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Conclusions

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. DÁMASO RUIZ-JARABO COLOMER
présentées le 20 novembre 2003 (1)



Affaire C-159/02



Turner


[demande de décision préjudicielle formée par la House of Lords (Royaume-Uni)]


«Convention de Bruxelles – Interdiction judiciaire d'introduire une action (‘anti-suit injunction’) – Compatibilité»






Introduction

1.       La présente question préjudicielle, posée par la House of Lords (Royaume‑Uni), vise à dissiper les éventuels doutes sur la validité, au regard de la convention du 27 septembre 1968  (2) , des injonctions communément appelées «anti‑suit injunctions». Il s’agit d’injonctions judiciaires par lesquelles il est fait interdiction à une partie d’engager ou de poursuivre une procédure devant une autre juridiction, même étrangère, sous peine d’infraction. En l’espèce, l’injonction a pour but d’éviter que cette partie n’abuse de la procédure en introduisant des actions vexatoires.

Les faits de la procédure au principal

2.       Tels qu’ils sont décrits dans l’exposé de Lord Hobhouse of Woodborough, figurant dans l’ordonnance de renvoi, les faits à l’origine de la présente procédure préjudicielle peuvent être résumés de la façon suivante.

3.       M. Gregory Paul Turner, qui possède la nationalité britannique et la qualification pour exercer la profession d’avocat selon le droit anglais, a été engagé en qualité de conseiller juridique d’un groupe d’entreprises par l’une des sociétés qui le composaient.

Le groupe, dénommé Chequepoint Group, était dirigé par M. Grovit et comprenait différentes sociétés immatriculées dans divers pays, parmi lesquelles figuraient, outre la société China Security Ltd, domiciliée à Hong Kong, qui avait recruté M. Turner, la société Harada Ltd (ci‑après «Harada»), ayant son siège au Royaume-Uni, et Changepoint SA (ci‑après «Changepoint»), domiciliée en Espagne.

En tant que conseiller, M. Turner collaborait à des affaires immobilières et commerciales et fournissait des conseils dans ce domaine, assurait la représentation en justice du groupe au Royaume-Uni et exécutait d’autres tâches à caractère juridique intéressant le groupe.

4.       M. Turner exerçait son activité professionnelle à Londres (Royaume-Uni). Toutefois, en mai 1997, il a demandé son transfert au bureau du groupe à Madrid (Espagne), ce que son employeur a accepté. En novembre de la même année, il a été mis à la disposition de Harada. Ses conditions de travail sont restées inchangées. Il devait donc accomplir les mêmes tâches qu’auparavant.

5.       Après 35 jours de travail effectif à Madrid, M. Turner a demandé la résiliation du contrat qui le liait à Harada, contre laquelle il a introduit, en mars 1998, une procédure judiciaire devant l’Employment Tribunal de Londres, juridiction de première instance compétente en matière sociale. Il affirmait avoir été l’objet de tentatives visant à l’impliquer dans des agissements illégaux concernant le traitement irrégulier de déductions opérées sur les salaires au titre de la sécurité sociale. De telles machinations équivalaient, selon le demandeur, à un licenciement abusif.

6.       L’Employment Tribunal a écarté l’exception d’incompétence soulevée par Harada et sa décision a été confirmée en appel.

À l’issue de la procédure, l’Employment Tribunal a octroyé à M. Turner une indemnité pour le préjudice subi.

7.       Entre-temps, en juillet 1998, Changepoint et Harada avaient saisi un tribunal de première instance de la capitale espagnole d’une action en dommages‑intérêts dirigée contre M. Turner, tendant à la réparation du préjudice que leur aurait causé sa conduite professionnelle fautive.

M. Turner a reçu l’assignation aux alentours du 15 décembre, mais a refusé d’accepter la notification.

Dans leur demande, qui a été régularisée par la suite, Changepoint et Harada exigeaient une somme considérable (plus de 85 millions de ESP) pour la prestation défectueuse des services dus à Changepoint en vertu du contrat. Sept exemples d’exécution incorrecte par M. Turner de ses obligations ont été cités et il a en outre été prétendu qu’il avait sans justification ni préavis disparu du bureau de Madrid, puis introduit une action en justice non fondée en Grande‑Bretagne, en dissimulant la vérité à la juridiction anglaise.

