Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ATHANASIOS RANTOS
présentées le 5 septembre 2024 (1)
Affaires C‑367/22 P, C‑369/22 P, C‑370/22 P, C‑375/22 P, C‑378/22 P, C‑379/22 P, C‑380/22 P, C‑381/22 P, C‑382/22 P, C‑385/22 P, C‑386/22 P, C‑401/22 P et C‑403/22 P
Air Canada (C‑367/22 P), Air France (C‑369/22 P), Air France-KLM (C‑370/22 P), LATAM Airlines Group et Lan Cargo (C‑375/22 P), British Airways (C‑378/22 P), Singapore Airlines et Singapore Airlines Cargo (C‑379/22 P), Deutsche Lufthansa e.a. (C‑380/22 P), Japan Airlines (C‑381/22 P), Cathay Pacific Airways (C‑382/22 P), Koninklijke Luchtvaart Maatschappij (C‑385/22 P), Martinair Holland (C‑386/22 P), Cargolux Airlines (C‑401/22 P) et SAS Cargo Group e.a. (C‑403/22 P)
contre
Commission européenne
« Pourvoi – Concurrence – Ententes – Marché européen du fret aérien – Article 101, paragraphe 1, TFUE et article 53 de l’accord EEE – Coordination d’éléments du prix des services de fret aérien – Surtaxe carburant, surtaxe sécurité et refus de payer des commissions sur les surtaxes – Infraction unique et continue – Compétence de la Commission – Critère “des effets qualifiés” – Annulation partielle de la décision litigieuse – Preuve de la participation à l’infraction – Principe d’égalité de traitement – Prescription du pouvoir de sanction de la Commission – Amendes – Compétence de pleine juridiction »
Table des matières
I. Introduction
II. Les antécédents du litige
A. L’entente litigieuse
B. La procédure devant la Commission et la décision litigieuse
C. La procédure devant le Tribunal et les arrêts attaqués
III. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
IV. Analyse
A. Sur les moyens relatifs au défaut de compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE concernant les services de fret entrants
1. Sur la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction concernant les services de fret entrants au regard du seul critère des « effets qualifiés »
2. Sur l’application du critère des « effets qualifiés »
a) Sur l’examen des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants considérée isolément
1) Sur le critère de la restriction de la concurrence par objet comme critère non pertinent
2) Sur la démonstration de l’existence d’effets qualifiés
i) Sur le niveau de preuve pertinent
ii) Sur l’existence d’effets qualifiés en l’espèce
– Sur le caractère immédiat des effets
– Sur le caractère substantiel des effets
– Sur le caractère prévisible des effets
b) Sur le recours à la notion d’« infraction unique et continue » dans son ensemble
1) Sur la pertinence de l’examen des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants au regard de l’infraction unique et continue dans son ensemble
2) Sur la démonstration des effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble
3) Sur le recours à la notion d’« entente au niveau mondial »
3. Sur certains vices de nature procédurale des arrêts attaqués
a) Sur la substitution de motifs
b) Sur la violation des droits de la défense
c) Sur le renversement de la charge de la preuve
B. Sur les moyens relatifs au bien-fondé de la décision litigieuse
1. Sur la participation à l’infraction unique et continue
a) Sur la responsabilité d’Air Canada pour des liaisons non pertinentes
b) Sur la violation du principe d’égalité de traitement en ce qui concerne Cargolux
c) Sur la responsabilité de Cargolux pour la surtaxe sécurité
d) Sur les erreurs dans l’appréciation des preuves en ce qui concerne Cathay Pacific Airways
2. Sur l’annulation (seulement) partielle de la décision litigieuse en ce qui concerne LATAM Airlines Group et Lan Cargo
3. Sur la prescription du pouvoir de sanction de la Commission en ce qui concerne Air Canada et Singapore Airlines
C. Sur l’exercice de la compétence de pleine juridiction par le Tribunal en ce qui concerne SAS Cargo Group
1. Sur le droit d’être entendu et le principe du contradictoire
2. Sur l’obligation de motivation
3. Sur le principe ne ultra petita
4. Sur la présomption d’innocence et le principe d’égalité de traitement
V. Conclusion
I. Introduction
1. Les présentes conclusions portent sur une série de treize pourvois introduits par des compagnies aériennes (ci-après les « requérantes ») (2) contre des arrêts du Tribunal de l’Union européenne du 30 mars 2022 (ci-après les « arrêts attaqués ») (3) tendant à l’annulation de la décision de la Commission européenne du 17 mars 2017 (ci-après la « décision litigieuse ») (4) relative à une entente sous la forme d’une infraction unique et continue dans le marché des services de fret aérien (ci-après l’« entente litigieuse »).
2. L’entente litigieuse, mise en œuvre, dans son ensemble, au cours de la période comprise entre le 7 décembre 1999 et le 14 février 2006, a été sanctionnée par la Commission sur le fondement de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (ci-après l’« accord CE-Suisse sur le transport aérien ») et concerne les services de fret fournis sur les liaisons suivantes : entre les aéroports au sein de l’EEE (ci-après les « liaisons intra-EEE »), entre des aéroports au sein de l’Union européenne et des aéroports situés en dehors de l’EEE (ci-après les « liaisons Union-pays tiers »), entre des aéroports situés dans des pays qui sont parties contractantes à l’accord EEE et qui ne sont pas membres de l’Union et des aéroports situés dans des pays tiers (ci-après les « liaisons EEE sauf Union-pays tiers » et, conjointement avec les liaisons Union-pays tiers, les « liaisons EEE-pays tiers ») ainsi qu’entre des aéroports au sein de l’Union et des aéroports suisses (ci-après les « liaisons Union-Suisse »).
3. Ciblées sur différents moyens des pourvois, les présentes conclusions ont principalement trait à la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE concernant les services de fret sur les liaisons au départ de pays tiers et à destination de l’EEE (ci-après les « liaisons entrantes » et les « services de fret entrants ») et, plus particulièrement, à l’application du critère dit « des effets qualifiés » sur le territoire de l’EEE à des accords mis en œuvre à l’extérieur de l’EEE. Les principales problématiques soulevées par ces pourvois concernent :
– la question de savoir si le critère « des effets qualifiés » est suffisant afin d’étayer la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE au regard des services de fret entrants, ainsi que le niveau de preuve requis à cet égard et l’application de ce critère en l’espèce, notamment à la lumière de l’arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (5) ;
– le point de savoir si la notion d’« infraction unique et continue » suppose, implicitement, que chaque élément constitutif de cette infraction, examiné individuellement, puisse constituer une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE, et si cette notion est pertinente pour apprécier la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction à ces dispositions au regard des services de fret entrants, notamment à la lumière de l’arrêt du 16 juin 2022, Sony Corporation et Sony Electronics/Commission (6).
II. Les antécédents du litige
4. Pour ce qui est pertinent aux fins des présentes conclusions, les faits et le cadre juridique des affaires faisant l’objet des pourvois, tels qu’exposés dans la décision litigieuse et dans les arrêts attaqués, peuvent être résumés de la manière suivante.
A. L’entente litigieuse
5. Dans le secteur du fret, le transport de cargaisons par voie aérienne est assuré par des compagnies aériennes (ci-après les « transporteurs ») et, en règle générale, se déroule sur un marché à différents niveaux : en amont, les transporteurs fournissent leurs services de fret aux transitaires, en contrepartie d’un prix qui se compose, d’une part, de tarifs calculés au kilogramme et, d’autre part, de surtaxes visant à couvrir certains coûts ; en aval, les transitaires organisent l’acheminement de ces cargaisons au nom des expéditeurs. Pour être en mesure de desservir toutes les destinations majeures de fret dans le monde à des fréquences suffisantes, les transporteurs ont développé un système d’accords, y compris dans le cadre d’alliances commerciales plus vastes entre transporteurs.
6. L’entente litigieuse concerne les trois éléments suivants : l’introduction et la gestion d’une surtaxe visant à faire face à l’augmentation du coût du carburant (ci-après la « surtaxe carburant ») (7) et d’une surtaxe visant à faire face au coût de certaines mesures de sécurité adoptées à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001 (ci-après la « surtaxe sécurité ») (8), ainsi que le refus de paiement de commissions sur les surtaxes (ci-après le « refus de paiement de commissions ») (9).
B. La procédure devant la Commission et la décision litigieuse
7. À l’issue d’une enquête ouverte au cours de l’année 2005 (10), et à la suite d’une communication des griefs adoptée le 19 décembre 2007 (ci-après la « communication des griefs ») (11), la Commission a adopté, le 9 novembre 2010, une première décision (ci-après la « décision de 2010 ») (12) par laquelle elle constatait l’existence d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE et à l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien portant, notamment, sur la surtaxe carburant, la surtaxe sécurité et le refus de paiement de commissions (13).
8. Le Tribunal ayant annulé la décision de 2010, en tout ou en partie, par arrêts du 16 décembre 2015 (14), pour vices de motivation, la Commission a repris la procédure et a adopté la décision litigieuse, le 17 mars 2017, à l’égard de 19 transporteurs (ci-après les « transporteurs incriminés »), parmi lesquels figuraient les requérantes (15). Par cette décision, la Commission a constaté l’existence d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE et à l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien, par laquelle ces transporteurs avaient coordonné leur comportement en matière de tarification pour la fourniture de services de fret dans le monde entier au moyen de la surtaxe carburant, de la surtaxe sécurité et du refus de paiement de commissions.
9. En premier lieu, la Commission a décrit et analysé les principes de base et la structure de l’entente litigieuse, en indiquant que l’enquête avait révélé une entente d’ampleur mondiale fondée sur un réseau de contacts bilatéraux et multilatéraux entretenus sur une longue période entre des concurrents, ayant pour objectif commun de coordonner leur comportement au regard de divers éléments du prix des services de fret, à savoir la surtaxe carburant, la surtaxe sécurité et le refus de paiement de commissions (16).
10. En deuxième lieu, la Commission a procédé à l’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien aux faits de l’espèce (17).
11. À titre liminaire, elle a examiné les limites de sa compétence territoriale et temporelle pour constater et sanctionner une infraction aux règles de concurrence dans le cas d’espèce et a retenu qu’elle n’appliquerait pas l’article 101 TFUE aux accords et pratiques antérieurs au 1er mai 2004 concernant les liaisons Union-pays tiers (18), l’article 53 de l’accord EEE aux accords et pratiques antérieurs au 19 mai 2005 concernant les liaisons EEE-pays tiers (19) et l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien aux accords et pratiques antérieurs au 1er juin 2002 concernant les liaisons Union-Suisse (20).
12. En outre, en réponse aux arguments contestant l’application extraterritoriale de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE aux services de fret entrants (21), la Commission a considéré, après avoir rappelé que ces dispositions étaient applicables aux accords qui sont mis en œuvre au sein de l’Union ou de l’EEE (selon le critère dit « de la mise en œuvre ») ou qui ont des effets immédiats, substantiels et prévisibles au sein de l’Union ou de l’EEE (selon le critère dit « des effets qualifiés ») (22), que, en l’espèce, ces deux critères étaient remplis.
13. D’une part, le critère de la mise en œuvre était rempli du fait que l’entente litigieuse était appliquée dans l’EEE : les services en question étaient fournis en partie sur le territoire de l’EEE et de nombreux contacts par lesquels les destinataires avaient coordonné les surtaxes et le non‑paiement de commissions avaient eu lieu au sein de l’EEE ou avaient impliqué des participants se trouvant dans l’EEE (23).
14. D’autre part, le critère des effets qualifiés était rempli pour trois motifs. Les deux premiers motifs, figurant au considérant 1045 de la décision litigieuse, portaient sur les effets de la coordination relative aux services de fret entrants prise isolément, tandis que le troisième motif, figurant au considérant 1046 de la décision litigieuse, concernait les effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble. Plus particulièrement :
– le premier motif tenait à ce que les coûts accrus du transport aérien vers l’EEE et donc les prix plus élevés des marchandises importées étaient, par nature, susceptibles d’avoir des effets sur les consommateurs au sein de l’EEE ;
– le deuxième motif concernait les effets de la coordination relative aux services de fret entrants également sur la fourniture de services de fret par d’autres transporteurs au sein de l’EEE, entre les plateformes de correspondance (« hubs ») dans l’EEE utilisées par les transporteurs de pays tiers et les aéroports de destination de ces envois dans l’EEE qui n’étaient pas desservis par le transporteur du pays tiers ;
– le troisième motif était lié à ce que l’entente avait été mise en œuvre mondialement et que les arrangements de cette entente concernant les liaisons entrantes faisaient partie intégrante de l’infraction unique et continue (24).
15. À titre principal, tout d’abord, la Commission a constaté que les transporteurs incriminés (25) avaient coordonné leur comportement ou influencé la tarification, ce qui revenait en définitive à une fixation de prix en rapport avec la surtaxe carburant, la surtaxe sécurité et le refus de paiement de commissions (26). Elle a retenu que le comportement en cause constituait une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE (27), ainsi qu’une restriction de la concurrence par objet, au moins au sein de l’Union, dans l’EEE et en Suisse (28).
16. Ensuite, la Commission a retenu que l’infraction unique et continue était susceptible d’affecter de manière sensible les échanges entre les États membres, entre les parties contractantes à l’accord EEE et entre les parties contractantes à l’accord CE-Suisse sur le transport aérien (29) et elle a exclu que l’entente litigieuse puisse bénéficier d’une dérogation au sens de l’article 107, paragraphe 3, TFUE (30).
17. Enfin, la Commission a fixé la durée totale de l’infraction, en établissant que l’entente litigieuse avait débuté le 7 décembre 1999 et s’était poursuivie jusqu’au 14 février 2006 (31), ainsi que la durée de cette infraction à l’égard de chaque requérante (32).
18. En troisième et dernier lieu, la Commission a imposé des mesures correctives et des amendes (33).
C. La procédure devant le Tribunal et les arrêts attaqués
19. Par requêtes déposées au greffe du Tribunal les 29, 30 et 31 mai 2017, les requérantes ont introduit des recours tendant, pour l’essentiel, à l’annulation, en tout ou en partie, de la décision litigieuse en ce qui les concerne, ainsi qu’à la suppression ou la réduction du montant de l’amende infligée.
20. À l’appui de leurs recours, les requérantes invoquaient, notamment, des moyens relatifs à la compétence de la Commission (34), à des violations procédurales ainsi qu’au bien-fondé de la décision litigieuse. Le Tribunal a ultérieurement soulevé d’office le moyen tiré d’un défaut de compétence de la Commission au regard de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien pour constater et sanctionner une violation de l’article 53 de l’accord EEE sur les liaisons EEE sauf Union-Suisse.
21. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a rejeté les recours de Martinair, KLM, Cargolux, Air France-KLM, Air France, Lufthansa et Singapore Airlines Cargo (35). En revanche, il a partiellement annulé la décision litigieuse et réduit l’amende au regard de la participation à l’infraction de certains transporteurs sur les liaisons suivantes :
– s’agissant de Japan Airlines et de Cathay Pacific Airways, sur les liaisons intra-EEE et les liaisons Union-Suisse (36) ;
– s’agissant d’Air Canada, sur les liaisons intra-EEE, les liaisons Union-pays tiers et les liaisons EEE sauf Union-pays tiers, quant à la composante de l’infraction unique et continue tenant au refus de paiement de commissions (37) ;
– s’agissant de British Airways, d’une part, sur les liaisons intra-EEE et les liaisons Union-pays tiers quant à la composante de l’infraction unique et continue tenant au refus de paiement de commissions et, d’autre part, sur les liaisons EEE sauf Union-pays tiers (38) ;
– s’agissant de LATAM Airlines Group et Lan Cargo, d’une part, sur les liaisons intra-EEE et EEE sauf Union-pays tiers et, d’autre part, sur les liaisons Union-pays tiers, quant à la surtaxe sécurité et au refus de paiement de commissions, ainsi qu’à la surtaxe carburant avant le 22 juillet 2005 (39) ;
– s’agissant de SAS Cargo Group, d’une part, sur les liaisons intra-EEE, Union-pays tiers et EEE sauf Union-pays tiers, quant au refus de paiement de commissions, et, d’autre part, sur les liaisons Union-pays tiers et EEE sauf Union-pays tiers en provenance de la Thaïlande entre le 20 juillet 2005 et le 14 février 2006, en ce qui concerne la surtaxe carburant (40).
III. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
22. Par actes déposés au greffe de la Cour entre le 7 et le 17 juin 2023, les requérantes ont formé des pourvois contre les arrêts attaqués. Elles demandent, pour l’essentiel, à la Cour :
– d’annuler les arrêts attaqués ;
– d’annuler, par conséquent, la décision litigieuse en ce qu’elle les concerne ou, à titre subsidiaire, de réduire le montant de l’amende ;
– à titre subsidiaire, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal ; et
– de condamner la Commission aux dépens des deux instances.
23. La Commission demande à la Cour :
– de rejeter les pourvois et de condamner les requérantes aux dépens ;
– à titre subsidiaire, si les pourvois sont accueillis, de renvoyer les affaires devant le Tribunal et de réserver les dépens.
24. Les parties ont également répondu aux questions posées par la Cour lors des audiences de plaidoiries qui se sont déroulées du 10 au 22 avril 2024.
IV. Analyse
25. Les pourvois formés par les requérantes s’articulent en une série de moyens qui, en grande partie, se recoupent. Les présentes conclusions visent les moyens suivants :
– les moyens relatifs à la compétence de la Commission (section A), à savoir la compétence de celle-ci pour constater une infraction concernant les services de fret entrants à l’égard du seul critère des « effets qualifiés » (1), l’application de ce critère des « effets qualifiés » (2), ainsi que certains vices de nature formelle des arrêts attaqués (3) ;
– certains moyens relatifs à l’examen par le Tribunal du bien-fondé de la décision litigieuse (section B), à savoir la participation à l’« infraction unique et continue » (1), l’annulation (seulement) partielle de cette décision (2), la prescription du pouvoir de sanction de la Commission (3) ;
– les moyens relatifs à l’exercice de la compétence de pleine juridiction du Tribunal (section C).
A. Sur les moyens relatifs au défaut de compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE concernant les services de fret entrants
26. Dans la décision litigieuse, la Commission a affirmé sa compétence pour constater et sanctionner une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE à l’égard de la coordination relative aux services de fret entrants (ci-après la « compétence extraterritoriale de la Commission » (41)), au motif que le critère de la mise en œuvre et celui des effets qualifiés étaient tous deux remplis (42).
27. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a jugé que la compétence extraterritoriale de la Commission pouvait être établie au regard soit du critère de la mise en œuvre, soit de celui des effets qualifiés (43) et que ces critères étaient alternatifs (44). Il a conclu, en l’occurrence, que le critère des effets qualifiés était rempli et qu’il n’y avait dès lors pas lieu d’examiner l’application du critère de la mise en œuvre (45).
28. Les requérantes contestent cette analyse en faisant valoir, en substance, deux séries d’arguments, la première tirée de ce que la compétence de la Commission ne pouvait pas se fonder sur l’application du seul critère des effets qualifiés (1) et la deuxième tirée d’erreurs dans l’application de ce critère (2). Elles soulèvent également des moyens ou des griefs relatifs à certains vices de nature procédurale des arrêts attaqués, qu’il conviendra d’examiner en dernier lieu (3).
1. Sur la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction concernant les services de fret entrants au regard du seul critère des « effets qualifiés »
29. Plusieurs requérantes (46) reprochent au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en ce qu’il a apprécié la compétence extraterritoriale de la Commission uniquement au regard du critère des effets qualifiés, qui constituerait une condition nécessaire mais non suffisante pour établir cette compétence, sans effectuer une analyse des effets anticoncurrentiels à l’intérieur du marché intérieur selon le critère de la mise en œuvre (47). Selon ces requérantes, d’une part, le critère des effets qualifiés ne serait qu’un critère de droit international public pour déterminer le droit national (en l’espèce, celui de l’Union) applicable aux fins de réguler un comportement adopté dans un pays tiers et non pas un critère permettant de vérifier la compétence extraterritoriale de la Commission selon le droit de l’Union (48). D’autre part, le critère de la mise en œuvre, qui n’a pas été examiné par le Tribunal, serait le critère de droit de l’Union indispensable pour établir la compétence extraterritoriale de la Commission (49), ce qui exigerait la définition du marché pertinent, l’analyse du contexte économique et juridique et l’examen du scénario contrefactuel.
30. Il convient donc d’examiner si c’est à bon droit que le Tribunal a jugé que le critère des effets qualifiés pouvait, à lui seul, servir de fondement à la compétence de la Commission dans les circonstances de l’espèce.
31. Je relève que le critère des effets qualifiés, même en l’absence d’une formulation établie et partagée (50), est généralement admis en droit international public (51) en tant que principe juridictionnel permettant d’appliquer le droit national de la concurrence en présence d’effets économiques, sur le territoire national, de pratiques ayant eu lieu à l’extérieur de ce territoire par des entreprises également établies en dehors dudit territoire (c’est-à-dire l’application « extraterritoriale » de ce droit) (52), ce qui ne semble pas être remis en cause par les parties (53).
32. En revanche, l’origine et la nature du critère de la mise en œuvre sont davantage controversées. Selon les requérantes, ce critère ressortirait principalement de l’arrêt Pâte de bois et serait non pas un critère de droit international public, mais une notion de droit de l’Union, développée par la Cour afin d’établir l’application de l’article 101 TFUE. Toutefois, il ne me semble pas que, dans l’arrêt Pâte de bois, la Cour ait voulu introduire un critère additionnel pour établir cette compétence (54) ni, en tout état de cause, un critère exclusif, cumulatif ou de rang supérieur par rapport à celui des effets qualifiés pour établir la compétence de la Commission, ainsi que cela a été implicitement reconnu par la Cour dans l’arrêt Intel (55).
33. Cela étant précisé, il me semble que les requérantes confondent, d’une part, la question de la compétence extraterritoriale de la Commission en vertu du droit international public et, d’autre part, l’application de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE au cas d’espèce, c’est-à-dire la question du caractère anticoncurrentiel de l’entente litigieuse à l’intérieur du marché intérieur (56).
34. En effet, la Commission est compétente pour appliquer les règles de concurrence de l’Union et de l’EEE dans la mesure où, respectivement, le traité FUE et l’accord EEE s’appliquent. Si l’application « extraterritoriale » de ces règles est soumise aux conditions imposées par le droit international public et donc, notamment, au critère des effets qualifiés, la compétence de la Commission pour constater et sanctionner, au sens du droit de l’Union, une violation de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE n’est soumise qu’au critère (substantiel) de la restriction de la concurrence (par objet ou par effet) à l’intérieur du marché intérieur.
35. Les requérantes cherchent à contourner cet aspect en affirmant que la référence, à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE, à la restriction de la concurrence « à l’intérieur du marché intérieur » introduirait, en substance, un critère de compétence qui impliquerait, pour la Commission, l’exigence de démontrer que le comportement incriminé a des effets concrets sur le marché intérieur, avant qu’elle puisse apprécier, en application de ces dispositions, l’existence d’une restriction de la concurrence par objet ou par effet. Cette interprétation me semble contraire au libellé et à l’objectif desdites dispositions, dans la mesure où elle introduit une distinction artificielle entre, d’une part, les effets du comportement incriminé à l’intérieur du marché intérieur (critère prétendument relatif à la compétence de la Commission à poursuivre un tel comportement) et, d’autre part, l’existence d’une restriction de la concurrence par objet ou par effet (critère substantiel relatif à l’application de la disposition en question). Or, la référence, dans ces mêmes dispositions, aux effets dans le marché intérieur ne constitue pas, selon moi, un critère régissant spécifiquement la compétence de la Commission (57), mais est plutôt un des éléments du critère substantiel pour l’application des dispositions en question.
36. À mon avis, ce n’est qu’au regard du droit international public (et donc à la lumière du critère des effets qualifiés) que la Commission était tenue de justifier sa compétence extraterritoriale. Après avoir établi que cette condition était remplie, la Commission pouvait ensuite constater et sanctionner toute violation de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE, pourvu que le comportement incriminé remplisse les conditions substantielles prévues par ces dispositions, y incluse celle de la restriction de la concurrence, par objet ou par effet, à l’intérieur du marché intérieur.
37. En conclusion, il me semble que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a jugé que la compétence extraterritoriale de la Commission s’appréciait au regard du seul critère des effets qualifiés. Il convient donc à présent de vérifier si le Tribunal a commis des erreurs de droit lorsqu’il a jugé que la Commission avait correctement appliqué ce critère.
2. Sur l’application du critère des « effets qualifiés »
38. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a considéré que, dans la décision litigieuse, la Commission s’était appuyée sur trois motifs pour retenir que le critère des effets qualifiés était satisfait, les deux premiers motifs concernant les effets de la coordination relative aux services de fret entrants prise isolément (considérant 1045 de la décision litigieuse) et le troisième motif portant sur les effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble (considérant 1046 de cette décision) (58). Dans ces arrêts, le Tribunal a retenu les premier et troisième motifs, estimant qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le deuxième (59).
39. Les requérantes contestent l’appréciation du Tribunal concernant, d’une part, la démonstration des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants considérée isolément (le premier motif retenu par la Commission) (a) et, d’autre part, le recours à la notion d’« infraction unique et continue » prise dans son ensemble (le troisième motif retenu par la Commission) (b) (60).
a) Sur l’examen des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants considérée isolément
40. En ce qui concerne le premier motif retenu par la Commission au considérant 1045 de la décision litigieuse, plusieurs requérantes (61) reprochent au Tribunal d’avoir commis des erreurs de droit, en premier lieu, en entérinant la constatation de la Commission selon laquelle la coordination relative aux services de fret entrants pouvait être qualifiée de restriction de concurrence par objet, de sorte qu’elle n’était pas tenue de procéder à une appréciation des effets anticoncurrentiels (1) et, en second lieu, en considérant que la Commission avait démontré que ce comportement produisait des effet qualifiés, c’est-à-dire des effets immédiats, substantiels et prévisibles, dans l’EEE (2).
1) Sur le critère de la restriction de la concurrence par objet comme critère non pertinent
41. Selon les requérantes, l’existence d’une restriction de la concurrence par objet, telle que relevée par la Commission et entérinée par le Tribunal, ne serait pas un critère pertinent pour l’examen du critère des effets qualifiés aux fins d’apprécier la compétence extraterritoriale de la Commission. La vérification de cette compétence poursuivrait un but différent de l’appréciation de l’existence d’une restriction de la concurrence par objet et exigerait ainsi un niveau de preuve plus élevé que cette dernière. Partant, la Commission n’aurait pu se soustraire à une analyse des effets concrets de la coordination relative aux services de fret entrants au seul motif que le comportement incriminé constituait une restriction de concurrence par objet (62) et elle aurait dû apprécier s’il existait un lien de causalité entre ce comportement et l’effet anticoncurrentiel allégué au sein de l’EEE (63).
42. Ainsi que je l’ai relevé aux points 33 et 34 des présentes conclusions, il convient de distinguer entre, d’une part, la compétence extraterritoriale de la Commission au regard du droit international public et, d’autre part, la question du caractère anticoncurrentiel de l’entente litigieuse à l’intérieur du marché intérieur. Le critère des effets qualifiés, sur lequel se fonde le droit international public aux fins de l’application extraterritoriale des règles de concurrence, ne coïncide pas avec l’analyse de la restriction de la concurrence par objet ou par effet en vue de l’application desdites dispositions (64). Il s’agit tout simplement de deux éléments d’analyse différents (65).
43. En l’espèce, la Commission a examiné l’existence d’effets qualifiés au regard du droit international public aux considérants 1045 et 1046 de la décision litigieuse, qui font partie de la section 5.3.8 de celle-ci consacrée à sa compétence extraterritoriale (66). Dans ces considérants, la Commission ne s’est pas appuyée sur l’existence d’une restriction de la concurrence par objet. Si, dans d’autres considérants de cette décision, la Commission a estimé qu’elle n’avait pas à procéder à une appréciation des effets anticoncurrentiels concrets du comportement des transporteurs incriminés, dès lors qu’elle s’était fondée sur l’objet anticoncurrentiel de ce comportement, cela était dans un contexte et un but différents. Par exemple, au considérant 917 de ladite décision, la Commission a considéré que la démonstration d’effets anticoncurrentiels réels n’était pas requise afin de constater une violation de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE. Elle n’a pas utilisé cet argument pour étayer, à titre liminaire, l’application extraterritoriale de ces dispositions au regard du droit international public. D’ailleurs, cette considération figure à la section 5.3.3 de la décision litigieuse, consacrée à l’analyse (sur le fond) de la restriction de la concurrence (67).
44. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a interprété le critère des effets qualifiés en précisant, pour l’essentiel, que ce critère « n’exige pas d’établir que le comportement litigieux a produit des effets qui se sont effectivement matérialisés dans le marché intérieur ou au sein de l’EEE », mais que, « [a]u contraire, selon la jurisprudence, il suffit de tenir compte de l’effet probable de ce comportement sur la concurrence » (68).
45. À la lumière de ces précisions, je ne partage pas l’argument des requérantes selon lequel le Tribunal aurait considéré que la Commission, après avoir qualifié le comportement en question de restriction de concurrence par objet, n’était plus tenue de démontrer que ce comportement avait des effets qualifiés.
46. Certes, le Tribunal a précisé, dans un passage pouvant prêter à confusion, que, « [e]n présence d’un comportement dont la Commission a, comme en l’espèce, considéré qu’il révélait un degré de nocivité à l’égard de la concurrence dans le marché intérieur ou au sein de l’EEE tel qu’il pouvait être qualifié de restriction de concurrence “par objet” au sens de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE, l’application du critère des effets qualifiés ne saurait pas non plus exiger la démonstration des effets concrets que suppose la qualification d’un comportement de restriction de concurrence “par effet” au sens de ces dispositions » (69).
47. Toutefois, à mon sens, dans ce passage, le Tribunal avait probablement l’intention de faire remarquer qu’il serait paradoxal d’exiger une analyse de la restriction de concurrence par effet au regard d’un comportement qui peut être qualifié de restriction de concurrence par objet (70). En tout état de cause, ledit passage n’emporte aucune conséquence sur la substance du raisonnement du Tribunal, étant donné que, dans les points suivants des arrêts attaqués, celui-ci a analysé, à juste titre, l’application du critère des effets qualifiés par la Commission à la lumière de ses éléments-clés, à savoir du caractère prévisible, substantiel et immédiat des effets, et non de l’éventuelle existence d’une restriction par objet (71).
48. Par ailleurs, l’argument des requérantes selon lequel, lorsqu’une pratique est mise en œuvre à l’extérieur de l’EEE, elle ne peut pas avoir pour objet de restreindre la concurrence à l’intérieur de l’EEE (72) n’est pas pertinent, puisqu’il porte sur le bien-fondé de l’appréciation factuelle du Tribunal quant à l’existence d’une distorsion de la concurrence (73). En tout état de cause, il me semble que les requérantes ne sont pas parvenues à démontrer le bien-fondé de cet argument, étant donné que, ainsi que l’a établi la Commission et que l’a confirmé le Tribunal, l’entente avait été mise en œuvre mondialement et avait pour objet commun de restreindre la concurrence partout dans le monde, y compris dans l’EEE.
