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Affaire C516/22

Commission européenne

contre

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord

 Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 14 mars 2024

« Manquement d’État – Procédure par défaut – Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique – Article 127, paragraphe 1 – Période de transition – Compétence de la Cour – Arrêt de la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni) – Exécution d’une sentence arbitrale accordant le versement de dommages et intérêts – Décision de la Commission européenne déclarant que ce versement constitue une aide d’État incompatible avec le marché intérieur – Article 4, paragraphe 3, TUE – Coopération loyale – Obligation de surseoir à statuer – Article 351, premier alinéa, TFUE – Convention internationale conclue entre États membres et États tiers avant la date de leur adhésion à l’Union – Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (CIRDI) – Application du droit de l’Union – Article 267 TFUE – Juridiction nationale statuant en dernier ressort – Obligation de saisir la Cour d’un renvoi préjudiciel – Article 108, paragraphe 3, TFUE – Suspension de la mise à exécution de l’aide »

1.        Recours en manquement – Compétence de la Cour – Recours introduit contre un État membre s’étant retiré de l’Union européenne – Accord sur le retrait du Royaume-Uni – Article 87 – Compétence de la Cour pour connaître des recours en manquement contre le Royaume-Uni présentés après la fin de la période de transition – Conditions – Manquement allégué antérieur à l’expiration de la période de transition – Recours introduit pendant une période délimitée

[Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, art. 2, e), 87, § 1, 126, 127 et 185 ; art. 258 TFUE]

(voir points 50, 51, 53)

2.        Accords internationaux – Accords des États membres – Accords antérieurs à l’adhésion à l’Union d’un État membre – Interdiction d’affecter les droits et obligations résultant desdits accords – Conditions – Existence d’obligations exigibles par des États tiers – Compétence du juge de l’Union pour apprécier l’existence de telles obligations – Obligation d’un État membre d’exécuter une sentence arbitrale – Interprétation erronée par une juridiction nationale du droit de l’Union – Manquement

(Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, art. 127, § 1 ; art. 258 et 351, 1er al., TFUE)

(voir points 59-65, 68-87, 119-128, disp. 1)

3.        États membres – Obligations – Obligation de coopération loyale – Exécution du droit de l’Union – Obligations des juridictions nationales – Obligation d’une juridiction nationale de surseoir à statuer en cas de risque de conflit entre sa décision et les décisions des institutions de l’Union – Omission de surseoir à statuer – Manquement

(Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, art. 127, § 1 ; art. 4, § 3, TUE ; art. 258 TFUE)

(voir points 94-98, 104, 116, 117, disp. 1)

4.        Questions préjudicielles – Saisine de la Cour – Questions d’interprétation – Obligation de renvoi – Portée – Obligation de renvoi en cas de doute raisonnable – Juridiction nationale ayant conclu à l’absence de doute raisonnable – Risque d’interprétation erronée du droit de l’Union par une juridiction rendant une décision non susceptible d’un recours juridictionnel en droit interne – Manquement

(Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, art. 127, § 1 ; art. 258 et 267, 1er et 3e al., TFUE)

(voir points 141-144, 146-154, disp. 1)

5.        Aides accordées par les États – Compétences respectives de la Commission et des juridictions nationales – Rôle des juridictions nationales – Obligation des juridictions nationales de s’abstenir de prendre des décisions allant à l’encontre d’une décision de la Commission – Méconnaissance de cette obligation par une juridiction nationale – Manquement

(Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, art. 127, § 1 ; art. 4, § 3, TUE ; art. 108, § 3, et 258 TFUE)

(voir points 159-165, 168-171, disp. 1)

Résumé

Saisie d’un recours en manquement, la Cour juge, dans un arrêt rendu par défaut, en l’absence de mémoire en défense, que, par un arrêt de la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni), le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a manqué aux obligations qui lui incombaient pendant la période de transition à la suite de l’entrée en vigueur de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (1).

Elle se prononce sur la question inédite de savoir si l’exécution, par un État membre, d’une sentence arbitrale rendue à l’égard d’un autre État membre en vertu des dispositions de la convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (2), conclue par la plupart des États membres qui y sont parties avant leur adhésion à l’Union et constitue donc pour ceux-ci une convention internationale antérieure, au sens de l’article 351, premier alinéa, TFUE, implique que ces États sont tenus à des « obligations » à l’égard des États tiers l’ayant conclue, de telle sorte que ces derniers en tirent des « droits » corrélatifs qui seraient « affectés » par les dispositions des traités.

