CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 29 novembre 2016 (1)
Affaire C‑544/15
Sahar Fahimian
contre
République fédérale d’Allemagne
[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgericht Berlin (tribunal administratif de Berlin, Allemagne)]
« Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2004/114/CE – Article 6, paragraphe 1, sous d) – Conditions d’admission des ressortissants de pays tiers à des fins d’études – Refus d’admission d’une personne – Notion de “menace pour la sécurité publique” – Marge d’appréciation de l’administration nationale – Contrôle juridictionnel »
1. Mme Fahimian est une étudiante iranienne qui souhaite obtenir un visa en Allemagne afin d’y effectuer des études de doctorat. Les autorités allemandes refusent de délivrer un tel visa, au motif qu’elle a étudié dans une université que le Conseil de l’Union européenne a classée comme une entité proche du gouvernement iranien et menant des recherches à finalité militaire. Les autorités allemandes la considèrent comme une menace pour la sécurité publique.
2. S’il existe un important corpus jurisprudentiel concernant l’exception liée à la sécurité publique dans le domaine des libertés du marché intérieur et de la citoyenneté de l’Union, la même chose ne peut pas être affirmée en ce qui concerne les conditions de sécurité publique posées dans le domaine de la politique d’immigration de l’Union européenne.
3. Les questions soulevées par la présente affaire, qui est la seconde relative à l’interprétation d’une disposition de la directive 2004/114/CE (2), touchent le cœur de la politique d’immigration de l’Union européenne. Il appartiendra à la Cour de déterminer la marge d’appréciation dont les autorités de l’État membre disposent en la matière, ainsi que l’étendue du contrôle juridictionnel. Pour ce faire, la Cour devrait tenir compte des divers objectifs du marché intérieur et de la politique d’immigration.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union européenne
1. La directive 2004/114
4. L’article 1er de la directive 2004/114, intitulé « Objet », dispose :
« La présente directive a pour objet de déterminer :
a) les conditions d’admission des ressortissants de pays tiers sur le territoire des États membres, pour une durée supérieure à trois mois, à des fins d’études, d’échanges d’élèves, de formation non rémunérée ou de volontariat ;
b) les règles concernant les procédures d’admission à ces fins des ressortissants de pays tiers sur le territoire des États membres. »
5. En vertu de son article 3, paragraphe 1 (« champ d’application »), la directive 2004/114 s’applique « aux ressortissants de pays tiers demandant à être admis sur le territoire d’un État membre à des fins d’études ».
6. Le chapitre II de la directive 2004/114 est composé des articles 5 à 11 et traite des « conditions d’admission ».
7. Le « principe », tel que consacré à l’article 5, est que « [l]’admission d’un ressortissant de pays tiers au titre de la présente directive est subordonnée à la vérification de son dossier, dont il doit ressortir que le demandeur remplit les conditions fixées par l’article 6 et, selon la catégorie dont il relève, aux articles 7 à 11 ».
8. L’article 6 de la directive 2004/114, intitulé « Conditions générales », dispose :
« 1. Un ressortissant de pays tiers demandant à être admis aux fins visées aux articles 7 à 11 doit :
a) présenter un document de voyage en cours de validité, conformément à la législation nationale. Les États membres peuvent exiger que la période de validité du document de voyage couvre au moins la durée prévue du séjour ;
b) au cas où il est mineur au regard de la législation nationale de l’État membre d’accueil, présenter une autorisation parentale pour le séjour envisagé ;
c) disposer d’une assurance-maladie couvrant l’ensemble des risques contre lesquels les ressortissants de l’État membre concerné sont habituellement assurés dans ce dernier ;
d) ne pas être considéré comme une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique ;
e) si l’État membre le demande, apporter la preuve du paiement des droits exigés pour le traitement de la demande sur la base de l’article 20 de la présente directive.
2. Les États membres facilitent la procédure d’admission pour les ressortissants de pays tiers visés aux articles 7 à 11 qui participent à des programmes communautaires favorisant la mobilité à destination ou au sein de la Communauté. »
9. L’article 18 de la directive 2004/114, relatif aux « Garanties procédurales et transparence » et situé dans le chapitre V de cette directive (qui s’intitule « Procédure et transparence »), dispose à son paragraphe 4 :
« En cas de rejet de la demande ou de retrait d’un titre de séjour délivré conformément à la présente directive, la personne concernée a le droit d’exercer un recours juridictionnel devant les autorités de l’État membre concerné. »
2. Le règlement (UE) no 267/2012 et le règlement d’exécution (UE) no 1202/2014
10. Aux termes de l’article 23, paragraphe 2, sous d), du règlement (UE) no 267/2012 (3), « [s]ont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes, entités et organismes énumérés à l’annexe IX, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent. L’annexe IX comprend les personnes physiques et morales, les entités et les organismes qui, conformément à l’article 20, paragraphe 1, points b) et c), de la décision 2010/413/PESC du Conseil, ont été reconnus […] comme étant d’autres personnes, entités ou organismes qui fournissent un appui au gouvernement iranien, notamment un soutien matériel, logistique ou financier, ou qui lui sont associés ».
