CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 26 mai 2016 (1)
Affaire C‑230/15
Brite Strike Technologies Inc.
contre
Brite Strike Technologies SA
[demande de décision préjudicielle
formée par le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays‑Bas)]
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions – Règlement (CE) no 44/2001 – Article 71 – Applicabilité d’une convention relative à une matière particulière – Convention Benelux en matière de propriété intellectuelle – Convention entrée en vigueur postérieurement à ce règlement mais reprenant la substance de traités antérieurs – Règlement no 44/2001 – Article 22, point 4 – Litige portant sur une marque Benelux – Compétence des juridictions des trois États du Benelux ou d’un seul d’entre eux – Critères à appliquer éventuellement aux fins d’identifier celui‑ci »
I – Introduction
1. La demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays‑Bas) porte sur l’interprétation de l’article 22, point 4, et de l’article 71 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2), usuellement dénommé « règlement Bruxelles I ».
2. Cette demande s’inscrit dans le cadre d’une procédure pendante devant ledit tribunal néerlandais, laquelle donne lieu à un problème d’identification de la juridiction qui est compétente ratione loci pour statuer sur une action ayant été introduite par une société américaine aux fins d’obtenir l’annulation d’une marque Benelux détenue par une société luxembourgeoise.
3. Sachant que des règles de compétence propres aux litiges transfrontaliers qui opposent des particuliers au sujet de la validité d’une marque figurent tant à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 qu’à l’article 4.6 de la convention Benelux en matière de propriété intellectuelle (marques et dessins ou modèles), du 25 février 2005 (3) (ci‑après la « CBPI »), la juridiction de renvoi s’interroge sur la façon dont les dispositions de ces deux instruments doivent s’articuler en cas de concours de leurs champs d’application matériel, spatial et temporel.
4. En vertu de l’article 71 du règlement no 44/2001, l’entrée en vigueur de celui‑ci n’a pas remis en cause l’applicabilité de conventions liant déjà des États membres de l’Union européenne qui régissent la compétence judiciaire dans des matières particulières. La Cour est invitée à se prononcer sur le point de savoir s’il résulte de cet article que la primauté doit en l’occurrence être accordée à la CBPI, étant donné que celle‑ci est entrée en vigueur postérieurement audit règlement, mais reprend, singulièrement à son article 4.6, la substance de traités Benelux antérieurs.
5. Dans l’hypothèse où la Cour jugerait que les dispositions du règlement no 44/2001 doivent l’emporter sur celles de la CBPI, la juridiction de renvoi lui demande alors de déterminer s’il découle de l’article 22, point 4, de ce règlement que les juridictions des trois États du Benelux sont dotées d’une égale compétence internationale en présence d’un litige tel que celui au principal ou, si tel n’est pas le cas, de préciser quels sont les critères qui permettent de désigner celui de ces États membres dont les juridictions seraient seules compétentes, éventuellement moyennant une application de l’article 4.6 de la CBPI à ce niveau.
II – Le cadre juridique
A – Le règlement no 44/2001
6. L’article 2, paragraphe 1, de ce règlement énonce la règle générale de compétence selon laquelle « [s]ous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre ».
7. L’article 22, point 4, premier alinéa, dudit règlement, qui figure à la section 6 du chapitre II de celui‑ci, intitulée « Compétences exclusives », prévoit que « [s]ont seuls compétent[es], sans considération de domicile[,] en matière d’inscription ou de validité des brevets, marques, dessins et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument communautaire ou d’une convention internationale ».
8. Le second alinéa dudit point 4 précise que, « [s]ans préjudice de la compétence de l’Office européen des brevets selon la convention sur la délivrance des brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973 » (4), « les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes, sans considération de domicile, en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État » (5).
9. L’article 71 du même règlement, qui figure dans le chapitre VII de celui‑ci intitulé « Relations avec les autres instruments », dispose que :
« 1. Le présent règlement n’affecte pas les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions.
2. En vue d’assurer son interprétation uniforme, le paragraphe 1 est appliqué de la manière suivante :
a) le présent règlement ne fait pas obstacle à ce qu’un tribunal d’un État membre, partie à une convention relative à une matière particulière, puisse fonder sa compétence sur une telle convention, même si le défendeur est domicilié sur le territoire d’un État membre non partie à une telle convention. La juridiction saisie applique, en tout cas, l’article 26 du présent règlement ;
[…] » (6).
10. Le règlement no 44/2001 a été abrogé par le règlement (UE) no 1215/2012 (7), usuellement dénommé « règlement Bruxelles I bis », mais celui‑ci n’est pas applicable aux actions judiciaires qui, comme dans le litige au principal, ont été intentées avant le 10 janvier 2015 (8). Les règles de compétence énoncées à l’article 2, paragraphe 1, à l’article 22, point 4, et à l’article 71 du règlement no 44/2001 ont été reprises à l’article 4, paragraphe 1, à l’article 24, point 4, et à l’article 71 du règlement no 1215/2012, avec quelques adaptations qui ne remettent pas en cause la teneur générale de ces premières dispositions (9). Le règlement (UE) no 542/2014 (10) a modifié plus substantiellement ce dernier règlement, en y ajoutant des articles 71 bis à 71 quinquies, aux fins de régir les liens existant (11) entre celui‑ci et tant l’accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (12) que le traité relatif à la Cour de justice Benelux (13).