La convention CIRDI est entrée en vigueur à l’égard du Royaume-Uni et de la Roumanie avant leur adhésion à l’Union. Elle prévoit que chaque État contractant reconnaît toute sentence rendue dans le cadre de cette convention comme obligatoire et assure l’exécution sur son territoire des obligations pécuniaires que la sentence impose comme s’il s’agissait d’un jugement définitif d’un tribunal fonctionnant sur le territoire dudit État (3). En 2002, le Royaume de Suède et la Roumanie avaient conclu un traité bilatéral d’investissement (4) qui prévoit que chaque partie assure à tout moment un traitement juste et équitable aux investissements des investisseurs de l’autre partie contractante et n’entrave pas, par des mesures arbitraires ou discriminatoires, l’administration, la gestion, le maintien, l’utilisation, la jouissance ou la cession desdits investissements par lesdits investisseurs (5).

En vue de son adhésion à l’Union européenne, la Roumanie a abrogé un régime régional d’aide à l’investissement sous forme d’incitations fiscales. Des investisseurs suédois prétendument lésés ont alors obtenu d’un tribunal arbitral, constitué au titre de la convention CIRDI, une sentence arbitrale condamnant la Roumanie à leur verser, à titre de dommages et intérêts, la somme de 178 millions d’euros et ont cherché à en obtenir la reconnaissance et l’exécution, notamment au Royaume-Uni.

Après avoir enjoint à la Roumanie de suspendre l’exécution de cette sentence arbitrale, au motif qu’une telle action apparaissait comme constituant une aide d’État illégale, la Commission européenne a adopté, en 2014, une décision d’ouverture d’une procédure formelle d’examen (ci-après la « décision d’ouverture ») (6). En 2015, elle a adopté une nouvelle décision, par laquelle, après avoir constaté que l’article 351 TFUE n’était pas applicable en l’espèce, étant donné que le TBI est un traité conclu entre deux États membres de l’Union, si bien qu’aucun État tiers ayant conclu la convention CIRDI ne faisait l’objet de la procédure en cause, elle a considéré que le versement des dommages et intérêts accordés par la sentence arbitrale constituait une « aide d’État » incompatible avec le marché intérieur (7) que la Roumanie est notamment tenue de ne pas verser (ci-après la « décision finale »).

En 2019, le Tribunal a annulé la décision finale (8), au motif, en substance, que la Commission n’était pas compétente ratione temporis pour adopter celle‑ci au titre de l’article 108 TFUE (ci-après l’« arrêt du Tribunal »). Cet arrêt a été frappé d’un pourvoi devant la Cour. Avant que la Cour ait pu statuer sur ce pourvoi, la Cour suprême du Royaume-Uni a ordonné, le 19 février 2020, dans l’affaire Micula v Romania (ci-après l’« arrêt en cause »), l’exécution de la sentence arbitrale. Par l’arrêt Commission/European Food e.a. (9), la Cour a annulé l’arrêt du Tribunal et renvoyé l’affaire devant lui.

À l’issue d’une procédure précontentieuse engagée en décembre 2020, la Commission a introduit un recours en manquement, au titre de l’article 258 TFUE, visant à faire constater que, par l’arrêt en cause, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du droit de l’Union.

Appréciation de la Cour

Dans un premier temps, la Cour rappelle que, en vertu de l’accord de retrait (10), elle est compétente pour connaître des recours en manquement, au cours de la période de quatre années suivant la fin de la période de transition, intervenue le 31 décembre 2020 (ci-après la « période de transition »), lorsqu’elle considère que le Royaume-Uni a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu des traités avant la fin de cette dernière période. En l’espèce, dès lors que le manquement reproché résulte de l’arrêt en cause rendu pendant la période de transition, et que ce recours a été introduit par la Commission au cours de la période de quatre années suivant la fin de cette période de transition, la Cour est compétente pour connaître dudit recours.

Dans un second temps, elle examine et accueille les quatre griefs soulevés par la Commission, à l’appui de son recours en manquement. À cette fin, elle relève d’emblée que le Royaume-Uni, même si le manquement qui lui est reproché est postérieur à son retrait de l’Union, tout en étant antérieur à l’expiration de la période de transition, doit être considéré comme étant un « État membre » et que, par ailleurs, le droit de l’Union lui était applicable pendant cette période.

i) Sur le grief tiré d’une violation de l’article 351 TFUE

La Cour constate, en premier lieu, qu’il est établi que la convention CIRDI, qui ne fait pas partie du droit de l’Union, est un traité multilatéral qui a été conclu par le Royaume-Uni avant son adhésion à l’Union tant avec des États membres qu’avec des États tiers et que, partant, cette convention internationale est susceptible de relever du champ d’application de l’article 351 TFUE, qui prévoit notamment que les droits et obligations résultant des conventions conclues antérieurement à l’adhésion ne sont pas affectés par le droit de l’Union.