8.       M. Turner n’a jamais comparu dans le cadre de la procédure espagnole. Le 18 décembre 1998, il a demandé à la High Court de Londres  (3) d’interdire à M. Grovit ainsi qu’à Harada et Changepoint de poursuivre l’action engagée en Espagne. Le 22 décembre, la High Court a accueilli cette demande et délivré une injonction temporaire.

Après le refus de la High Court, en février 1999, de renouveler l’injonction, M. Turner a saisi la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni) qui, le 28 mai, a prononcé une injonction enjoignant aux défendeurs, conjointement ou séparément, de:

1)
prendre les mesures nécessaires pour se désister ou faire retirer les demandes formées contre le demandeur dans le cadre de la procédure introduite par un ou plusieurs des défendeurs devant le tribunal de première instance n° 67 de Madrid dans l’affaire n° 70/98;

2)
s’abstenir de toute initiative dans le cadre de l’action introduite par un ou plusieurs des défendeurs devant le tribunal de première instance n° 67 de Madrid, dans l’affaire n° 70/98, sauf pour se conformer au point 3.1 de la présente ordonnance;

3)
s’abstenir de commencer, de poursuivre ou faire entamer ou poursuivre par toute autre personne (y compris toute société directement ou indirectement contrôlée par les défendeurs, ou toute société faisant partie de ou associée au groupe Chequepoint, et pour ce qui est du premier défendeur, toute société dont il est administrateur) des procédures ou de nouvelles procédures contre le demandeur (en raison de son contrat de travail) en Espagne ou ailleurs, sauf pour ce qui est de la procédure engagée en Angleterre et au pays de Galles.

9.       La Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) a considéré, à cet égard, que la procédure engagée à Madrid avait pour seul but de harceler une partie au litige et de faire pression sur elle, de sorte qu’elle s’est estimée en droit d’interdire, par voie d’injonction, à Changepoint et Harada de poursuivre l’action introduite à l’étranger. Il ressort implicitement de l’arrêt de la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) que celle‑ci considérait que, si l’interdiction n’était pas prononcée, les défendeurs continueraient de se comporter de manière abusive.

10.     Changepoint et Harada ont alors saisi la House of Lords.

Le droit interne applicable

11.     Les injonctions de ne pas faire du type de celle qui est en cause dans le litige au principal trouvent actuellement leur base légale dans l’article 37, paragraphe 1, du Supreme Court Act 1981 (loi sur la Cour suprême) qui, en termes larges, déclare:

       «La High Court peut, par voie d’ordonnance (de référé ou définitive), prononcer des injonctions […] dans tous les cas où cela lui semble juste et approprié.»

La Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) a le même pouvoir lorsqu’elle est saisie en appel d’une décision de la High Court.

12.     La jurisprudence nationale limite les cas dans lesquels de telles injonctions peuvent être prononcées. Il faut pouvoir constater l’existence d’un comportement délictueux de la partie à laquelle elles s’adressent et un intérêt légitime du demandeur à vouloir l’empêcher.

13.     Méritent une telle protection les personnes victimes d’un abus de procédure, c’est-à-dire celles qui sont contraintes de subir un comportement abusif prenant la forme d’une procédure vexatoire ou inéquitable, que celle‑ci ait été engagée en Angleterre, au pays de Galles ou à l’étranger.

La question préjudicielle posée

14.     Par ordonnance du 13 décembre 2001, la House of Lords a décidé de soumettre à la Cour, en application de l’article 3, paragraphe 1, du protocole du 3 juin 1971 relatif à l’interprétation par la Cour de justice de la convention de Bruxelles, la question préjudicielle suivante:

«Le prononcé d’injonctions de ne pas faire contre des défendeurs qui menacent d’introduire ou de poursuivre une action en justice dans un autre État partie à la convention de Bruxelles, lorsque ces défendeurs agissent de mauvaise foi et dans le but d’entraver une procédure pendante devant les juridictions anglaises, est-il ou non compatible avec la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (que le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a ratifiée par la suite)?»