11. Le règlement d’exécution (UE) no 1202/2014 (4) mentionne, au point I.I de son annexe, les personnes et les entités « concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques et personnes et entités appuyant le gouvernement de l’Iran » (5). Au point 161 de cette annexe, on peut lire ceci :
« La Sharif University of Technology (SUT) a passé un certain nombre d’accords de coopération avec des entités du gouvernement iranien qui sont désignées par les Nations unies et/ou l’UE et qui opèrent dans le domaine militaire ou dans des domaines liés, en particulier la production et l’achat de missiles balistiques. On peut citer : un accord avec l’Organisation des industries aérospatiales (AIO), désignée par l’UE, notamment pour la production de satellites ; la coopération avec le ministère iranien de la défense et le Corps des gardes de la révolution islamique (IRGC) dans le cadre des concours pour bateaux “intelligents” ; un accord plus large avec les forces aériennes de l’IRGC couvrant le développement et le renforcement de leurs relations ainsi que la coopération stratégique et organisationnelle.
La SUT est partie à un accord entre six universités en vue de soutenir le gouvernement iranien par la recherche liée à la défense ; et la SUT dispense des cours universitaires, élaborés notamment par le ministère des sciences, dans le domaine de la conception de drones. L’ensemble de ces éléments témoigne d’un niveau important d’engagement auprès du gouvernement de l’Iran dans le domaine militaire ou dans des domaines liés, qui constitue un soutien au gouvernement de l’Iran. »
B – Le droit allemand
12. Le Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (loi relative au séjour, à l’activité économique et à l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral) (6), dans sa version publiée le 25 février 2008 (BGBl. 2008 I, p. 162), modifiée en dernier lieu par l’article 1er de la loi du 27 juillet 2015 (BGBl. 2015 I, p. 1386), régit entre autres le droit des ressortissants de pays tiers d’entrer en Allemagne.
13. Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de cette loi :
« Pour pénétrer et séjourner sur le territoire de la République fédérale, les étrangers doivent posséder un titre de séjour, sauf disposition contraire du droit de l’Union européenne ou d’un règlement et sauf lorsqu’un droit de séjour existe en vertu de l’accord du 12 septembre 1963 créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (BGBl. 1964 II, p. 509) (accord CEE-Turquie). Le titre de séjour est octroyé en tant que :
(1) visa au sens de l’article 6, paragraphe 1, point 1, et paragraphe 3, de la présente loi ;
[…] »
14. L’article 6, paragraphe 3, de cette même loi dispose :
« 3. Les longs séjours nécessitent la possession d’un visa pour le territoire fédéral (visa national) délivré avant d’y pénétrer. Ledit visa est délivré conformément aux prescriptions en vigueur en matière de permis de séjour à durée limitée, de carte bleue européenne, de carte de résident permanent et de permis de séjour résident de longue durée – UE. La durée d’un séjour légal au titre d’un visa national est imputée sur la durée d’un titre de séjour, d’une carte bleue européenne, d’un titre d’établissement ou d’un titre de séjour permanent-UE. »
15. L’article 16, paragraphe 1, de ladite loi dispose :
« Un étranger peut se voir octroyer un titre de séjour aux fins d’étudier dans un établissement d’enseignement supérieur étatique ou agréé par l’État ou dans un organisme de formation comparable. […] Le titre de séjour en vue de poursuivre des études ne peut être octroyé que si le ressortissant étranger a été admis par l’établissement d’enseignement; une admission conditionnelle est suffisante. Aucune preuve de connaissance de la langue dans laquelle la formation est dispensée n’est exigée si les connaissances linguistiques ont déjà été prises en considération pour la décision d’admission ou s’il est prévu qu’elles doivent être acquises dans le cadre de mesures préparatoires aux études. À la première attribution et lors de la prolongation, la durée de validité du titre de séjour pour suivre des études est d’au moins un an et ne doit pas excéder deux ans pour les études et les mesures préparatoires aux études; elle peut être prorogée si l’objectif de formation poursuivi n’a pas encore été atteint et peut encore l’être dans un laps de temps approprié. »
II – Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles
16. Mme Fahimian, ressortissante iranienne née en 1985, détient un diplôme de Master en sciences (Master of Science) en technologie de l’information de la Sharif University of Technology (SUT) de Téhéran (Iran). Cette université est spécialisée en technologie, en sciences de l’ingénieur et en physique.
17. Le 21 novembre 2012, Mme Fahimian a demandé à l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne à Téhéran la délivrance d’un visa en vue d’effectuer des études de doctorat à l’Université technologique de Darmstadt, au centre de recherche avancée sur la sécurité de Darmstadt (Center for Advanced Security Research Darmstadt ou « CASED »), dans le cadre du projet « systèmes fiables incorporés ou mobiles ». Étaient jointes à la demande une preuve de l’admission par l’Université technologique de Darmstadt ainsi qu’une lettre du directeur exécutif du CASED du 14 novembre 2012. Il ressort de cette lettre que Mme Fahimian « mènera ses recherches dans le domaine des objets sécurisés et plus précisément dans le cadre du projet “systèmes fiables incorporés ou mobiles” […]. Les questions faisant l’objet de ses recherches vont de la sécurité des systèmes mobiles, y compris la reconnaissance d’attaques sur des smartphones, jusqu’aux protocoles de sécurité. Elle aura pour mission de découvrir de nouveaux mécanismes de protections efficaces et effectifs pour smartphones, tenant compte des contraintes connues, à savoir une énergie limitée, un accès limité à des ressources informatiques et une bande passante limitée. »
18. Par ailleurs, le CASED a proposé d’attribuer à Mme Fahimian une bourse doctorale d’un montant mensuel de 1 468 euros.
19. Par avis du 27 mai 2013, l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne a rejeté la demande de visa introduite par Mme Fahimian. Le recours gracieux (« Remonstrationsverfahren ») de la requérante contre cette décision n’a pas eu de succès.