B – La CBPI
11. Conformément à son article 5.2, la CBPI a abrogé à compter du 1er septembre 2006, d’une part, la convention Benelux en matière de marques de produits signée à Bruxelles le 19 mars 1962 (14), à laquelle était annexée la loi uniforme Benelux sur les marques (15), et, d’autre part, la convention Benelux en matière de dessins ou modèles signée à Bruxelles le 25 octobre 1966 (16), à laquelle était annexée la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles (17).
12. Aux termes de son préambule, la CBPI a pour finalités, notamment de :
– « remplacer les conventions, les lois uniformes et les protocoles modificatifs en matière de marques et de dessins ou modèles Benelux par une seule convention régissant à la fois le droit des marques et le droit des dessins ou modèles de manière systématique et transparente » ;
– « prévoir des procédures rapides et efficaces […] pour adapter la réglementation Benelux à la réglementation communautaire et aux traités internationaux déjà ratifiés par les trois Hautes Parties Contractantes », et
– « remplacer le Bureau Benelux des Marques et le Bureau Benelux des Dessins ou Modèles par l’Organisation Benelux de la Propriété intellectuelle (marques, dessins ou modèles) assumant sa mission au travers d’organes de décision et d’exécution dotés de compétences propres et complémentaires » (18).
13. Reprenant en substance l’article 37 de la LBM (19) et l’article 29 de la LBDM (20), l’article 4.6 de la CBPI, intitulé « Compétence territoriale », énonce, au sujet des litiges opposant des personnes physiques ou morales (21) :
« 1. Sauf attribution contractuelle expresse de compétence judiciaire territoriale, celle‑ci se détermine, en matière de marques ou de dessins ou modèles, par le domicile du défendeur ou par le lieu où l’obligation litigieuse est née, a été ou doit être exécutée. Le lieu du dépôt ou de l’enregistrement d’une marque ou d’un dessin ou modèle ne peut en aucun cas servir à lui seul de base pour déterminer la compétence.
2. Lorsque les critères énoncés ci‑dessus sont insuffisants pour déterminer la compétence territoriale, le demandeur peut porter la cause devant le tribunal de son domicile ou de sa résidence, ou, s’il n’a pas de domicile ou de résidence sur le territoire Benelux, devant le tribunal de son choix, soit à Bruxelles, soit à La Haye, soit à Luxembourg.
3. Les tribunaux appliqueront d’office les règles définies aux alinéas 1er et 2 et constateront expressément leur compétence.
[…] »
III – Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
14. Le 4 février 2010, Brite Strike Technologies SA, dont le siège est situé à Luxembourg (Luxembourg), a déposé le signe verbal « Brite Strike » aux fins de son enregistrement en tant que marque Benelux par l’OBPI, qui est établi à La Haye.
15. Le 21 septembre 2012, Brite Strike Technologies Inc., société américaine dont les produits ont été distribués notamment par Brite Strike Technologies SA, a formé un recours contre cette dernière devant le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) pour obtenir l’annulation de ladite marque, sur le fondement des articles 2.4 (22) et 2.28 (23) de la CBPI, en faisant valoir que la défenderesse l’aurait fait enregistrer en étant de mauvaise foi et en enfreignant les droits qui seraient les siens en tant que première utilisatrice connue du signe concerné sur le territoire Benelux.
16. Brite Strike Technologies SA a soulevé une exception d’incompétence territoriale, en soutenant que le recours aurait dû être introduit à Luxembourg, où est situé son propre établissement puisqu’elle est la partie défenderesse, et non à La Haye, où a eu lieu l’enregistrement de la marque en cause.
17. Selon la juridiction de renvoi, pour statuer sur cet incident de procédure, il convient de déterminer si la règle de compétence énoncée à l’article 4.6 de la CBPI, dont il résulterait qu’elle serait incompétente pour connaître de ce litige (24), doit prévaloir sur la règle de compétence énoncée à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001, qui lui permettrait en revanche de se déclarer compétente.
18. À cet égard, le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) cite un arrêt du Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) du 26 novembre 2013 (25), dans lequel cette dernière juridiction a considéré que les règles de compétence prévues par le règlement no 44/2001 devaient primer sur celles figurant dans la CBPI, aux motifs que « même si elle s’inscrit en substance dans le prolongement de textes Benelux antérieurs et même si les règles de compétence correspondantes sont identiques », cette convention est « postérieure à l’entrée en vigueur [dudit] règlement », « de sorte que son article 4.6 ne peut être considéré comme une réglementation particulière au sens de l’article 71 [de celui‑ci] » (26).
19. La juridiction de renvoi estime qu’il existe cependant des incertitudes concernant la signification à donner audit article 71 ainsi que concernant les modalités suivant lesquelles l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 devrait, le cas échéant, être appliqué dans le cadre d’un litige tel que celui au principal portant sur la validité d’une marque Benelux.
20. Dans ce contexte, par décision du 13 mai 2015, parvenue à la Cour le 20 mai 2015, le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La CBPI doit‑elle (pour les raisons indiquées aux points 28 à 34 de l’arrêt du Gerechtshof Den Haag [cour d’appel de La Haye] du 26 novembre 2013 ou pour d’autres) être considérée comme une convention postérieure, de sorte que son article 4.6 ne peut être considéré comme une règle particulière au sens de l’article 71 du règlement [no 44/2001] ?