Cependant, le seul fait qu’une convention internationale antérieure a été conclue par un État membre avec des États tiers ne suffit pas à déclencher l’application de cette disposition. De telles conventions internationales ne peuvent être invoquées dans les rapports entre les États membres que lorsque ces États tiers en tirent des droits dont ils peuvent exiger le respect par l’État membre concerné.

La Cour examine, en second lieu, si la convention CIRDI impose au Royaume-Uni des obligations auxquelles ce dernier est tenu envers des États tiers et dont ceux-ci sont en droit de se prévaloir à l’égard du Royaume-Uni. À cet égard, la Cour rappelle qu’un tribunal arbitral établi dans le cadre de la convention CIRDI, en application de la clause d’arbitrage prévue par le TBI conclu entre le Royaume de Suède et la Roumanie avant l’adhésion de celle-ci à l’Union, a condamné la Roumanie à verser des dommages et intérêts aux investisseurs suédois. Or, le TBI doit, depuis l’adhésion de la Roumanie à l’Union, être considéré comme un traité concernant deux États membres.

En l’espèce, le litige soumis à la Cour suprême du Royaume-Uni concernait la prétendue obligation, pour le Royaume-Uni, de se conformer aux dispositions de la convention CIRDI, à l’égard du Royaume de Suède et de ses ressortissants et, corrélativement, le prétendu droit de ces derniers d’exiger du Royaume-Uni le respect de celles-ci.

En revanche, la Cour constate qu’un État tiers n’apparaît pas en droit d’exiger du Royaume-Uni, au titre de la convention CIRDI, l’exécution de la sentence arbitrale. En effet, cette convention internationale, en dépit de son caractère multilatéral, a pour objet de régir des relations bilatérales entre les parties contractantes d’une manière analogue à un traité bilatéral. À cet égard, elle observe que la Cour suprême du Royaume-Uni se borne, pour l’essentiel, à faire ressortir que les États tiers ayant conclu la convention CIRDI pourraient avoir un intérêt à ce que le Royaume-Uni respecte ses obligations à l’égard d’un autre État membre en procédant à l’exécution d’une sentence arbitrale. Or, un tel intérêt purement factuel ne saurait être assimilé à un « droit », au sens de l’article 351 TFUE, susceptible d’en justifier l’application.

Cependant, dans l’arrêt en cause, la Cour suprême du Royaume-Uni reste en défaut d’examiner la question fondamentale de savoir dans quelle mesure un État tiers pourrait engager la responsabilité internationale du Royaume-Uni du fait de la méconnaissance des obligations lui incombant au titre de cette convention dans le cadre de l’exécution d’une sentence arbitrale rendue à l’issue d’un litige entre les États membres.

Or, la Cour souligne que l’article 351 TFUE constitue une règle qui peut permettre des dérogations à l’application du droit de l’Union, y compris du droit primaire. Cette disposition est ainsi susceptible d’exercer une incidence considérable sur l’ordre juridique de l’Union, dès lors qu’elle permet de déroger au principe de primauté du droit de l’Union. Dans ce contexte, à suivre l’arrêt en cause, tous les États membres qui ont conclu la convention CIRDI avant leur adhésion à l’Union pourraient, en se fondant sur cet article, être en mesure de soustraire des litiges concernant le droit de l’Union au système juridictionnel de l’Union en les confiant aux tribunaux arbitraux. Pourtant, la Cour rappelle que le système des voies de recours juridictionnel prévu par les traités s’est substitué aux procédures d’arbitrage établies entre les États membres. L’article 351 TFUE doit donc faire l’objet d’une interprétation stricte, afin que les règles générales prévues par les traités de l’Union ne soient pas vidées de leur substance.