20. Le 22 novembre 2013, Mme Fahimian a saisi la juridiction de renvoi d’un recours contre le gouvernement allemand ; dans ce recours, elle maintient sa demande de délivrance d’un visa à des fins d’études. Elle fonde son droit d’entrée sur l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2004/114. Quant à lui, le gouvernement allemand considère qu’elle représente une menace pour la sécurité publique au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114.
21. C’est dans ce contexte procédural que, par ordonnance du 14 octobre 2015, parvenue à la Cour le 19 octobre 2015, le Verwaltungsgericht Berlin (tribunal administratif de Berlin, Allemagne) a renvoyé à titre préjudiciel les questions suivantes :
« 1) a) L’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive [2004/114] doit-il être interprété en ce sens que, lorsqu’elles vérifient si un ressortissant de pays tiers demandant à être admis aux fins visées aux articles 7 à 11 de cette directive est considéré comme une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, les autorités compétentes des États membres disposent d’une marge d’appréciation en raison de laquelle l’appréciation de ces autorités n’est soumise qu’à un contrôle juridictionnel limité ?
b) Si la réponse à la question 1a) est affirmative :
Quelles sont les limites juridiques qui s’imposent aux autorités compétentes des États membres lorsqu’elles estiment qu’un ressortissant de pays tiers demandant à être admis aux fins visées aux articles 7 à 11 de la directive [2004/114] doit être considéré comme une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, compte tenu notamment des faits sur lesquels cette estimation doit se fonder ainsi que de l’appréciation de ces faits ?
2) Indépendamment de la réponse donnée aux questions 1a) et 1b) :
L’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive [2004/114] doit-il être interprété en ce sens que dans un cas de figure tel celui de l’espèce – où une ressortissante d’un pays tiers, l’Iran, laquelle a obtenu son diplôme universitaire à la Sharif University of Technology (Téhéran), université spécialisée en technologie, en sciences de l’ingénieur et en physique, sollicite l’admission sur le territoire en vue d’entamer des études de doctorat dans le domaine de la recherche sur la sécurité des technologies de l’information dans le cadre du projet “systèmes fiables incorporés ou mobiles”, plus précisément sur la mise au point de mécanismes efficaces de protections des smartphones – il autorise les États membres à refuser l’entrée sur le territoire en indiquant qu’il ne saurait être exclu que les aptitudes acquises dans le cadre du projet de recherche soient employées en Iran à des fins abusives, telles la collecte d’informations confidentielles dans des pays occidentaux, la répression interne ou plus généralement en relation avec des violations des droits de l’homme ? »
22. Mme Fahimian ainsi que les gouvernements allemand, belge, grec, français, italien et polonais ont déposé des observations écrites. En outre, Mme Fahimian, les gouvernements allemand, grec et français, ainsi que la Commission européenne ont été entendus en leurs plaidoiries à l’audience du 20 septembre 2016.
III – Analyse juridique
23. Je propose de reformuler les trois questions de la juridiction de renvoi, attendu que dans le cadre de la procédure instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à la Cour de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi et que, à cette fin, la Cour peut extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les normes et les principes du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige au principal (7).
24. Par ses questions, qui devraient être considérées conjointement, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 doit être interprété en ce sens qu’il fait obstacle à ce qu’un État membre refuse de délivrer un visa à un ressortissant d’un État tiers dans des cas de figure tels celui de l’espèce, où une ressortissante d’un pays tiers, l’Iran, laquelle a obtenu son diplôme universitaire dans une institution énumérée par le règlement d’exécution no 1202/2014 comme une entité « concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques et […] appuyant le gouvernement de l’Iran », projette de mener dans un État membre un projet de recherches dans le domaine de la sécurité des technologies de l’information.
25. À cet égard, la juridiction de renvoi demande des éclaircissements sur la notion de « sécurité publique » au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114, ainsi que sur l’étendue de la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales compétentes, tout comme sur l’étendue du contrôle juridictionnel subséquent en la matière.
A – Sur l’interprétation de la directive 2004/114
26. Attendu qu’il ne s’agit ici que de la seconde affaire dont la Cour est saisie concernant l’interprétation d’une disposition de la directive 2004/114, je juge utile de relever et de rappeler quelques caractéristiques essentielles de cette directive.
1. Le droit international public et le droit d’entrée
27. En l’état actuel du droit international public, la première entrée aux fins d’une migration légale relève du pouvoir discrétionnaire quasi illimité de l’État (8). Traditionnellement, le droit international ne fait peser sur les États aucune obligation concernant l’admission des étrangers et les conditions d’une telle admission (9). Ainsi que l’avocat général Mengozzi l’a noté dans ses conclusions dans l’affaire Koushkaki (10), « s’il est un principe de droit international réputé comme étant l’une des manifestations caractéristiques de la souveraineté étatique, c’est celui selon lequel les États ont le droit de contrôler l’entrée des non‑nationaux sur leur territoire ».
28. Cette souveraineté n’est pas remise en cause, incidemment, par des traités relatifs aux droits de l’homme, qui ont toujours et usuellement été vus comme des garanties au sein d’États existants et non en relation avec les mouvements transnationaux (11). Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») considère que, en principe, les États contractants jouissent d’un droit de contrôler, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (12). S’il est vrai que la Cour EDH a légèrement infléchi ce principe en ce qui concerne les deux situations distinctes de non-refoulement résultant de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») (13), signée à Rome le 4 novembre 1950, ainsi que des questions de regroupement familial au titre de l’article 8 de la CEDH (14), cependant, cela ne remet pas en cause le principe de droit international public décrit précédemment.