En cas de réponse affirmative à cette question :
2) Est‑ce qu’il découle de l’article 22, point 4, du règlement [no 44/2001] que tant le juge belge que le juge néerlandais et le juge luxembourgeois sont investis d’une compétence internationale pour connaître du litige ?
3) Si tel n’est pas le cas, comment faut‑il, dans une affaire comme la présente, déterminer si la compétence internationale revient au juge belge ou au juge néerlandais ou au juge luxembourgeois ? Pour déterminer ainsi (plus précisément) la compétence internationale, sera‑t‑il possible d’appliquer (malgré tout) l’article 4.6 de la CBPI ? »
21. Des observations écrites ont été déposées uniquement par la Commission européenne. Il n’a pas été tenu d’audience de plaidoiries.
IV – Analyse
A – Sur l’interprétation de l’article 71 du règlement no 44/2001
1. Sur l’objet de la première question préjudicielle
22. Par sa première question, la juridiction de renvoi invite la Cour, en substance, à définir de quelle manière les règles de compétence prévues à l’article 4.6 de la CBPI et celles énoncées dans le règlement no 44/2001 doivent s’articuler au regard de l’article 71 de ce dernier, lorsqu’il se produit que les champs d’application de ces deux instruments, qui ne se recoupent pas totalement, coïncident sur les plans tant territorial que temporel et matériel.
23. Sachant que le litige au principal porte sur la validité d’une marque Benelux, l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 se trouve être la disposition que la juridiction de renvoi envisage plus particulièrement de mettre en œuvre en l’espèce pour fonder sa propre compétence, étant observé que les tribunaux d’un État membre différent pourraient être compétents si l’article 4.6 de la CBPI était à l’inverse appliqué. Néanmoins, elle a formulé sa première question de telle sorte que celle‑ci englobe l’ensemble des dispositions du règlement no 44/2001. Je considère aussi que la problématique de l’interaction entre ces deux instruments internationaux ne se pose pas seulement sous l’angle dudit article 22, point 4. En effet, il est possible que, dans des cas de figure différents, d’autres règles de compétence énoncées par ce règlement entrent en concurrence avec celles de l’article 4.6 de la CBPI en cas de procédure judiciaire relative à la protection des marques, dessins ou modèles (27). Il conviendra donc de ne pas négliger cette éventualité au cours de l’examen de la première question posée dans la présente affaire et d’apporter à celle‑ci une réponse qui soit susceptible de valoir d’une façon générale.
24. L’article 71 du règlement no 44/2001 a pour but de réserver l’application des règles de compétence figurant dans des conventions conclues par les États membres, entre eux ou avec des États tiers, qui sont relatives à « des matières particulières » (28). Or, le champ d’application matériel de la CBPI est doté d’un caractère spécial par rapport à celui dudit règlement. À ce sujet, je précise que, contrairement à ce que peut laisser croire un énoncé tronqué de son intitulé, la portée de la CBPI ne s’étend pas à l’ensemble des droits de propriété intellectuelle, mais se limite aux « marques et dessins ou modèles » (29). Pour sa part, le règlement no 44/2001, et notamment son article 22, point 4, englobe un plus large spectre de titres de propriété intellectuelle (30). Partant, il devrait normalement résulter de la réserve formulée audit article 71 que ce sont les règles de compétence énoncées à l’article 4.6 de la CBPI qui s’appliquent à l’égard du litige au principal, et non la règle énoncée à l’article 22, point 4, de ce règlement.
25. Cependant, la Cour a interprété le libellé de cet article 71 en ce sens que « les règles relatives à la compétence judiciaire […] prévues par les conventions spéciales auxquelles les États membres étaient déjà parties au moment de l’entrée en vigueur de ce règlement ont, en principe, pour effet d’écarter l’application des dispositions de ce règlement portant sur la même question », lorsque le litige relève du champ d’application d’une telle convention (31). Elle a fondé cette interprétation restrictive sur le constat que, à la différence dudit article 71 qui emploie les termes « sont parties », l’article 57 de la convention de Bruxelles, dont celui‑là dérive, utilisait la formule « sont ou seront parties » et précisait de la sorte que cette convention ne s’opposait pas, contrairement au règlement no 44/2001, à l’application d’autres règles de compétence judiciaire auxquelles les États contractants pouvaient souscrire, même dans le futur, en concluant des conventions spéciales (32).
26. Le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) interroge la Cour sur la façon dont il y a lieu de mettre en œuvre ces principes d’articulation en l’espèce, étant donné que la CBPI a certes été conclue après la date d’entrée en vigueur du règlement no 44/2001 (33), mais a eu essentiellement pour objet d’opérer une fusion entre deux conventions Benelux qui, quant à elles, ont été conclues avant cette date (34). En d’autres termes, elle demande si la CBPI doit être qualifiée de convention « postérieure » à ce règlement, ce dont il résulterait, comme le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) l’a estimé dans une autre affaire (35), que ce sont les dispositions de ce dernier instrument, et non celles de la convention, qui devraient s’appliquer dans le litige au principal.
27. La Commission suggère de répondre à la première question préjudicielle que, en raison de la date de son entrée en vigueur, la CBPI ne relève pas du champ d’application ratione temporis de la réserve prévue à l’article 71 du règlement no 44/2001 et que, partant, les règles de compétence figurant à l’article 4.6 de cette convention ne sauraient prévaloir sur celles dudit règlement. Pour ma part, j’estime que bien que la CBPI soit formellement postérieure au règlement no 44/2001, les règles de compétence spéciales qu’elle contient sont substantiellement antérieures à celles énoncées par ce règlement et doivent donc primer sur ces dernières, pour les motifs qui suivent.
