Language of document : ECLI:EU:C:2022:481

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GIOVANNI PITRUZZELLA

présentées le 16 juin 2022 (1)

Affaire C175/21

Harman International Industries, Inc.

contre

AB SA

[demande de décision préjudicielle présentée par le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Articles 34 et 36 TFUE – Libre circulation des marchandises – Marque de l’Union européenne – Règlement (UE) 2017/1001 – Article 15 – Épuisement du droit conféré par la marque de l’Union européenne – Charge de la preuve – Protection juridictionnelle effective »






1.        Dans le cadre d’une action introduite par le titulaire de la marque pour bloquer la distribution de produits non autorisés, comment trouver le point d’équilibre entre la protection du titulaire de la marque et celle du distributeur des produits qui excipe de l’épuisement de la marque ? Le consentement du titulaire de la marque à la mise sur le marché des produits dans l’Espace économique européen (ci-après l’« EEE ») peut-il être implicite ? La formulation générale du dispositif de la décision de justice et le renvoi à la phase d’exécution de la détermination des produits mis sur le marché dans l’EEE sont-ils compatibles avec le principe de protection juridictionnelle effective ? Comment la charge de la preuve est-elle répartie ?

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

2.        Conformément à l’article 9 du règlement (UE) 2017/1001 (2):

« 1.      L’enregistrement d’une marque de l’Union européenne confère à son titulaire un droit exclusif.

[...]

3.      Il peut notamment être interdit [...] :

[...]

b)      d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ;

c)      d’importer ou d’exporter les produits sous le signe ;

[...] ».

3.        Selon l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2017/1001 :

« Une marque de l’Union européenne ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis sur le marché dans l’espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement. »

4.        L’article 129 du règlement 2017/1001, intitulé « Droit applicable », dispose en son paragraphe 3 :

« À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, le tribunal des marques de l’Union européenne applique les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé. »

5.        L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48/CE (3) prévoit :

« Les mesures, procédures et réparations doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif. »

B.      Le droit polonais

6.        L’article 325 de l’ustawa z dnia 17 listopada 1964 roku Kodeks postępowania cywilnego (loi portant code de procédure civile) du 17 novembre 1964, texte consolidé, tel que modifié (Dziennik Ustaw de 2019, position 1460) (ci-après le « code de procédure civile »), dispose :

« Le dispositif du jugement doit contenir la dénomination du tribunal, le nom des juges, du greffier et du procureur, si celui-ci est intervenu dans l’affaire, la date et le lieu de l’audience et du prononcé du jugement, le nom des parties et l’indication de l’objet de l’affaire, ainsi que la décision du tribunal sur les demandes des parties. »

7.        Selon l’article 758 du code de procédure civile, les sądy rejonowe (tribunaux d’arrondissement, Pologne) ainsi que les huissiers de justice rattachés à ces tribunaux sont compétents en matière d’exécution forcée.

8.        Selon l’article 767, paragraphes 1 et 2, de ce code :

« 1.      Sauf disposition contraire de la loi, les actes d’huissier peuvent faire l’objet d’un recours porté devant le sąd rejonowy (tribunal d’arrondissement). Un recours est également possible contre l’omission d’un acte par l’huissier. Le recours est examiné par le tribunal du ressort du siège de l’étude de l’huissier.

[...]

2.      Le recours peut être introduit par une partie ou par une autre personne dont les droits ont été violés ou menacés par l’acte ou l’omission de l’huissier.

[...] »

9.        L’article 843 dudit code prévoit, à son paragraphe 3 :

« Dans l’acte de recours, le requérant doit exposer tous les griefs pouvant être invoqués à ce stade, sous peine de perdre le droit de s’en prévaloir dans la suite de la procédure. »

10.      L’article 1050 du même code prévoit, aux paragraphes 1 et 3 :

« 1.      Lorsqu’un débiteur est tenu d’accomplir un acte qui ne peut être accompli par une autre personne et dont l’accomplissement dépend exclusivement de sa volonté, le tribunal dans le ressort duquel cet acte doit être accompli fixe au débiteur, à la demande du créancier et après avoir entendu les parties, un délai pour accomplir cet acte sous peine d’amende s’il ne s’en acquitte pas dans le délai imparti.

[...]

3.      Lorsque le délai accordé au débiteur pour accomplir un acte a expiré sans que le débiteur s’en acquitte, le tribunal, à la demande du créancier, inflige une amende au débiteur et lui fixe en même temps un nouveau délai pour l’accomplissement de l’acte, sous peine d’une amende majorée. »

11.      L’article 1051 du code de procédure civile dispose, à son paragraphe 1 :

« Lorsque le débiteur est tenu d’une obligation de ne pas faire ou de ne pas entraver les actes du créancier, le tribunal dans le ressort duquel le débiteur n’a pas respecté son obligation le condamne à une amende, sur demande du créancier, après avoir entendu les parties et constaté que le débiteur ne s’est pas conformé à son obligation. Le tribunal procède de même en cas de nouvelle demande du créancier. »

II.    Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

12.      La société Harman International Industries, Inc. (ci-après « la requérante »), établie à Stamford (États-Unis d’Amérique), est titulaire des droits exclusifs sur les marques de l’UE enregistrées sous les numéros 001830967, 005336755, 015577621, 003191004, 003860665, 0150221652, 001782523, 005133251 et 009097494.

13.      Les produits de la requérante (matériel audiovisuel comprenant des haut‑parleurs, des écouteurs, des systèmes audio) désignés par ces marques sont distribués sur le territoire de la Pologne par une seule entité avec laquelle la requérante a conclu un accord de distribution, et par l’intermédiaire de laquelle ses produits sont vendus au client final dans des magasins d’équipements électroniques.

14.      La requérante utilise des systèmes de marquage de ses produits sur le fondement desquels la juridiction de renvoi considère qu’il n’est pas toujours possible de déterminer si le produit était destiné, par la requérante, au marché de l’EEE ou à d’autres marchés. En effet, les marquages de certains articles revêtus des marques de la requérante ne comportent aucune abréviation concernant les indications territoriales, de sorte qu’ils n’identifient pas le lieu où le produit est censé être mis sur le marché pour la première fois avec son consentement. Ainsi, certains des marquages se trouvent à la fois sur l’emballage d’exemplaires destinés à être mis sur le marché dans l’EEE et sur l’emballage d’exemplaires destinés à être mis sur le marché en dehors de l’EEE. Pour ces exemplaires, la détermination de leur marché de destination nécessite l’utilisation d’un outil informatique dont dispose la requérante et qui comprend une base de données des produits incluant, pour chaque exemplaire d’un produit, la désignation de son marché de destination.

