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ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

2 décembre 1999 (1)

«Maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprise — Transfert à l'intérieur d'un même groupe de sociétés»

Dans l'affaire C-234/98,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), par l'Industrial Tribunal, Leeds (Royaume-Uni), et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

G. C. Allen e.a.

et

Amalgamated Construction Co. Ltd,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de la directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26),

LA COUR (cinquième chambre),

composée de MM. D. A. O. Edward, président de chambre, J. C. Moitinho de Almeida, C. Gulmann, J.-P. Puissochet (rapporteur) et P. Jann, juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,


greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,

considérant les observations écrites présentées:

—    pour M. Allen e.a., par MM. J. Hendy, QC, M. Ford, barrister, mandatés par Mme L. Christian, solicitor,

—    pour Amalgamated Construction Co. Ltd, par MM. P. Duffy, QC, G. Clarke, barrister, mandatés par W. Burton, solicitor,

—    pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme M. Ewing, du Treasury Solicitor's Department, en qualité d'agent, assistée de Mme K. Smith, barrister,

—    pour le gouvernement français, par Mmes K. Rispal-Bellanger, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et A. de Bourgoing, chargé de mission à la même direction, en qualité d'agents,

—    pour la Commission des Communautés européennes, par MM. C. Docksey et P. Hillenkamp, conseillers juridiques, en qualité d'agents,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales de M. Allen e.a., d'Amalgamated Construction Co. Ltd, du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission à l'audience du 16 juin 1999,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 8 juillet 1999,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par décision du 5 mai 1998, parvenue à la Cour le 3 juillet suivant, l'Industrial Tribunal, Leeds, a posé, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26, ci-après la «directive»).

2.
    Ces questions ont été posées dans le cadre de litiges opposant M. Allen et vingt-trois autres travailleurs des mines à Amalgamated Construction Co. Ltd (ci-après «ACC»).

3.
    ACC est une société britannique dont l'activité minière consiste, depuis une vingtaine d'années, à forer des tunnels et des galeries pour le compte de propriétaires-exploitants de mines de charbon afin de permettre à ceux-ci d'accéder au minerai et de l'extraire. À cette fin, les propriétaires-exploitants de mines procèdent régulièrement à des appels d'offre portant sur la réalisation d'un ensemble déterminé de travaux. Bien qu'il n'existe aucune garantie en ce sens, les contrats conclus tendent à être reconduits indéfiniment, si bien qu'ACC n'aurait jamais perdu un marché déjà détenu par elle lors d'une nouvelle adjudication.

4.
    ACC est une filiale d'AMCO Corporation plc (ci-après le «groupe AMCO») qui en détient 100 % du capital. Le groupe AMCO compte une douzaine de sociétés, parmi lesquelles une autre filiale détenue à 100 %, AM Mining Services Ltd (ci-après «AMS»). AMS a été créée en 1993 en vue d'assurer des tâches en rapport avec la fermeture des puits telles que la maintenance et le comblement des boyaux. Elle a recruté à cet effet sa propre main-d'oeuvre, dont les conditions de travail diffèrent de celles en vigueur chez ACC et sont, notamment, beaucoup moins favorables aux salariés. Bien qu'ACC et AMS constituent des entités juridiques distinctes, leurs dirigeants sont les mêmes et les fonctions administrative et logistique dans ces deux entreprises sont assumées en commun au sein du groupe AMCO.

5.
    AMS a progressivement diversifié son activité en obtenant que lui soient confiées des tâches accessoires aux travaux de voirie souterraine, comme le nettoyage et l'entretien des galeries. Elle a, en particulier, assuré ces nouvelles tâches sur le site des houillères Prince of Wales, dans le Yorkshire. ACC était déjà présente sur ce

site où elle exécutait des travaux de forage pour le compte de la société nationale des charbonnages britannique British Coal puis, après la privatisation de cette dernière et la vente d'une partie de ses actifs, pour le compte de RJB Mining (UK) Ltd (ci-après «RJB»).

6.
    En août 1994 puis en mars 1995, ACC, dont des contrats arrivaient à échéance, a soumissionné pour de nouveaux marchés portant sur des travaux de forage aux houillères Prince of Wales. Les offres prévoyaient chaque fois que les travaux seraient sous-traités à AMS, dont les coûts de main-d'oeuvre étaient inférieurs à ceux d'ACC. ACC a obtenu ces marchés. Cependant, leur sous-traitance à AMS aboutissant à une diminution de son volume d'activité, ACC a licencié un certain nombre de ses salariés employés sur le site tout en les informant qu'ils pourraient être repris par AMS après une interruption d'un week-end.

7.
    En 1994 et 1995, les salariés licenciés par ACC ont perçu des indemnités de licenciement puis ont été embauchés par AMS. Cependant, comme, chaque fois, ACC n'a achevé ses propres travaux de forage qu'après qu'AMS eut entamé les siens, il était malaisé, au cours de cette période transitoire, de déterminer si les salariés concernés travaillaient pour le compte de l'une ou de l'autre société.