2. Sur l’application des dispositions de l’article 71 du règlement no 44/2001 à l’égard des règles de compétence prévues par la CBPI
a) Sur la portée du principe de primauté des conventions spéciales antérieures énoncé à l’article 71 du règlement no 44/2001
28. Le considérant 25 du règlement no 44/2001 mentionne que la primauté accordée, par l’article 71 de celui‑ci, aux conventions à caractère spécial est justifiée par le « respect des engagements internationaux souscrits par les États membres ». Comme l’indique la Commission, la préoccupation exprimée dans ce considérant renvoie principalement aux accords conclus avec des États tiers (36). Toutefois, il n’est pas contesté que la réserve formulée par cet article 71 couvre aussi les conventions conclues exclusivement entre des États membres, comme tel est le cas des conventions Benelux.
29. À cet égard, je souligne que, contrairement à plusieurs autres règlements aussi relatifs à la coopération judiciaire en matière civile, le règlement no 44/2001 ne contient pas de disposition selon laquelle celui‑ci « prévau[drait] entre les États membres sur les conventions conclues exclusivement entre deux ou plusieurs d’entre eux dans la mesure où elles concernent des matières réglées par [ce] règlement » (37), formule qui conduit à l’éviction des accords entre États membres – au contraire de ceux conclus avec des États tiers – même s’ils sont à la fois spéciaux et antérieurs par rapport au règlement concerné.
30. Cette particularité du règlement no 44/2001 est d’autant plus notable que celui‑ci a fait l’objet d’une refonte complète en 2012 et que, malgré les difficultés pratiques ayant été décelées concernant l’appréciation de la portée dudit article 71 (38), le législateur de l’Union n’a pas modifié le contenu de ce dernier (39). L’article 71 du règlement no 1215/2012, qui a remplacé le règlement no 44/2001, a certes été complété de façon importante par le règlement no 542/2014 (40), mais sans que soit restreint le principe selon lequel les règles de compétence judiciaire prévues par des conventions à caractère spécial, même conclues exclusivement entre des États membres, permettent de déroger à celles qui sont énoncées, désormais, dans le règlement no 1215/2012.
31. Le second objectif visé par l’article 71 du règlement no 44/2001, qui doit selon moi jouer un rôle majeur dans la présente affaire, est de prendre dûment en considération le fait que les règles de compétence prévues par des conventions spéciales ont été édictées en tenant compte des spécificités des matières qu’elles concernent et que ces règles sont donc d’une utilité qu’il convient de préserver (41). Cela concerne plus particulièrement les règles de compétence adaptées à la propriété intellectuelle figurant dans des conventions internationales, que les auteurs de ce règlement n’entendaient pas évincer (42).
32. Je déduis de ce qui précède que l’article 71 du règlement no 44/2001 a été conçu comme visant à préserver l’application de règles de compétence figurant dans des conventions à caractère spécial conclues par des États membres avant son entrée en vigueur, dans la mesure où ces règles ont un contenu plus adapté à la matière concernée, et ce conformément à la jurisprudence de la Cour, pour autant qu’elles sont conformes aux principes gouvernant la coopération judiciaire en matière civile et commerciale au sein de l’Union (43). J’estime que cette approche favorable doit être suivie, en particulier, à l’égard de l’article 4.6 de la CBPI, eu égard à sa substance.
b) Sur la reprise dans la CBPI de règles de compétence figurant dans des conventions spéciales antérieures à l’entrée en vigueur du règlement no 44/2001
33. Tant la juridiction de renvoi que la Commission mentionnent que la CBPI a remplacé des conventions qui étaient en vigueur dans les trois États membres constituant le Benelux, depuis 1971 pour les marques et depuis 1975 pour les dessins et modèles, sans y apporter de modifications substantielles sur le plan de leur contenu. En particulier, l’article 4.6 de la CBPI, qui est la seule disposition pertinente dans la présente affaire (44), reproduit à l’identique les règles de compétence qui figuraient dans ces anciens instruments, en y apportant simplement l’adaptation terminologique rendue nécessaire par le fait que ce nouveau texte concerne à la fois les marques et les dessins ou modèles (45).
34. La Commission soutient qu’il est néanmoins sans pertinence, pour répondre à la première question préjudicielle, que les dispositions de la CBPI soient ainsi analogues à celles des conventions Benelux auxquelles elle s’est substituée. Je suis, au contraire, d’avis qu’il est essentiel de prendre en compte le fait qu’en adoptant ledit article 4.6, les trois États parties à la CBPI ont simplement conservé le contenu de dispositions spéciales qui étaient déjà applicables avant l’entrée en vigueur du règlement no 44/2001, sans aucunement en altérer la substance.
35. Dès lors que l’une des finalités de l’article 71 du règlement no 44/2001 est de permettre l’application de règles plus adaptées à la spécificité de la matière concernée (46), cette considération me paraît justifier que les règles de compétence reproduites à l’article 4.6 de la CBPI prévalent sur celles prévues par ce règlement. Ainsi que la Commission le reconnaît, la CBPI vise, notamment, à établir des règles spécifiques qui tiennent compte des particularités de la marque Benelux, à savoir une marque unique qui n’est ni divisée entre les États membres concernés ni liée à l’un de ces États en particulier. De fait, les règles de compétence reproduites à l’article 4.6 de la CBPI sont, selon moi, mieux adaptées au traitement d’un litige portant sur une marque Benelux que ne le sont les règles de compétence prévues par le règlement no 44/2001.