Dans ces conditions, la Cour suprême du Royaume-Uni était tenue, avant de se prononcer, d’examiner de manière approfondie si une telle obligation implique des droits dont des États tiers pourraient se prévaloir à l’égard de ceux-ci. Or, un tel examen approfondi fait défaut dans l’arrêt en cause, de sorte qu’elle a interprété et appliqué de manière erronée cette disposition en lui conférant une portée large dont l’objet et l’effet sont d’exclure délibérément l’application de l’ensemble du droit de l’Union. Une telle interprétation, qui aboutit à écarter le principe de primauté du droit de l’Union, lequel est l’une des caractéristiques essentielles de celui-ci, est de nature à mettre en cause la cohérence, le plein effet et l’autonomie du droit de l’Union ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités. Ainsi, la Cour suprême du Royaume-Uni a gravement porté atteinte à l’ordre juridique de l’Union.

ii) Sur le grief tiré d’une violation de l’article 4 TUE

En premier lieu, la Cour relève que lorsque la solution du litige dépend de la validité de la décision de la Commission, il résulte de l’obligation de coopération loyale énoncée à l’article 4 TUE que la juridiction nationale devrait surseoir à statuer jusqu’à ce qu’une décision définitive sur le recours en annulation soit rendue par les juridictions de l’Union, sauf si elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, il est justifié de déférer une question préjudicielle à la Cour sur la validité de la décision de la Commission.

Or, en l’espèce, les procédures pendantes devant les institutions de l’Union et la Cour suprême du Royaume-Uni portaient sur la même question, concernaient l’interprétation des mêmes dispositions et portaient sur la validité ou l’effectivité des décisions adoptées par la Commission. Ainsi, à la date à laquelle la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu l’arrêt en cause, la question de l’incidence de l’article 351 TFUE sur l’application du droit de l’Union faisait l’objet d’un examen provisoire par la Commission et pouvait encore être appréciée par le juge de l’Union. Dans ces conditions, il existait un risque de décisions contradictoires. Ce risque s’est du reste concrétisé, dès lors que la décision d’ouverture, à l’instar de la décision finale, dont la légalité était soumise à un pourvoi à la date à laquelle cet arrêt a été rendu, avait conclu d’une manière tout à fait opposée par rapport à l’arrêt en cause.

En second lieu, la Cour considère que cette conclusion n’est pas susceptible d’être remise en cause par les motifs avancés par la Cour suprême du Royaume-Uni pour écarter l’application du principe de coopération loyale.

En ce qui concerne le motif selon lequel les questions relatives à l’existence et à la portée des obligations résultant de conventions internationales antérieures ne sont pas réservées aux juridictions de l’Union, voire échappent à leur compétence, la Cour précise que l’obligation de coopération loyale incombant aux juridictions nationales suppose qu’une même question puisse relever de la compétence concurrente des juridictions de l’Union et des juridictions nationales, de telle sorte qu’il existe un risque de décisions contradictoires.

Or, la question qui était soumise, en l’occurrence, à la fois à la Cour suprême du Royaume-Uni et à la Commission ainsi qu’aux juridictions de l’Union, était relative à la portée de l’article 351 TFUE, lequel est une disposition du droit de l’Union. Son interprétation définitive relève donc de la compétence exclusive de la Cour. La Cour souligne que cet article ne comporte aucun renvoi au droit des États membres ou au droit international, de telle sorte que ses expressions doivent être considérées comme étant des notions autonomes du droit de l’Union. Il s’ensuit que les juridictions de l’Union sont compétentes pour déterminer si la convention CIRDI impose des obligations dont un État tiers est en droit d’exiger le respect et si ces droits et ces obligations sont affectés par les traités de l’Union. Tel est le cas, dans le cadre d’un recours en annulation, d’un recours en manquement ou même de renvoi préjudiciel. Dans ce dernier cas, la compétence du juge national ne saurait priver la Cour de toute compétence pour examiner ces mêmes questions. Cela est d’autant moins le cas lorsque l’application de l’article 351 TFUE à une telle convention internationale est susceptible d’exercer une incidence déterminante sur l’issue d’un recours en annulation parallèle, visant à obtenir l’annulation d’une décision finale de la Commission.

En effet, dès lors que le juge de l’Union est appelé à se prononcer sur la validité d’un acte du droit de l’Union, il est conforme à la répartition des rôles entre les juges nationaux et le juge de l’Union que seule la Cour soit compétente pour interpréter la convention internationale antérieure pertinente afin de déterminer si l’article 351 TFUE fait ou non obstacle à l’application du droit de l’Union par ledit acte, la Cour étant exclusivement compétente pour constater l’invalidité d’un acte de l’Union.

iii) Sur le grief tiré d’une violation de l’article 267 TFUE

La Cour constate que, premièrement, la question de la portée de l’article 351 TFUE, dans les circonstances de la présente affaire, est une question inédite dans la jurisprudence de la Cour et que la portée de l’expression « affectés par les dispositions des traités », figurant à ce même article, n’a pas encore été précisée par la Cour. Or, cet article est susceptible d’exercer une incidence considérable sur l’ordre juridique de l’Union.