15.      La société AB SA, dont le siège est situé à Magnice (Pologne), société défenderesse au principal (ci-après la « défenderesse »), exerce une activité commerciale de distribution de matériel électronique. La défenderesse a introduit sur le marché polonais des biens fabriqués par la requérante et désignés par les marques de l’UE de la requérante. La défenderesse a acheté les marchandises en question auprès d’un vendeur autre que le distributeur des produits sur le marché polonais avec lequel la requérante avait conclu l’accord. La défenderesse affirme avoir reçu de ce vendeur l’assurance que l’introduction des produits en question sur le marché polonais ne portait pas atteinte aux droits exclusifs de la requérante sur ses marques de l’UE, en raison de l’épuisement de ces droits, par suite de leur mise sur le marché antérieure dans l’EEE par la requérante ou avec son consentement.

16.      La requérante a introduit une action devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne), en tant que tribunal de première instance, en lui demandant d’interdire à la défenderesse de porter atteinte aux droits que lui confèrent ses marques de l’UE, en interdisant l’introduction, la mise sur le marché, l’importation, l’offre, la publicité et le stockage aux fins susmentionnées des haut-parleurs et écouteurs ainsi que de leurs emballages, désignés par l’une de ses marques de l’Union européenne, qui n’ont pas été antérieurement mis sur le marché dans l’EEE par la requérante ou avec son consentement. La requérante a également demandé au juge d’ordonner à la défenderesse de retirer du marché ou de détruire ces haut-parleurs et écouteurs ainsi que leurs emballages.

17.      La défenderesse a opposé aux demandes de la requérante le principe de l’épuisement du droit conféré par la marque de l’UE, en concentrant sa défense sur l’assurance qu’elle avait reçue du vendeur que les produits en question avaient déjà été mis sur le marché dans l’EEE.

18.      À cet égard, la juridiction de renvoi relève que les systèmes de marquage des produits de la requérante ne permettent pas de déterminer si les produits étaient destinés au marché de l’EEE ou non. De ce fait, une partie défenderesse ne serait pas en mesure de démontrer que la copie d’un produit revêtu de la marque de l’UE de la requérante a été mise sur le marché dans l’EEE par cette dernière ou avec son consentement. Certes, la partie défenderesse pourrait s’adresser à son vendeur. Toutefois, il est peu probable, poursuit la juridiction de renvoi, qu’elle parvienne à obtenir des informations utiles sur l’identité de la personne auprès de laquelle le fournisseur a obtenu les copies en question ou sur les personnes faisant partie de la chaîne de distribution des copies sur le territoire polonais, parce que les fournisseurs ne sont normalement pas disposés à révéler leurs sources d’approvisionnement afin de ne pas perdre leurs acheteurs.

19.      Dans le contexte ainsi décrit, la juridiction de renvoi relève que la pratique des juridictions polonaises consistant à utiliser, dans le dispositif des décisions faisant droit aux recours, la formulation générale évoquant « les produits portant la marque de la partie requérante qui n’ont pas été antérieurement mis sur le marché dans l’[EEE] par la partie requérante (titulaire de la marque de l’Union européenne) ou avec son consentement » génère des difficultés importantes pour exercer les droits de la défense et des incertitudes dans l’application du droit. Cette manière de rédiger le dispositif des décisions a, selon la juridiction de renvoi, comme conséquence directe l’impossibilité pratique de les exécuter sur le fondement des informations qu’elles contiennent.

20.      En effet, que la décision soit exécutée volontairement ou qu’elle soit exécutée par l’autorité chargée de l’exécution forcée, afin que celle‑ci puisse être exécutée en pratique, il est nécessaire d’obtenir des informations complémentaires, auprès du titulaire ou de la défenderesse, afin d’identifier les articles spécifiques de produits revêtus de la marque de l’Union européenne.

21.      En particulier, il faudrait la collaboration particulière de la requérante, titulaire de la marque, pour accéder à la base de données contenant les informations nécessaires à l’identification des produits.

22.      En outre, il ressort des motifs de la demande de décision préjudicielle que la pratique suivie dans l’exécution des décisions dont le dispositif est rédigé de manière générale n’est pas uniforme et varie selon la nature de la décision à mettre en œuvre et peut, dans de nombreux cas, conduire également à la saisie de produits qui circulent en l’absence de toute atteinte à un droit exclusif sur une marque. En substance, il peut arriver concrètement que la protection du droit exclusif sur une marque de l’UE soit étendue à des produits pour lesquels ce droit est épuisé.

23.      En outre, la pratique en question soulève d’autres incertitudes concernant les garanties procédurales pour les parties dans les affaires concernant la protection d’un droit exclusif conféré par une marque de l’UE. En effet, il ressort du libellé de la demande de décision préjudicielle qu’il est très difficile pour la partie défenderesse de prouver, dans le cadre d’un litige, qu’un exemplaire particulier du produit a été mis sur le marché dans l’EEE par la requérante ou avec son consentement.

24.      Comme l’indique la juridiction de renvoi, les dispositions du droit polonais prévoient que les voies de recours dont dispose le débiteur dans le cadre d’une procédure conservatoire et d’une procédure d’exécution, à savoir le recours contre un acte d’huissier et le recours en opposition à l’exécution forcée, ne permettraient pas de contester efficacement la manière dont la décision a été exécutée par l’autorité d’exécution, c’est-à-dire d’identifier efficacement les copies qui doivent être exclues de l’exécution forcée.

25.      Pour toutes ces raisons, la juridiction de renvoi doute de la compatibilité de cette pratique des juridictions polonaises avec les principes de la libre circulation des marchandises et de l’épuisement du droit conféré par la marque de l’UE ainsi qu’avec l’obligation pour les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective.

