouvrir droit à réparation. En effet, d’abord, le nouveau supérieur hiérarchique se serait contenté de prendre connaissance du rapport d’évaluation qui lui avait été transmis. Ensuite, il ne serait pas anormal qu’un rapport d’évaluation concernant un agent soit intégralement connu de ses supérieurs hiérarchiques successifs. Enfin, un rapport d’évaluation ne contiendrait pas d’informations sur la vie privée du membre du personnel qu’il concerne.

32      En second lieu, le requérant n’aurait apporté la preuve ni de son préjudice ni du lien de causalité entre celui-ci et la faute qu’il invoque.

33      D’une part, le préjudice de carrière allégué par le requérant serait purement hypothétique. Les faits eux-mêmes démentiraient l’existence d’un tel préjudice. La communication de l’évaluation n’aurait pas eu d’effet négatif sur la carrière du requérant, puisque c’est après cette communication qu’il se serait imposé avec succès dans le cadre d’un processus interne de recrutement pour un contrat d’une durée déterminée de trois ans. D’autre part, à supposer même que le comportement de l’institution ait pu causer un préjudice au requérant, celui-ci en aurait en tout état de cause déjà obtenu réparation. La circonstance que l’institution ait reconnu, et au demeurant déclaré regretter, que la communication du rapport d’évaluation ne soit pas intervenue en conformité avec le guide de l’évaluation, ainsi que la circonstance que des mesures aient été prises par le nouveau supérieur hiérarchique de l’époque pour éviter toute incidence future de la communication, aurait suffi à réparer l’éventuelle faute commise par la BCE.

 Appréciation du Tribunal

34      Il ressort des dispositions du guide de l’évaluation relatives à la protection des données, dans la version de ce guide en vigueur à la BCE à l’époque des faits litigieux, que les nouveaux notateurs peuvent avoir accès à la partie du formulaire d’évaluation de la période précédente se rapportant au futur (« forward-looking part »). En revanche, comme la BCE en convient elle-même dans son mémoire en défense, ces dispositions n’autorisent pas la transmission aux nouveaux notateurs de l’évaluation précédente d’un membre du personnel dans son intégralité. Par suite, la transmission dans son intégralité de l’évaluation du requérant en 2006 à son nouveau supérieur hiérarchique direct, à la suite de la mutation du requérant dans une autre division de la direction générale des statistiques, a méconnu la règle susmentionnée du guide de l’évaluation.

35      Toutefois, et à supposer même que l’irrégularité de cette communication au regard du guide de l’évaluation de la BCE soit de nature à engager la responsabilité de cette dernière, il reste que le requérant n’a pas établi la réalité du dommage qu’il prétend avoir subi de ce fait.

36      Le requérant n’a pas apporté, y compris à l’audience, la preuve de l’existence d’un préjudice concret qu’il aurait spécifiquement subi en raison de la transmission litigieuse de son rapport d’évaluation de l’année 2006. Or, le fait d’avoir réduit sa prétention à une indemnisation symbolique ne dispense pas le requérant d’apporter des preuves concluantes du dommage subi (arrêt de la Cour du 21 mai 1976, Roquette frères/Commission, 26/74, Rec. p. 677, point 24).

37      L’atteinte alléguée à la carrière, qui n’est étayée par aucune pièce du dossier et que le requérant qualifie lui-même de « future » et d’« éventuelle », ne saurait donner lieu à aucune réparation.

38      Quant au préjudice moral qui aurait été causé au requérant par la BCE du seul fait d’avoir agi de manière irrégulière, un tel préjudice est suffisamment réparé par la constatation de ladite irrégularité par le juge (en ce sens, arrêts du Tribunal de première instance du 20 septembre 1990, Hanning/Parlement, T‑37/89, Rec. p. II‑463, point 83, et du 6 juin 2006, Girardot/Commission, T‑10/02, RecFP p. II‑A‑2‑609, point 131).

39      En outre, la BCE a elle-même déjà apporté à ce préjudice moral une réparation adéquate en reconnaissant l’irrégularité commise, en exprimant ses regrets à cet égard et en donnant au requérant l’assurance que la communication irrégulière de son rapport d’évaluation 2006 resterait sans incidence sur la suite de sa carrière.

40      Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions indemnitaires de la requête doivent être rejetées, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir soulevée par la BCE.