2. La Charte
29. Il en va de même pour la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), qui confère à des ressortissants de pays tiers des droits en matière de liberté de mouvement dans deux cas de figure spécifiques. Ainsi, l’article 15, paragraphe 3, de la Charte dispose que les ressortissants des pays tiers qui sont autorisés à travailler sur le territoire des États membres ont droit à des conditions de travail équivalentes à celles dont bénéficient les citoyens de l’Union, tandis que l’article 45, paragraphe 2, de la Charte dispose que « [l]a liberté de circulation et de séjour peut être accordée, conformément aux traités, aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire d’un État membre » (15). La Charte pose donc la condition préalable d’une entrée légale dans l’Union et elle ne fait pas naître un tel droit.
3. Le droit de l’immigration de l’Union européenne
30. Le droit de l’immigration de l’Union européenne est, dans son ensemble, indissociablement lié au fonctionnement du marché intérieur tel que défini par l’article 26, paragraphe 2, TFUE (16), dans la mesure où la suppression des frontières intérieures, y compris des contrôles aux frontières, fait nécessairement naître le besoin d’un régime commun applicable aux frontières extérieures (17). C’est pour cette raison que l’article 61, sous a), ajouté au traité CE par le traité d’Amsterdam (18) et qui était applicable lorsque la directive 2004/114 a été adoptée, mentionne les contrôles aux frontières extérieures, l’asile et l’immigration en tant que « mesures d’accompagnement » qui étaient « directement liées » à la libre circulation des personnes (19).
4. L’objet de la directive 2004/114
31. C’est dans ce contexte que la directive 2004/114 doit être considérée.
32. Étant fondée sur ce qui est désormais – depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne – l’article 79, paragraphe 2, TFUE (20), la directive 2004/114 a pour objet de déterminer « les conditions d’admission des ressortissants de pays tiers sur le territoire des États membres, pour une durée supérieure à trois mois, à des fins d’études […] » (21) ainsi que « les règles concernant les procédures d’admission à ces fins des ressortissants de pays tiers sur le territoire des États membres » (22). Sur un plan plus général, les considérants (23) de la directive 2004/114 révèlent que favoriser la mobilité des ressortissants de pays tiers à destination de la Communauté à des fins d’études est un élément clé pour promouvoir l’Europe dans son ensemble en tant que centre mondial d’excellence pour les études et la formation professionnelle (24) et que les migrations aux fins visées par cette directive constituent un enrichissement réciproque pour les personnes qui en bénéficient, leur État d’origine et l’État membre d’accueil tout en contribuant à promouvoir une meilleure compréhension entre les cultures (25).
33. Le principal objectif de la directive 2004/114 réside dans l’intérêt de l’Union à attirer sur son territoire des ressortissants de pays tiers qualifiés, à des fins d’études, d’échanges d’élèves, de formation non rémunérée ou de volontariat. La création de droits au profit de ressortissants de pays tiers ne constitue qu’un moyen pour réaliser cet objectif. Dès lors, pour parler franchement, la directive 2004/114 n’est pas une « directive de droits de l’homme » comme cela peut par exemple être le cas du droit dérivé relatif à l’asile.
5. L’objet de la directive (UE) 2016/801
34. Pour compléter le tableau, il y a lieu de noter que le législateur européen a entretemps adopté la directive (UE) 2016/801 (26), laquelle réunit les champs d’application de la directive 2004/114 et de la directive 2005/71/CE (27), tout en abrogeant ces deux instruments à compter du 24 mai 2018 (28). Bien que la directive 2016/801 ne puisse pas s’appliquer ratione temporis au présent litige, elle n’en indique pas moins la volonté du législateur en 2016.
35. La directive 2016/801, adoptée par le Conseil et par le Parlement douze ans après la directive 2004/114, est bien plus prolixe quant à son objet, ainsi que l’énonce son préambule. Ainsi, dans les considérants de la directive 2016/801, il est question d’attirer des personnes hautement qualifiées qui constituent l’atout majeur de l’Union, le capital humain, et qui assurent la croissance (29) ; de favoriser les contacts entre les personnes ainsi que leur mobilité (30) ; d’un enrichissement mutuel pour les migrants qui en bénéficient, leur pays d’origine et l’État membre concerné, tout en renforçant les liens culturels et en développant la diversité culturelle (31) ; de valoriser l’Union en tant que pôle d’attraction pour la recherche et l’innovation et la faire progresser dans la course mondiale aux talents, et entraîner ainsi un renforcement de la compétitivité globale et des taux de croissance de l’Union, tout en créant des emplois qui contribuent dans une plus large mesure à la croissance du produit intérieur brut (32) ; et de rendre l’Union plus attrayante pour les ressortissants de pays tiers souhaitant mener une activité de recherche (33). Néanmoins, le législateur de l’union ne souhaite pas favoriser la fuite des cerveaux des pays émergents ou en développement, si bien que des mesures visant à soutenir la réintégration des chercheurs dans leur pays d’origine devraient être prises en partenariat avec les pays d’origine en vue de l’établissement d’une politique migratoire globale (34). Dans le même temps, il convient de promouvoir l’Europe dans son ensemble comme centre mondial d’excellence pour les études et la formation et, à cette fin, il y a lieu d’améliorer et de simplifier les conditions d’entrée et de séjour (35).
36. Tout cela ne constitue assurément pas de la « terminologie des droits de l’homme » mais plutôt du « jargon du marché intérieur ».