Appréciation de la House of Lords

15.     Selon ce qu’indique l’ordonnance de renvoi, la faculté exercée par la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) dans la présente affaire est fondée non pas sur une prétention à définir la compétence judiciaire d’un juge étranger, mais sur le fait que la partie à qui s’adresse l’injonction est soumise in personam à la compétence des tribunaux anglais. Par conséquent, cette injonction s’adresse uniquement à la partie qui comparaît devant la juridiction qui la prononce et non au juge étranger.

Les injonctions n’impliquent pas une appréciation portée sur la compétence du juge d’un autre État. La preuve en est qu’elles sont prononcées habituellement lorsque la juridiction étrangère s’est déclarée compétente ou est sur le point de le faire.

Néanmoins, puisqu’une injonction de ce type affecte indirectement cette juridiction, elle doit être adoptée avec précaution, et uniquement si la bonne administration de la justice l’exige.

16.     Corrélativement, une procédure pendante devant un tribunal anglais serait également suspendue si sa poursuite par l’une des parties s’avérait abusive.

Bien qu’il ressorte des éléments exposés que l’injonction prononcée n’est pas fondée sur le fait que la demande a été portée devant un forum inapproprié (doctrine du forum non conveniens), la House of Lords estime, dans son ordonnance de renvoi, que la question de savoir si la juridiction étrangère était adéquate revêt de l’importance pour prouver la réalité de l’abus et pour apprécier l’opportunité de prononcer une injonction en tant que mesure provisoire.

17.     La House of Lords fait valoir que la demande d’injonction doit répondre à un intérêt légitime semblable à celui de la partie qui invoque un droit contractuel de ne pas être attrait devant une juridiction déterminée (par exemple en raison d’une clause attributive de juridiction ou d’une clause compromissoire).

18.     Ainsi, les éléments essentiels qui justifient, en droit anglais, que la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) ait prononcé l’injonction litigieuse sont:

a)
que le demandeur soit partie à une procédure pendante au Royaume-Uni;

b)
que les défendeurs aient, de mauvaise foi, intenté une autre action contre le demandeur devant une autre juridiction, avec l’intention de poursuivre cette procédure dans le but d’entraver ou de faire obstruction à la procédure pendante en Angleterre;

c)
que la juridiction considère qu’il est nécessaire, pour protéger l’intérêt légitime du demandeur dans la procédure anglaise, de prononcer une injonction d’interdiction contre les défendeurs.

19.     En outre, aucune disposition de la convention de Bruxelles ne s’opposerait à l’adoption de décisions de cette nature. Elles contribueraient au contraire efficacement à la réalisation de l’un des objectifs de la convention, à savoir la limitation du risque que des jugements inconciliables soient rendus.

20.     L’ordonnance indique également qu’il appartient à la juridiction anglaise – et non au juge espagnol –, après avoir analysé les éléments dont elle dispose, d’apprécier si l’action introduite à l’étranger constitue un danger pour le déroulement normal de la procédure pendante devant elle.

21.     Enfin, la House of Lords ne voit pas dans le fait que toutes les juridictions des États contractants ne disposent pas de la faculté de prononcer des injonctions de ne pas faire une atteinte au principe d’égalité entre ces juridictions. Selon le juge de renvoi, la convention de Bruxelles n’a pas pour objet d’exiger l’uniformité, mais d’établir des règles claires en matière de compétence judiciaire internationale.

22.     La juridiction anglaise ajoute, en corollaire, que, si cette question d’interprétation relevait uniquement de sa propre appréciation, elle estimerait qu’il n’existe aucune incompatibilité avec la convention de Bruxelles.

La procédure devant la Cour

23.     La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 30 avril 2002. Après l’accomplissement des formalités requises, une audience publique s’est tenue le 9 septembre 2003.

24.     Ont présenté des observations les représentants des défendeurs au principal, les gouvernements du Royaume-Uni, allemand et italien ainsi que la Commission des Communautés européennes.

Analyse de la question préjudicielle

25.     Les défendeurs au principal, les gouvernements allemand et italien ainsi que la Commission soutiennent que les injonctions judiciaires en cause devant la Cour ne sont pas compatibles avec la convention de Bruxelles. Des parties ayant comparu, seul le gouvernement du Royaume‑Uni fait sienne l’analyse de la juridiction de renvoi, laquelle défend leur compatibilité avec la convention.