36. Il en va ainsi, singulièrement, de la règle énoncée à l’article 22, point 4, de ce règlement qui, à la différence de l’article 4.6 de la CBPI, n’a pas été conçue pour des litiges tels que celui au principal. Je reviendrai ultérieurement sur les limites d’une application éventuelle dudit article 22, point 4, au présent litige, mais j’entends mentionner dès à présent les principaux motifs de ce constat négatif. À cet égard, je souligne, d’une part, que le libellé de cette disposition ne permet pas d’identifier directement quelle est la juridiction compétente pour trancher un litige de ce type (47), tandis que l’article 4.6 de la CBPI énonce une série de critères de compétence plus précis (48). D’autre part, ce dernier article exclut – contrairement à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 – que le lieu du dépôt ou de l’enregistrement d’une marque serve à lui seul de facteur de compétence, afin d’éviter une concentration de la compétence dans l’un des États du Benelux (49). Enfin, je relève que le législateur de l’Union a lui‑même veillé à adopter des règles de compétence dérogeant au règlement no 44/2001 lorsque des titres de propriété intellectuelle de cette nature, qui produisent un effet unitaire dans plusieurs États membres, ont été instaurés au niveau de l’Union (50).
37. Par ailleurs, je considère que l’application en l’espèce des règles de compétence prévues à l’article 4.6 de la CBPI ne porterait aucunement atteinte, bien au contraire, aux principes essentiels qui sous‑tendent la coopération judiciaire entre les États membres en matière civile et commerciale, dont la Cour veille au respect en cas d’application en ce domaine de règles contenues dans des conventions internationales à caractère spécial (51). Compte tenu de leurs spécificités, notamment en ce qu’elles désignent la juridiction la mieux placée pour statuer sur une action relative à la validité d’une marque Benelux et ce d’une façon plus précise et plus équilibrée que ne l’autorise l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 (52), les règles énoncées à l’article 4.6 de la CBPI satisfont selon moi à ceux desdits principes qui sont pertinents pour les règles de compétence (53).
38. En outre, je ne partage pas le point de vue de la Commission selon lequel si la Cour décidait que l’article 4.6 de la CBPI devait primer sur les dispositions concurrentes du règlement no 44/2001, cela contredirait la règle, énoncée à l’article 3, paragraphe 2, TFUE et précisée dans la jurisprudence de la Cour, voulant que les États membres ne sont plus libres de conclure entre eux des conventions susceptibles « d’affecter des règles communes », telles que celles prévues par le règlement no 44/2001, « ou d’en altérer la portée », car la compétence de l’Union est exclusive en ce domaine (54). Il est vrai que la Cour a aussi affirmé, au sujet d’une convention conclue avec des États tiers mais sans toutefois se limiter expressément à ce cas de figure, que l’article 71, paragraphe 1, de ce règlement « ne donne pas la possibilité aux États membres d’introduire, par la conclusion de nouvelles conventions spéciales ou la modification de conventions déjà en vigueur, des règles qui primeraient celles du règlement no 44/2001 » (55).
39. Toutefois, j’estime que, dès lors que les règles de compétence énoncées à l’article 4.6 de la CBPI se bornent à reproduire des dispositions de la CBM et de la CBDM qui préexistaient à l’entrée en vigueur du règlement no 44/2001, en procédant à une fusion de ces deux textes, il ne saurait être considéré ni que l’adoption de la CBPI est susceptible d’avoir affecté les dispositions de ce règlement ou d’en avoir altéré la portée, ni que la CBPI constitue une « nouvelle convention spéciale » ou une convention opérant une « modification de conventions déjà en vigueur », au sens de la jurisprudence précitée.
40. Dans ce contexte particulier où deux conventions Benelux antérieures au règlement no 44/2001 ont fait l’objet d’une simple refonte dans le cadre d’une autre convention Benelux ayant été signée et ratifiée postérieurement à ce règlement, le principe de primauté des conventions spéciales qui est énoncé à l’article 71 de celui‑ci doit, à mon avis, l’emporter sur des considérations tendant à privilégier la forme par rapport au contenu. La position défendue par la Commission aurait pour résultat contestable d’empêcher les États membres de procéder à des changements simplement rédactionnels ou de pure forme, lesquels doivent selon moi être distingués des modifications de nature substantielle qui sont interdites par la jurisprudence précitée.
41. L’interprétation de l’article 71 du règlement no 44/2001 que je préconise, à caractère non formaliste, est selon moi confortée à la lumière de considérations plus générales, tirées du droit primaire de l’Union. En effet, il ressort de l’article 350 TFUE (56) que les accords régionaux spécifiques qui sont conclus dans le cadre du Benelux doivent être préservés pour autant qu’ils permettent de mieux atteindre les objectifs visés par ce dernier que ne le feraient les dispositions du droit de l’Union et qu’ils sont indispensables pour garantir le bon fonctionnement du régime Benelux (57). Je suis d’avis qu’en l’occurrence, il était effectivement opportun, voire indispensable, que les trois États du Benelux maintiennent dans l’article 4.6 de la CBPI des règles de compétence spéciales qu’ils avaient adoptées auparavant afin d’assurer un fonctionnement harmonieux et équilibré du régime de marque uniforme existant entre eux (58). Cet avis est fondé sur le fait que, d’une part, ce régime, qui s’est entièrement substitué aux législations de ces États en la matière (59), n’a à ce jour pas d’équivalent en droit de l’Union (60) et, d’autre part, l’application des dispositions du règlement no 44/2001 n’offrirait pas un résultat aussi satisfaisant que celle dudit article 4.6, dans ce contexte particulier.