6. Le droit d’entrée en vertu de la jurisprudence issue de l’arrêt Ben Alaya
37. À l’évidence, le principe du droit international public décrit ci-dessus est fortement restreint en ce qui concerne les situations propres à l’Union européenne et situées à l’intérieur du marché intérieur, y compris à des questions de citoyenneté, où l’Union s’apparente fortement à une entité fédérale dans laquelle règne une vaste liberté de circulation des personnes. Mais c’est également quant à la frontière extérieure de l’Union que le droit dérivé a commencé à infléchir le principe général du droit international public mentionné précédemment, comme le montre notamment l’exemple de la directive 2004/114.
38. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Ben Alaya (36) en est une bonne illustration.
39. M. Ben Alaya, ressortissant tunisien né en Allemagne et qui a quitté ce pays à l’âge de six ans pour aller vivre en Tunisie, avait l’intention de retourner en Allemagne après l’obtention de son baccalauréat, afin d’y entamer des études universitaires. Bien qu’il ait été admis par l’université pour suivre des études de mathématiques, les autorités allemandes refusaient de lui délivrer un visa au motif qu’elles doutaient de sa motivation pour suivre des études, compte tenu notamment de l’insuffisance des notes obtenues précédemment, de sa faible connaissance de la langue allemande et de l’absence de lien entre la formation envisagée et son projet professionnel (37).
40. C’est dans ce contexte particulier que la Cour a interprété la directive 2004/114 en ce sens que, en application de son article 12, un titre de séjour doit être délivré aux étudiants de pays tiers, dès lors qu’ils satisfont aux conditions générales et particulières énumérées d’une manière exhaustive aux articles 6 et 7 de cette directive (38). La Cour y a ajouté que « la directive 2004/114 reconnaît aux États membres une marge d’appréciation lors de l’examen des demandes d’admission » (39) laquelle se rapporte toutefois « uniquement aux conditions prévues aux articles 6 et 7 de cette directive ainsi que, dans ce cadre, à l’évaluation des faits pertinents afin de déterminer si les conditions énoncées auxdits articles sont satisfaites, et notamment si des motifs tenant à l’existence d’une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique s’opposent à l’admission du ressortissant du pays tiers » (40).
41. Il en résultait donc qu’un titre de séjour aurait dû être accordé à M. Ben Alaya (41). Le gouvernement allemand ne pouvait pas imposer de conditions supplémentaires à celles visées aux articles 6 et 7 de la directive 2004/114.
42. Sous réserve des conditions générales et spéciales des articles 6 et 7 de la directive 2004/114, un ressortissant d’un pays tiers a donc un droit à entrer sur le territoire de l’Union. Il n’en demeure pas moins que, compte tenu de la marge d’appréciation dont dispose un État membre pour apprécier si les conditions générales et spéciales sont remplies, la portée d’un tel droit est très différente de celle des droits découlant de la libre circulation dans le marché intérieur.
7. Les arrêts Koushkaki et Air Baltic Corporation
43. Il convient ici d’évoquer deux autres arrêts : l’arrêt Koushkaki (42), portant sur le règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (code des visas) (43), et l’arrêt Air Baltic Corporation (44), portant sur le règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (45).
44. La demande de M. Koushkaki, ressortissant iranien, tendant à la délivrance d’un visa uniforme avait été rejetée par les autorités allemandes au motif que l’intéressé n’avait pas prouvé qu’il disposait de moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans son pays d’origine. Cette condition n’est pas prévue par le code des visas ; aucun des motifs de refus d’un visa énumérés à l’article 32, paragraphe 1, du code des visas n’était applicable. Aussi la Cour a-t-elle considéré que les autorités compétentes d’un État membre ne peuvent refuser, au terme de l’examen d’une demande de visa uniforme, de délivrer un tel visa à un demandeur que dans le cas où l’un des motifs de refus de visa énumérés à ces dispositions peut être opposé à ce demandeur (46).
45. Dans l’arrêt Air Baltic Corporation, la Cour était appelée à trancher la question de savoir si une réglementation nationale qui subordonne l’entrée de ressortissants de pays tiers sur le territoire d’un État membre à la condition que, lors de la vérification aux frontières, le visa en cours de validité présenté soit nécessairement apposé sur un document de voyage en cours de validité – condition non prévue par l’article 5 du code frontières Schengen – était conforme au code frontières Schengen. En appliquant la jurisprudence issue de l’arrêt Koushkaki par analogie, la Cour a considéré que la liste des conditions d’entrée énumérées à l’article 5 du code frontières Schengen est exhaustive (47).
B – Sur l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114
46. Bien que la juridiction de renvoi se réfère, dans la formulation de ses questions préjudicielles, à l’ordre public, à la sécurité publique et à la santé publique, je suis d’avis que ces questions visent clairement la « sécurité publique », ainsi que le révèle le fait que dans sa décision de renvoi, la juridiction de renvoi se réfère continuellement à cette seule « sécurité publique » en ce qui concerne l’affaire de Mme Fahimian.
47. Le gouvernement allemand voit en Mme Fahimian une menace pour la sécurité publique au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114. Il fonde sa position sur le fait que la situation en Iran génère un risque suffisamment sérieux que les aptitudes acquises lors du projet de recherche de la demanderesse soient employées de façon abusive dans son pays d’origine. Le doctorat envisagé dans un domaine sensible et touchant à la sécurité pourrait impliquer l’acquisition de connaissances susceptible d’être utilisées de façon abusive, à des fins militaires et/ou pour des actes de répression interne ou plus généralement en relation avec des violations des droits de l’homme en Iran. En outre, les connaissances acquises sur les systèmes et équipements pour services de télécommunication ou d’internet, ainsi que sur les technologies de codage et de cryptage, pourraient être utilisées abusivement par la police ou les services de renseignement pour une surveillance de la population.
48. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si de telles considérations sont couvertes par la notion de « sécurité publique » au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114.
1. Sur la « sécurité publique »
49. Il n’existe aucune définition commune de la notion de « sécurité publique » au niveau de l’Union européenne. C’est à l’État membre qu’il appartiendra en principe d’en définir la teneur. Le droit de l’Union européenne intervient ensuite à deux niveaux : premièrement, en délimitant cette définition et, deuxièmement, dans la relation entre l’individu concerné et la « sécurité publique ».
50. La Cour ne s’applique pas à être trop stricte au premier de ces niveaux, lorsqu’il s’agit de délimiter la « sécurité publique ». La Cour considère de façon constante, dans le contexte du marché intérieur (48), que « les États membres restent libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre, les exigences de l’ordre public et de la sécurité publique » (49). L’élément important est que la portée de ces exigences ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de l’Union européenne (50). En outre, en ce qui concerne « l’ordre public » visé à l’article 7, paragraphe 4 (51), de la directive 2008/115/CE (52), la Cour a employé la même formule (53).
51. La notion de « sécurité publique » est mentionnée, en relation avec toutes les libertés du marché intérieur et notamment dans la directive 2004/38/CE (54) qui précise les règles applicables à la libre circulation et à la citoyenneté dans le contexte de la libre circulation (55), en tant que motif de dérogation à la libre circulation (56). De plus, la Cour a récemment admis une exception liée à la sécurité publique dans le contexte des dispositions du traité relatives à la citoyenneté de l’Union, en considérant dans son arrêt CS que « l’article 20 TFUE n’affecte pas la possibilité pour les États membres d’invoquer une exception liée, notamment, au maintien de l’ordre public et à la sauvegarde de la sécurité publique » (57).
52. À ce titre, la Cour a considéré de façon récurrente que la sécurité publique « couvre la sécurité intérieure d’un État membre et sa sécurité extérieure » (58), ce qui peut inclure « l’atteinte au fonctionnement des institutions et des services publics essentiels ainsi que la survie de la population, de même que le risque d’une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples, ou encore l’atteinte aux intérêts militaires » (59). En outre, la Cour a également considéré que la notion de « sécurité publique » englobe la lutte contre la criminalité liée au trafic de stupéfiants en bande organisée (60), la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants (61) et la lutte contre le terrorisme (62).
53. Au vu d’une interprétation aussi extensive, je ne m’opposerais pas à inclure les préoccupations du gouvernement allemand dans la notion de « sécurité publique ». La principale source d’inquiétude des autorités allemandes semble être le fait qu’une fois rentrée en Iran, Mme Fahimian disséminera ses connaissances à des fins militaires. Aussi les considérations de sécurité des relations internationales et externes d’un État membre devraient-elle entrer dans le champ de la « sécurité publique ». Force est de rappeler que le code des visas vise spécifiquement « une menace […] pour les relations internationales de l’un des États membres » (63) comme un motif de refus du visa. À mon avis, l’absence d’une telle formulation dans l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 ne signifie pas que, lors de la définition de la sécurité publique, un État membre ne peut pas recourir à des considérations touchant aux relations internationales.
2. Sur la marge d’appréciation (64) dont dispose le gouvernement allemand pour constater l’existence d’une « menace » pour la sécurité publique
54. Mais les autorités allemandes peuvent-elles valablement invoquer, au second niveau, qu’elles « considèrent » Mme Fahimian « comme une menace » à l’ordre public au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 ? En d’autres termes, quelle est la marge d’appréciation dont disposent les autorités allemandes ?
55. Dans le cadre des libertés du marché intérieur, où les États membres peuvent restreindre les mouvements internes pour des motifs de sécurité publique, lesdits motifs sont conçus comme des exceptions à la règle générale de la libre circulation. En vertu des dispositions relatives à la libre circulation, les mesures de « sécurité publique » doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné, ce qui signifie que l’existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures et, en outre, que le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société (65). Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues (66). Il doit y avoir « une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société » (67).
56. De telles considérations sont tout-à-fait appropriées dans un contexte de marché intérieur. Il est compréhensible que des exceptions aux règles de libre circulation fassent l’objet d’une interprétation restrictive. Les règles de libre circulation sont et demeurent la pierre angulaire de tout le projet d’intégration européenne et elles revêtent une importance constitutionnelle.
57. Mais c’est une autre approche qui s’impose à l’égard de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114. Ainsi que je l’expliquerai par la suite, la jurisprudence précédemment citée ne doit pas être transposée telle quelle au régime de la frontière extérieure de l’Union.
58. En premier lieu, le libellé des exceptions au marché intérieur diffère de celui de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114. L’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 dispose qu’un ressortissant de pays tiers demandant à être admis aux fins visées aux articles 7 à 11 doit ne pas être considéré comme une menace pour – entre autres – la sécurité publique. L’utilisation de l’expression « doit ne pas être considéré » signifie à mon avis que l’État membre concerné dispose d’une plus grande marge de manœuvre lorsqu’il effectue son appréciation. Il n’est fait aucun usage des termes « réelle, actuelle et suffisamment grave » en relation avec une menace. En conséquence, le seuil de constatation d’une menace à la sécurité publique est, à mes yeux, bien plus bas que dans le contexte de la libre circulation.