26.     Ces injonctions de ne pas faire remontent au XVe siècle, bien que leur sens, toujours lié à la notion d’équité et inspiré de la conception du juge de «common law», ait évolué. Selon le gouvernement du Royaume-Uni, les «anti‑suit injunctions» (expression qui désigne les injonctions de ne pas engager ou poursuivre une procédure) ne s’adressent pas à une juridiction d’un autre État, mais à une personne soumise à la compétence du juge qui les prononce. Pour cette raison, il estime, à l’instar de la House of Lords, que cette expression est trompeuse et lui préfère celle de «restraining order» (injonction de ne pas faire, ou interdiction). Ces injonctions n’impliquent donc pas – de l’avis du gouvernement du Royaume-Uni – une décision d’un juge anglais sur la compétence de son homologue étranger, mais une mesure d’organisation de la procédure du type de celle que la Cour a approuvée dans l’affaire Van Uden  (4) . La convention de Bruxelles n’impose aucune limite aux mesures qu’un juge peut adopter pour protéger l’objet d’un litige dont il est saisi.

27.     En l’espèce, il s’agissait d’éviter que l’examen de l’action intentée par M. Turner ne soit perturbé par la multiplication de mesures d’obstruction à la procédure de la part des défendeurs.

28.     Le gouvernement du Royaume-Uni ajoute que seul un juge anglais est en mesure de se prononcer sur la nécessité de préserver l’intégrité d’une procédure se déroulant en Angleterre.

29.     Enfin, il relève que les injonctions de cette nature contribuent à la réalisation d’un des objectifs de la convention de Bruxelles, à savoir la réduction du nombre des juridictions compétentes pour connaître d’un même litige.

30.     Les arguments tendant à démontrer l’incompatibilité de ces injonctions avec ladite convention, développés au cours de la présente procédure préjudicielle, tournent autour de l’idée que l’un des piliers de cet instrument international est la confiance réciproque établie entre les différents ordres juridiques nationaux, laquelle serait compromise par les injonctions de ne pas faire anglaises.

31.     Cette constatation me paraît décisive  (5) . La coopération judiciaire européenne, dont la convention de Bruxelles est un jalon important, est imprégnée de la notion de confiance mutuelle, qui présuppose que chaque État reconnaisse la capacité des autres ordres juridiques à contribuer de façon autonome, bien qu’harmonisée, à la réalisation des objectifs d’intégration fixés  (6) . Aucune structure supérieure de contrôle n’a été mise en place au‑delà de la compétence en matière d’interprétation confiée à la Cour et, surtout, il n’a pas été prévu d’autoriser les juridictions d’un État déterminé à s’arroger le droit de solutionner les difficultés que l’initiative européenne elle‑même prétend aplanir.

32.     Il serait contraire à cet esprit qu’une juridiction d’un État membre puisse, même indirectement, influencer la compétence d’un juge d’un autre État contractant pour connaître d’une procédure donnée  (7) .

33.     Il est également inhérent au principe de confiance réciproque que les questions déterminant la compétence des tribunaux d’un État soient résolues selon des règles uniformes ou, ce qui revient au même, que chaque juridiction se trouve, à cette fin, sur un pied d’égalité avec les autres.

Pour cette raison, il ne paraît pas convaincant de prétendre que rien dans la convention de Bruxelles n’interdit expressément les actes judiciaires tels que ceux dont il est question en l’espèce. Ladite convention a pour vocation d’offrir un système complet, de sorte qu’il y a lieu de se demander si une mesure qui affecte son champ d’application est conforme au régime commun qu’elle instaure. Une réponse négative s’impose.