42. Par conséquent, la CBPI relève selon moi de la qualification de convention relative à une matière particulière à laquelle des États membres sont parties au sens de l’article 71 du règlement no 44/2001 et que, partant, les règles de compétence judiciaire figurant à l’article 4.6 de ladite convention doivent primer sur celles énoncées par ce règlement dans l’hypothèse où leurs champs d’application coïncident. Dès lors, je propose de répondre à la première question préjudicielle que cet article 71 doit être interprété en ce sens que dans l’hypothèse où un litige transfrontalier relève tant du champ d’application de ce règlement que de celui de la CBPI, un État membre peut, conformément au paragraphe 1 dudit article, appliquer les règles de compétence judiciaire prévues à l’article 4.6 de cette convention.
B – Sur l’interprétation de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001
1. Sur l’objet des deuxième et troisième questions préjudicielles
43. Les deuxième et troisième questions ne sont soumises par la juridiction de renvoi qu’à titre subsidiaire, uniquement dans l’hypothèse où, en réponse à la première question posée, la Cour jugerait que les dispositions du règlement no 44/2001 doivent l’emporter sur la règle de compétence figurant à l’article 4.6 de la CBPI. Or, je considère que tel ne devrait pas être le cas. Si la Cour valide l’interprétation de l’article 71 dudit règlement que je propose, il n’y aura alors pas lieu de répondre à ces deux questions. Néanmoins, afin d’être exhaustif, je présenterai les observations suivantes à ce sujet.
44. Tout d’abord, je précise que, vu la connexité existant entre ces questions, qui selon moi portent toutes deux sur le sens et la portée devant être donnés à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 dans le cadre d’un litige tel que celui au principal, il conviendrait de les examiner ensemble, s’il devait y être répondu.
45. Selon la juridiction de renvoi, à supposer que la règle de compétence énoncée à cet article 22, point 4, doive s’appliquer dans un litige qui, comme en l’espèce, porte sur la nullité éventuelle d’une marque Benelux, un doute existe concernant la signification à octroyer, dans ce contexte particulier, à l’expression « les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé », qui constitue le critère de rattachement pertinent, aux termes de cette disposition, en matière de validité des marques.
46. Pour justifier sa deuxième question, elle indique, en substance, que la demande d’enregistrement d’une marque Benelux vaut uniformément pour l’ensemble du territoire Benelux, de sorte que les juridictions de chacun des États membres qui composent ce dernier – donc les juridictions tant belges que luxembourgeoises et néerlandaises – pourraient être conjointement compétentes au vu du libellé dudit article 22, point 4.
47. Dans le cas où cette interprétation ne serait pas retenue par la Cour, elle demande alors à celle‑ci, par sa troisième question, de préciser, d’une part, quel est celui de ces trois États membres qui se trouverait seul doté d’une compétence internationale en la matière et, d’autre part, si les facteurs de compétence territoriale prévus à l’article 4.6 de la CBPI pourraient être utilisés à ce stade aux fins d’identifier l’État en question.
48. Dans ses observations, la Commission recommande, à juste titre selon moi, de répondre à la deuxième question que « l’article 22, point 4, du règlement [no 44/2001] doit être interprété en ce sens que, dans un litige portant sur l’inscription ou la validité d’une marque Benelux, tant le juge belge que le juge néerlandais et [le juge] luxembourgeois sont investis d’une compétence internationale pour connaître du litige ». La Commission ne se prononce pas sur la troisième question. Pour ma part, je formulerai quelques remarques à ce sujet.
2. Sur les juridictions compétentes pour statuer sur un litige relatif à la validité d’une marque Benelux en cas d’application de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001
a) Sur la teneur de la règle de compétence énoncée à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001
49. Je rappelle que, comme l’indique l’article 22 ab initio du règlement no 44/2001, toutes les règles de compétence énoncées aux points 1 à 5 de cet article ont pour particularités communes de s’appliquer sans considération du lieu où les parties sont domiciliées (61) et de fixer une compétence à caractère tant exclusif qu’impératif qui s’impose avec une force spécifique à la fois aux justiciables et au juge (62). Dès lors qu’elles dérogent ainsi non seulement à la règle générale prévue à l’article 2 de ce règlement qui tend à favoriser le défendeur, mais également aux possibilités de prorogation volontaire de la compétence qui sont en principe offertes aux parties (63), ces dispositions spéciales doivent faire l’objet d’une interprétation stricte (64).
50. Contrairement à ce qu’indiquent les observations écrites de la Commission (65), l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001, où sont visées « les juridictions [d’un] État membre » dans leur globalité, ne fait que désigner l’État membre dont les juridictions sont compétentes ratione materiae en vertu de cette disposition, sans cependant répartir les compétences au sein de l’État membre concerné, ainsi que la Cour l’a déjà jugé (66).