26.      Dans ces circonstances, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Convient-il d’interpréter l’article 36, deuxième phrase, TFUE, lu en combinaison avec l’article 15, paragraphe 1, du règlement [2017/1001] ainsi qu’avec l’article 19, paragraphe 1, deuxième phrase, [TUE], en ce sens que ces dispositions s’opposent à la pratique de juridictions nationales des États membres selon laquelle lesdites juridictions :

–        lorsqu’elles font droit aux demandes du titulaire d’une marque de l’Union européenne tendant à faire interdire l’introduction, la mise sur le marché, l’offre, l’importation, la publicité de produits désignés par sa marque, à faire ordonner le retrait du marché ou la destruction de ces produits,

–        lorsqu’elles statuent, dans le cadre d’une procédure à caractère conservatoire relative à la saisie de produits désignés par une marque de l’Union européenne,

font référence, dans leurs décisions, aux “articles qui n’ont pas été mis sur le marché dans l’[EEE] par le titulaire de la marque ou avec son consentement”, avec pour conséquence que le soin de déterminer quels sont les articles revêtus de la marque de l’Union européenne qui sont concernés par les injonctions et les interdictions ordonnées (c’est-à-dire quels sont les articles qui n’ont pas été mis sur le marché dans l’[EEE] par le titulaire de la marque ou avec son consentement) est laissé, compte tenu de la formulation générale de la décision, à l’autorité en charge de l’exécution forcée, laquelle se fonde, aux fins de cette détermination, sur les déclarations du titulaire de la marque ou bien sur les outils fournis par celui-ci (dont ses outils informatiques et ses bases de données), étant précisé que la possibilité de contester, devant le juge du fond, la détermination opérée par l’autorité en charge de l’exécution forcée est exclue ou limitée par la nature des voies de recours dont dispose la partie défenderesse dans le cadre d’une procédure conservatoire et d’une procédure d’exécution ? »

III. Analyse juridique

A.      Observations liminaires

27.      Par l’unique question préjudicielle, portant sur le degré de précision requis dans la formulation du dispositif d’une décision de justice en matière d’épuisement du droit de marque visé à l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2017/1001, la juridiction de renvoi émet des doutes en ce qui concerne tant la garantie de la libre circulation des marchandises que la protection juridictionnelle effective du distributeur, lequel est attaqué par le titulaire d’une marque de l’Union en raison de la mise sur le marché dans l’EEE prétendument irrégulière de produits protégés par le droit de marque.

28.      Plus précisément, la juridiction nationale est d’avis que la formulation générale du dispositif émanant de l’autorité judiciaire dans la procédure au fond aurait pour effet de rendre excessivement difficile la défense du distributeur des produits qui est la partie défenderesse au principal. Cela soulèverait le problème de la répartition de la charge de preuve dans le cadre de l’instance, en particulier lors de la phase d’exécution, notamment en raison du système procédural particulier de l’État membre qui, en soumettant la partie défenderesse à des conditions strictes pour former une procédure d’opposition, ne serait pas, selon la juridiction de renvoi, apte à offrir une protection effective à cette dernière.

29.      La requérante, la défenderesse, le gouvernement polonais ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites.

30.      La requérante estime qu’il convient de répondre par la négative à la question préjudicielle au motif que toute autre solution serait contraire à la règle de l’épuisement des droits de la marque. En particulier, elle ne conteste pas seulement la description des faits et l’interprétation de la législation polonaise exposées par la juridiction de renvoi, mais estime aussi que, si les solutions suggérées par cette dernière étaient retenues – notamment l’imposition au titulaire de la marque de l’obligation d’indiquer avec précision sur les produits « les marques ou les numéros de série » –, cela créerait une discrimination à l’égard des opérateurs dont la marque a été violée, une telle obligation n’étant prévue ni par le droit de l’Union ni par le droit national.

31.      La requérante conteste également le fait que Harman ne disposerait que d’un seul distributeur de ses produits sur le marché polonais et considère par conséquent qu’un renversement de la charge de la preuve ne saurait être admis, conformément à ce que prévoit l’arrêt Van Doren + Q (4), dans la mesure où – en dehors des cas de distribution exclusive – la charge de prouver l’existence du consentement à la mise dans le commerce des biens en dehors de l’EEE incombe à la partie défenderesse.

32.      Au contraire, la défenderesse, le gouvernement polonais et la Commission sont d’avis que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative.

33.      La défenderesse et le gouvernement polonais sont d’accord avec la présentation des faits de la juridiction de renvoi. En particulier, la défenderesse estime que toute décision rendue par une juridiction devrait permettre au défendeur de l’exécuter volontairement sans recourir à des informations contenues dans les bases de données de la requérante, qui ne lui sont pas accessibles. Ce problème pratique pourrait, selon elle, être résolu par l’instauration d’un système uniforme de marquage comportant l’obligation d’indiquer le marché de destination sur les copies des produits.

34.      Selon le gouvernement polonais, étant donné que les règles traditionnelles de répartition de la charge de la preuve dans les procédures en violation d’un droit exclusif de marque pourraient, dans certains cas, conduire à une restriction de fait de la libre circulation des marchandises, il pourrait être justifié de l’adapter en application des principes énoncés dans l’arrêt Van Doren + Q. En particulier, le gouvernement polonais estime que le respect des principes précités n’est possible que si la procédure probatoire est menée entièrement par le juge du fond.

35.      Au contraire, la Commission – bien que favorable à la possibilité de faire peser sur le titulaire du droit de marque la charge de la preuve du consentement à la mise dans le commerce des marchandises en dehors de l’EEE – estime que le droit de l’Union ne s’oppose pas, en principe, à la possibilité de laisser à l’autorité d’exécution le soin de déterminer les articles revêtus de la marque de l’Union qui sont frappés d’injonctions et d’interdictions prononcées par une juridiction. Toutefois, elle ajoute qu’une telle solution présuppose, conformément au principe de protection juridictionnelle effective, que le défendeur dans le cadre d’une procédure à caractère conservatoire et d’une procédure d’exécution forcée dispose de tous les moyens nécessaires pour protéger son droit en justice.

36.      Il ressort des indications figurant dans le dossier que l’affaire au principal concerne, en particulier, l’importation parallèle de produits « mixtes », c’est-à-dire des produits pour lesquels les droits exclusifs du titulaire sont épuisés et qui peuvent circuler librement dans l’EEE, et des produits destinés à être commercialisés en dehors de l’EEE, dont la commercialisation dans l’EEE viole les droits du titulaire.