 Sur les conclusions en annulation

 Arguments des parties

41      En premier lieu, le requérant estime que la décision litigieuse est entachée d’une violation du principe d’égalité de traitement. En effet, le fait d’évaluer le rendement d’un membre du personnel dans le cadre de l’ASBR par rapport à ses collègues de service se trouvant dans la même tranche salariale aurait pour conséquence que des agents ayant objectivement le même rendement pourraient être évalués différemment en fonction de leur service d’affectation. Ainsi, l’appréciation du rendement du requérant aurait été influencée, d’une manière préjudiciable à ce dernier, par le niveau élevé des prestations dans la section à laquelle il était affecté en 2006, qui comprenait un personnel en grande majorité très expérimenté et dont, en particulier, tous les agents exerçant les fonctions d’analyste de recherche, à l’exception du requérant, avaient rang de « seniors ». L’objectif d’encadrement budgétaire des augmentations, en lui-même légitime, ne saurait justifier un traitement différent des agents selon les divisions.

42      En deuxième lieu, le requérant conteste l’existence d’une décision du directoire de la BCE au sens du point 6 de l’annexe I des conditions d’emploi du personnel, par laquelle ledit directoire aurait habilité d’autres autorités à exercer sa compétence aux fins d’attribuer les augmentations individuelles de salaire. Le requérant serait nécessairement dans l’ignorance d’une telle décision, étant donné que le directoire ne publierait ni ses décisions ni les procès-verbaux de ses réunions.

43      En troisième et dernier lieu, le requérant conteste que la représentation du personnel de la BCE ait été consultée par celle-ci au sens des articles 45 et 46 des conditions d’emploi avant la transmission du guide de l’ASBR, dans sa version en date du 21 août 2006, aux chefs de service compétents.

44      Selon la BCE, les trois moyens présentés à l’appui des conclusions en annulation de la décision litigieuse n’auraient pas été soulevés au cours de la procédure précontentieuse et seraient donc irrecevables. Le moyen tiré de la violation du principe d’égalité de traitement serait irrecevable pour un second motif, faute pour le requérant d’avoir démontré que le risque de discrimination qu’il allègue s’est réalisé en ce qui le concerne.

45      Sur le fond, la BCE fait valoir, en premier lieu, que le chef de la division dont relevait l’intéressé était autorisé à décider de l’augmentation de salaire du requérant. En effet, dès sa réunion du 11 octobre 1999, le directoire de la BCE aurait entériné la proposition de la direction générale du personnel qui lui avait été soumise par note du 7 octobre 1999 de répartir les augmentations de salaire et les primes au niveau des directions générales et des directions, assortie de la recommandation de déléguer la prise de décision aux chefs de divisions.

46      En deuxième lieu, le guide de l’ABSR aurait été élaboré conformément au protocole d’accord conclu entre le comité du personnel de la BCE et la BCE, c’est-à-dire après consultation dudit comité.

47      En troisième lieu, l’argumentation présentée par le requérant à l’appui de la violation du principe d’égalité de traitement qu’il allègue comporterait plusieurs erreurs. Premièrement, le requérant n’aurait pas été comparé, comme il le soutiendrait, à des collègues appartenant à la même section que lui, mais à des membres du personnel appartenant à la même division que lui, conformément au guide de l’ASBR. Deuxièmement, le requérant supposerait à tort que l’appréciation comparative des mérites ne concerne que des membres du personnel situés dans la même « tranche de salaire ». En faisant référence au grade de salaire, le guide de l’ASBR inviterait seulement à apprécier les prestations de chaque membre du personnel au regard de son expérience individuelle et des attentes de la BCE. Troisièmement, les postes d’analystes de recherche et d’analystes de recherche seniors relèveraient de la même « tranche de salaire » E/F, contrairement à ce qu’affirmerait le requérant.

48      En outre, la fixation d’objectifs de répartition des augmentations au sein des services serait nécessaire à la maîtrise budgétaire de l’ASBR et ne contreviendrait au principe d’égalité de traitement que si elle risquait d’annihiler le pouvoir d’appréciation discrétionnaire des mérites de chaque agent. Dès lors que chaque service pourrait s’écarter des ces objectifs de plus ou moins 5 %, voire davantage sous réserve de l’approbation du directoire de la BCE, sans encourir de sanction, lesdits objectifs de répartition ne restreindraient pas la liberté d’appréciation de chaque direction générale ou direction dans une mesure qui serait incompatible avec l’égalité de traitement.