49. En conclusion, j’estime que ni la Commission ni le Tribunal n’ont appliqué le critère de la restriction de la concurrence par objet comme critère pertinent en ce qui concerne l’appréciation de la compétence extraterritoriale de la Commission et que les arguments des requérantes à cet égard sont inopérants.
2) Sur la démonstration de l’existence d’effets qualifiés
50. Selon les requérantes, le Tribunal aurait conclu à tort que, dans la décision litigieuse, la Commission, à qui incombe la charge de la preuve, avait démontré que le comportement incriminé avait des effets qualifiés, c’est-à-dire des effets immédiats, substantiels et prévisibles dans l’EEE. Plus particulièrement, d’une part, le Tribunal se serait contenté de constater que les effets évoqués par la Commission étaient simplement « susceptibles » de se produire, en utilisant, en substance, un niveau de preuve inadéquat (i) et, d’autre part, l’analyse des effets qualifiés de la part du Tribunal serait, en tout état de cause, erronée, puisque les effets du comportement incriminé sur la concurrence dans l’EEE ne seraient pas immédiats, substantiels et prévisibles (ii).
i) Sur le niveau de preuve pertinent
51. Par le premier motif retenu au considérant 1045 de la décision litigieuse, la Commission a conclu que les pratiques anticoncurrentielles dans les pays tiers concernant les services de fret entrants étaient susceptibles d’avoir des effets immédiats, substantiels et prévisibles dans l’Union ou dans l’EEE, au motif, en substance, que les coûts accrus du transport aérien vers l’EEE, et donc les prix plus élevés des marchandises importées, étaient « susceptibles » d’avoir des effets sur les consommateurs au sein de l’EEE « de par leur nature ».
52. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a développé cet argument en s’appuyant sur les considérants 14, 17 et 70 de la décision litigieuse et sur les réponses des parties aux mesures d’organisation de la procédure. Il a constaté que les transporteurs vendaient leurs services de fret exclusivement ou presque à des transitaires et que ces derniers achetaient ces services notamment en qualité d’intermédiaires, pour les consolider dans un lot de services dont l’objet était d’organiser le transport intégré de marchandises vers le territoire de l’EEE au nom d’expéditeurs, qui pouvaient notamment être les acheteurs ou les propriétaires des marchandises transportées et étaient vraisemblablement établis dans l’EEE. Selon le Tribunal, « pour peu que » les transitaires répercutent sur le prix de leurs lots de services l’éventuel surcoût résultant de l’entente litigieuse, c’était notamment sur la concurrence que se livrent les transitaires pour capter la clientèle de ces expéditeurs que l’infraction unique et continue sur les liaisons entrantes était susceptible d’avoir une incidence et, par suite, c’était dans le marché intérieur ou au sein de l’EEE que l’effet en cause était susceptible de se matérialiser. Par conséquent, les effets produits par le comportement litigieux consisteraient dans le surcoût que les expéditeurs étaient susceptibles d’avoir supporté et dans le renchérissement des marchandises importées dans l’EEE qui pouvait en avoir résulté (74). Le Tribunal a conclu, notamment, que ces effets relevaient « du cours normal des choses et de la rationalité économique » ou du « fonctionnement normal du marché » (75).
53. Les requérantes critiquent, pour l’essentiel, l’attitude « permissive » du Tribunal quant au niveau de preuve utilisé par la Commission, qui aurait permis à celle-ci d’établir sa compétence sur la base d’effets purement hypothétiques, ce qui lui permettrait de poursuivre n’importe quelle violation de la concurrence partout dans le monde. Elles font valoir que la Commission n’a pas identifié de restrictions de la concurrence dans le marché intérieur, alors qu’elle aurait dû démontrer que les effets étaient non simplement « susceptibles » de se produire mais « probables », ou, en tout cas, « plus probables qu’improbables ».
54. À cet égard, j’estime que la Commission pouvait se fonder sur le fait que le comportement incriminé, mis en œuvre en dehors de l’EEE, était « susceptible » de produire des effets qualifiés dans l’EEE. Partant, pour démontrer l’existence d’effets qualifiés (et donc sa compétence extraterritoriale), la Commission n’était pas tenue d’établir l’existence d’effets concrets, tels que, par exemple, ceux qui sont nécessaires à la démonstration d’une restriction de concurrence par effet au sens de l’article 101 TFUE. Ainsi que la Cour l’a relevé dans l’arrêt Intel, le critère des effets qualifiés poursuit l’objectif d’appréhender des comportements qui n’ont pas été adoptés sur le territoire de l’Union, mais dont les effets anticoncurrentiels sont « susceptibles » de se faire sentir sur le marché de l’Union (76).
55. Cette constatation n’est pas remise en cause par la référence effectuée par le Tribunal, dans les arrêts attaqués, au point 51 de l’arrêt Intel, qui se réfère aux « effets probables » du comportement incriminé sur la concurrence (77). Les requérantes en tirent la conclusion qu’il ne suffit pas que ces effets soient « susceptibles » de se produire (contrairement au niveau de preuve requis pour établir une restriction de la concurrence par objet), mais que le seuil de probabilité ou de vraisemblance n’est atteint que lorsqu’il a été démontré qu’il est « plus probable qu’improbable » que la pratique aura un effet anticoncurrentiel. Toutefois, dans l’économie de l’arrêt Intel, l’analyse du caractère prévisible des effets, à l’instar de celle de leur caractère immédiat et substantiel, s’inscrit dans l’analyse globale du critère des effets qualifiés, pour laquelle la Cour a précisé, notamment au point 45 de cet arrêt, qu’il s’agissait d’effets « susceptibles » de se produire sur le marché intérieur. C’est en ce sens qu’il faut interpréter, à mon avis, la référence, dans les arrêts attaqués, au point 51 dudit arrêt.
56. D’ailleurs, si, s’agissant de la preuve d’un comportement anticoncurrentiel, la Commission peut se limiter à constater que la pratique incriminée a un objet anticoncurrentiel, sans qu’elle soit tenue de démontrer l’existence d’effets concrets sur le marché, il me semble d’autant plus raisonnable que, pour établir, à titre préalable, sa compétence, elle ne soit pas tenue de démontrer que le comportement incriminé, mis en œuvre en dehors du marché intérieur, produit des effets concrets dans ce dernier. Autrement, il serait paradoxal, par exemple, que même une restriction de la concurrence par objet soit traitée, en substance, comme une restriction de la concurrence par effet lorsqu’elle intervient dans un contexte extraterritorial.
57. En conclusion, j’estime que, contrairement à ce que soutiennent les parties, il incombait à la Commission d’indiquer que les pratiques en question étaient « susceptibles » d’avoir des effets qualifiés sur la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, sans qu’elle soit tenue de fournir la preuve que ces effets s’étaient produits ou que leur réalisation était « plus probable qu’improbable ». Il convient dès lors d’examiner, à la lumière du niveau de preuve défini ci-dessus, si le Tribunal a commis des erreurs de droit lorsqu’il a reconnu que, en l’espèce, la Commission avait démontré l’existence d’effets qualifiés.
ii) Sur l’existence d’effets qualifiés en l’espèce
58. Ainsi que le relèvent les requérantes, la Commission s’est fondée, au considérant 1045 de la décision litigieuse, avec une motivation très concise, sur une chaîne d’événements relativement longue, dont elle a présumé la réalisation. Il est certes vrai que la Commission n’a pas développé de manière exhaustive son raisonnement, qui apparaît relativement succinct. Toutefois, il convient d’examiner si ce raisonnement est néanmoins suffisant pour établir sa compétence à la lumière du niveau de preuve défini aux points 54 à 57 des présentes conclusions.
59. En substance, il me semble que, par une formulation assez simpliste, la Commission a appliqué une présomption s’articulant comme suit : tout d’abord, la coordination des transporteurs sur les surtaxes et sur le refus de paiement des commissions se répercutait sur les prix des services de fret aérien vendus aux transitaires, ensuite, cette augmentation comportait, à son tour, l’augmentation des prix appliqués par ces derniers aux expéditeurs, ce qui, enfin, avait un effet sur les prix facturés par ces derniers aux consommateurs établis dans l’EEE.
60. La question est donc de savoir si, ainsi que l’a constaté le Tribunal dans les arrêts attaqués, les effets envisagés par la Commission relevaient « du cours normal des choses et de la rationalité économique » (78). En d’autres termes, peut-on conclure, sur la base d’un raisonnement fondé, en substance, sur une présomption, que la coordination des transporteurs concernant les surtaxes et le refus de payer des commissions, en ce qui concerne les services de fret entrants, était susceptible d’avoir comme effet immédiat, substantiel et prévisible l’augmentation des prix des services de transport pour les consommateurs établis dans l’EEE ?
61. À cet égard, tout en gardant à l’esprit la prudence nécessaire lors du recours à des présomptions comme éléments de preuve en droit de la concurrence (79), mais compte tenu également de ce que l’établissement de la compétence extraterritoriale de la Commission, en l’espèce, n’était qu’une étape préliminaire à l’examen du bien-fondé de sa décision, je suis d’avis que le Tribunal, une fois établi qu’un tel enchaînement d’événements était, selon le cours normal des choses, « susceptible » de se produire, au moins prima facie, pouvait conclure que la Commission avait, pour le moins, satisfait à la charge initiale de la preuve qui repose sur elle (80) et qu’il incombait ainsi aux requérantes d’apporter la preuve contraire.
62. Il convient donc d’examiner si le Tribunal a commis des erreurs de droit lorsqu’il a considéré que les arguments et les éléments de preuve apportés par les requérantes visant à contester l’existence d’effets qualifiés n’étaient pas susceptibles de remettre en cause la conclusion de la Commission en ce qui concerne, respectivement, le caractère immédiat, substantiel et prévisible de ces effets (81).
– Sur le caractère immédiat des effets
63. D’après les requérantes, les effets du comportement des transporteurs sur la concurrence dans l’EEE n’étaient pas directs ou immédiats, puisqu’ils dépendaient des actions indépendantes d’autres acteurs de la chaîne de valeur, à savoir les transitaires et les expéditeurs, ce qui exclurait tout lien de causalité entre le comportement des transporteurs et ses effets présumés. La Commission, dans son analyse entérinée par le Tribunal, aurait défini comme « qualifiés » des effets seulement indirects, à savoir l’éventuelle répercussion des surcoûts dérivant de l’entente litigieuse sur les prix appliqués par les transitaires aux expéditeurs et par ces derniers à leurs propres clients, sans effectuer aucun examen des marchés pertinents, en particulier en aval, et sans même procéder à une définition du marché, qui était fondamentale pour déterminer si les parties à l’entente étaient des concurrents (82).
64. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a validé le raisonnement très succinct suivi par la Commission dans la décision litigieuse en considérant, en substance, que l’exigence d’un lien de « causalité immédiate » entre le comportement en cause et l’effet examiné ne saurait se confondre avec une « causalité unique », qui exigerait de constater de manière systématique et absolue la rupture du lien de causalité lorsqu’un tiers a contribué à la survenance des effets en cause (83). En l’occurrence, l’intervention des transitaires, dont il était prévisible que, en toute autonomie, ils répercuteraient sur les expéditeurs le surcoût qu’ils avaient supporté, avait, certes, pu contribuer à la survenance de l’effet en cause mais n’était pas, à elle seule, de nature à rompre la chaîne de causalité qui découlait de l’entente litigieuse « selon le fonctionnement normal du marché » (84).
65. À cet égard, il me semble que les requérantes se limitent à contester le caractère spéculatif ou superficiel de ces constatations.
66. Certes, l’analyse de la Commission, entérinée par le Tribunal, est très simpliste et, par exemple, ne satisferait probablement pas un niveau de preuve tel que celui requis par la démonstration de la restriction de la concurrence par effet ou, encore moins, celui requis dans le cadre d’une action en dommages et intérêts. Toutefois, à la lumière du niveau de preuve défini aux points 51 à 57 des présentes conclusions, il ne me semble pas que les requérantes parviennent à démontrer que l’enchaînement d’événements présumé par la Commission n’est pas, à tout le moins, « susceptible » de se produire (85), ni que les constatations effectuées par le Tribunal à cet égard sont entachées d’une dénaturation des faits.
– Sur le caractère substantiel des effets
67. Selon les requérantes, la Commission n’avait pas démontré que les effets du comportement des transporteurs sur la concurrence dans l’EEE étaient substantiels, n’ayant procédé à aucune analyse de la question de savoir si les services de fret représentaient une part significative des coûts des expéditeurs établis dans l’EEE (86).
68. À cet égard, il est vrai que, dans la décision litigieuse, la Commission n’a pas quantifié l’impact de l’augmentation présumée des prix des services de fret aérien entrants sur les prix finalement payés par les expéditeurs établis dans l’EEE ou sur les prix payés par leurs clients établis dans l’EEE.
69. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a néanmoins entériné la conclusion de la Commission en s’appuyant, en substance, sur des éléments de contexte, qui ne sont pas mentionnés au considérant 1045 de la décision litigieuse, mais qui ressortent de l’analyse globale de celle-ci. En premier lieu, il s’est référé à la durée importante de l’infraction, mentionnée au considérant 1146 de cette décision ; en deuxième lieu, il a évoqué la portée de cette infraction qui, ainsi qu’il ressort du considérant 889 de ladite décision, concernait des mesures d’application générale, telles que la surtaxe carburant et la surtaxe sécurité, qui n’étaient pas spécifiques à une liaison et avaient pour but d’être appliquées à toutes les liaisons au niveau mondial, y inclus les liaisons à destination de l’EEE ; en troisième lieu, il s’est appuyé sur la nature de ladite infraction, soulignant que, ainsi qu’il ressort des considérants 1030 et 1208 de la même décision, celle-ci avait pour objet de restreindre la concurrence et concernait une restriction particulièrement grave, à savoir la fixation de divers éléments du prix (87). Le Tribunal a également évoqué, à titre surabondant, d’une part, la circonstance que les surtaxes qui faisaient l’objet de l’entente litigieuse représentaient, pendant la période infractionnelle, une proportion importante du prix total des services de fret, ainsi que précisé par la Commission au considérant 1031 de la décision litigieuse (88), et, d’autre part, l’importance des entreprises ayant participé au comportement incriminé, dont la part de marché cumulée sur le marché mondial, selon le considérant 1209 de cette décision, s’élevait à 34 % en 2005, y compris sur les liaisons globales (sortantes et entrantes) EEE-pays tiers (89).
70. À cet égard, les requérantes se limitent à relever l’absence de calcul précis dans l’analyse effectuée par la Commission et entérinée par le Tribunal. Toutefois, compte tenu du niveau de preuve défini aux points 51 à 57 des présentes conclusions, j’estime que la Commission n’était pas tenue, dans l’appréciation de sa propre compétence, d’effectuer un tel calcul (90). La question du calcul des répercussions économiques concrètes aux différents niveaux de la chaîne se pose éventuellement dans le contexte d’une analyse de la restriction de la concurrence par effet, de la détermination de l’amende ou d’actions en dommages et intérêts.
– Sur le caractère prévisible des effets
71. D’après les requérantes, les effets estimés par la Commission et reconnus par le Tribunal ne seraient pas prévisibles ou probables, puisque l’hypothèse selon laquelle la hausse des prix des services de fret entrants serait répercutée par les transitaires sur les expéditeurs établis dans le marché intérieur serait improbable (91). La Commission n’aurait pas vérifié l’effet des pratiques incriminées (limitées aux surtaxes) sur le prix de vente des services de fret, sur les coûts totaux du transport facturé aux expéditeurs par les transitaires et sur le prix appliqué par les expéditeurs aux consommateurs. Les effets présumés du comportement incriminé resteraient hypothétiques ou d’importance mineure et l’existence d’un lien causal, mentionnée par le Tribunal, ne serait pas pertinente ni motivée (92).
72. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a rappelé que les effets dont les parties à l’entente litigieuse doivent raisonnablement savoir, dans les limites des choses généralement connues, qu’ils surviendront satisfont à l’exigence de prévisibilité (93) et il s’est appuyé encore une fois sur des éléments de contexte qui ne sont pas mentionnés au considérant 1045 de la décision litigieuse, mais dans d’autres parties de celle-ci, pour conclure que cette exigence était en l’occurrence satisfaite. Après avoir rappelé, en se référant aux considérants 846, 909, 1199 et 1208 de cette décision, que, selon l’expérience, un comportement collusoire de fixation horizontale des prix entraîne notamment des hausses de prix (94), le Tribunal a analysé le caractère prévisible des effets du comportement incriminé, d’une part, sur les prix appliqués par les transporteurs et, d’autre part, sur les prix appliqués par les transitaires. En ce qui concerne, d’une part, les prix appliqués par les transporteurs, le Tribunal a considéré qu’il était prévisible que la fixation horizontale de la surtaxe carburant et de la surtaxe sécurité entraîne l’augmentation du niveau de celles-ci, renforcée par le refus de paiement de commissions, et que cela augmente le prix des services de fret (95). En ce qui concerne, d’autre part, les répercussions du prix des services de fret entrants sur les prix appliqués par les transitaires, il a conclu que le prix des services de fret constituait un intrant pour les transitaires, un coût variable dont l’accroissement a, en principe, pour effet d’augmenter le coût marginal au regard duquel les transitaires définissent leurs propres prix (96), et qu’il était raisonnablement prévisible pour les transporteurs que les transitaires répercutent un tel surcoût sur les expéditeurs (97). Ces éléments suffisaient, selon le Tribunal, pour conclure que l’effet du comportement incriminé relevait du « cours normal des choses » et de la « rationalité économique » (98).
73. À cet égard, il convient de rappeler que, au point 51 de l’arrêt Intel, la Cour a précisé que, pour que la condition tenant à l’exigence de la prévisibilité des effets soit remplie, il suffisait de tenir compte des effets probables d’un comportement sur la concurrence. En outre, ainsi que l’a relevé l’avocate générale Kokott dans ses conclusions dans l’affaire Kone e.a. (99), sont prévisibles (ou résultent d’une cause adéquate) tous les dommages dont les parties à l’entente doivent raisonnablement savoir, dans les limites de ce qui est généralement connu, qu’ils surviendront, par opposition aux dommages qui procèdent d’un déroulement parfaitement inhabituel de circonstances et, de ce fait, d’un enchaînement atypique de causes. À cet égard, ainsi que l’a jugé la Cour, des pratiques conduisant à la fixation horizontale des prix par des cartels sont particulièrement susceptibles d’affecter la concurrence (100).
74. Il me semble que ces principes sont applicables en l’espèce, étant donné, notamment, qu’il était extrêmement probable que les augmentations des surtaxes provoquées par l’entente contribuent à l’augmentation des prix des services de fret fournis par les transitaires et que le prix des services de fret, constituant un intrant pour les transitaires, ait pour effet d’augmenter le coût marginal au regard duquel les transitaires définissent leurs propres prix et, en aval, d’augmenter les coûts des expéditeurs et donc les prix appliqués par ceux-ci. D’ailleurs, le fait qu’une partie de l’entente litigieuse visait à coordonner le refus de paiement de commissions de la part des transitaires est indicatif de la propension de ceux-ci à systématiquement répercuter les surtaxes (101).
75. En conclusion, il ne me semble pas que les requérantes soient parvenues à renverser la présomption résumée au point 59 des présentes conclusions et à démontrer que le comportement incriminé n’était pas susceptible de produire des effets immédiats, substantiels et prévisibles dans le marché intérieur ni que les constatations de la Commission à cet égard soient entachées d’une dénaturation des faits.
b) Sur le recours à la notion d’« infraction unique et continue » dans son ensemble
76. En ce qui concerne le troisième motif sur lequel la Commission s’est fondée au considérant 1046 de la décision litigieuse pour démontrer que le critère des effets qualifiés était satisfait également au regard des effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir commis des erreurs de droit lorsqu’il a validé les conclusions de la Commission portant, tout d’abord, sur la pertinence de l’examen des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants au regard de l’infraction unique et continue dans son ensemble (1), ensuite, sur la démonstration des effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble (2), et, enfin, sur le recours à la notion atypique d’« entente au niveau mondial » (3).
1) Sur la pertinence de l’examen des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants au regard de l’infraction unique et continue dans son ensemble
77. Plusieurs requérantes (102) font valoir que, dans les arrêts attaqués, le Tribunal a jugé que la Commission pouvait fonder, au considérant 1046 de la décision litigieuse, sa compétence extraterritoriale en tenant compte des effets qualifiés de l’infraction unique et continue dans son ensemble et non de chaque comportement pris individuellement, alors que, pour pouvoir établir cette compétence, chaque élément d’une infraction unique et continue devrait être susceptible, pris isolément, de produire de tels effets et de poursuivre la finalité unique de restreindre la concurrence au sein de l’EEE (et donc de pouvoir constituer une violation des dispositions en question) (103). Par ailleurs, un comportement adopté sur des marchés à l’extérieur de l’EEE ne pourrait pas avoir pour objet de restreindre la concurrence à l’intérieur de l’EEE. En outre, le recours, dans le même considérant 1046 de la décision litigieuse, à la notion d’« entente au niveau mondial » pour décrire l’infraction unique et continue n’affecterait pas davantage la qualification juridique du comportement au regard de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE.
78. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal a relevé que, sur la base de la jurisprudence de la Cour, rien n’empêche d’apprécier si la Commission dispose de la compétence nécessaire pour appliquer, dans chaque cas, le droit de la concurrence de l’Union (ou de l’EEE) au comportement des entreprises en cause, pris dans son ensemble, compte tenu de l’infraction unique et continue (104). En l’occurrence, il a relevé que, aux considérants 869 et 1046 de la décision litigieuse, la Commission avait qualifié, pour l’essentiel, le comportement litigieux d’« infraction unique et continue », y compris en tant qu’il concernait les services de fret entrants, et avait examiné les effets de cette infraction prise dans son ensemble, en tant qu’entente mise en œuvre mondialement (105). Ayant confirmé ces constatations par l’analyse du moyen relatif au bien-fondé de l’imputation aux requérantes de la responsabilité de l’infraction unique et continue, le Tribunal a conclu qu’il était prévisible que, prise dans son ensemble, l’infraction unique et continue produise des effets immédiats et substantiels dans le marché intérieur, compte tenu de ce que, ainsi que l’a relevé la Commission, respectivement aux considérants 903, 1209 et 1146 de cette décision, le comportement incriminé avait pour objet de restreindre la concurrence, notamment au sein de l’Union et de l’EEE, et réunissait des transporteurs ayant des parts de marchés importantes et dont une partie significative portait sur des liaisons intra-EEE pendant une période de plus de six années.
79. À cet égard, il convient d’examiner si, ainsi que le font valoir les requérantes, la notion d’« infraction unique et continue » suppose implicitement que chaque élément constitutif de l’infraction, examiné séparément, constitue une infraction et poursuive la finalité d’entraver la concurrence à l’intérieur de l’EEE ou si, ainsi que l’a jugé le Tribunal, cette notion permet de prendre en considération l’objectif anticoncurrentiel de l’infraction unique et continue considérée dans son ensemble.
80. Dans l’arrêt Sony, la Cour a conclu – après avoir rappelé les caractéristiques de la notion d’« infraction unique et continue » (106) et précisé qu’une entreprise ayant participé à une telle infraction peut être également responsable des comportements mis en œuvre par d’autres entreprises dans le cadre de cette infraction pour toute la période de sa participation à ladite infraction, sans que soit nécessaire sa participation directe à l’ensemble des comportements anticoncurrentiels composant cette infraction (107) – que, si la notion d’« infraction unique et continue » suppose un ensemble de comportements susceptibles de constituer également, en eux-mêmes, une violation de l’article 101 TFUE (il en va de même pour l’article 53 de l’accord EEE), il ne saurait en être déduit que chacun de ces comportements doive, en lui-même et pris isolément, nécessairement être qualifié d’infraction distincte à ces dispositions (108).
81. Même si ces principes ont été développés dans le cadre d’un argument tiré de la violation des droits de la défense (109), je ne vois aucune raison justifiant de ne pas les appliquer dans le cadre de l’appréciation de la compétence extraterritoriale de la Commission (110).
82. En conclusion, il me semble que le Tribunal n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a jugé que la Commission pouvait, à bon droit, fonder sa compétence extraterritoriale au regard des effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble. Il convient ainsi de vérifier si c’est également à juste titre qu’il a jugé que la Commission avait démontré l’existence des effets de cette infraction unique et continue dans le marché intérieur.
2) Sur la démonstration des effets de l’infraction unique et continue prise dans son ensemble
83. Air Canada et SAS Cargo Group (111) soutiennent que l’application du critère des effets qualifiés à l’égard de l’infraction unique et continue de la part de la Commission, entérinée par le Tribunal, serait erronée, car le considérant 1046 de la décision litigieuse ne comporterait aucune analyse de ces effets.
84. Par ce considérant, la Commission a relevé, en substance, que l’entente avait été mise en œuvre mondialement et que les arrangements de l’entente concernant les liaisons entrantes faisaient partie intégrante de l’infraction unique et continue (112).
85. À cet égard, il est vrai que ledit considérant ne contient aucune analyse spécifique des effets de l’infraction unique et continue, prise dans son ensemble, sur le marché intérieur, au regard du comportement relatif aux services de fret entrants. Néanmoins, afin de valider la conclusion de la Commission, le Tribunal s’est référé, à nouveau, à d’autres considérants de cette décision, dont il ressort que la Commission a considéré que les comportements en question, tout d’abord, constituaient une restriction de la concurrence par objet (considérant 903 de ladite décision), ensuite, concernaient des transporteurs aux parts de marchés importantes (considérant 1209 de la même décision) et, enfin, portaient, pour une part significative, sur des liaisons intra-EEE et avaient été mis en œuvre pendant une période de plus de six ans (considérant 1146 de la décision litigieuse) (113).
86. Encore une fois, il convient de relever que l’analyse de la Commission figurant au considérant 1046 de la décision litigieuse ne satisferait pas, par exemple, au niveau de preuve requis pour démontrer l’existence d’une restriction de la concurrence par effet. Toutefois, à la lumière du niveau de preuve défini aux points 51 à 57 des présentes conclusions et compte tenu de ce qui ressort de l’ensemble de la décision litigieuse, j’estime que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a considéré que la Commission avait apporté la preuve, à tout le moins initiale, des effets qualifiés de l’infraction unique et continue dans son ensemble.
87. Pour leur part, les requérantes se limitent à contester l’absence d’une analyse des effets concrets du comportement incriminé, sans démontrer que les constatations de la Commission sont entachées d’une dénaturation des faits. En outre, en ce qui concerne l’argument selon lequel, pour pouvoir appliquer l’article 101 TFUE et l’article 53 de l’accord EEE, le comportement incriminé doit avoir pour objectif spécifique d’entraver la concurrence dans l’EEE, il suffit de relever que l’entente avait pour but de parvenir à une application uniforme des surtaxes au niveau mondial, afin d’éviter leur contournement par le recours à d’autres liaisons (entrantes), ce qui révèle l’intention de restreindre la concurrence également dans l’EEE (114). Par ailleurs, contrairement à ce que prétendent les requérantes, cette interprétation ne comporte pas à elle seule, à mon avis, le risque de permettre à la Commission d’utiliser la notion d’« infraction unique et continue » pour étendre sa compétence à un comportement adopté n’importe où dans le monde, sans lien avec l’EEE, et d’agir ainsi en tant qu’« arbitre de la concurrence » au niveau mondial. En effet, la Commission est néanmoins tenue de démontrer que ce comportement, poursuivant un objectif commun, est susceptible d’avoir des effets anticoncurrentiels au sein de l’EEE, à la fois au regard du critère (relatif à la compétence) des effets qualifiés et au regard du critère (matériel) de la restriction de la concurrence, par objet ou par effet, à l’intérieur du marché intérieur (115).
88. Partant, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit, à mon avis, lorsqu’il a jugé que la coordination relative aux services de fret entrants n’était pas seulement susceptible de produire des effets qualifiés en tant que telle, mais également dans le contexte de l’infraction unique et continue et de l’objet anticoncurrentiel de cette infraction.
3) Sur le recours à la notion d’« entente au niveau mondial »
89. LATAM Airlines Group et Lan Cargo reprochent au Tribunal de ne pas avoir abordé le moyen selon lequel la Commission n’était pas compétente pour constater l’existence d’une « entente au niveau mondial » (116). Le Tribunal aurait considéré que ce moyen partait de la prémisse erronée selon laquelle la Commission aurait constaté, dans le dispositif de la décision litigieuse, une infraction aux règles de concurrence relative aux liaisons entre des aéroports situés à l’extérieur de l’EEE, alors que les requérantes auraient fait valoir que la Commission n’était pas compétente pour effectuer la constatation relative au caractère mondial de l’entente, constatation qui, qu’il s’agisse d’une constatation factuelle ou d’une constatation juridique « sui generis », produirait des effets préjudiciables, étant notamment contraignante pour les juridictions nationales appelées à connaître d’actions civiles en dommages et intérêts concernant cette entente.
90. À cet égard, je relève que la Commission a précisé, à l’article 1er de la décision litigieuse, que les requérantes avaient commis l’infraction unique et continue à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE et à l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien, « en coordonnant leur comportement en matière de tarification pour la fourniture de services de fret aérien dans le monde entier ». Dans les motifs de cette décision, la Commission a qualifié ce comportement d’« entente au niveau mondial » (117).
91. Ainsi que l’a constaté le Tribunal aux points 151 et 358 de l’arrêt LATAM Airlines Group et Lan Cargo, la référence, à l’article 1er de ladite décision, à l’existence d’une coordination « dans le monde entier » (et il en va de même pour les références à l’« entente au niveau mondial » dans les motifs de la même décision) n’est qu’un constat de fait, duquel la Commission a tiré la conclusion de l’existence d’une infraction unique et continue aux dispositions précitées (118). Partant, il ne me semble pas que la Commission ait excédé les limites de sa compétence. Elle s’est limitée à définir le contexte (mondial) de l’entente et en a tiré les conséquences en procédant à des constatations qui relèvent sans aucun doute de sa compétence.
92. À cet égard, le fait que le Tribunal a considéré, au point 362 de l’arrêt LATAM Airlines Group et Lan Cargo, que l’argumentation des requérantes partait de la prémisse erronée selon laquelle la Commission aurait constaté une infraction aux règles de concurrence qui engloberait les liaisons entre des aéroports situés à l’extérieur de l’EEE n’est que l’indication de ce que, selon le Tribunal, seul le constat juridique d’une infraction des règles de concurrence au niveau mondial – ce qui n’était en l’occurrence pas le cas (s’agissant du simple constat factuel d’une coordination du comportement des requérantes au niveau mondial) – pouvait affecter la compétence de la Commission (119).