37.      En l’occurrence, la juridiction de renvoi fait valoir que, au moment de la saisie, il est très difficile de distinguer les deux groupes de produits, raison pour laquelle, très souvent, les seules informations fiables pour déterminer le lieu où les produits ont été mis sur le marché proviennent du titulaire de la marque.

38.      La formulation générale du dispositif, qui ne fait que reproduire la disposition de l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2017/1001, conduit en fait à reporter la détermination du lieu où les marchandises ont été mises sur le marché au moment de l’exécution. Le renvoi au stade de l’exécution serait problématique, car, selon la décision de renvoi, le droit polonais limiterait sensiblement les droits procéduraux de la partie défenderesse au stade de l’exécution forcée, notamment en raison de l’implication nécessaire du titulaire du droit de la marque de l’Union. La nécessaire coopération de la requérante titulaire de la marque ne permettrait pas au défendeur-distributeur des produits de défendre sa position en justice de manière efficace et autonome.

39.      Je concentrerai mon analyse sur deux questions qui me paraissent essentielles pour répondre à la question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi : le principe de l’épuisement des droits de marque au regard du régime relatif à la libre circulation des marchandises, et l’effectivité de la protection juridictionnelle du défendeur-distributeur des produits dans le cadre de la même procédure tant au regard de la formulation générale du dispositif que de la répartition de la charge de la preuve.

B.      L’épuisement du droit de marque de l’Union européenne et la libre circulation des marchandises : la notion de « consentement »

40.      Comme on le sait, la disposition de l’article 15, paragraphe 1, du règlement (UE) 2017/1001 a codifié (5) le principe de l’épuisement de la marque, en vertu duquel le titulaire d’un droit de protection sur un signe, après avoir commercialisé, directement ou en tout cas avec son consentement, un produit couvert par sa marque, ne peut plus se prévaloir de droits attachés à la marque afin d’empêcher la vente ultérieure de ces produits.

41.      Cette disposition reprend, en des termes substantiellement identiques, l’article 7 de la directive 89/104/CEE (6) qui a codifié la jurisprudence relative au principe de l’épuisement en matière de marques, tout comme l’article 13 du règlement (CE) no 40/94 (7) a codifié celle qui est relative à la marque communautaire. La directive 89/104 a été abrogée par la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques, laquelle a elle-même été abrogée par la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques (8). En revanche, le règlement no 40/94 a été abrogé par le règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque communautaire (9), qui a, à son tour, été abrogé par le règlement 2017/1001. Si le libellé de l’article 15 du règlement 2017/1001 – ainsi que celui de l’article 15 de la directive 2015/2436 – diffère en partie des dispositions abrogées au fil du temps, on peut considérer que les interprétations livrées par la Cour sur les textes antérieurs sont toujours d’actualité eu égard au fait que les deux dispositions poursuivent le même objectif de mise en balance des droits de la marque avec la protection de la libre circulation des marchandises dans le marché intérieur.

42.      Le fondement de l’institution réside dans l’attribution au titulaire du pouvoir de contrôler uniquement la première mise dans le commerce des produits revêtus de la marque sur le marché concerné sans créer d’obstacles ou de restrictions à la circulation ultérieure des biens protégés qui seraient incompatibles avec le principe de la liberté du commerce (10).

43.      En effet, cette disposition doit être lue et interprétée à la lumière de l’article 36 TFUE (11), en tenant également compte du fait qu’elle assure une harmonisation complète (12) des règles relatives à l’épuisement des droits de marque par la codification d’une grande partie de la jurisprudence de la Cour en matière de libre circulation des marchandises (13).

44.      Par conséquent, l’application de la disposition de l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2017/1001 ne saurait aucunement avoir pour effet de légitimer ou de justifier des entraves à la liberté de circulation des marchandises et, en fait, de recréer des barrières entre États et des frontières douanières qui ont été supprimées avec le marché commun (14), ni de réduire les garanties procédurales pour les parties dans les affaires concernant la protection d’un droit exclusif conféré par une marque de l’Union européenne.

45.      À la lumière de ces considérations, il convient d’apprécier, comme le suggère la juridiction de renvoi, si la pratique des juridictions polonaises consistant à formuler de manière générale le dispositif de la décision, associée au fait que la distinction entre les catégories de produits ne semble pouvoir être faite que sur le fondement des informations et des bases de données détenues par la requérante, est susceptible de constituer un moyen de discrimination ou une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres au sens de l’article 36 TFUE.

46.      En effet, d’après le cadre dressé par la juridiction de renvoi, cette pratique pourrait, fût-ce de manière indirecte, maintenir de telles restrictions et étendre la protection du droit exclusif d’une marque de l’Union européenne à des produits pour lesquels ce droit est épuisé.

47.      La Cour a itérativement jugé que l’article 36 TFUE (15), et donc l’interdiction des restrictions d’importation et des mesures d’effet équivalent, peut admettre des dérogations pour des motifs de protection des droits de propriété industrielle et commerciale. Toutefois, l’interdiction affectant l’exercice des droits et non leur existence, l’exception est admise dans la mesure où les dérogations « sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l’objet spécifique » (16) du droit de propriété (17).

48.      Le titulaire de la marque doit procéder lui-même (18), ou consentir, à la mise sur le marché de chaque produit revêtu de sa marque (19). L’équivalence entre les deux hypothèses – la mise dans le commerce des biens revêtus de la marque par le titulaire ou avec son consentement – a toujours été affirmée depuis les premiers arrêts énonçant le principe de l’épuisement (20).

49.      Ainsi, l’existence du consentement représente un élément déterminant pour comprendre quand la protection du droit de propriété intellectuelle doit céder devant le principe de la libre circulation des marchandises.

50.      En ce qui concerne la définition du consentement, l’arrêt Ideal-Standard (21) a fourni des indications importantes en précisant que celui-ci ne pouvait jamais être implicite.

51.      Dans l’arrêt Sebago et Maison Dubois, la Cour, se référant à la directive 89/104, a précisé que, « pour qu’il y ait consentement au sens de l’article 7, paragraphe 1, [...] celui-ci doit porter sur chaque exemplaire du produit pour lequel l’épuisement est invoqué » (22).