 Appréciation du Tribunal

49      Il y a lieu d’examiner d’abord le moyen tiré de l’incompétence de l’auteur de la décision litigieuse.

50      La BCE fait valoir que ce moyen, tout comme les deux autres, n’a pas été soulevé lors de la procédure précontentieuse, mais pour la première fois dans la requête, et qu’il est, par suite, irrecevable.

51      Toutefois, sans qu’il soit nécessaire de s’interroger quant à la présence en substance, dans la réclamation, d’un grief pouvant être rattaché au présent moyen, il y a lieu de rappeler que le moyen tiré de l’incompétence de l’auteur d’un acte faisant grief est un moyen d’ordre public qu’il appartient, le cas échéant, au Tribunal de relever d’office (arrêts du Tribunal de première instance du 27 septembre 2005, Common Market Fertilizers/Commission, T‑134/03 et T‑135/03, Rec. p. II‑3923, point 52, et du 13 juillet 2006, Vounakis/Commission, T‑165/04, RecFP p. II‑A‑2‑735, point 30). Il suit de là que la fin de non-recevoir soulevée par la BCE doit être écartée.

52      Le point 5 de l’annexe I des conditions d’emploi prévoit que le directoire de la BCE détermine les augmentations de salaire individuelles qui sont accordées dans le cadre de l’ASBR. Or, il est constant entre les parties que la décision litigieuse n’a pas été prise par le directoire. Il convient donc d’examiner si cette décision a été adoptée régulièrement par une autre autorité, en vertu d’une délégation qui lui aurait été consentie par le directoire.

53      Le point 6 de l’annexe I des conditions d’emploi prévoit que le directoire peut déléguer le pouvoir de déterminer les augmentations de salaire individuelles.

54      Ainsi que l’a jugé la Cour, l’autorité délégante, même habilitée à déléguer ses pouvoirs, doit prendre une décision explicite les transférant et la délégation ne peut porter que sur des pouvoirs d’exécution, exactement définis (arrêt de la Cour du 26 mai 2005, Tralli/BCE, C‑301/02 P, Rec. p. I‑4071, point 43).

55      Or, il ne ressort pas des pièces du dossier que le directoire ait, par une telle décision, délégué sa compétence pour déterminer les augmentations de salaire individuelles.

56      Certes, la BCE produit l’extrait du procès-verbal d’une réunion du directoire du 11 octobre 1999, d’où il ressort que cette instance a alors décidé d’appliquer, pour l’exercice en cours, le système esquissé dans la note de la direction générale du personnel du 7 octobre 1999 et d’évaluer ce système en janvier 2000 sur la base d’un rapport de ladite direction générale. La note proposait notamment de répartir les augmentations de salaire et les gratifications au niveau des directions générales et des directions, et suggérait que la prise de décision puisse être déléguée à l’échelon hiérarchique responsable des évaluations individuelles (« level of local management responsible for making the individual judgements on contribution ») (chapitre 3, deuxième alinéa, de la note du 7 octobre 1999).

57      Toutefois, si le procès-verbal de la réunion du 11 octobre 1999 contient bien une décision du directoire, il en ressort clairement que le directoire n’a pris en tout état de cause à l’occasion de ladite réunion qu’une décision provisoire, seulement applicable à l’exercice en cours. La direction générale du personnel, dans sa note du 7 octobre 1999, sollicitait d’ailleurs l’autorisation du directoire pour engager des consultations avec les représentants du personnel sur le système ainsi proposé, conformément aux conditions d’emploi, circonstance qui atteste que ledit système ne pourrait être considéré comme ayant été formellement adopté lors de cette réunion du directoire. En outre, il est difficile de considérer que cette décision aurait eu pour effet de déléguer le pouvoir du directoire de décider les augmentations individuelles à l’échelon hiérarchique le plus proche des membres du personnel, alors que la note du 7 octobre 1999, que le procès-verbal désigne d’ailleurs comme une ébauche, se limite à recommander cette délégation de pouvoir sur le mode conditionnel. Enfin, il n’est pas démontré ni même allégué que la note du 7 octobre 1999 et la supposée décision du directoire du 11 octobre 1999 et auraient été portées à la connaissance du personnel d’une manière quelconque.