8.
    En tant que sous-traitant des travaux de voirie, AMS disposait de l'ensemble des installations et équipements que British Coal puis RJB mettaient jusque-là à la disposition d'ACC, comme les sanitaires, la cantine et le matériel nécessaire à l'évacuation des déblais, au transport des matériaux ou au forage souterrain.

9.
    RJB a cependant émis, par la suite, des réserves sur les conditions de travail en vigueur chez ses différents prestataires, dont AMS, estimant qu'elles démotivaient le personnel de ces entreprises. Sur la suggestion de RJB, ACC a alors décidé de ne pas sous-traiter à AMS le nouveau marché de travaux qu'elle avait obtenu et d'en assurer elle-même l'exécution. À cette fin, elle a réembauché ses anciens salariés qui étaient passés chez AMS, dont les contrats de sous-traitance venaient à échéance, parmi lesquels M. Allen e.a. Cette réembauche s'est faite à des conditions d'emploi meilleures que chez AMS mais moins favorables que celles consenties par ACC avant 1994 ou 1995.

10.
    Estimant être en droit de bénéficier des conditions d'emploi qu'ACC leur assurait jusqu'à leur départ chez AMS, M. Allen e.a. ont introduit une action devant l'Industrial Tribunal. À l'appui de leurs revendications, ils ont fait valoir que, selon les Transfer of Undertakings (Protection of Employment) Regulations 1981, qui ont transposé la directive en droit national, un double transfert d'entreprise était intervenu, d'abord entre ACC et AMS puis entre AMS et ACC. Cette dernière a, pour sa part, nié qu'un tel transfert ait eu lieu.

11.
    Considérant que la solution du litige dépendait de l'interprétation de la directive, l'Industrial Tribunal, Leeds, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)    La directive sur les droits acquis (77/187/CEE) est-elle susceptible de s'appliquer à deux sociétés d'un même groupe, ayant les mêmes propriétaires, la même direction, les mêmes locaux et travaillant au même ouvrage, ou convient-il de considérer que ces sociétés constituent une entreprise unique aux fins de la directive? En particulier, peut-il y avoir transfert d'une entreprise aux fins de la directive lorsque la société A transfère une partie importante de son personnel à la société B appartenant au même groupe de sociétés?

2)    En cas de réponse affirmative à la première question, quels sont les critères qui permettent de conclure qu'il y a eu un transfert? En particulier, est-on en présence d'un transfert d'entreprise lorsque:

    a)    pendant un certain temps, les travailleurs concernés ont été licenciés par la société A, prétendument parce qu'ils étaient en surnombre, et se sont vu offrir de travailler pour la société parente B exécutant une tâche ou une partie d'une tâche, géographiquement distincte, de la société A, à savoir le forage de tunnels miniers;

    b)    il n'est intervenu, entre la société A et la société B, aucun transfert de locaux, de personnel dirigeant, d'infrastructure, de matériaux ou d'actifs et que la majorité des actifs principaux employés par les deux sociétés sont fournis par un tiers, l'exploitant de la mine;

    c)    la société A reste le seul contractant à l'égard du tiers client qui lui a confié une mission dans le cadre de programmes de construction se déroulant 'en continu‘;

    d)    il n'y a pas, ou presque pas, de simultanéité entre le passage des salariés de la société A à la société B et le début et (ou) la fin des contrats afférents à la mission;

    e)    la société A et la société B partagent la même direction et les mêmes locaux;

    f)    après avoir été employés par la société B, les salariés travaillent pour la société A ou la société B, selon les besoins de la direction locale qui supervise les deux sociétés;

    g)    le travail s'est poursuivi de façon permanente et qu'il n'y a eu à aucun moment d'interruption de l'activité ni de changement dans la conduite des travaux?»

Sur la première partie de la première question

12.
    Par la première partie de sa première question, la juridiction de renvoi demande à la Cour si la directive est susceptible de s'appliquer à un transfert entre deux sociétés d'un même groupe qui ont les mêmes propriétaires, la même direction, les mêmes locaux et qui travaillent au même ouvrage.

13.
    M. Allen e.a., les gouvernements français et du Royaume-Uni ainsi que la Commission proposent de répondre par l'affirmative à cette question. Ils font valoir que l'article 2 de la directive définit le «cédant» et le «cessionnaire» comme, respectivement, toute personne physique ou morale qui, du fait d'un transfert, perd ou acquiert la qualité de chef d'entreprise à l'égard de l'entreprise, de l'établissement ou de la partie d'établissement en cause. Or, pour appartenir à un même groupe, deux filiales n'en constitueraient pas moins deux entités juridiques différentes qui contractent des obligations distinctes vis-à-vis de leurs salariés respectifs.

14.
    En revanche, ACC considère que la directive ne peut s'appliquer en cas de transfert entre deux sociétés qui ont les mêmes propriétaires, la même direction, le même encadrement et qui ne disposent d'aucune autonomie réelle, l'une par rapport à l'autre, pour déterminer leur ligne d'action sur le marché. En effet, detelles sociétés seraient considérées comme une entreprise unique dans le contexte du droit de la concurrence (arrêt du 24 octobre 1996, Viho/Commission, C-73/95 P, Rec. p. I-5457). Or, la nécessaire prise en compte de la réalité économique commanderait, de la même manière, de considérer deux filiales de ce type comme un seul employeur au sens de la directive.