52.      Dans les affaires jointes Davidoff et Levi Strauss (23), ayant pour objet la directive 89/104, la Cour a jugé que la définition des caractéristiques du consentement à la mise dans le commerce dans l’EEE, au sens de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, ne devait pas relever des législations nationales, sous peine de créer une protection variable en fonction de la loi concernée.

53.      Quant à la possibilité d’un consentement « non exprès », la Cour a précisé que devrait être déterminé le mode d’expression du consentement du titulaire de la marque à une mise dans le commerce dans l’EEE, lequel doit être exprimé d’une manière qui traduise de façon certaine une volonté de renoncer à ce droit, mais elle n’a pas exclu que cette volonté « puisse résulter d’une manière implicite d’éléments et de circonstances antérieurs, concomitants ou postérieurs à la mise dans le commerce en dehors de l’EEE » (24).

54.      En effet, un consentement implicite à une mise dans le commerce ne saurait résulter d’un simple silence du titulaire de la marque ni du fait que le titulaire n’a pas communiqué son opposition à l’importation dans l’EEE à tous les acquéreurs successifs des produits ou qu’il n’a pas indiqué d’interdiction sur ceux-ci, ou qu’il n’a pas imposé de réserves contractuelles lors de la vente des marchandises (25).

55.      Ainsi, dans certaines conditions spécifiques, le consentement peut exceptionnellement résulter également de comportements implicites du titulaire des droits de marque, même s’il est rappelé que la règle est celle du consentement exprès.

56.      Qui doit apporter la preuve de ce consentement, exprès ou tacite, dans le cadre d’une procédure éventuelle ? Quel type de constatations le juge doit-il faire pour déterminer les produits mis sur le marché qui sont encore couverts par la protection de la marque et ceux qui ne le sont pas ? Ces constatations doivent-elles nécessairement être faites lors de l’examen au fond ou peuvent-elles également être effectuées au stade de l’exécution ?

57.      Ce sont ces deux aspects mis en lumière dans la demande de décision préjudicielle qui, bien qu’ayant une autonomie conceptuelle, trouvent leur origine dans la pratique de la formulation générale du dispositif par les juridictions polonaises, et soulèvent une question juridique commune, à savoir celle de la protection juridictionnelle effective du défendeur-distributeur de produits qui excipe, dans le cadre d’une action en protection de la marque, de l’épuisement du droit.

58.      En effet, la juridiction de renvoi demande à la Cour de déterminer si la pratique des juridictions polonaises consistant à adopter une formulation générale dans le dispositif des décisions relatives à la violation des droits de marque à la suite d’importations parallèles est conforme aux principes fondamentaux de la libre circulation des marchandises et de la protection juridictionnelle effective. En particulier, la juridiction relève que la référence, dans les motifs et le dispositif de la décision, aux « produits qui n’ont pas été antérieurement mis sur le marché dans l’Espace économique européen par le titulaire ou avec son consentement » peut, selon les circonstances, ne pas être appropriée ni suffisamment précise.

59.      Selon la juridiction de renvoi, la conséquence de cette pratique de rédaction du dispositif des décisions de justice entraîne une impossibilité matérielle d’exécution en ce que celles-ci ne contiennent pas les informations nécessaires pour être exécutées. En effet, que la décision soit exécutée volontairement ou qu’elle soit exécutée par l’autorité d’exécution, des informations supplémentaires sont, en tout état de cause, nécessaires pour identifier les produits concernés par la décision.

60.      Toujours selon la juridiction de renvoi, seul le titulaire de la marque pourrait indiquer la destination des biens en cause et la partie défenderesse se trouverait, dès lors, dans l’impossibilité de contester ces constatations, que ce soit lors de la phase conservatoire ou lors de la phase d’exécution, puisqu’il n’aurait pas accès aux informations.

61.      Dans le contexte qui vient d’être décrit se pose la question de la compatibilité du droit polonais avec les principes énoncés à l’article 19, paragraphe 1, TUE et à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») : le défendeur-distributeur peut-il espérer bénéficier, dans l’État membre, d’une protection juridictionnelle effective ?

C.      Protection juridictionnelle effective et autonomie procédurale des États membres

62.      En vertu de l’article 19, paragraphe 1, TUE, la protection juridictionnelle effective doit être assurée aux justiciables dans les domaines couverts par le droit de l’Union, par des voies de recours appropriées mises en place par les États membres (26).

63.      Le principe de protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, auquel se réfère cette disposition, « constitue un principe général du droit de l’Union qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres, qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et qui est à présent affirmé à l’article 47 de la Charte » (27).

64.      Comme on le sait, l’article 47 de la Charte énonce, à son premier alinéa, que toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif dans le respect des conditions prévues au présent article. À ce droit correspond l’obligation faite aux États membres, à l’article 19, paragraphe 1, TUE, d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union.

65.      Ainsi qu’il résulte de la jurisprudence constante de la Cour, le droit à un recours effectif est invocable sur le seul fondement de l’article 47 de la Charte, sans que le contenu de celui-ci doive être précisé par d’autres dispositions du droit de l’Union ou par des dispositions du droit interne des États membres (28).

66.      Il découle ensuite de la jurisprudence de la Cour que le contenu essentiel du droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte inclut, entre autres éléments, celui consistant, pour la personne titulaire de ce droit, à pouvoir accéder à un tribunal compétent pour assurer le respect des droits que le droit de l’Union lui garantit et, à cette fin, pour examiner toutes les questions de droit et de fait pertinentes pour résoudre le litige dont il se trouve saisi (29).

67.      Toutefois, il incombe à l’État membre, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, de se prononcer sur les modalités procédurales des voies de recours à établir au profit des justiciables, à condition que ces modalités, dans les situations relevant du droit de l’Union, « ne soient pas [...] moins favorables que dans des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) » (30).

68.      Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, le principe d’équivalence « suppose que la règle nationale en cause s’applique indifféremment aux recours fondés sur les droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et à ceux fondés sur la méconnaissance du droit interne ayant un objet et une cause semblables » (31). Par conséquent, le respect de ce principe implique un traitement égal des recours fondés sur une violation du droit de l’Union et de ceux, similaires, fondés sur une violation du droit national (32).