58      Par ailleurs, aucun des documents produits par la BCE lors de l’audience ne peut être analysé comme un acte de délégation consentie par le directoire à une autre autorité. En effet, il s’agit non pas de copies de documents originaux mais d’extraits de documents insérés dans des courriels. Ces extraits ne comportent ainsi l’indication ni de leurs destinataires ni de leurs signataires. En outre, à supposer même que ces documents puissent émaner du directoire et qu’ils aient été publiés, ils reflètent simplement que le directoire a pris note, respectivement le 24 octobre 2006 et le 5 décembre 2006, du guide de l’ASBR pour 2006 et du résultat de l’ASBR 2006 et que le directoire exerce un pouvoir de décision pour arrêter les modalités générales de l’ASBR mais ils ne désignent pas, en tout état de cause, quelles autorités sont précisément investies du pouvoir de déterminer les augmentations individuelles de salaire dans chaque service ou direction générale.

59      La décision litigieuse, qui a été prise par une autre autorité que le directoire de la BCE, en l’absence de toute délégation à cet effet, a donc été adoptée par une autorité incompétente.

60      Le Tribunal observe, en outre, qu’il ne lui a pas été possible d’identifier quel était l’auteur de la décision litigieuse. En effet, d’une part, bien que la BCE ait soutenu lors de l’audience que ladite décision émanait du directeur général des ressources humaines, du budget et de l’organisation, cet acte ne comporte ni le nom ni la signature de son auteur, mais seulement la mention de la direction générale des ressources humaines, du budget et de l’organisation, c’est-à-dire du service chargé de notifier les augmentations individuelles aux membres du personnel en vertu du point 5 du guide de l’ASBR. D’autre part, le guide de l’ASBR, qui prévoit les conditions dans lesquelles les augmentations de salaire individuelles sont portées à la connaissance des membres du personnel, n’indique pas l’autorité compétente pour arrêter lesdites augmentations individuelles. Le point 4 dudit guide précise par ailleurs que le budget alloué aux augmentations de salaire individuelles est divisé entre les « directions générales » (« business areas ») et que les « directeurs généraux » (« area heads ») pourront décider que ces budgets sont répartis entre les « services » (« business units »). Enfin, la note à l’attention du comité du personnel relative à l’ASBR, datée du 21 août 2006 et établie par la direction générale des ressources humaines, du budget et de l’organisation, indique, sans plus de précision, à son point 5, sous c), que les augmentations individuelles sont décidées par la « hiérarchie locale » (« local management »).

61      Il résulte de ce qui précède que le Tribunal n’est pas en mesure de déterminer l’auteur de la décision litigieuse ni l’autorité supposée habilitée par délégation du directoire pour prendre cette décision.

62      Or, une telle situation porte atteinte aux règles d’une bonne administration en matière de gestion du personnel, lesquelles supposent notamment que la répartition des compétences au sein de l’institution soit clairement définie et dûment publiée. La même obligation pèse sur les organes de la BCE, lesquels, ainsi que l’a jugé la Cour au point 37 de l’arrêt du 14 octobre 2004, Pflugradt/BCE (C‑409/02 P, Rec. p. I‑9873), ne se trouvent nullement dans une situation distincte de celle que connaissent les organes de direction des autres organismes et institutions communautaires dans leurs relations avec leurs agents.

63      En conséquence, l’incompétence de l’auteur de la décision litigieuse justifie l’annulation de ladite décision, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête.

 Sur les dépens

64      En vertu de l’article 122 du règlement de procédure, les dispositions du chapitre huitième du titre deuxième dudit règlement, relatives aux dépens et frais de justice, ne s’appliquent qu’aux affaires introduites devant le Tribunal à compter de l’entrée en vigueur de ce règlement de procédure, à savoir le 1er novembre 2007. Les dispositions du règlement de procédure du Tribunal de première instance des Communautés européennes pertinentes en la matière continuent à s’appliquer mutatis mutandis aux affaires pendantes devant le Tribunal avant cette date.

65      Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal de première instance, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La BCE ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner à supporter l’ensemble des dépens, conformément aux conclusions du requérant en ce sens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision de la Banque centrale européenne fixant l’augmentation individuelle du salaire de M. Kuchta au 1er janvier 2007 est annulée.

2)      Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

3)      La Banque centrale européenne supporte l’ensemble des dépens.

Kreppel

Tagaras

Gervasoni

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 9 juillet 2008.

Le greffier

 

       Le président

W. Hakenberg

 

       H. Kreppel

Les textes de la présente décision ainsi que des décisions des juridictions communautaires citées dans celle-ci et non encore publiées au Recueil sont disponibles sur le site internet de la Cour de justice : www.curia.europa.eu


* Langue de procédure : l'allemand.