Language of document : ECLI:EU:C:2022:505

Affaire C72/22 PPU

Valstybės sienos apsaugos tarnyba

(demande de décision préjudicielle,
introduite par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas)

 Arrêt de la Cour (première chambre) du 30 juin 2022

« Renvoi préjudiciel – Procédure préjudicielle d’urgence – Politique d’asile et d’immigration – Directive 2011/95/UE – Article 4 – Procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale – Directive 2013/32/UE – Articles 6 et 7 – Normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale – Article 18 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Directive 2013/33/UE – Article 8 – Placement en rétention du demandeur – Motif du placement – Protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public – Placement en rétention du demandeur d’asile en raison de son entrée irrégulière sur le territoire de l’Union »

1.        Questions préjudicielles – Procédure préjudicielle d’urgence – Conditions – Personne privée de liberté – Notion – Ressortissant d’un pays tiers placé dans un centre d’hébergement avec restriction de mouvement au périmètre de ce lieu – Inclusion – Solution du litige susceptible d’avoir une incidence sur cette privation de liberté – Application de la procédure préjudicielle d’urgence

(Statut de la Cour de justice, art. 23 bis ; règlement de procédure de la Cour, art. 107 ; directives du Parlement européen et du Conseil 2008/115, 2013/32 et 2013/33)

(voir points 36-38, 41-45)

2.        Contrôles aux frontières, asile et immigration – Politique d’asile – Normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale – Directive 2013/33 – Notion de rétention – Mesure coercitive privant le demandeur de sa liberté de mouvement et l’isolant du reste de la population en lui imposant de demeurer dans un périmètre restreint et clos

[Directive du Parlement européen et du Conseil 2013/33, art. 2, h)]

(voir point 39)

3.        Contrôles aux frontières, asile et immigration – Politique d’asile – Procédures pour l’octroi et le retrait de la protection internationale – Directive 2013/32 – Procédure d’examen d’une demande de protection internationale – Accès à la procédure – Déclaration, par un État membre, de l’état de guerre ou de l’état d’urgence ou proclamation d’une situation d’urgence en raison d’un afflux massif d’étrangers – Réglementation nationale privant de facto les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier de la possibilité d’avoir accès, sur le territoire de cet État membre, à ladite procédure – Inadmissibilité

(Art. 72 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 18 ; directive du Parlement européen et du Conseil 2013/32, art. 6, 7, § 1, et 43)

(voir points 58, 61-64, 70-72, 74, 75, disp. 1)

4.        Contrôles aux frontières, asile et immigration – Politique d’asile – Normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale – Directive 2013/33 – Placement en rétention – Motifs – Déclaration, par un État membre, de l’état de guerre ou de l’état d’urgence ou proclamation d’une situation d’urgence en raison d’un afflux massif d’étrangers – Réglementation nationale prévoyant, dans de tels cas, la possibilité de placer un demandeur d’asile en rétention au seul motif de son séjour irrégulier sur le territoire de cet État membre – Inadmissibilité

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 6 ; directives du Parlement européen et du Conseil 2013/32, art. 8 et 9, et 2013/33, considérants 15 et 20, art. 8, § 2 et 3 et art. 9)

(voir points 80-84, 86-91, 93, disp. 2)

Résumé

Le droit de l´Union s´oppose à la législation lituanienne en vertu de laquelle, en cas d´afflux massif d´étrangers, un demandeur d’asile peut être placé en rétention au seul motif qu’il se trouve en séjour irrégulier

Toutefois, il revient en principe à l´État membre auquel le demandeur d’asile en séjour irrégulier demande la protection internationale de démontrer que, en raison de circonstances spécifiques, il constitue une menace à la sécurité nationale ou à l´ordre public justifiant la rétention

Le 2 juillet 2021, la République de Lituanie a déclaré une situation d’urgence sur l’ensemble de son territoire. Cette déclaration a été suivie, le 10 novembre 2021, d’une proclamation de l’état d’urgence sur une partie de ce territoire en raison d’un afflux massif de migrants en provenance, notamment, de la Biélorussie.

Le 17 novembre 2021, M.A., ressortissant d’un pays tiers, a été arrêté en Pologne, avec un groupe de personnes provenant de Lituanie, au motif qu’il ne possédait ni les documents de voyage ni le visa nécessaire pour séjourner dans ce dernier État membre et dans l’Union. M. A. a alors été remis aux autorités lituaniennes, qui l’ont placé en rétention jusqu’à l’adoption d’une décision relative à son statut juridique. Dans les jours suivant cette remise, il aurait immédiatement présenté une demande de protection internationale, ensuite réitérée par écrit en janvier 2022. Cette dernière a cependant été rejetée comme étant irrecevable au motif qu’elle avait été déposée sans respecter les modalités prévues par la législation lituanienne concernant le dépôt des demandes de protection internationale dans une situation d’urgence causée par l’afflux massif d’étrangers (1). En effet, en vertu de cette législation, un étranger entré en Lituanie de façon irrégulière n’a pas la possibilité de présenter, sur le territoire de cet État membre, une demande de protection internationale. Cette même législation prévoit également que, dans une telle situation d’urgence, un étranger peut être placé en rétention du seul fait de son entrée irrégulière sur le territoire lituanien.

Dans ces conditions, la juridiction de renvoi, saisie d’un appel de M. A. contre la décision prévoyant son placement en rétention, cherche à déterminer si les directives « procédures » (2) et « accueil » (3) s’opposent à une telle législation.