69.      En revanche, le principe d’effectivité exige que, même en application du principe de l’autonomie procédurale, les modalités procédurales ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’Union (33).

70.      Cependant, « le droit de l’Union n’a pas pour effet de contraindre les États membres à instituer des voies de droit autres que celles établies par le droit interne, à moins, toutefois, qu’il ne ressorte de l’économie de l’ordre juridique national en cause qu’il n’existe aucune voie de recours juridictionnelle permettant, fût-ce de manière incidente, d’assurer le respect des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, ou que la seule voie d’accès à un juge revient à contraindre les justiciables d’enfreindre le droit » (34).

71.      Il convient de tirer de la mise en balance entre le principe de protection juridictionnelle effective et celui de l’autonomie procédurale des États membres les indications permettant de déterminer si l’interprétation exposée par la juridiction de renvoi s’oppose aux principes susmentionnés du droit de l’Union.

1.      Formulation générale du dispositif dans les décisions rendues en matière de protection de la marque

72.      La question de la bonne formulation du dispositif et des protections mises en place dans la décision relative à la protection de la marque est, en principe, régie par le droit procédural national. En effet, aux termes de l’article 129, paragraphe 3, du règlement 2017/1001, le tribunal des marques applique les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé, sous réserve que les principes d’équivalence et d’effectivité soient respectés et que le droit fondamental à une protection juridictionnelle effective, au sens de l’article 47 de la Charte, soit garanti (35).

73.      Ainsi que l’a observé la Commission (36), une formulation précise du dispositif et une motivation appropriée du jugement sont nécessaires pour assurer une protection effective des droits découlant de l’ordre juridique de l’Union, même si cela n’exclut pas que l’autorité en charge de l’exécution forcée puisse avoir à déterminer quels articles portant la marque de l’Union sont frappés d’injonctions et d’interdictions, pour autant que les voies de recours prévues par le droit national permettent de contester ces décisions devant une juridiction.

74.      D’après l’exposé de la juridiction de renvoi, il semble que la partie défenderesse n’ait pas la possibilité de se conformer volontairement aux injonctions et aux interdictions contenues dans une décision dont la formulation est générale et qu’elle soit dès lors automatiquement exposée à des procédures d’exécution forcée, en disposant par ailleurs de voies de recours limitées.

75.      Dans ce contexte, une solution pourrait consister, comme la juridiction nationale semble le suggérer, dans l’imposition d’une obligation d’indiquer ex ante, sur les produits, leur marché de destination.

76.      Or, à mon sens, cette simple constatation concernant les difficultés éprouvées par la défenderesse à obtenir des informations sur le fournisseur initial ne saurait constituer le fondement juridique justifiant de faire peser une obligation de ce genre sur le titulaire. En effet, il n’existe pas, dans le droit de l’Union, d’éléments textuels, d’interprétation téléologique ou contextuels pouvant conduire à une telle solution.

77.      Dès lors, je ne pense pas qu’il y ait de place pour imposer une obligation d’indiquer sur les produits leur affectation qui, outre les charges supplémentaires qu’elle induirait pour le titulaire, pourrait ne pas être décisive. En effet, on ne saurait exclure que la destination réelle du produit soit, dans la pratique, différente de celle qui est indiquée, et qu’une telle obligation puisse dès lors compliquer le transfert de la distribution d’un produit donné d’un marché à l’autre, ce qui restreindrait en substance la libre circulation des marchandises prévue à l’article 36 TFUE. En outre, une telle obligation, qui ferait par ailleurs peser des charges financières supplémentaires sur les titulaires du droit de marque, pourrait avoir pour effet éventuel la diffusion de pratiques d’importation illicites.

78.      Toutefois, pour que le droit à un recours effectif soit respecté, il y a lieu de veiller à ce qu’une juridiction puisse examiner la question de savoir quels produits ont été commercialisés dans le marché intérieur et quels produits ne l’ont pas été.

79.      Il serait préférable que cette vérification soit faite dans le cadre de la procédure au fond, car le résultat de ces constatations figurerait alors dans le dispositif de l’arrêt.

80.      L’identification des produits dans la décision rendue par le juge du fond serait le résultat d’une interprétation conforme au droit de l’Union et apte, dès lors, à garantir le plein respect des principes rappelés ci-dessus pour une protection juridictionnelle effective.

81.      Si cela n’est pas possible, comme cela semble ressortir de l’exposé de la juridiction de renvoi, car cela supposerait l’indication préalable, par le titulaire de la marque, de la destination finale des produits, cette constatation pourrait être également reportée au moment de l’exécution, à condition que le défendeur puisse, à cette occasion, recourir aux instruments procéduraux permettant d’obtenir d’« un juge » qu’il se prononce sur la question factuelle pertinente pour résoudre le litige dont il est saisi, c’est-à-dire sur l’identification précise des produits mis sur le marché dans l’EEE et protégés par la marque.

82.      Enfin, l’appréciation générale du caractère approprié du système procédural national ne devrait pas omettre la prise en compte de l’existence éventuelle d’un système de responsabilité civile pour les saisies injustifiées qui pourrait, d’une part, être considéré comme une réparation satisfaisante du préjudice subi en cas de saisie illégale, même s’il constitue une mesure de protection ex post, et, d’autre part, avoir un effet dissuasif sur le titulaire du droit qui ne serait donc incité à introduire des demandes de mesures conservatoires que lorsque l’origine illégale des produits est évidente. En effet, comme la requérante l’a rappelé dans ses observations (37), il existe déjà des exemples de législations nationales européennes prévoyant une procédure interne qui reprend le schéma susvisé visant à mettre en balance l’objectif de libre circulation des marchandises et la lutte contre les infractions.

83.      Toutes les appréciations du cas d’espèce incombent, bien entendu, au juge national qui devra donc vérifier si, à la lumière des principes du droit de l’Union exposés dans les considérations qui précèdent, le droit procédural national reconnaît concrètement au défendeur, dans une affaire en matière de protection de la marque de l’Union européenne, le droit à une protection juridictionnelle complète.

2.      La charge de la preuve du consentement du titulaire de la marque

84.      En vertu de la règle générale, la charge de la preuve du consentement du titulaire du droit de marque incombe à la partie qui invoque le consentement. La Cour a itérativement rappelé que la charge de la preuve du consentement du titulaire de la marque incombait à la partie invoquant ce consentement (38).