93. Par ailleurs, la possibilité pour la Commission d’opérer des constatations factuelles ne saurait davantage être exclue sur le fondement de l’éventuel effet contraignant ou persuasif de ces constatations sur les décisions des autorités et des juridictions nationales, y compris au titre de l’article 16 du règlement no 1/2003 (120), compte tenu de ce que lesdites constatations n’entraînent pas une application des règles de la concurrence au-delà des compétences de la Commission (121). Il appartiendra à ces autorités ou juridictions d’apprécier la valeur probante qu’elles doivent accorder aux constatations factuelles de la Commission.
94. En tout état de cause, la question n’est pas de savoir si la Commission pouvait utiliser l’expression « entente au niveau mondial » mais plutôt de vérifier si l’utilisation de ces termes comporte une erreur de droit ou d’appréciation ou encore est la conséquence d’une dénaturation des faits, ce qui n’est pas démontré en l’espèce.
3. Sur certains vices de nature procédurale des arrêts attaqués
95. Selon certaines requérantes, en examinant l’appréciation par la Commission de sa compétence extraterritoriale, le Tribunal aurait, tout d’abord, substitué son appréciation à celle, insuffisante, de cette dernière, opérant ainsi une substitution de motifs (a), ensuite, apprécié la légalité de la décision litigieuse sur la base d’éléments postérieurs à celle-ci en violation des droits de la défense des requérantes (b) et, enfin, renversé la charge de la preuve incombant à la Commission en la faisant peser sur les requérantes (c).
a) Sur la substitution de motifs
96. Plusieurs requérantes (122) font valoir que le Tribunal aurait substitué sa motivation à celle de la Commission en ce qui concerne l’application du critère des effets qualifiés. Alors que la Commission aurait consacré uniquement le considérant 1045 de la décision litigieuse à l’analyse des effets qualifiés de la coordination relative aux services de fret entrants, se limitant à mentionner en des termes généraux les « effets immédiats, substantiels et prévisibles » de la coordination relative aux services de fret entrants, le Tribunal aurait consacré de très nombreux points des arrêts attaqués à l’application de ce critère, en tenant compte, notamment, de la pertinence et du caractère prévisible, substantiel et immédiat des effets. En outre, il aurait également interprété le considérant 1046 de la décision litigieuse en ce sens que celui-ci se fonderait également sur le critère des effets qualifiés (123). Le Tribunal aurait, en outre, comblé des lacunes de la décision litigieuse en s’appuyant sur des faits nouveaux, notamment en ce qui concerne l’effet sur la concurrence entre les transitaires ainsi que sur les expéditeurs et sur les marchandises, et en se fondant également sur des éléments de preuve tirés de considérants extérieurs à la section de la décision litigieuse relative aux effets qualifiés ou qui ne figuraient pas dans celle-ci. Le Tribunal aurait ainsi substitué son appréciation à celle de la Commission.
97. À cet égard, il est vrai que, ainsi que je l’ai relevé aux points 58 et 85 des présentes conclusions, l’examen par la Commission de sa propre compétence extraterritoriale figurant aux considérants 1045 et 1046 de la décision litigieuse est particulièrement succinct, tandis que le Tribunal a consacré plusieurs points à l’analyse de ce critère dans les arrêts attaqués, déployant un effort considérable pour expliquer et détailler, face aux arguments des parties, le bien-fondé du raisonnement relativement simpliste de la Commission. Toutefois, avant de pouvoir conclure à une substitution de motifs, il convient de vérifier, tout d’abord, dans quelle mesure la Commission était tenue de motiver sa propre compétence extraterritoriale dans la décision litigieuse, ensuite, si la motivation de cette décision concernant la compétence extraterritoriale peut être considérée comme étant adéquate et, enfin, si la longueur des arrêts attaqués sur ce point peut être justifiée par la nécessité pour le Tribunal de répondre aux arguments des requérantes.
98. Tout d’abord, il me semble vraisemblable que, ainsi que l’a souligné la Commission dans le cadre des présentes affaires, la section 5.3.8 de la décision litigieuse, concernant l’applicabilité de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE aux liaisons entrantes (et donc la compétence extraterritoriale de la Commission), a été introduite en réponse aux arguments des parties contestant la compétence de cette institution en ce qui concerne ces liaisons. En effet, aucune section de cette décision ne porte sur la compétence de la Commission au regard des liaisons intra-EEE et des liaisons sortantes, qui n’a pas fait l’objet de contestation. D’ailleurs, je ne considère pas que la Commission, lorsqu’elle adopte une décision, soit en principe tenue de motiver systématiquement sa propre compétence, indépendamment des arguments soulevés par les parties au cours de la procédure administrative.
99. Ensuite, d’une part, je relève que, dans les arrêts attaqués, le Tribunal a entériné la conclusion de la Commission énoncée au considérant 1045 de la décision litigieuse consistant, ainsi que je l’ai indiqué au point 59 des présentes conclusions, en une présomption, s’appuyant également sur des éléments de contexte qui, certes, ne sont pas mentionnés à ce considérant, mais qui ressortent néanmoins de l’analyse effectuée par la Commission dans d’autres passages de cette décision. D’autre part, il me semble que, par le considérant 1046 de ladite décision, la Commission a simplement lié sa compétence extraterritoriale à sa compétence générale pour constater et sanctionner l’infraction unique et continue en question. À cet égard, ainsi que je l’ai relevé aux points 83 à 87 des présentes conclusions, le Tribunal a simplement validé cette analyse en s’appuyant sur des considérants ultérieurs de la même décision.
100. À mon sens, dans la mesure où la décision litigieuse, considérée dans son ensemble, contient des éléments qui démontrent que le comportement relatif aux services de fret entrants était susceptible d’avoir des effets qualifiés sur le marché intérieur, conformément au niveau de preuve défini aux points 51 à 57 des présentes conclusions, cette constatation permet en soi de conclure que les motifs de cette décision suffisent à soutenir la conclusion de la Commission. En effet, il ressort des points 58 à 75 des présentes conclusions que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a considéré que l’examen de l’existence d’effets qualifiés par la Commission suffisait à étayer sa conclusion sur cet aspect.
101. Enfin, dans ces circonstances, le déséquilibre entre l’explication très sommaire de la Commission figurant dans la décision litigieuse et les longs développements consacrés à ce même élément par le Tribunal dans les arrêts attaqués pourrait bien s’expliquer par la nécessité, pour le Tribunal, de répondre aux arguments avancés par les requérantes (124).
b) Sur la violation des droits de la défense
102. Air Canada, Cargolux et SAS Cargo Group reprochent au Tribunal d’avoir apprécié la légalité de la décision litigieuse sur la base d’éléments postérieurs à la communication des griefs (125) ou à cette décision (126). Le Tribunal aurait fondé la compétence de la Commission sur le critère des effets qualifiés, qui n’aurait pas figuré dans la communication des griefs ni dans la décision litigieuse, et aurait ainsi violé leurs droits de la défense (127).
103. À cet égard, le règlement no 1/2003 prévoit que la Commission adresse à une entreprise à laquelle elle envisage d’infliger une sanction pour violation des règles de concurrence une communication des griefs qui contienne les éléments essentiels retenus à l’encontre de cette entreprise, tels que les faits reprochés, la qualification qui leur est donnée et les éléments de preuve sur lesquels la Commission se fonde, afin que ladite entreprise soit en mesure de faire valoir utilement ses arguments dans le cadre de la procédure administrative engagée à son égard (128).
104. S’il est loisible à la Commission de préciser dans sa décision finale une qualification juridique des faits qu’elle a retenue, à titre provisoire, dans la communication des griefs, en tenant compte des éléments résultant de la procédure administrative, soit pour abandonner des griefs qui se seraient révélés mal fondés, soit pour aménager et compléter tant en fait qu’en droit son argumentation à l’appui des griefs qu’elle retient, cela implique qu’elle doit énoncer dans la communication des griefs toute qualification juridique des faits qu’elle envisage de retenir dans sa décision finale (129).
105. Il en résulte que les droits de la défense de l’entreprise concernée ne sont violés en raison d’une discordance entre la communication des griefs et la décision finale qu’à la condition qu’un grief retenu dans cette dernière n’ait pas été exposé dans la communication des griefs ou n’y ait pas été exposé d’une manière suffisante pour permettre aux destinataires de cette communication de faire valoir utilement leurs arguments dans le cadre de la procédure engagée à leur égard (130).
106. À cet égard, j’estime que, dans la mesure où la communication des griefs précisait que l’infraction unique et continue contestée par la Commission couvrait des liaisons avec des pays tiers, les requérantes ont pu faire valoir utilement leurs arguments à ce sujet.
107. Quant à la décision litigieuse, Air Canada et Cargolux font valoir que le raisonnement et l’interprétation approfondis et détaillés du Tribunal portant sur l’application du critère des effets qualifiés ne faisaient pas partie de cette décision (131). Toutefois, ainsi qu’il ressort de l’analyse qui précède, il convient de relever que la décision litigieuse se réfère explicitement, notamment à son considérant 1045, aux effets immédiats, substantiels et prévisibles du comportement incriminé dans le marché intérieur, ce qui a donné l’occasion à ces requérantes d’avancer devant le Tribunal des moyens ou griefs bien détaillés (132).
c) Sur le renversement de la charge de la preuve
108. Certaines requérantes (133) reprochent au Tribunal d’avoir rejeté le moyen tiré de l’absence d’effets qualifiés de l’infraction, au motif qu’elles n’avaient pas réfuté l’existence de ces effets, que la Commission n’avait toutefois pas établis (134). Ainsi, le Tribunal aurait renversé la charge de la preuve qui incombait à la Commission en la faisant peser sur les requérantes (135).
109. À cet égard, je relève que, selon une jurisprudence constante de la Cour, si la charge légale de la preuve incombe à la Commission lorsqu’elle allègue une violation des règles de la concurrence, les éléments factuels qu’elle invoque peuvent être de nature à obliger l’autre partie à fournir une explication ou une justification, faute de quoi il est permis de conclure que la charge de la preuve a été satisfaite (136).
110. À mon avis, l’argument en question est subordonné à celui concernant la démonstration de l’existence d’effets qualifiés en ce sens que, si c’est à juste titre que le Tribunal a constaté dans les arrêts attaqués que le raisonnement de la Commission dans la décision litigieuse relatif aux effets qualifiés du comportement incriminé sur le marché intérieur était correct (137), il est raisonnable de conclure que la Commission avait satisfait à sa charge (initiale) de la preuve et qu’il incombait aux parties d’apporter des éléments propres à remettre en question les appréciations de la Commission, en démontrant que la décision litigieuse était entachée d’erreurs de droit sur ce point.
111. Partant, je considère que, en rejetant les arguments des parties à cet égard, le Tribunal n’a pas opéré un renversement de la charge de la preuve, mais a simplement constaté leur incapacité à apporter la preuve contraire.
112. En conclusion, j’estime que le Tribunal n’a pas commis d’erreurs en droit lorsqu’il a établi la compétence de la Commission pour constater et sanctionner une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE concernant les services de fret entrants.
B. Sur les moyens relatifs au bien-fondé de la décision litigieuse
113. Certaines requérantes soulèvent des moyens concernant, respectivement : la participation à l’infraction unique et continue (1), l’annulation seulement partielle de la décision litigieuse à l’égard de LATAM Airlines Group et Lan Cargo (2) et la prescription du pouvoir de sanction de la Commission en ce qui concerne Air Canada et Singapore Airlines (3).
1. Sur la participation à l’infraction unique et continue
114. Par les moyens analysés ci-après, certaines requérantes contestent, sous des angles différents, leur participation à l’infraction unique et continue sanctionnée par la Commission. Il s’agit de la responsabilité d’Air Canada pour des liaisons qu’elle n’avait jamais exploitées ou qu’elle n’aurait pas pu légalement exploiter, à savoir les liaisons intra-EEE et Union-Suisse (ci-après les « liaisons non pertinentes ») (a), la violation du principe d’égalité de traitement en ce qui concerne Cargolux (b), la responsabilité pour la surtaxe sécurité en ce qui concerne également Cargolux (c), ainsi que des erreurs dans l’appréciation des preuves en ce qui concerne Cathay Pacific Airways (d).
a) Sur la responsabilité d’Air Canada pour des liaisons non pertinentes
115. Par son deuxième moyen, Air Canada fait valoir que le Tribunal a commis des erreurs de droit lorsqu’il a constaté sa responsabilité pour les liaisons non pertinentes.
116. Dans la décision litigieuse, la Commission a rejeté les arguments de certaines parties concernant la pertinence des contacts relatifs aux liaisons non pertinentes en se fondant, en substance, sur la notion d’« infraction unique et continue ». Plus particulièrement, la Commission a conclu, premièrement, que « tous les contacts portaient sur des surtaxes [...], avaient eu lieu en parallèle [...] et concernaient en grande partie les mêmes transporteurs » (considérant 888), deuxièmement, que « les surtaxes [étaient] des mesures d’application générale qui [n’étaient] pas spécifiques à une liaison » (considérant 889) et, troisièmement, que « les contacts concernant des liaisons que les transporteurs n’avaient jamais exploitées ou qu’ils n’auraient pas pu légalement exploiter [étaient] pertinents pour établir l’existence de l’infraction unique et continue, étant donné qu’aucune barrière insurmontable n’empêchait les parties de fournir des services de fret aérien sur ces liaisons » (considérant 890) (138).
117. Dans l’arrêt Air Canada, le Tribunal a rejeté l’argument de la requérante tiré de ce qu’elle aurait démontré qu’elle avait fait face à des « barrières insurmontables » qui l’auraient empêchée de fournir des services de fret aérien sur les liaisons non pertinentes (139).
118. La requérante, estimant que le Tribunal aurait rejeté, en se fondant sur une prémisse erronée, cet argument au motif que la qualité de concurrent potentiel n’était pas une condition pour imputer à la requérante la responsabilité en ce qui concerne ces liaisons, soulève quatre griefs.
119. Premièrement, aux points 376 à 379 de l’arrêt Air Canada, le Tribunal, focalisant sa réponse uniquement sur la question relative à la qualité de concurrent potentiel, aurait opéré une substitution de motifs. À cet égard, je relève que, dans les points en question, le Tribunal a simplement relevé que la qualité de concurrent potentiel, mise en exergue par la Commission au considérant 890 de la décision litigieuse, n’était pas un élément décisif au regard des autres éléments examinés dans cette décision, et notamment de l’objectif anticoncurrentiel commun, ainsi que de la participation de la requérante à la concertation relative aux liaisons non pertinentes et de la connaissance que celle-ci avait des activités relatives à ces liaisons auxquelles elle n’avait pas directement participé. Ainsi, il ne me semble pas que le Tribunal ait substitué son appréciation à celle de la Commission.
120. Deuxièmement, le Tribunal aurait violé ses droits de la défense car il se serait fondé, aux points 364 à 377 de l’arrêt Air Canada, sur une jurisprudence et une argumentation qui ne figuraient pas dans la décision litigieuse. À cet égard, je relève que, dans ces passages, le Tribunal s’est limité à évoquer les principes applicables en matière de restriction de la concurrence par objet dans le contexte d’une infraction unique et continue sans violer les droits de la défense de la requérante (140).
121. Troisièmement, le Tribunal aurait violé l’obligation de motivation, en n’expliquant pas la pertinence de la jurisprudence citée pour parvenir à la conclusion tirée au point 377 de l’arrêt Air Canada. À cet égard, il suffit de relever que, dans le passage de cet arrêt, le Tribunal s’est limité à résumer, sur la base de la même jurisprudence citée aux points 364 à 376 dudit arrêt, les conditions dans lesquelles la Commission pouvait tenir la requérante pour responsable d’une infraction unique et continue en ce qui concerne les liaisons non pertinentes. Or, ce résumé ne constitue pas la motivation de son appréciation relative à la responsabilité de la requérante, celle-ci étant effectuée par la suite, à savoir aux points 378 à 385 du même arrêt.