51. Le premier alinéa du point 4 dudit article 22 prévoit que, lorsqu’un litige transfrontalier porte sur l’inscription ou la validité d’un titre de propriété intellectuelle donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, tel qu’une marque, la compétence internationale est dévolue exclusivement aux « juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument communautaire ou d’une convention internationale ». Le second alinéa de ce point 4 ajoute que, dans le domaine spécifique du brevet européen régi par la convention de Munich, « les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État » (67).
52. Un tel rattachement exclusif, prévu dans ces deux alinéas, à l’État membre qui est directement concerné par la délivrance du titre en cause a une raison d’être précise. Il est le reflet de la volonté du législateur de se conformer aux objectifs de proximité de la juridiction avec le litige et de bonne administration de la justice qui sont mentionnés, en tant que justifications des exceptions à la compétence de principe des tribunaux du domicile du défendeur, au considérant 12 du règlement no 44/2001.
53. En effet, les juridictions de l’État où ce titre va produire ses effets juridiques sont considérées comme « les mieux placées » (68) pour se prononcer sur l’inscription ou sur la validité de celui‑ci au regard du droit qui lui sera applicable, à savoir généralement la législation de ce même État sur le territoire duquel la protection du titre doit être garantie (69). Comme le souligne la Commission, il existe traditionnellement un lien fort entre la sauvegarde des droits de propriété intellectuelle et la souveraineté nationale (70). À cet égard, la Cour a aussi mis en exergue que la délivrance de titres tels que les brevets implique l’intervention de l’administration nationale et que le contentieux y afférent a été réservé à des tribunaux spécialisés dans plusieurs États membres (71).
54. C’est à la lumière de ces acquis tant textuels que jurisprudentiels, et tout en tenant compte des particularités notables que présente le titre de propriété intellectuelle en cause au principal, qu’il convient d’examiner de quelle façon les dispositions de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 devraient éventuellement être mises en œuvre en l’occurrence.
b) Sur l’application éventuelle de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 en l’espèce
55. Je précise d’emblée que si la Cour devait juger – contrairement à ce que je propose de répondre au titre de la première question préjudicielle – que le règlement no 44/2001 doit s’appliquer dans un litige tel que celui au principal, il m’apparaît clair, au vu de son libellé, que c’est bien la règle de compétence énoncée à l’article 22, point 4, et non celles figurant à d’autres dispositions de ce règlement (72), qui devrait déterminer la juridiction compétente pour se prononcer sur la « validité » de la marque Benelux concernée.
56. Le facteur déterminant de répartition de la compétence judiciaire pour les litiges auxquels cet article 22, point 4, s’applique est le lien étroit qui doit exister entre le titre de propriété intellectuelle mis en cause et le territoire sur lequel ce titre peut bénéficier d’une protection (73). Or, dans le cas particulier du titre à effet unitaire que constitue la marque Benelux, puisque celle‑ci est valable dans les trois États du Benelux et y bénéficie d’une protection uniforme (74), je considère que la notion de « territoire » à laquelle l’article 22, point 4, premier alinéa, du règlement no 44/2001 fait référence devrait être conçue comme renvoyant en l’occurrence à l’intégralité du territoire Benelux (75), qui est assimilable au territoire d’un État membre, ainsi que la Cour l’a déjà jugé dans des contextes analogues (76). J’estime donc que, dans le cadre spécifique de la marque Benelux, les territoires de ces trois États se trouvent désignés collectivement et les juridictions de chacun d’entre eux sont potentiellement compétentes, dès lors qu’elles peuvent toutes être considérées comme « les mieux placées » pour appliquer le régime uniforme adopté par lesdits États concernant cette marque.
57. Je souligne que la règle prévoyant une répartition nationale de la compétence judiciaire qui est expressément énoncée pour le brevet européen, au second alinéa du point 4 dudit article 22, ne saurait être transposée à la marque Benelux, dès lors que les régimes en question sont foncièrement distincts (77). En effet, le brevet européen diffère de la marque Benelux, en ce qu’il ne constitue pas un titre unitaire mais équivaut à un faisceau éclaté de brevets nationaux (78). Ainsi que la Commission l’indique, « en substance, il continue juridiquement de s’agir de brevets différents qui demeurent liés, individuellement, au territoire national concerné ». Cela justifie que la compétence juridictionnelle reste alors attachée à chaque État sur le territoire duquel la protection du brevet européen est demandée, comme tel est le cas pour les titres de propriété intellectuelle strictement nationaux.
58. C’est précisément en considération du fait que les règles de compétence instaurées par la convention de Bruxelles et reprises dans le règlement no 44/2001 ne sont pas tout à fait adaptées aux particularités des titres de propriété intellectuelle à caractère unitaire que des règles de compétence spécifiques ont été adoptées pour les titres de ce type ayant été créés au niveau de la Communauté européenne puis de l’Union européenne. Tel a été le cas pour les « dessins et modèles communautaires » (79), pour la « marque communautaire » récemment devenue « marque de l’Union européenne » (80), ainsi que pour le « brevet européen à effet unitaire » (81).