Deuxièmement, dans la décision d’ouverture et dans la décision finale, la Commission avait retenu une interprétation de l’article 351 TFUE qui est en contradiction avec celle adoptée par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt en cause. Cette interprétation est, par ailleurs, mise en cause par les investisseurs à l’appui de leur recours devant le Tribunal visant à obtenir l’annulation de la décision finale. Compte tenu du pourvoi introduit contre cet arrêt devant la Cour, la question de l’incidence de l’article 351 TFUE sur l’exécution de la sentence arbitrale demeure donc pendante devant les juridictions de l’Union.

Troisièmement, tant la High Court of England and Wales (Haute Cour de justice d’Angleterre et du pays de Galles) que la Court of Appeal (Cour d’appel), saisies préalablement par les investisseurs, avaient refusé de se prononcer sur la question de l’application de l’article 351 TFUE, au motif qu’il existait un risque de décisions contradictoires.

Quatrièmement, la Cour relève que le Nacka tingsrätt (tribunal de première instance de Nacka, Suède) avait jugé que l’article 351 TFUE ne s’appliquait pas à l’exécution de la sentence arbitrale et, partant, avait refusé d’exécuter cette sentence en Suède.

Cinquièmement, la question de l’exécution de la sentence arbitrale était pendante devant les juridictions belges au moment où la Cour suprême du Royaume-Uni a statué.

Au regard de ces constatations, la Cour conclut qu’il existait, en l’occurrence, suffisamment d’éléments de nature à susciter des doutes quant à l’interprétation de l’article 351 TFUE. Ces doutes, compte tenu de l’incidence de cette disposition sur l’une des caractéristiques essentielles du droit de l’Union et du risque de décisions contradictoires au sein de l’Union, auraient dû amener la Cour suprême du Royaume-Uni à considérer que l’interprétation de ladite disposition ne s’impose pas avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.

Dans ces conditions, elle juge qu’il incombait à la Cour suprême du Royaume-Uni, en tant que juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne, d’interroger la Cour par renvoi préjudiciel au sujet de l’interprétation de l’article 351 TFUE, afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union, à laquelle elle est effectivement parvenue dans l’arrêt en cause.

iv) Sur le grief tiré d’une violation de l’article 108 TFUE

La Cour constate que l’arrêt en cause exige que la Roumanie procède au versement des dommages et intérêts accordés par cette sentence arbitrale en violation de l’obligation, énoncée à l’article 108 TFUE, de ne pas mettre à exécution un projet d’aide avant que la Commission ait adopté une décision finale. La Roumanie se trouve ainsi confrontée à des décisions contradictoires en ce qui concerne l’exécution de ladite sentence. Dès lors, en ordonnant à un autre État membre de l’enfreindre, l’arrêt en cause viole cette disposition.

Il est sans incidence, à cet égard, que l’article précité prévoit une obligation à la charge de « l’État membre intéressé », à savoir, en l’occurrence, la Roumanie. En effet, l’obligation de coopération loyale imposait aux juridictions nationales du Royaume-Uni de faciliter le respect par la Roumanie des obligations lui incombant au titre de l’article 108 TFUE, sous peine de priver cette disposition de son effet utile.


1      Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (ci-après l’« accord de retrait »), adopté le 17 octobre 2019, approuvé au nom de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) par la décision (UE) 2020/135 du Conseil, du 30 janvier 2020 (JO 2020, L 29, p. 1), entré en vigueur le 1er février 2020.


2      Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États, conclue à Washington le 18 mars 1965 (ci-après la « convention CIRDI »).


3      Article 54, paragraphe 1, de la convention CIRDI.


4      Traité bilatéral d’investissement, conclu le 29 mai 2002, entre le gouvernement du Royaume de Suède et la Roumanie pour la promotion et la protection réciproque des investissements (ci-après le « TBI »), entré en vigueur le 1er avril 2003.


5      Article 2, paragraphe 3 du TBI.


6      En vertu de l’article 108, paragraphe 2, TFUE.


7      Voir l’article 107, paragraphe 1, TFUE.


8      Arrêt du 18 juin 2019, European Food e.a./Commission (T‑624/15, T‑694/15 et T‑704/15, EU:T:2019:423).


9      Arrêt du 25 janvier 2022, Commission/European Food e.a. (C‑638/19 P, EU:C:2022:50).


10      Article 87, paragraphe 1, de l’accord de retrait.