La Cour, statuant en application de la procédure préjudicielle d’urgence, dit pour droit que la directive « procédures » (4) s’oppose à la réglementation d’un État membre selon laquelle, en cas de déclaration de l’état de guerre ou de l’état d’urgence ou en cas de proclamation d’une situation d’urgence en raison d’un afflux massif d’étrangers, les ressortissants de pays tiers se trouvant en situation de séjour irrégulier se voient, de facto, privés de la possibilité d’avoir accès, sur le territoire de cet État membre, à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale. En outre, la Cour juge que la directive « accueil » (5) s’oppose à la législation d’un État membre selon laquelle, dans le cas d’une telle déclaration ou d’une telle proclamation, un demandeur d’asile peut être placé en rétention au seul motif qu’il se trouve en séjour irrégulier sur le territoire de cet État membre.

Appréciation de la Cour

En premier lieu, en ce qui concerne l’accès à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale, la Cour précise, tout d’abord, que tout ressortissant de pays tiers ou apatride a le droit de présenter une telle demande sur le territoire d’un État membre, y compris à ses frontières ou dans ses zones de transit, même s’il se trouve en séjour irrégulier sur ce territoire. Ce droit vise à assurer, d’une part, l’accès effectif à la procédure d’octroi de la protection internationale et, d’autre part, l’effectivité du droit d’asile, tel qu’il est garanti par l’article 18 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Par conséquent, il convient de considérer que l’application d’une législation nationale telle que la législation lituanienne en cause, prévoyant qu’un ressortissant d’un pays tiers se trouvant en situation de séjour irrégulier serait, de ce seul fait, privé, après son entrée sur le territoire lituanien, de la possibilité de présenter une demande de protection internationale sur ce territoire, empêche ledit ressortissant de jouir effectivement du droit d’asile.

Ensuite, la Cour constate que le fait d’invoquer de manière générale des atteintes à l’ordre public ou à la sécurité intérieure pouvant être causées par l’afflux massif de ressortissants de pays tiers ne permet pas de justifier, au titre de l’article 72 TFUE (6), une telle réglementation.

Enfin, la directive « procédures » (7) permet aux États membres d’établir des procédures spéciales, applicables à leurs frontières, visant à apprécier la recevabilité de demandes de protection internationale dans des situations où le comportement du demandeur tend à indiquer que sa demande est manifestement non fondée ou abusive. Ces procédures permettent aux États membres d’exercer, aux frontières extérieures de l’Union, leurs responsabilités en matière de maintien de l’ordre public et de sauvegarde de la sécurité intérieure, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une dérogation au titre de l’article 72 TFUE.

En second lieu, s’agissant de la question du placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers du seul fait de son entrée irrégulière sur le territoire d’un État membre, la Cour rappelle tout d’abord que, en vertu de la directive « accueil » (8), un demandeur de protection internationale ne peut être placé en rétention que lorsque, à l’issue d’une appréciation au cas par cas, cela s’avère nécessaire et si d’autres mesures moins coercitives ne peuvent être efficacement appliquées. Ensuite, cette directive (9) énumère de manière exhaustive les différents motifs susceptibles de justifier un placement en rétention. Or, la circonstance qu’un demandeur de protection internationale se trouve en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre ne figure pas parmi ces motifs. Par conséquent, un ressortissant d’un pays tiers ne peut faire l’objet d’une mesure de rétention pour ce seul motif.

Enfin, quant au fait de savoir si une telle circonstance peut justifier le placement en rétention d’un demandeur d’asile en vertu des motifs de la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public (10), dans le contexte exceptionnel représenté par l’afflux massif d’étrangers en cause, la Cour rappelle que la menace à la sécurité nationale ou à l’ordre public ne saurait justifier le placement en rétention d’un demandeur qu’à la condition que son comportement individuel représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’État membre concerné. À cet égard, le caractère irrégulier du séjour d’un demandeur de protection internationale ne saurait être regardé comme démontrant, en soi, l’existence d’une telle menace. Ainsi, un tel demandeur ne peut constituer, en principe, une menace pour la sécurité nationale ou l’ordre public de cet État membre, au seul motif qu’il se trouve dans une situation de séjour irrégulier dans un État membre. Ce constat est sans préjudice de la possibilité qu’un demandeur de protection internationale en séjour irrégulier soit considéré comme constituant une telle menace en raison de circonstances spécifiques, démontrant sa dangerosité, s’ajoutant au caractère irrégulier de ce séjour.


1      En effet, le chapitre X2 du Lietuvos Respublikos įstatymas « Dėl užsieniečių teisinės padėties » (loi de la République de Lituanie relative au statut juridique des étrangers) concerne l’application de cette loi en cas de déclaration de l’état de guerre ou de l’état d’urgence ou en cas de proclamation d’une situation d’urgence en raison d’un afflux massif d’étrangers. Dans ce chapitre, l’article 14012, paragraphe 1 précise les lieux depuis lesquels la demande de protection internationale peut être effectuée.


2      Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60, ci-après la « directive “procédures” »).


3      Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) (JO 2013, L 180, p. 96, ci-après la « directive “accueil” »).


4      Voir, plus spécifiquement, article 6 de la directive « procédures », concernant l’accès à la procédure d’octroi de la protection internationale, et article 7, paragraphe 1, imposant aux États membre une obligation de faire en sorte que toute personne majeure jouissant de la capacité juridique ait le droit de présenter une demande de protection internationale en son nom.


5      Voir article 8, paragraphes 2 et 3, de la directive « accueil », concernant le placement en rétention d’un demandeur d’asile.


6      En vertu de cette disposition, « [l]e présent titre [relatif à l’espace de liberté, de sécurité et de justice] ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».


7      Voir, notamment, article 43 de la directive « procédures ».


8      Voir article 8, paragraphe 2, de la directive « accueil ».


9      Voir article 8, paragraphe 3, de la directive « accueil ».


10      Voir article 8, paragraphe 3, sous e), de la directive « accueil ».