59. Dans ses observations écrites, la Commission affirme que ces « régimes dérogatoires n’ont cependant pas pour effet que la juridiction compétente pourrait être celle d’un État membre dans lequel le droit de propriété intellectuelle n’est pas valable » (82). Pour ma part, je soulignerai que les dispositions en question, et en particulier celles relatives à la validité d’une marque de l’Union européenne, conduisent à une éviction totale de la règle énoncée à l’article 22, point 4, de ce règlement, en ce qu’elles prévoient la compétence d’un office centralisé, pour les demandes en nullité introduites à titre principal, et de tribunaux spécialisés, pour les demandes en nullité présentées à titre reconventionnel – notamment dans le cadre d’une action en contrefaçon –, tribunaux qui sont en principe ceux de l’État membre où est domicilié le défendeur (83).
60. À l’instar de la Commission, je concède que, en ce qu’elle aboutit à ce que les juridictions de trois des États membres de l’Union aient la même vocation à être compétentes pour connaître d’une action en invalidité d’une marque Benelux, l’interprétation stricte dudit article 22, point 4, ici proposée offre un résultat qui n’apparaît « pas optimal » au regard des objectifs du règlement no 44/2001 (84). Néanmoins, dans l’hypothèse où ce règlement serait considéré comme applicable à une telle action, cette interprétation s’impose à mon avis, au vu tant du libellé que des fondements de son article 22, point 4, et en raison des attributs particuliers du titre de propriété intellectuelle ici concerné (85).
61. Au demeurant, j’estime que ce constat négatif doit être nuancé, car il est probable qu’en pratique, ce soit souvent le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) qui – comme dans le litige au principal – se trouve saisi au titre du lieu du dépôt et/ou de l’enregistrement de la marque Benelux concernée (86). Il m’apparaît que le fait que le demandeur puisse choisir de saisir les juridictions de l’un ou l’autre de ces trois États pourrait certes obliger le défendeur à plaider dans une langue qu’il ne maîtrise pas et conduire à un risque de « forum shopping ». Néanmoins, cette faculté de choix produit des conséquences matérielles qui sont moins prégnantes dans le contexte particulier de la marque Benelux qu’en règle générale, dans la mesure où le régime juridique applicable à celle‑ci a été entièrement harmonisé entre ces États membres et fait l’objet d’une interprétation uniforme (87).
c) Sur l’impossibilité de recourir de façon complémentaire à l’article 4.6 de la CBPI
62. Pour dépasser les limites auxquelles conduirait l’application éventuelle de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 à un litige concernant un titre de propriété intellectuelle à effet unitaire tel que la marque Benelux (88), la juridiction de renvoi envisage la possibilité de recourir, à un titre additionnel semble‑t‑il, à la série de règles de « compétence territoriale » figurant à l’article 4.6 de la CBPI, afin de déterminer lequel des trois États du Benelux détient plus précisément la compétence judiciaire en ce domaine (89).
63. À titre liminaire, je souligne que l’article 4.6 de la CBPI énonce des règles de compétence en cascade (90) qui sont, quant à leur substance, fondamentalement différentes de la règle de compétence à caractère exclusif figurant à l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001. J’ajoute qu’il est de jurisprudence constante que les dispositions du règlement no 44/2001 telles que son article 22, point 4, doivent faire l’objet d’une interprétation effectuée de manière autonome, et non par référence au droit des États membres (91).
64. Au demeurant, je considère que tout renvoi, ne serait‑ce qu’à un titre complémentaire, à cette disposition de la CBPI est à exclure dans l’hypothèse où la Cour jugerait que celle‑ci doit être évincée par le règlement no 44/2001 en vertu de l’article 71 de ce dernier. En effet, seules les dispositions du règlement no 44/2001 auraient alors vocation à s’appliquer pour trancher les conflits de compétences voire les conflits de procédures pouvant être générés par un litige tel que celui au principal.
65. Le fait que les juridictions de l’un ou l’autre des États du Benelux pourraient selon moi être indifféremment saisies par le demandeur, si l’article 22, point 4, dudit règlement devait être appliqué à un tel litige, engendre des difficultés qui ne sont toutefois pas insurmontables, puisque ce règlement contient lui‑même des solutions permettant d’y remédier. Ainsi, en cas de procédures concurrentes, la compétence internationale se trouverait alors répartie entre ces trois États en fonction de la règle accordant une priorité au « tribunal premier saisi » qui est énoncée aux articles 27 à 30 de ce même règlement, lesquels régissent les cas de litispendance et de connexité pouvant survenir entre les juridictions des États membres (92), et ce à la lumière de la jurisprudence de la Cour afférente auxdits articles (93).
66. Partant, dans l’hypothèse où la Cour estimerait nécessaire de se prononcer sur les deuxième et troisième questions préjudicielles, il y aurait lieu selon moi de dire que l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, pour connaître d’un litige transfrontalier portant sur l’inscription ou la validité d’une marque Benelux, sont compétentes les juridictions de chacun des trois États membres sur les territoires desquels ce titre de propriété intellectuelle produit ses effets et doit être protégé de manière uniforme, à savoir le Royaume de Belgique, le Grand‑Duché de Luxembourg et le Royaume des Pays‑Bas.
V – Conclusion
67. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays‑Bas) de la manière suivante :
L’article 71 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où un litige transfrontalier relève tant du champ d’application de ce règlement que de celui de la convention Benelux en matière de propriété intellectuelle (marques et dessins ou modèles), signée à La Haye le 25 février 2005, un État membre peut, conformément à l’article 71, paragraphe 1, dudit règlement, appliquer les règles de compétence judiciaire prévues à l’article 4.6 de cette convention.