122. Quatrièmement, le Tribunal aurait commis une erreur de droit en considérant que ladite jurisprudence permettait d’étayer la conclusion selon laquelle l’existence d’un rapport de concurrence, à tout le moins potentielle, entre les transporteurs, qui est implicitement évoquée au considérant 890 de la décision litigieuse, n’était pas une condition pour imputer à la requérante la responsabilité pour l’infraction unique et continue en cause. Or, il me semble que, par ce grief, la requérante conteste, sans remettre en question les deux premiers motifs par lesquels la Commission a tenu compte des contacts relatifs aux liaisons non pertinentes (considérants 888 et 889 de la décision litigieuse), l’appréciation du Tribunal concernant le troisième motif (considérant 890 de cette décision), en faisant valoir que, contrairement à ce qu’avait considéré la Commission, il existait des « barrières insurmontables » l’empêchant de fournir des services sur ces liaisons (et donc d’être qualifiée de « concurrent potentiel »). À cet égard, les positions des parties divergent sur la question de savoir si les trois motifs sur lesquels la Commission s’est fondée, aux considérants 888 à 890 de la décision litigieuse, sont cumulatifs, comme le soutient Air Canada, ou s’ils sont, à l’inverse, alternatifs, comme l’affirme la Commission dans ses écritures.
123. À mon avis, la Commission s’est limitée, aux considérants 888 à 890 de la décision litigieuse, à énumérer les différents éléments sur le fondement desquels elle a fait découler, en l’espèce, la responsabilité des parties ayant invoqué l’argument litigieux. D’ailleurs, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, ainsi que l’a résumé le Tribunal au point 377 de l’arrêt Air Canada, l’imputation de la responsabilité à une entreprise dans le cadre d’une infraction unique et continue dépend principalement de deux éléments, à savoir, d’une part, le fait que celle-ci entendait contribuer par son comportement aux objectifs communs poursuivis par l’ensemble des participants et, d’autre part, qu’elle avait eu connaissance des comportements infractionnels envisagés ou mis en œuvre par d’autres entreprises dans la poursuite des mêmes objectifs, ou qu’elle pouvait raisonnablement les prévoir et était prête à en accepter le risque (141). À cet égard, ainsi que le Tribunal l’a relevé au point 379 de l’arrêt Air Canada, la qualité de concurrent (potentiel) n’est pas un élément décisif aux fins de l’imputation de la responsabilité.
124. Partant, s’il est vrai que l’argument tiré de l’absence de « barrières insurmontables » à la fourniture de services de fret aérien sur les liaisons non pertinentes faisait partie des éléments sur la base desquels la Commission a retenu la responsabilité de la requérante pour le comportement adopté sur ces liaisons, cet élément n’était pas décisif à cet égard. Il me semble donc que le Tribunal n’a pas commis d’erreurs de droit lorsqu’il a entériné, aux points 380 à 385 de l’arrêt Air Canada, la conclusion de la Commission reconnaissant la responsabilité de la requérante au motif que, d’une part, elle avait participé à la concertation relative aux liaisons non pertinentes et que, d’autre part, elle avait connaissance des activités anticoncurrentielles relatives à ces liaisons auxquelles elle n’avait pas directement participé.
b) Sur la violation du principe d’égalité de traitement en ce qui concerne Cargolux
125. Par la deuxième branche de son quatrième moyen, Cargolux fait valoir que le Tribunal a violé le principe d’égalité de traitement (142) en ce que, d’une part, il a exclu l’implication de British Airways dans le volet de l’infraction relatif au refus de paiement de commissions et réduit l’amende à l’égard de ce dernier et non celle de Cargolux, en dépit de l’existence d’éléments de preuve similaires et, d’autre part, il a réduit l’amende infligée à SAS Cargo Group compte tenu de la participation limitée de celle-ci dans le volet de l’infraction relatif au refus de paiement de commissions de cette dernière et non celle de Cargolux, malgré la durée similaire du comportement litigieux.
126. S’agissant de la prétendue violation du principe d’égalité de traitement de Cargolux par rapport à British Airways, tout d’abord, il suffit de constater que, selon une jurisprudence constante de la Cour, une décision constatant l’existence d’une entente constitue un faisceau de décisions adressées à ses destinataires individuels, la validité d’une de ces décisions n’affectant pas celle des autres (143). Par ailleurs, il est également de jurisprudence constante que le principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le respect de la légalité, selon lequel nul ne peut invoquer, à son profit, une illégalité commise en faveur d’autrui (144). Ensuite, ainsi que le fait valoir la Commission, ce n’est pas le nombre d’éléments de preuve pris en considération pour démontrer la participation qui importe, mais le point de savoir si le faisceau d’indices que cette institution invoque, apprécié globalement, est suffisamment précis et concordant pour fonder la ferme conviction que l’entreprise a participé à l’infraction unique et continue (145). Enfin, les éléments de preuve en l’espèce concernent la participation des différents transporteurs à l’infraction unique et continue. Ces éléments doivent donc être examinés par la Commission au regard de la situation spécifique de chaque transporteur et ne sauraient avoir une interprétation univoque indépendamment de leur contexte (146). Il convient donc de rejeter cet argument.
127. S’agissant de la prétendue violation du principe d’égalité de traitement de Cargolux par rapport à SAS Cargo Group, il suffit de relever que, si le Tribunal est notamment tenu, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, au respect de l’obligation de motivation ainsi que du principe d’égalité de traitement (147), en l’espèce, il a exposé à suffisance de droit les éléments qu’il a retenus pour déterminer l’amende à infliger à Cargolux (148). Dès lors qu’il n’a été saisi, dans l’affaire en question, au regard de la décision litigieuse qu’en ce qu’elle concerne Cargolux, il ne saurait être considéré comme étant tenu de prendre en compte la situation d’autres entreprises faisant l’objet de cette décision, d’autant plus que, ainsi qu’il ressort de l’arrêt Cargolux Airlines, la requérante n’a pas fait valoir devant le Tribunal d’argument fondé sur l’inégalité de traitement.
c) Sur la responsabilité de Cargolux pour la surtaxe sécurité
128. Par la troisième branche de son quatrième moyen, Cargolux fait valoir que le Tribunal aurait jugé à tort que la Commission était fondée à considérer qu’elle avait continué à participer à la composante de l’infraction unique et continue relative à la surtaxe sécurité pendant les périodes au cours desquelles il était incontesté que rien ne prouvait l’existence de contacts impliquant celle-ci (ci-après les « périodes de lacune »).
129. Dans l’arrêt Cargolux Airlines, le Tribunal a, en effet, reconnu que la décision litigieuse faisait ressortir un « vide » dans les pièces censées attester de la participation en question (point 467) (149). Cela étant, le Tribunal a conclu, en se reposant sur les circonstances de l’espèce (points 473 à 476), que la Commission était fondée à relever que la participation de la requérante à la composante de l’infraction unique et continue tenant à la surtaxe sécurité avait continué au cours de ces périodes (point 477). La pertinence de toutes ces circonstances est contestée par la requérante à l’appui d’arguments qui, toutefois, n’emportent pas ma conviction.
130. À titre liminaire, je constate que, selon une jurisprudence constante de la Cour, il convient de rappeler que le fait que la preuve de l’existence d’un accord ou, tout au moins, de sa mise en œuvre par une entreprise n’a pas été rapportée pour certaines périodes déterminées ne fait pas obstacle à ce que l’infraction soit regardée comme constituée durant une période globale plus étendue que celles-ci, dès lors qu’une telle constatation repose sur des indices objectifs et concordants. Dans le cadre d’une infraction s’étendant sur plusieurs années, le fait que les manifestations de l’entente interviennent à des périodes différentes, pouvant être séparées par des laps de temps plus ou moins longs, demeure sans incidence sur l’existence de cette entente, pour autant que les différentes actions qui font partie de cette infraction poursuivent une seule finalité et s’inscrivent dans le cadre d’une infraction à caractère unique et continu (150).
131. S’agissant des arguments invoqués par la requérante, premièrement, celle-ci réfute la constatation du Tribunal, opérée au point 473 de l’arrêt Cargolux Airlines, selon laquelle la surtaxe carburant (pour laquelle la participation de la requérante s’était maintenue pendant toute la période pertinente) et la surtaxe sécurité s’inscrivaient dans une seule et même infraction poursuivant un objectif unique, en reprenant les arguments soulevés dans le cadre de la deuxième branche du troisième moyen du pourvoi, qui ne sont pas examinés dans le cadre des présentes conclusions ciblées (151).
132. Deuxièmement, la requérante conteste la conclusion du Tribunal, énoncée au point 474 de l’arrêt Cargolux Airlines, selon laquelle la mise en œuvre de la surtaxe sécurité exigeait des contacts significativement moins fréquents que la mise en œuvre de la surtaxe carburant, n’étant pas fondée sur un indice dont l’évolution nécessitait des ajustements réguliers. Ce faisant, elle critique des appréciations factuelles du Tribunal, sans démontrer aucune dénaturation des faits ou des éléments de preuve.
133. Troisièmement, la requérante fait valoir que le Tribunal aurait, au point 475 de l’arrêt Cargolux Airlines, renversé la charge de la preuve lorsqu’il a jugé qu’elle n’avait pas contesté que les effets de la coordination relative à la surtaxe sécurité avaient perduré pendant les périodes de lacune, ni allégué avoir ignoré que les autres transporteurs incriminés continuaient de se coordonner au sujet de la surtaxe sécurité pendant cette période. Il me semble toutefois que, par ces observations, le Tribunal a simplement voulu faire remarquer que, une fois que la Commission a établi, conformément à la charge de la preuve qui lui appartient, que la surtaxe sécurité avait produit ses effets jusqu’à la fin de la période pertinente et que, pendant cette période, des contacts entre les transporteurs avaient eu lieu, il incombait à la requérante d’apporter éventuellement la preuve contraire.
134. Quatrièmement, la requérante conteste l’argument, figurant au point 476 de l’arrêt Cargolux Airlines, selon lequel elle n’avait pas établi ni même allégué qu’elle s’était distanciée publiquement de la coordination relative à la surtaxe sécurité durant les périodes de lacune ou démontré qu’elle avait repris un comportement de concurrence loyale et indépendant sur le marché en cause pendant ces périodes. Toutefois, elle ne fournit pas d’éléments dont il ressortirait que cette constatation est entachée d’une dénaturation des faits. Par ailleurs, cet argument me semble inopérant, étant donné que cette absence de distanciation publique n’est pas le seul élément sur lequel le Tribunal a fondé sa conclusion (152).
135. Je propose donc d’écarter la branche du moyen en question.
d) Sur les erreurs dans l’appréciation des preuves en ce qui concerne Cathay Pacific Airways
136. Par ses quatrième et cinquième moyens, Cathay Pacific Airways fait valoir, notamment, que le Tribunal a commis une erreur de droit en acceptant des éléments de preuve relatifs au comportement adopté avant la période infractionnelle ou échappant à la compétence géographique de la Commission, pour étayer sa conclusion selon laquelle la requérante avait participé à l’infraction unique et continue (153). En substance, l’argument principal de la requérante est tiré de ce que le Tribunal a entériné les éléments de preuve retenus par la Commission sans expliquer s’il a jugé ces éléments de preuve en tant qu’éléments de « corroboration » d’autres éléments de preuve (directs) ou s’il les a traité comme des preuves directes de la participation de la requérante à l’infraction unique et continue (154).
137. À cet égard, dans l’arrêt Cathay Pacific Airways, le Tribunal s’est penché, en examinant le premier grief de la troisième branche du troisième moyen, tiré d’erreurs dans l’imputation à la requérante de l’infraction unique et continue, sur la prise en compte, notamment, de contacts antérieurs à la période infractionnelle et en dehors de la compétence géographique de la Commission (155).
138. S’agissant, en premier lieu, des contacts antérieurs à la période infractionnelle, d’une part, le Tribunal a relevé que plusieurs des contacts contestés par la requérante portaient sur des liaisons qui relevaient de sa compétence (points 315 à 321). D’autre part, il a considéré que les contacts contestés restants, bien qu’intervenus dans des pays tiers ou impliquant des employés locaux des transporteurs incriminés dans ces pays, pouvaient être néanmoins pertinents (point 322) (156) et que, en substance, l’appréciation de ces contacts n’était pas décisive aux fins de la solution adoptée (point 323). Ce n’est que dans ce contexte que le Tribunal a vérifié, en substance, la pertinence de ces contacts par rapport à l’infraction unique et continue en question (points 325 à 327) (157) et a conclu que la requérante était restée « en défaut de soutenir que ces contacts ne corroboraient pas l’interprétation d’autres éléments de preuve » et qu’il n’était pas allégué qu’« ils échappaient à la compétence de la Commission ». Il a précisé que la quarantaine de contacts contestés par la requérante comptaient parmi les près de 90 contacts litigieux que la Commission avait examinés dans la décision litigieuse (point 328).
139. S’agissant, en second lieu, des contacts existant en dehors de la compétence géographique de la Commission, le Tribunal a précisé, de manière similaire, d’une part, que, dans la mesure où ces contacts visaient les liaisons au départ de la Suisse sans distinction, il ne saurait être reproché à la Commission d’avoir considéré qu’ils concernaient également les liaisons Union-Suisse (point 332) et, d’autre part, que lesdits contacts tendaient également à corroborer les près de 90 contacts retenus par la Commission pour établir la participation de la requérante à l’infraction unique et continue (points 333 et 334).
140. À cet égard, il convient de rappeler que le principe qui prévaut en droit de l’Union en ce qui concerne la force probante des éléments de preuve est celui de la libre administration des preuves et que le seul critère pertinent pour apprécier les preuves produites réside dans leur crédibilité (158). Si c’est à la Commission qu’il incombe de réunir des éléments de preuve suffisamment précis et concordants pour fonder la conviction que l’infraction a été commise, chacune des preuves apportées ne doit pas nécessairement répondre à ces critères par rapport à chaque élément de l’infraction. Il suffit que le faisceau d’indices invoqué par la Commission, apprécié globalement, réponde à cette exigence (159).
141. En l’occurrence, j’estime que le Tribunal n’était pas tenu de spécifier la nature de preuve directe ou d’élément corroborant de chaque élément de preuve examiné dans l’arrêt Cathay Pacific Airways, dans la mesure où les éléments de preuve examinés suffisaient à fonder la conviction que l’infraction a été commise, selon le principe de la libre administration des preuves évoqué au point précédent des présentes conclusions.
142. En effet, dans l’arrêt Cathay Pacific Airways, le Tribunal a, d’une part, évoqué la pertinence de certains des éléments de preuve contestés par la requérante (points 315 à 321), ce qui n’est pas remis en cause par cette dernière dans le cadre des arguments examinés et a, d’autre part, expliqué que les autres éléments de preuve contestés par la requérante pouvaient être pertinents (points 322 et 332), tout en précisant que, en tout état de cause, ces contacts pouvaient être utiles afin de « corroborer » les autres éléments de preuve, compte tenu de ce que lesdits contacts n’étaient qu’une partie des près de 90 contacts sur lesquels la Commission s’était appuyée dans la décision litigieuse (points 328 et 333).
143. La qualification de contacts visant à « corroborer » les autres éléments de preuve a donc été effectuée par le Tribunal à titre subsidiaire et à l’égard d’une partie des contacts litigieux, ce qui n’est pas remis en cause par les arguments invoqués par la requérante.