59. En deuxième lieu, le fait de ne pas être considéré comme une menace pour la sécurité publique ne constitue pas une exception à un droit d’entrée qui serait d’interprétation large, mais seulement une condition négative applicable à un droit d’entrée. Le contexte est donc ici tout-à-fait différent de celui du marché intérieur, et ce contexte a son importance. Le domaine spécifique du droit de l’immigration de l’Union européenne sous-entend qu’un ressortissant d’un pays tiers ne jouit pas des mêmes droits qu’un ressortissant d’un État membre, c’est-à-dire d’un citoyen de l’Union (68).
60. En troisième lieu, le processus législatif en ce qui concerne plus particulièrement l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 fournit de précieuses informations qui viennent soutenir mon argumentation. La directive 2004/114 a été adoptée très peu de temps après la directive 2004/38 (69). La différence manifeste des formulations, décrite ci-dessus, ne peut avoir été qu’intentionnelle. En effet, la proposition initiale avait cherché à harmoniser le vocabulaire des deux directives. Elle contenait à deux reprises la phrase « les raisons d’ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel du ressortissant de pays tiers concerné » (70). Le Conseil a choisi de ne pas reprendre cette formulation (71).
61. Enfin, il convient de noter que la directive 2004/114 a pour fondement juridique l’article 79 TFUE (ex-article 63 CE), qui figure dans la troisième partie, titre V, du traité FUE. Ce titre inclut l’article 72 TFUE aux termes duquel « [l]e présent titre ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ». Même si la signification précise de cette disposition n’est pas totalement perceptible au premier coup d’œil, elle indique bien que la conception de l’ordre public et de la sécurité publique dans le droit de la libre circulation n’est pas la même qu’en droit de l’immigration (72).
62. Cela m’amène à me demander quelle est l’ampleur de la marge d’appréciation des autorités allemandes et ce qui peut être exigé d’elles dans un cas tel que celui de l’espèce. Ce que la juridiction de renvoi souhaite voir clarifié, c’est si cette « large marge d’appréciation » signifie qu’il suffit pour les autorités allemandes d’avoir constaté que : 1) Mme Fahimian est une ressortissante iranienne ; 2) elle a obtenu son diplôme à la SUT ; 3) la SUT est énumérée à l’annexe IX du règlement no 267/2012 comme un établissement fournissant un appui au gouvernement iranien (73), et 4) les recherches qu’elle envisage de mener portent sur le domaine de la sécurité des technologies de l’information.
63. Dans son arrêt Ben Alaya, la Cour a considéré que, en ce qui concerne les conditions prévues aux articles 6 et 7 de la directive 2004/114, les États membres disposent d’une « marge d’appréciation lors de l’examen des demandes d’admission » (74). Cette marge de manœuvre se rapporte « à l’évaluation des faits pertinents afin de déterminer si les conditions énoncées auxdits articles sont satisfaites » (75).
64. Neuf mois plus tôt, la Cour, statuant en Grande chambre, avait reconnu aux États membres examinant des demandes de visas une « large marge d’appréciation » (76) pour l’application de l’article 21, paragraphe 1, de l’article 32, paragraphe 1, et de l’article 35, paragraphe 6, du code des visas. Selon la Cour, cette marge d’appréciation se rapporte « à l’évaluation des faits pertinents, en vue de déterminer si les motifs énoncés [aux articles 32, paragraphe 1, et 35, paragraphe 6, du code des visas] s’opposent à la délivrance du visa demandé » (77).
65. Sur ce fondement, que faut-il attendre des autorités allemandes ?
66. Premièrement et à titre principal, un État membre doit vérifier, établir et examiner de façon attentive et complète tous les faits pertinents, de sorte à pouvoir prendre une décision éclairée. À cet égard, je souhaite également citer le considérant 14 de la directive 2014/114, en vertu duquel une « évaluation des faits » est nécessaire.
67. Il convient toutefois de rappeler, dans ce contexte, que certains des éléments factuels sur lesquels un État membre se fonde dans un cas de figure tel que celui de l’espèce sont situés en-dehors de sa juridiction, voire hors du territoire de l’Union. À l’évidence, cela rend plus difficile la tâche de l’État membre et il convient d’en tenir dûment compte. Le gouvernement allemand aura plus de mal à vérifier les faits relatifs à l’Iran que ceux relatifs à l’Allemagne ou à un autre État membre. En outre, toute évaluation d’un développement futur est intrinsèquement complexe (78). Un tel processus de prise de décision implique nécessairement que l’on se fonde, dans une certaine mesure, sur une analyse des risques liés à des événements futurs. En ce qui concerne les conditions des articles 6 et 7 de la directive 2004/114, l’État membre dispose donc d’une véritable « marge discrétionnaire pour “l’établissement des faits” » (79).
68. Deuxièmement, même si le seuil élevé de comportement personnel exigé dans un contexte de libre circulation (80) ne s’applique pas ici, il doit exister un lien entre l’individu concerné et la mesure prise. Toute situation contraire reviendrait à une sorte d’interdiction généralisée, laquelle ne donnerait naissance que rarement au droit d’entrée d’un ressortissant d’un pays tiers sur le fondement de la directive 2004/114. Il en résulte qu’une autorité nationale doit fournir de manière convaincante des éléments concrets justifiant le fait que l’individu concerné soit considéré comme une menace pour la sécurité publique.