       Une étude de droit comparé démontre que seuls les ordres juridiques relevant de la «common law» admettent ce type d’injonctions. Un déséquilibre de cette nature méconnaît le système de la convention de Bruxelles, qui ne prévoit aucun mécanisme susceptible de résoudre le conflit entre une «injonction de ne pas faire» prononcée par la juridiction anglaise, fondée sur le caractère abusif de la procédure étrangère, et l’éventuelle appréciation divergente qui pourrait être celle du juge espagnol. Il est difficile d’admettre que l’État qui délivre une injonction de ce type puisse attribuer unilatéralement à la compétence qu’il protège un caractère exclusif. Si tous les juges européens s’arrogeaient un tel pouvoir, ce serait le chaos. Si seuls les juges anglais l’utilisaient, ils exerceraient, en ce qui les concerne, une fonction distributive que la convention de Bruxelles fonde sur des critères moins flexibles, mais plus objectifs, qu’elle impose à tous de la même façon  (8) .

       Ladite convention ne contient pas non plus de règle visant à résoudre la situation dans laquelle deux juridictions d’États différents autorisant ces mesures prononcent des injonctions contradictoires  (9) , bien que la situation se soit produite entre plusieurs États de tradition juridique de «common law». L’exemple typique est l’affaire Laker Airways, dans laquelle s’opposaient différentes juridictions anglaises et américaines  (10) .

34.     Le gouvernement du Royaume-Uni, partageant l’avis de la House of Lords, insiste, bien entendu, sur le fait que les injonctions en cause n’ont pas pour objet la compétence du juge espagnol, mais s’adressent uniquement à la partie qui a intenté une action dans le seul but de faire obstruction au déroulement d’une autre procédure engagée devant une juridiction différente.

Cette analyse est correcte d’un point de vue formel. Toutefois, il est indéniable que l’interdiction faite à un plaideur, sous peine de sanction, de poursuivre une action devant une juridiction déterminée a pour effet de priver celle‑ci de toute compétence pour résoudre le litige, ce qui constitue une ingérence directe dans son pouvoir juridictionnel souverain. Bien que la doctrine anglaise ait privilégié cette idée pendant un certain temps, les auteurs plus récents reconnaissent que cet argument n’est désormais plus valable  (11) , car, pour qu’un tribunal connaisse d’un litige, il faut que le demandeur intente l’action correspondante. Si ce dernier est privé de cette possibilité, il y a ingérence dans la compétence du juge étranger, puisque celui‑ci n’est autorisé ni à instruire ni à trancher l’affaire. La doctrine  (12) et la jurisprudence  (13) américaines ont reconnu que la distinction entre une injonction in personam, adressée au plaideur, et une injonction délivrée à la juridiction étrangère est sans doute artificielle.

35.     Les effets des injonctions de ne pas faire sont semblables à ceux qui résultent de l’application de la doctrine du forum non conveniens, qui permet à une juridiction de décliner sa compétence lorsque l’action a été introduite devant un for inapproprié. Les injonctions de ne pas faire, bien que s’adressant aux parties et non à la juridiction, impliquent donc elles aussi une certaine appréciation du caractère pertinent de l’introduction d’une action devant une juridiction déterminée. Toutefois, sauf quelques exceptions dénuées d’intérêt en l’espèce, la convention de Bruxelles n’autorise pas le contrôle de la compétence d’un tribunal par une juridiction d’un autre État contractant  (14) .

36.     En outre, bien que le système de reconnaissance mutuelle des décisions adoptées par les États contractants prévu à l’article 26 de ladite convention, qui ne nécessite le recours à aucune procédure, envisage une exception relative à l’ordre public (article 27, point 1), il exclut expressément du champ d’application de cette dernière la compétence (article 28), de sorte que l’on pourrait en arriver à la situation paradoxale dans laquelle le juge ayant délivré une «anti-suit injunction» serait tenu d’accorder l’exequatur d’un jugement prononcé en dépit de son interdiction expresse. Le juge anglais doit, à un moment ou à un autre, contrôler la compétence du tribunal étranger avant d’émettre une injonction, ce qui va clairement à l’encontre de la lettre, de l’esprit et de l’objectif de la convention de Bruxelles.

37.     Enfin, il est soutenu que les injonctions de ne pas faire sont des mesures de nature procédurale, domaine non couvert par l’accord international en question. Elles constitueraient des instruments semblables à des mesures provisoires ou conservatoires, dont la compatibilité avec le système européen ne fait aucun doute.