144. Partant, dans les circonstances de l’espèce, j’estime que le Tribunal n’était pas tenu de qualifier la valeur probante de chacun de ces éléments aux fins d’entériner l’appréciation de la Commission quant à la pertinence de ces contacts et qu’il convient de rejeter les arguments de la requérante.
2. Sur l’annulation (seulement) partielle de la décision litigieuse en ce qui concerne LATAM Airlines Group et Lan Cargo
145. Par leur premier moyen, LATAM Airlines Group et Lan Cargo font valoir que c’est à tort que le Tribunal, après avoir exclu la responsabilité des requérantes pour les composantes de l’infraction unique et continue tenant à la surtaxe sécurité et au refus de paiement de commissions, a procédé à l’annulation seulement partielle de la décision litigieuse car, selon elles, ces composantes ne seraient pas séparables de l’autre composante de l’infraction unique et continue, à savoir la surtaxe carburant. Plus particulièrement, le Tribunal n’aurait pas motivé le caractère séparable de ces composantes, et aurait renversé, en la faisant peser sur les requérantes, la charge de la preuve quant à leur absence de responsabilité pour la surtaxe carburant. En tout état de cause, il aurait commis une erreur quant au caractère séparable des composantes.
146. À cet égard, la Cour a déjà jugé, en substance, que, dans le cadre d’une infraction unique et continue, la Commission n’est en droit d’imputer à une entreprise la responsabilité que des seuls comportements auxquels elle a directement participé et des comportements envisagés ou mis en œuvre par les autres participants dans la poursuite des mêmes objectifs que ceux qu’elle poursuivait et dont il est prouvé qu’elle avait connaissance ou pouvait raisonnablement les prévoir et était prête à en accepter le risque. La Cour a précisé, toutefois, que cela ne saurait conduire à exonérer cette entreprise de sa responsabilité pour les comportements dont il est constant qu’elle y a pris part ou dont elle peut effectivement être tenue pour responsable (160). Il n’est cependant envisageable de diviser de la sorte une décision de la Commission qualifiant une entente globale d’infraction unique et continue que si, d’une part, ladite entreprise a été mise en mesure, au cours de la procédure administrative, de comprendre qu’il lui était également reproché chacun des comportements la composant, et donc de se défendre sur ce point, et si, d’autre part, ladite décision est suffisamment claire à cet égard (161).
147. Or, ainsi que le relève la Commission dans ses observations écrites, ces deux dernières conditions ne sont pas contestées en l’espèce, la communication des griefs et la décision litigieuse exposant clairement que les requérantes avaient participé à chacune des composantes de l’infraction unique et continue.
148. Cela étant, les requérantes font valoir que, en l’occurrence, la surtaxe sécurité et le refus de paiement de commissions n’étaient pas séparables de la surtaxe carburant, s’agissant de « composantes équivalentes » de l’infraction unique et continue entre lesquelles la Commission n’aurait établi, dans la décision litigieuse, aucune hiérarchie (162). Celle-ci aurait d’ailleurs elle-même reconnu que les deux composantes en question n’étaient pas séparables lorsqu’elle a conclu, au considérant 863 de cette décision, qu’« il serait artificiel de vouloir subdiviser un tel comportement continu, caractérisé par une seule finalité, en y voyant plusieurs infractions distinctes, alors qu’il s’agissait d’une infraction unique se manifestant progressivement sous la forme tant d’accords que de pratiques concertées » (163).
149. Je relève que, comme le souligne la Commission dans ses observations écrites, la nécessité de démontrer que les éléments dont l’annulation partielle est demandée sont « séparables » du reste de l’acte n’implique pas que ces éléments doivent être nécessairement qualifiés d’« accessoires » (164). La question est donc de savoir si le comportement relatif à la surtaxe carburant, pour lequel la responsabilité des requérantes a été retenue par le Tribunal, est « séparable » du comportement relatif à la surtaxe sécurité, pour lequel la responsabilité des requérantes a été exclue par celui-ci.
150. En outre, il ne me semble pas que l’expression employée par la Commission au considérant 863 de la décision litigieuse, selon laquelle « il serait artificiel de vouloir subdiviser un tel comportement continu [...] en le traitant comme s’il était constitué d’infractions distinctes », soit décisive quant à la qualification de l’infraction en question. En effet, par cette expression, la Commission a voulu préciser les contours de la notion d’« infraction unique et continue » telle qu’appliquée aux différentes pratiques adoptées par les parties et poursuivant le même objectif anticoncurrentiel, qu’il s’agisse ou non des infractions distinctes, ainsi qu’elle le précise clairement au considérant 862 de cette décision (165). D’ailleurs, comme l’a rappelé la Commission au cours de la procédure devant la Cour, tout constat d’une infraction unique et continue repose sur la prémisse qu’il serait artificiel d’en dissocier les différentes composantes.
151. Néanmoins, s’il est vrai que, dans la communication des griefs et dans la décision litigieuse, la Commission a démontré que les requérantes avaient participé à la composante de l’infraction unique et continue relative à la surtaxe carburant (166) (ce qui n’est pas contesté dans le cadre du moyen examiné), il est également vrai que, dans cette décision, la Commission n’a pas précisé que la coordination relative à la surtaxe carburant, pour laquelle la responsabilité des requérantes a été retenue, ne constituait pas seulement une composante de l’infraction unique et continue, mais également une infraction distincte.
152. Dans l’arrêt LATAM Airlines Group et Lan Cargo, le Tribunal a annulé la décision litigieuse en ce qu’elle imputait aux requérantes les composantes de l’infraction unique et continue tenant à la surtaxe sécurité et au refus de paiement de commissions, mais il a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’annuler l’intégralité de la décision litigieuse, car les requérantes n’avaient pas démontré que la Commission avait commis une erreur de droit en constatant qu’elles avaient participé à ladite infraction (167). Or, le Tribunal ne donne aucune explication quant à la question de savoir si le comportement relatif à la surtaxe carburant constituait une infraction séparée du comportement relatif à la surtaxe sécurité et du refus de paiement de commissions.
153. Toutefois, si l’on se concentre sur la substance de l’appréciation opérée par la Commission, il ressort de l’ensemble de la décision litigieuse que les pratiques concernant chacune des composantes de l’infraction unique et continue ont été considérées, par cette institution, comme étant des infractions à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE. Par exemple, au considérant 846 de cette décision, la Commission a expliqué que les destinataires de celle-ci avaient entretenu des contacts bilatéraux et multilatéraux dans le cadre desquels ils avaient coordonné leur comportement ou influencé la tarification, ce qui revenait en définitive à une fixation de prix en rapport avec la surtaxe carburant, la surtaxe sécurité et le refus de paiement de commissions. Il ressort ainsi clairement de ce passage que le comportement incriminé, qualifié de « fixation de prix », et donc implicitement d’infraction aux dispositions citées, était constitué des trois éléments de l’infraction unique et continue. Je doute qu’aucune des parties concernées n’ait eu conscience que son comportement à l’égard de chacune des composantes de l’infraction ou, à tout le moins, la coordination relative aux deux surtaxes (168) constituaient, en soi, une « fixation de prix » et donc une infraction aux dispositions mentionnées ci-dessus (169).
154. Il me semble donc que le Tribunal n’était pas tenu de motiver explicitement sa position sur la question de savoir si la surtaxe carburant était une « infraction » tout court, dès lors que les requérantes avaient été mises en mesure, au cours de la procédure administrative, de comprendre qu’il leur était également reproché chacun des comportements séparés composant l’infraction unique et continue et, par conséquent, de se défendre sur ce point, et que la décision litigieuse était suffisamment claire à cet égard (170).
155. S’agissant, enfin, de l’argument des requérantes tiré du renversement de la charge de la preuve, il suffit de relever que, au point 632 de l’arrêt LATAM Airlines Group et Lan Cargo, contesté par les requérantes, le Tribunal, lorsqu’il relève que les requérantes « n’[avaient] pas démontré que la Commission avait commis une erreur de droit en constatant qu’elles avaient participé à ladite infraction », renvoie au point 581 de cet arrêt qui conclut sa précédente analyse concernant la participation des requérantes à la composante de l’infraction unique et continue tenant à la surtaxe carburant à partir du 22 juillet 2005, ainsi que relevé au point 580 dudit arrêt. Partant, c’est après avoir jugé que la Commission avait apporté la preuve de cette participation que le Tribunal a ajouté que les requérantes n’avaient pas fourni la preuve contraire. Ce faisant, il n’a pas opéré un renversement de la charge de la preuve mais a simplement constaté que, face aux éléments de preuve apportés par la Commission, les requérantes n’avaient pas fourni la preuve contraire.
3. Sur la prescription du pouvoir de sanction de la Commission en ce qui concerne Air Canada et Singapore Airlines
156. Par leurs troisième et quatrième moyens respectifs, Air Canada et Singapore Airlines font valoir que le Tribunal aurait dû constater d’office que le pouvoir de sanction à l’égard de leurs comportements concernant les liaisons intra-EEE et Union-Suisse était prescrit à compter du 14 février 2016 (171), ainsi qu’il l’a fait, à la demande des parties à la procédure, à l’égard de Japan Airlines, Cathay Pacific Airways et LATAM Airlines Group (172). En effet, le moyen tiré de la prescription du pouvoir de sanction de la Commission au titre de l’article 25 du règlement no 1/2003 serait un moyen d’ordre public en vertu de plusieurs principes fondamentaux (173).
157. À titre liminaire, je rappelle que, ainsi que l’ont relevé certains avocats généraux (174), un moyen est d’ordre public lorsque, d’une part, la règle violée vise à servir un objectif fondamental ou une valeur fondamentale de l’ordre juridique de l’Union et joue un rôle significatif dans la réalisation de cet objectif ou de cette valeur et que, d’autre part, cette règle a été fixée dans l’intérêt des tiers ou de la collectivité en général, et non pas simplement dans l’intérêt des personnes directement concernées.
158. Si, à ce jour, le juge de l’Union ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si le Tribunal est compétent pour soulever d’office un moyen tiré de la prescription d’une décision d’infliger une amende pour la violation du droit de la concurrence, je propose de répondre à cette question par la négative. En effet, le délai de prescription en cause peut servir, certes, dans une certaine mesure, des objectifs fondamentaux de l’ordre juridique de l’Union. Cependant, il est déterminé non pas dans l’intérêt des tiers ou de la collectivité, mais seulement des personnes concernées.
159. En effet, premièrement, il me semble que ce délai ne constitue pas un délai de procédure mais plutôt un délai qui entraîne l’extinction de l’action en justice.
160. À cet égard, je relève que, bien qu’il s’agisse de domaines différents, la Cour a notamment jugé que la prescription constituait une fin de non-recevoir qui, à la différence des délais de procédure, n’est pas d’ordre public, mais éteint l’action en responsabilité uniquement sur demande de la partie défenderesse (175) et, dans le cadre d’un recours en matière de fonction publique, que le moyen tiré d’une méconnaissance d’un délai de prescription n’était pas d’ordre public (176). La raison d’être de ces décisions est, à mon avis, applicable en l’espèce. En effet, l’objet de la règle en question est de protéger non pas l’intérêt public mais les intérêts des justiciables.
161. Partant, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, le délai de prescription en cause n’est pas comparable au délai de recours au titre de l’article 263 TFUE, dont la nature d’ordre public n’est pas contestée. En effet, dans ce dernier cas de figure, il existe un intérêt public, tiré notamment du principe de sécurité juridique, à ce que les recours en annulation de décisions ne soient pas introduits après le délai applicable, ce qui porterait gravement atteinte à la sécurité juridique dont jouissent les tiers quant à la légalité d’un acte d’une institution de l’Union après l’expiration de ce délai (177).
162. Deuxièmement, il ne me semble pas que le dépassement du délai en question puisse avoir pour effet l’incompétence de l’institution concernée.
163. En effet, si la Cour a relevé que certains délais de forclusion constituaient des moyens d’ordre public, dans la mesure où ils touchaient à la compétence ratione temporis de l’institution qui avait adopté les actes litigieux (178), une telle conséquence se rattache non pas tout simplement à l’écoulement du délai pour l’adoption de l’acte, mais plutôt à l’absence ou à la suppression de la base juridique habilitant l’auteur de l’acte à agir (179). Partant, l’écoulement du délai de prescription en cause n’a pas, en lui-même, pour effet l’incompétence de la Commission pour l’adoption de sanctions.
164. Troisièmement, la nature d’ordre public du moyen tiré de l’écoulement du délai de prescription ne saurait être justifiée par le caractère essentiellement pénal des amendes en matière de concurrence dans le cadre de l’application de l’article 6, paragraphe 1, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH ») (180).
165. En effet, si, nonobstant les dispositions de l’article 23, paragraphe 5, du règlement no 1/2003, dont il ressort que les décisions infligeant des amendes pour violation du droit de la concurrence n’ont pas un caractère pénal, la Cour a reconnu, à tout le moins implicitement, la nature de facto pénale des sanctions pour violation du droit de la concurrence de l’Union aux fins de l’application du volet pénal de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH (181), j’estime que le droit de la concurrence ne fait pas partie du « noyau dur » du droit pénal, de sorte que les garanties prévues en droit pénal au sens strict ne trouvent pas à s’appliquer dans toute leur rigueur (182). Il s’ensuit que la nature de facto pénale des amendes n’implique pas, à elle seule, un intérêt public à la prescription du pouvoir de sanction au titre de l’article 25 du règlement no 1/2003.
166. Quatrièmement, il en va de même en ce qui concerne les références, dans la jurisprudence de la Cour, au caractère d’ordre public du droit de la concurrence (183) et, plus particulièrement, de l’ordre public économique (184). En effet, le fait que le droit de la concurrence œuvre, en substance, au profit de l’ordre public (économique) n’implique pas que toutes ces dispositions relèvent de cet ordre public (185).
167. S’agissant, enfin, du principe d’égalité de traitement, il convient de formuler une double observation : d’une part, selon une jurisprudence constante de la Cour, pour l’essentiel, une décision constatant l’existence d’une entente constitue un faisceau de décisions adressées à ses destinataires individuels, la validité d’une de ces décision n’affectant pas celle des autres (186) ; d’autre part, s’il est de jurisprudence constante que les entreprises qui ont formé un recours ne sont pas dans la même situation procédurale que les entreprises ne l’ayant pas formé (187), le même principe devrait s’appliquer, à mon sens, à l’égard des entreprises qui n’ont pas soulevé un moyen relatif à la prescription.
168. Par ailleurs, j’observe que l’examen d’un délai de prescription comporte normalement une appréciation de nature factuelle qui, en l’absence de proposition d’éléments de preuve en fait de la part de la partie concernée, se heurte au principe dispositif et ne se prête pas à être entamé d’office par le juge de l’Union (188). Par ailleurs, je me demande si la possibilité d’annuler d’office une décision constatant une infraction au-delà du délai pour former un recours ne risque de rendre plus aléatoires les actions indemnitaires des particuliers (private enforcement) (189).
169. En conclusion, j’estime que le délai de prescription ne devrait pas être interprété comme étant un moyen d’ordre public qui doit être soulevé d’office par le juge de l’Union. Il convient donc de rejeter les moyens en question.