69. Par ailleurs, plus sensible est le sujet, moins il est nécessaire d’invoquer des circonstances individuelles pour justifier l’existence d’une menace pour la sécurité publique.
70. Enfin, un État membre doit mettre en balance de façon exhaustive, d’une part, son intérêt et l’intérêt de l’Union à l’entrée, à savoir l’intérêt à attirer des étudiants hautement qualifiés afin qu’ils mènent des recherches et, d’autre part, les questions de sécurité.
71. Même s’il appartient manifestement à la juridiction de renvoi de trancher le point de savoir si les autorités allemandes ont rempli ces exigences, j’ai l’impression qu’elles ont agi dans les limites de la marge d’appréciation dont elles disposent.
C – Sur le contrôle juridictionnel
72. Une large marge d’appréciation suppose un contrôle juridictionnel limité. Si tel n’était pas le cas, la marge d’appréciation serait remise en cause et ce serait le pouvoir judiciaire qui ferait le travail de l’exécutif. Ainsi qu’il ressort clairement de la formulation de la question 1a) (81), la juridiction de renvoi en a pleinement conscience.
73. Mais un contrôle juridictionnel doit pourtant exister.
74. Il ressort de l’article 18, paragraphe 4, de la directive 2004/114 qu’en cas de rejet de la demande ou de retrait d’un titre de séjour délivré conformément à cette directive, la personne concernée doit avoir le droit d’exercer un recours juridictionnel devant les autorités de l’État membre concerné.
75. Contrairement à ce qui était le cas dans la proposition initiale de la Commission (82), le droit de recours ne se réfère plus aux « juridictions » de l’État membre concerné. Certains pourront donc se demander si la directive 2004/114 impose réellement une voie de recours juridictionnel et si l’exclusion d’un recours juridictionnel au niveau national est conforme à cette directive, voire à l’article 47 de la Charte et aux principes généraux du droit de l’Union européenne (83). Au vu du libellé limpide de l’article 47 de la Charte, imposant de donner une voie de recours effectif à toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés, je doute fort qu’une telle exclusion soit possible.
76. Mais cette question ne se pose pas en l’espèce puisqu’une telle voie de recours existe en Allemagne. Ainsi que le démontre le renvoi préjudiciel, une procédure judiciaire a bien été prévue au niveau national. Qui plus est, le contrôle juridictionnel des décisions d’autorités administratives tend à être très complet en Allemagne, en ce sens que les juridictions y ont une pleine compétence pour contrôler ces décisions (84). Mais cette compétence est limitée lorsque les autorités administratives disposent d’une marge d’appréciation (85).
77. Le contrôle juridictionnel, qui est en principe régi – dans le cadre de l’autonomie procédurale – par le droit procédural national, doit être effectif.
78. Même si le juge national ne peut naturellement que trancher le point de savoir si les limites de la marge de l’appréciation exercée par l’État membre ont été outrepassées, il doit néanmoins être en mesure de contrôler tous les aspects procéduraux ainsi que les éléments matériels de la décision. Un recours effectif suppose que le juge national soit à même d’apprécier si les autorités ont satisfait à toutes les exigences précédemment imposées, en d’autres termes, si elles ont constaté et examiné tous les faits pertinents ainsi que la raison pour laquelle l’individu concerné est considéré comme une menace pour la sécurité publique.
79. À cet égard, il est possible, ainsi que le souligne le gouvernement allemand, que les pronostics d’un État membre dans un domaine tel celui de l’espèce se fondent sur des informations qui ne peuvent être que partiellement rendues publiques afin de ne pas mettre en péril des sources de renseignement et des intérêts de politique étrangère des États membres. Dans ce contexte, je voudrais renvoyer à l’arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (86), où la Cour renvoie quant à elle à la jurisprudence pertinente de la Cour EDH (87) selon laquelle « il incombe au juge communautaire de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité d’accorder à suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure » (88).
IV – Conclusion
80. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Verwaltungsgericht Berlin (tribunal administratif de Berlin, Allemagne) de la manière suivante :
1) Lorsqu’une autorité d’un État membre vérifie si un ressortissant d’un pays tiers est considéré comme une menace pour la sécurité publique au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114/CE du Conseil, du 13 décembre 2004, relative aux conditions d’admission des ressortissants de pays tiers à des fins d’études, d’échange d’élèves, de formation non rémunérée ou de volontariat, elle doit, dans le cadre de la large marge d’appréciation dont elle dispose :
– vérifier, établir et examiner de façon exhaustive tous les faits pertinents ;
– fournir des informations concrètes sur la raison pour laquelle un individu est considéré comme une menace pour la sécurité publique ; et
– mettre en balance de façon exhaustive tous les intérêts en jeu.
Dans une telle situation, le contrôle juridictionnel se limite au fait de contrôler si les limites de cette marge d’appréciation ont été respectées.
2) L’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114 n’interdit pas à un État membre de refuser de délivrer un visa à un ressortissant d’un pays tiers lequel a obtenu son diplôme universitaire d’une institution énumérée dans un règlement du Conseil au nombre des entités concourant à des activités nucléaires ou de missiles balistiques et énumérée au nombre des personnes et entités appuyant le gouvernement d’un pays tiers et lequel projette de mener un projet de recherches dans cet État membre, lorsque les autorités de cet État membre ont constaté qu’il existe un risque que ledit ressortissant du pays tiers emploiera des connaissances acquises dans cet État membre de manière abusive, à des fins constituant une menace pour la sécurité extérieure ou intérieure dudit État membre.