85.      Toutefois, il peut arriver qu’un aménagement de cette règle s’impose. En effet, comme cela a été jugé dans l’arrêt Van Doren + Q, la preuve du respect des conditions de l’épuisement du droit de marque incombe au titulaire si l’application de la règle générale – à savoir la preuve incombant au défendeur – peut avoir pour effet de permettre au titulaire du droit de cloisonner les marchés nationaux (39), risque qui, comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt précité, existe « dans des situations dans lesquelles [...] le titulaire de la marque commercialise ses produits dans l’EEE au moyen d’un système de distribution exclusive » (40).

86.      En effet, si le défendeur n’est pas en mesure d’obtenir les informations nécessaires pour déterminer si le produit en question était destiné à être mis sur le marché de l’EEE par le titulaire de la marque de l’Union européenne, cela pourrait générer des effets négatifs tels que la fragmentation du marché intérieur. Par conséquent, dans de tels cas, la charge de la preuve pourrait être renversée, avec pour effet qu’il incomberait « au titulaire de la marque d’établir que les produits ont été initialement mis dans le commerce par lui-même ou avec son consentement en dehors de l’EEE. Si cette preuve [était] apportée, il incombe[rait] alors au tiers d’établir l’existence d’un consentement du titulaire à la commercialisation ultérieure des produits dans l’EEE » (41).

87.      La démonstration que le titulaire de la marque utilise un système de distribution exclusive est, dès lors, une condition suffisante pour renverser la charge de la preuve dans les conditions précitées.

88.      Toutefois, le point de savoir si ce critère est rempli en l’espèce ne ressort pas clairement des éléments fournis par la juridiction de renvoi : la requérante nie au contraire toute utilisation d’un système de distribution exclusive, même si elle affirme qu’un seul opérateur a le statut de distributeur agréé sur le territoire polonais, et qu’en dehors du réseau de distribution co-créé par Harman, il existe de nombreux autres opérateurs qui distribuent les produits d’Harman en Pologne, étant précisé que la défenderesse aurait elle-même rempli ce rôle (42).

89.      Il appartiendra donc au juge national de vérifier si, dans le présent litige, la distribution par la requérante peut être considérée comme exclusive. Le cas échéant, la charge de la preuve pourrait être renversée en application de l’arrêt Van Doren + Q, ce qui obligerait donc la requérante titulaire de la marque à apporter la preuve du non‑épuisement du droit.

90.      Dans l’hypothèse où l’existence d’une distribution exclusive ne serait pas établie, on pourrait envisager un aménagement des règles traditionnelles en matière de preuve dans les procédures en violation d’un droit exclusif en fonction des circonstances spécifiques relatives à la commercialisation des biens. Si les biens en cause ne revêtent aucune indication mentionnant le marché de leur première commercialisation, le juge, après avoir établi qu’il n’existe pas de moyen pratique permettant de surmonter cette difficulté probatoire, procédera à l’adaptation de la charge de la preuve, dans le respect du principe de protection juridictionnelle effective précité.

91.      Les constatations auxquelles la juridiction nationale devra procéder visent à vérifier que la partie défenderesse n’est pas confrontée à une « preuve diabolique » parce que les éléments de fait susceptibles de démontrer l’épuisement du droit de marque sont totalement hors de son champ d’influence et de connaissance.

92.      J’observe, cependant, que la simple constatation des difficultés que la partie défenderesse éprouve à obtenir des informations auprès de son propre fournisseur ne saurait constituer le seul élément qui justifie l’adaptation des exigences probatoires.

93.      Dans l’hypothèse où la distribution exclusive par le titulaire de la marque n’est pas établie, l’adaptation des exigences probatoires relatives à l’épuisement du droit de marque ne devrait être envisagée qu’en cas d’impossibilité pratique pour la partie défenderesse d’apporter la preuve que le droit qu’elle invoque est fondé.

IV.    Conclusion

94.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne) de la manière suivante :

L’article 15, paragraphe 1, du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 36, deuxième phrase, TFUE, ainsi qu’avec l’article 19, paragraphe 1, TUE et avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens que le droit de l’Union ne s’oppose pas à la pratique selon laquelle, dans le cadre d’une action en matière de protection de la marque de l’Union européenne, le juge utilise une formulation générale dans le dispositif de la décision, laissant ainsi à l’autorité en charge de l’exécution forcée le soin de déterminer les produits faisant l’objet de la décision. Tel est le cas à la condition que, dans le cadre de l’exécution forcée, il soit permis à la partie défenderesse de contester la détermination des produits mis sur le marché et qu’une juridiction puisse examiner et décider quels produits ont été effectivement mis sur le marché dans l’EEE avec le consentement du titulaire de la marque. Lorsque, dans une action en matière de protection de la marque de l’Union européenne, la partie défenderesse invoque l’épuisement des droits, mais n’a pas accès aux informations nécessaires, le juge national doit envisager la possibilité de modifier la répartition de la charge de la preuve soit dans le cas où la distribution exclusive est établie, soit dans le cas où il est pratiquement impossible pour la partie défenderesse d’apporter la preuve des circonstances de fait étayant ses propres moyens de défense.


1      Langue originale : l’italien.


2      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne (JO 2017, L 154, p. 1).


3      Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle (JO 2004, L 157, p. 45).


4      Arrêt du 8 avril 2003 (C‑244/00, ci-après l’« arrêt Van Doren + Q », EU:C:2003:204).


5      Bien avant l’harmonisation du droit de la propriété intellectuelle, la Cour de justice a reconnu que l’exercice du droit exclusif du titulaire d’un tel droit, lorsqu’il ne relève pas de la protection accordée par les règles de concurrence (article 101, paragraphe 1, TFUE), devait être examiné à la lumière de la réglementation relative à la libre circulation des marchandises.


6      Première directive du Conseil du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1).


7      Règlement du Conseil du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p. 1).


8      JO 2015, L 336, p. 1.


9      JO 2009, L 78, p. 1.


10      Pour une reconstitution précise du principe dans une perspective historiciste, voir Sarti, D., Diritti esclusivi e circolazione dei beni, Milan, 1996, p. 17 et suiv., ainsi que p. 73 et suiv.