Il est vrai que la convention de Bruxelles ne prévoit pratiquement aucune règle en matière d’organisation des procédures. Partant, les États contractants jouissent de la liberté d’organiser celles qui sont engagées devant leurs juridictions. Ils doivent toutefois s’assurer que les dispositions ainsi adoptées ne contreviennent pas à la philosophie de ce texte. En d’autres termes, l’autonomie normative dont disposent les États en matière procédurale trouve ses limites dans le respect du régime général de ladite convention  (15) .

Conclusion

38.     Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, j’invite la Cour à répondre comme suit à la question posée par la House of Lords:

«La convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que les juridictions d’un État contractant puissent prononcer des injonctions à l’encontre de plaideurs afin que ces derniers s’abstiennent d’engager ou de poursuivre des procédures devant des juridictions d’autres États contractants.»


1
Langue originale: l'espagnol.


2
Convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la «convention de Bruxelles»). Publiée, dans la version consolidée qui nous intéresse ici, au JO 1990, C 189, p. 2.


3
Haute juridiction compétente pour adopter des injonctions (voir point 11 ci-après).


4
Arrêt du 17 novembre 1998 (C 391/95, Rec. p. I-7091).


5
Elle l’est également pour la majorité de la doctrine autorisée. Voir Dohm, C., Die Einrede ausländischer Rechtshängigkeit im deutschen internationalen Zivilprozeßrecht, Berlin, 1996, p. 207; Jasper, D., Forum Shopping in England und Deutschland, Berlin, 1990, p. 90, ainsi que Jayme, E., et Kohler, C., «Europäisches Kollisionsrecht 1994: Quellenpluralismus und offene Kontraste», Praxis des internationalen Privat und Verfahrensrechts (IPrax), 1994, p. 405, en particulier p. 412.


6
À titre d’exemple, le seizième considérant du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), déclare que la «confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure». Le dix‑septième considérant ajoute que «[c]ette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non‑exécution prévus par le présent règlement».


7
Situation qui serait également contraire au droit subjectif de détermination de la juridiction qu’un plaideur peut tirer de la convention de Bruxelles. Voir, en ce sens, Kropholler, J., Europäisches Zivilprozeßrecht, 7e éd., Heidelberg, 2002, p. 345, 396 et suiv.


8
Muir‑Watt, H., «Des conceptions divergentes du droit fondamental d’accéder à la justice dans l’espace conventionnel européen», Revue générale des procédures, n° 4, octobre/décembre 1999, p. 761.


9
Voir, dans le même sens, Hau, W., «Zum Verhältnis von Art. 21 zu Art. 22 EuGVÜ», IPrax, 1996, p. 44, en particulier p. 48, et Hartley, T. C., «Antisuit Injunctions and the Brussels Jurisdiction and Judgments Convention», International and Comparative Law Quarterly, janvier 2000, vol. 49, partie I, p. 171, qui, tout en défendant ardemment ces injonctions, reconnaît expressément que les règles de la convention de Bruxelles comportent leur propre mécanisme d’application, dont les mesures en cause ne font pas partie.


10
Voir Hartley, T. C., «Comity and the Use of Antisuit Injunctions in International Litigation», American Journal of Comparative Law, vol. 35, été 1987, p. 496 et suiv.


11
Jackson, D. C., Enforcement of Maritime Claims, LLP, 3e éd., 2000, admet que «[i]t is, however, now recognised that it does reflect indirect interference in the power of the relevant foreign court».


12
Bermann, G. A., «The Use of Antisuit Injunction in International Litigation», Columbia Journal of Transnational Law, vol. 28, 1990, p. 630 et 631.


13
Dans l’affaire Peck v. Jennes, 48 U.S. (7 How.), p. 612, 624 et 625, citée par Collins, L., Essays in International Litigation on the Conflict of Laws, Clarendon Press, 1994, p. 112, on peut lire que, «[...] as the Supreme Court held over a century ago, there is no difference between addressing an injunction to the parties and addressing it to the foreign court itself».


14
Arrêt du 27 juin 1991, Overseas Union Insurance e.a. (C‑351/89, Rec. p. I-3317, point 24).


15
Arrêt du 15 mai 1990, Hagen (C‑365/88, Rec. p. I-1845, point 20).