C. Sur l’exercice de la compétence de pleine juridiction par le Tribunal en ce qui concerne SAS Cargo Group
170. Dans l’arrêt SAS Cargo Group, le Tribunal, ayant accueilli le second chef de conclusions des requérantes tendant à la réduction du montant de l’amende, a partiellement annulé la décision litigieuse en ce qui concerne les sociétés de SAS Cargo Group et a exercé sa compétence de pleine juridiction (190) pour réduire l’amende infligée à celles-ci. Toutefois, pour calculer le montant de base de l’amende, il a tenu compte du chiffre d’affaires réalisé sur les liaisons à l’intérieur d’un même État membre (ci-après les « ventes internes » (191)) dans la valeur des ventes de ces sociétés, ayant relevé que ce chiffre d’affaires avait été exclu par la Commission « par inadvertance » (192). Le Tribunal a procédé de la sorte au motif que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes relevait du champ d’application de l’infraction unique et continue (193) et « également en vue d’assurer une égalité de traitement entre les transporteurs incriminés ayant introduit un recours à l’encontre de la décision litigieuse » (194), et ce nonobstant le fait que la Commission, interrogée par le Tribunal quant à la compatibilité d’une telle exclusion avec le principe d’égalité de traitement et avec le paragraphe 13 de ses lignes directrices pour le calcul des amendes (195), avait estimé qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de ce chiffre d’affaires dans le calcul de l’amende (196). Par conséquent, le Tribunal a procédé à une réduction de l’amende inférieure à celle qui aurait été infligée en l’absence de cette correction.
171. Par leur cinquième moyen, les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group font valoir que, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, le Tribunal a violé le droit d’être entendu et le principe du contradictoire (1), l’obligation de motivation (2), le principe ne ultra petita (3), ainsi que la présomption d’innocence et le principe d’égalité de traitement (4).
1. Sur le droit d’être entendu et le principe du contradictoire
172. S’agissant, en premier lieu, du droit d’être entendu et du principe du contradictoire, les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group font valoir qu’elles n’ont pas été mises en position de contester la conclusion du Tribunal selon laquelle l’amende était discriminatoire, aucune partie à la procédure n’ayant soulevé ce point.
173. À titre liminaire, il convient de rappeler que le droit d’être entendu ainsi que le principe du contradictoire font partie des droits de la défense et s’appliquent à toute procédure susceptible d’aboutir à une décision d’une institution de l’Union affectant de manière sensible les intérêts d’une personne (197).
174. En règle générale, le droit d’être entendu garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (198), tandis que le principe du contradictoire implique, d’une part, le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance des preuves et des observations présentées devant le juge et de les discuter, et, d’autre part, l’interdiction de fonder une décision judiciaire sur des faits et documents dont les parties, ou l’une d’entre elles, n’ont pu prendre connaissance et sur lesquels elles n’ont pas été en mesure de prendre position (199).
175. Or, ainsi que le relève le Tribunal au point 937 de l’arrêt SAS Cargo Group, et comme le rappellent les mêmes requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group dans leurs observations écrites, celui-ci les a invitées à se prononcer sur les réponses de la Commission aux questions qu’il a posées, y inclus une question concernant les chiffres d’affaires sur lesquels celle-ci avait fondé ses calculs en ce qui concerne les amendes infligées, au moyen de laquelle le Tribunal a explicitement demandé pour quelle raison la Commission avait été amenée à exclure le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes.
176. Dans ces circonstances, il me semble que le Tribunal n’a pas violé le droit des requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group d’être entendues ni le principe du contradictoire, dès lors que celles-ci, ayant soulevé un moyen relatif à la révision de l’amende qui leur avait été infligée, ont été entendues au sujet de la prise en compte du chiffre d’affaires relatif aux ventes internes dans la valeur des ventes et ont pu faire valoir utilement leur point de vue à cet égard.
177. S’agissant de l’argument des requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group selon lequel la question qui leur a été posée manquait de contenu au point que le droit d’être entendu ne pouvait pas être considéré comme ayant été satisfait, il convient de relever que la question posée à la Commission, à propos de laquelle lesdites requérantes avaient été appelées à se prononcer, se référait explicitement au fait que les chiffres d’affaires excluaient ce qu’on appelait le « cabotage en Scandinavie ». Il était donc prévisible que le Tribunal, indépendamment de la position adoptée par la Commission, puisse reconsidérer cet élément dans son analyse (200). D’ailleurs, s’il incombe au Tribunal de respecter les droits de la défense des parties, il ne saurait pour autant être tenu de leur demander de prendre position sur le raisonnement qu’il envisage d’adopter pour trancher le litige qui lui est soumis (201).
2. Sur l’obligation de motivation
178. D’après les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group, le Tribunal a violé son obligation de motivation en n’ayant pas répondu à leurs observations selon lesquelles elles ne se trouvaient pas dans une situation semblable à celle des autres transporteurs et qu’aucun comportement illicite sur les liaisons internes ne justifiait l’inclusion du chiffre d’affaires relatif aux ventes internes dans la valeur des ventes.
179. Or, aux points 935, 936 et 939 de l’arrêt SAS Cargo Group, le Tribunal a jugé, premièrement, que l’article 1er, paragraphe 1, de la décision litigieuse visait des comportements intervenant tant sur les liaisons entre États membres ou parties contractantes à l’accord EEE que sur les liaisons desservies à l’intérieur d’un même État membre ou d’une même partie contractante, deuxièmement, que, dans ces conditions, les ventes internes relevaient du champ d’application de l’infraction unique et continue, et, troisièmement, que c’était « par inadvertance » que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes n’avait pas été intégré dans la valeur des ventes. Le Tribunal a conclu, au point 940 de cet arrêt, que, « en vue également d’assurer une égalité de traitement entre les transporteurs incriminés ayant introduit un recours à l’encontre de la décision attaquée », il importait d’intégrer le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes dans la valeur des ventes.
180. À cet égard, il me semble que le Tribunal a fait apparaître de façon claire le raisonnement qu’il a suivi, ce qui a d’ailleurs permis aux requérantes dans cette affaire de développer leurs arguments à l’encontre des conclusions du Tribunal (202). Certes, le raisonnement du Tribunal ne semble pas être cohérent lorsque, au point 932 de l’arrêt SAS Cargo Group, il infère de la réponse de la Commission à ses questions qu’il était possible que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes n’ait pas été déduit de la valeur des ventes appliquée aux autres transporteurs incriminés et, au point 939 de cet arrêt, il conclut que ce chiffre n’a pas été intégré dans la valeur des ventes. Toutefois, cette constatation semble relever plutôt du bien-fondé de la motivation du Tribunal (203) et sera examinée ultérieurement (204).
3. Sur le principe ne ultra petita
181. Selon les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group, le Tribunal a violé le principe ne ultra petita en procédant à une correction du montant de base de l’amende défavorable aux requérantes, au-delà (voire à l’encontre) des conclusions de la Commission, opérant ainsi un contrôle d’office qui ne relèverait pas de sa compétence.
182. À titre liminaire, il convient de rappeler, ainsi que je l’ai fait dans mes conclusions dans l’affaire Westfälische Drahtindustrie et Pampus Industriebeteiligungen/Commission (205), que, dès lors qu’il exerce sa compétence de pleine juridiction en vertu des pouvoirs conférés par l’article 31 du règlement no 1/2003, le juge de l’Union est habilité, au-delà du contrôle de la légalité de la sanction, à substituer sa propre appréciation, pour la détermination du montant de cette sanction, à celle de la Commission, auteur de l’acte dans lequel ce montant a été initialement fixé. En conséquence, le juge de l’Union peut réformer l’acte attaqué, même en l’absence d’annulation, afin de supprimer, de réduire ou de majorer l’amende infligée, cette compétence étant exercée en tenant compte de toutes les circonstances de fait (contrôle de novo) (206). Il en résulte que, si la portée de cette compétence de pleine juridiction est strictement limitée, à la différence du contrôle de la légalité, à la détermination du montant de l’amende (207), le juge de l’Union n’est habilité à l’exercer que lorsque la question du montant de l’amende est soumise à son appréciation (208), l’exercice de cette compétence emportant le transfert définitif à ce dernier du pouvoir d’infliger des sanctions (209).
183. Il convient, toutefois, également de rappeler que, selon la Cour, l’exercice de la compétence de pleine juridiction n’équivaut pas à un contrôle d’office, la procédure devant les juridictions de l’Union étant contradictoire. Partant, à l’exception des moyens d’ordre public que le juge est tenu de soulever d’office, c’est à la partie requérante qu’il appartient de soulever les moyens à l’encontre de la décision attaquée et d’apporter des éléments de preuve à l’appui de ces moyens (210). Il s’ensuit que les pouvoirs de pleine juridiction du Tribunal n’échappent pas au principe dispositif, dont le principe ne ultra petita constitue un corollaire (211).
184. Mises à part ces indications, l’étendue, par le juge de l’Union de l’exercice de sa compétence de pleine juridiction quant au montant d’une amende infligée par la Commission au sens des articles 101 et 102 TFUE fait l’objet d’un débat (212), en particulier en ce qui concerne la possibilité de majorer l’amende en l’absence d’une demande en ce sens (« reformatio in pejus ») (213) ou de soulever certaines questions d’office (214), débat qui, à ce jour, n’a pas encore été tranché par la Cour (215).
185. Dans l’arrêt SAS Cargo Group, le Tribunal a examiné les conclusions des requérantes tenant à la modification (plus précisément à la réduction) du montant de l’amende (points 911 à 917) et les a partiellement accueillies, en réduisant ce montant (points 961 et 962) tout en tenant compte, dans un sens défavorable auxdites requérantes et à l’encontre des positions des deux parties, d’un élément de fait qui n’avait pas été contesté, à savoir le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes.
186. Ce faisant, le Tribunal, saisi au titre de sa compétence de pleine juridiction, s’est prononcé dans le cadre d’un moyen soulevé par les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group visant la réduction de l’amende et a réexaminé toutes les composantes relatives au calcul de l’amende en faisant usage de son pouvoir d’appréciation (216) et en tenant compte de toutes les circonstances factuelles pertinentes (217).
187. Or, si le Tribunal, saisi en vertu de sa compétence de pleine juridiction dans le cadre d’un moyen relatif à la réduction de l’amende, n’est pas allé, de prime abord, au-delà des conclusions (petitum) des requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group (218), je me demande s’il n’a pas dépassé les limites de sa compétence de pleine juridiction en modifiant un des éléments constitutifs de la valeur de base des ventes à l’encontre de la position des deux parties. En effet, si, lorsqu’il se prononce dans le cadre d’un moyen soulevé par les parties, le Tribunal peut réexaminer toutes les composantes relatives au calcul de l’amende en faisant usage de son pouvoir d’appréciation, il ne saurait remettre en question des conclusions factuelles qui n’ont pas été contestées par les parties. Si tel était le cas, contrairement à la jurisprudence citée au point 183 des présentes conclusions, le principe dispositif n’aurait aucune raison d’être dans le cadre de la compétence de pleine juridiction du Tribunal (219).
188. Par ailleurs, je me demande également si un élément tel que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes, qui relève de la portée géographique de l’entente litigieuse et concerne non seulement le calcul du montant de l’amende mais également le constat de l’infraction, peut être remis en cause d’office par le Tribunal, en dehors de son appréciation de la légalité de la décision litigieuse. Il me semble que, bien que cette question demeure, elle aussi, très controversée, à ce jour, la Cour limite les pouvoirs de pleine juridiction du Tribunal à la détermination du montant de l’amende infligée par la Commission, à l’exclusion des éléments de fait qui influent sur l’établissement de l’infraction (220).
189. En l’espèce, il me semble que les contours de la portée géographique de l’infraction, en ce qui concerne les vols intra-étatiques, n’ont pas été clairement définis par la Commission. En effet, ce n’est qu’au paragraphe 5.3.7 de la décision litigieuse relatif à l’« effet sur les échanges entre les États membres, entre les parties contractantes de l’accord EEE et entre les parties contractantes de l’accord suisse » que la Commission a traité de la portée géographique de l’infraction. À cet égard, dans cette décision, la Commission a expliqué que « les arrangements d’entente couvraient la totalité du territoire de l’EEE, ainsi que la Suisse » et, en substance, avaient pour objet de restreindre la concurrence entre les transporteurs « sur des liaisons au sein de l’EEE, sur des liaisons entre les parties contractantes à l’accord Union-Suisse, ainsi que sur des liaisons entre parties contractantes à l’accord EEE et pays tiers » (considérant 1030). Or, contrairement aux constatations opérées par le Tribunal aux points 935 et 936 de l’arrêt SAS Cargo Group, il ne ressort pas de ces passages que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes « relève à l’évidence du champ d’application de l’infraction unique et continue ».
4. Sur la présomption d’innocence et le principe d’égalité de traitement
190. Selon les requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group, le Tribunal aurait violé la présomption d’innocence (221) et le principe d’égalité de traitement (222) au motif qu’il aurait inclus le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes dans la valeur des ventes afin de les traiter de manière égalitaire par rapport aux autres transporteurs, alors qu’il estimait simplement « possible » (et non démontré à suffisance de droit) que ces autres transporteurs n’avaient pas exclu ces chiffres.
191. Aux points 935 à 937 de l’arrêt SAS Cargo Group, le Tribunal a considéré, en substance, que les ventes internes relevaient du champ d’application de l’infraction unique et continue et auraient donc dû être intégrées dans la valeur des ventes, ce qui, selon le Tribunal, était également l’intention de la Commission.
192. Or, tout en tenant compte des limites du contrôle de l’action du Tribunal par la Cour sous pourvoi (223), il convient de relever que cette conclusion ne s’appuie sur aucun élément de preuve fiable. En effet, ainsi que le relèvent les requérantes, au point 932 de l’arrêt SAS Cargo Group, le Tribunal a constaté qu’il était possible, ainsi qu’il ressortait de la réponse fournie par la Commission à ses questions, que le chiffre d’affaires relatif aux ventes internes n’ait pas été déduit de la valeur des ventes appliquée aux autres transporteurs incriminés (224). Cela étant, le Tribunal a conclu, en substance, au point 939 de cet arrêt, que ce chiffre d’affaires n’avait pas été intégré dans la valeur des ventes et a procédé, au point 940 dudit arrêt, à l’intégration dudit chiffre d’affaires. En d’autres termes, la prémisse selon laquelle il était possible que ces ventes aient été exclues de la valeur des ventes par les autres requérantes a conduit le Tribunal à conclure que ces ventes étaient effectivement intégrées dans cette valeur, ce qui lui imposait d’inclure lesdites ventes dans la valeur des ventes des requérantes dans l’affaire SAS Cargo Group. Ce faisant, le Tribunal a commis, à mon avis, un détournement des éléments de preuve (225).
193. À la lumière de tout ce qui précède, je propose d’accueillir le cinquième moyen des requérantes dans l’affaire SAS Cargo et, par conséquent, de renvoyer l’affaire au Tribunal, pour qu’il statue au fond sur le second chef de demande, tendant à la réduction du montant de l’amende.
V. Conclusion
194. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour :
– de rejeter les recours dans les affaires Air Canada/Commission (C‑367/22 P), Air France/Commission (C‑369/22 P), Air France-KLM/Commission (C‑370/22 P), LATAM Airlines Group et Lan Cargo/Commission (C‑375/22 P), British Airways/Commission (C‑378/22 P), Singapore Airlines et Singapore Airlines Cargo /Commission (C‑379/22 P), Deutsche Lufthansa e.a. /Commission (C‑380/22 P), Japan Airlines/Commission (C‑381/22 P), Cathay Pacific Airways/Commission (C‑382/22 P), Koninklijke Luchtvaart Maatschappij/Commission (C‑385/22 P), Martinair Holland/Commission (C‑386/22 P), et Cargolux Airlines/Commission (C‑401/22 P) ;
– d’annuler l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 30 mars 2022, SAS Cargo Group e.a./Commission (T‑324/17, EU:T:2022:175), en ce qui concerne le second chef de demande, tendant à la réduction du montant de l’amende ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue au fond sur le second chef de demande ;
– de rejeter le pourvoi pour le surplus.