11      Arrêt du 11 juillet 1996, Bristol-Myers Squibb e.a. (C‑427/93, C‑429/93 et C‑436/93, EU:C:1996:282, point 27).


12      Voir arrêt du 16 juillet 1998, Silhouette International Schmied (C‑355/96, EU:C:1998:374, points 25 et 29).


13      La Cour de justice a favorisé la liberté de circulation des marchandises en appliquant les dispositions des traités en matière de concurrence : arrêts du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission (56/64 et 58/64, EU:C:1966:41) ; du 29 février 1968, Parke, Davis and Co. (24/67, EU:C:1968:11), et du 18 février 1971, Sirena (40/70, EU:C:1971:18).


14      Pour atteindre ces objectifs, la Cour a d’abord utilisé l’interdiction des accords restrictifs de concurrence, puis les règles précitées sur la libre circulation des marchandises, visées à l’époque à l’article 85 du traité CEE, devenu l’article 101 TFUE. Voir arrêt du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission (56/64 et 58/64, EU:C:1966:41).


15      Voir, en ce sens, arrêts du 31 octobre 1974, Centrafarm et de Peijper (16/74, EU:C:1974:115) ; du 23 mai 1978, Hoffmann-La Roche (102/77, EU:C:1978:108), et du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a. (C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 94).


16      Voir arrêts du 31 octobre 1974, Centrafarm et de Peijper (16/74, EU:C:1974:115, point 7), et du 23 mai 1978, Hoffmann-La Roche (102/77, EU:C:1978:108, point 6). À cet égard, voir conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire Boehringer Ingelheim e.a. (C‑348/04, EU:C:2006:235, point 9), qui précise quels sont les deux aspects de l’objet spécifique d’une marque : « Le premier est le droit d’utiliser le produit aux fins de la première mise en circulation dans la Communauté du produit ainsi protégé, droit qui est épuisé après cette opération. Le second est le droit de s’opposer à toute utilisation de la marque susceptible de fausser la garantie de provenance qui comporte à la fois la garantie de l’identité d’origine et celle de l’intégrité du produit marqué ».


17      Par son arrêt du 8 juin 1971, Deutsche Grammophon Gesellschaft (78/70, EU:C:1971:59), la Cour de justice s’est prononcée pour la première fois sur cette question, précisément en matière de droits voisins du droit d’auteur.


18      La notion de « mise dans le commerce », entendue comme effet, a trait à l’étendue des droits conférés par la marque et est, dès lors, soumise à une harmonisation complète, même si les transactions et actes y donnant lieu sont régis par chaque État membre. Voir arrêts du 30 novembre 2004, Peak Holding (C‑16/03, EU:C:2004:759, points 31 et 32) ; du 23 avril 2009, Copad (C‑59/08, EU:C:2009:260, point 40), et du 3 juin 2010, Coty Prestige Lancaster Group (C‑127/09, EU:C:2010:313, points 27 et 28).


19      Voir arrêt du 1er juillet 1999, Sebago et Maison Dubois (C‑173/98, EU:C:1999:347, points 19 et 20).


20      Voir arrêt du 31 octobre 1974, Centrafarm et de Peijper (16/74, EU:C:1974:115, point 1).


21      Voir arrêt du 22 juin 1994, IHT Internationale Heiztechnik et Danzinger (C‑9/93, EU:C:1994:261, point 43), selon lequel, pour que joue l’épuisement du droit, il faut « que le titulaire du droit dans l’État d’importation ait, directement ou indirectement, le pouvoir de déterminer les produits sur lesquels la marque peut être apposée dans l’État d’exportation et d’en contrôler la qualité ».


22      Voir arrêt du 1er juillet 1999, Sebago et Maison Dubois (C‑173/98, EU:C:1999:347, point 22).


23      Arrêt du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, EU:C:2001:617).


24      Voir arrêt du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, EU:C:2001:617, point 46).


25      Voir arrêt du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, EU:C:2001:617, point 60).


26      Voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 32).


27      Voir arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia (C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 57) ; voir aussi, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Commission/Pologne (Régime disciplinaire des juges) (C‑791/19, EU:C:2021:596, point 52).


28      Voir arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Protection juridictionnelle contre les demandes d’informations en matière fiscale) (C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, point 54 et jurisprudence citée).


29      Voir arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Protection juridictionnelle contre les demandes d’informations en matière fiscale) (C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, point 66 et jurisprudence citée).


30      Voir arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia (C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 58).


31      Voir arrêt du 17 mars 2016, Bensada Benallal (C‑161/15, EU:C:2016:175, point 29) ; voir aussi, en ce sens, arrêt du 27 juin 2013, Agrokonsulting-04 (C‑93/12, EU:C:2013:432, point 39).


32      Voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2015, Târșia (C‑69/14, EU:C:2015:662, point 34).


33      Voir, en ce sens, arrêts du 15 mars 2017, Aquino (C‑3/16, EU:C:2017:209, point 48) ; du 13 décembre 2017, El Hassani (C‑403/16, EU:C:2017:960, point 26), et du 10 mars 2021, Konsul Rzeczypospolitej Polskiej w N. (C‑949/19, EU:C:2021:186, point 43).


34      Voir arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia (C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 62) ; voir aussi, en ce sens, arrêt du 14 mai 2020, Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság (C‑924/19 PPU et C‑925/19 PPU, EU:C:2020:367, point 143).


35      Voir arrêt du 13 janvier 2022, Minister Sprawiedliowści (C‑55/20, EU:C:2022:6, points 104 et 105 ainsi que jurisprudence citée).


36      Observations de la Commission, points 39 à 41.


37      Au point 21 des observations de la requérante ; voir, en outre, les points 54 à 80 pour la description des procédures en vigueur dans certains États membres en matière de mesures provisoires et d’exécution forcée.


38      Voir arrêt du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, EU:C:2001:617, point 54).


39      Voir arrêts du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, EU:C:2001:617, point 54) ; Van Doren + Q (points 37 et 38), ainsi que du 20 décembre 2017, Schweppes (C‑291/16, EU:C:2017:990, point 52).


40      Voir arrêt Van Doren + Q, point 39.


41      Voir arrêt Van Doren + Q, point 41.


42      Observations de la requérante dans l’affaire au principal, point 6.