15.
    Conformément à son article 1er, paragraphe 1, la directive est applicable aux transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion. Aux termes de l'article 2, sous a) et b), de la directive, on entend respectivement par «cédant» et «cessionnaire» toute personne physique ou morale qui, du fait d'un transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, perd ou acquiert la qualité de chef d'entreprise à l'égard de l'entreprise, de l'établissement ou de la partie d'établissement.

16.
    La directive est ainsi applicable dès lors qu'il y a changement, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion, de la personne, physique ou morale, responsable de l'exploitation de l'entreprise et qui, de ce fait, contracte les obligations d'employeur vis-à-vis des salariés travaillant dans l'entreprise, sans qu'il importe de savoir si la propriété de l'entreprise est transférée (arrêts du 17 décembre 1987, Ny Mølle Kro, 287/86, Rec. p. 5465, point 12, et du 10 février 1988, Tellerup, dit «Daddy's Dance Hall», 324/86, Rec. p. 739, point 9).

17.
    Il en résulte que la directive a vocation à régir toute mutation juridique de la personne de l'employeur, si les autres conditions qu'elle édicte sont par ailleurs réunies, et qu'elle peut donc s'appliquer à un transfert entre deux sociétés filiales d'un même groupe, lesquelles constituent des personnes morales distinctes qui sont chacune engagées dans des relations de travail spécifiques avec leurs salariés. La circonstance que les sociétés en cause aient non seulement les mêmes propriétaires, mais aussi la même direction et les mêmes locaux et qu'elles travaillent au même ouvrage, est indifférente à cet égard.

18.
    Cette conclusion n'est pas remise en cause par l'arrêt Viho/Commission, précité, aux points 15 à 17 duquel la Cour a jugé que l'article 85, paragraphe 1, du traité CE (devenu article 81, paragraphe 1, CE) n'est pas applicable aux relations entre une société mère et ses filiales lorsque ces sociétés forment une unité économique à l'intérieur de laquelle les filiales ne jouissent pas d'une autonomie réelle dans la détermination de leur ligne d'action sur le marché, mais appliquent les instructions qui leur sont imparties par la société mère qui les contrôle à 100 %.

19.
    En effet, cette notion d'entreprise est propre au droit de la concurrence et résulte du fait que, en l'absence de concours de volontés économiquement indépendantes, les relations au sein d'une unité économique ne peuvent être constitutives d'un accord ou d'une pratique concertée entre entreprises, restrictifs de concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

20.
    Rien ne justifie que, pour l'application de la directive, l'unité du comportement sur le marché de la société mère et de ses filiales prime la séparation formelle entre ces sociétés qui ont des personnalités juridiques distinctes. En effet, une telle solution, qui aboutirait à exclure les transferts entre sociétés d'un même groupe du champ d'application de la directive, irait précisément à l'encontre de l'objectif de cette dernière qui est, selon la Cour, d'assurer, autant que possible, le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise en leur permettant de rester au service du nouveau chef dans les mêmes conditions que celles convenues avec le cédant (voir, notamment, arrêts précités Ny Mølle Kro, point 12, et Daddy's Dance Hall, point 9).

21.
    Dès lors, il y a lieu de répondre à la première partie de la première question que la directive est susceptible de s'appliquer à un transfert entre deux sociétés d'un même groupe qui ont les mêmes propriétaires, la même direction, les mêmes locaux et qui travaillent au même ouvrage.

Sur la seconde partie de la première question et sur la seconde question

22.
    Par la seconde partie de sa première question et sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, quels sont les critères qui déterminent l'existence d'un transfert et si ces critères sont réunis en l'espèce.

23.
    La directive vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d'une entité économique, indépendamment d'un changement de propriétaire. Le critère décisif pour établir l'existence d'un transfert au sens de cette directive est donc de savoir si l'entité en question garde son identité, ce qui résulte notamment de la poursuite effective de l'exploitation ou de sa reprise (arrêts du 18 mars 1986, Spijkers, 24/85, Rec. p. 1119, points 11 et 12, et du 11 mars 1997, Süzen, C-13/95, Rec. p. I-1259, point 10).

24.
    En premier lieu, pour que la directive soit applicable, le transfert doit porter sur une entité économique organisée de manière stable, dont l'activité ne se borne pas à l'exécution d'un ouvrage déterminé (arrêt du 19 septembre 1995, Rygaard, C-48/94, Rec. p. I-2745, point 20). La notion d'entité renvoie ainsi à un ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre (arrêt Süzen, précité, point 13).

25.
    Il appartient à la juridiction de renvoi d'établir, à la lumière des éléments d'interprétation qui précèdent, si l'activité de forage d'ACC sur le site des houillères Prince of Wales était organisée sous la forme d'une entité économique avant que cette entreprise ne sous-traite cette activité à AMS.

26.
    En second lieu, pour déterminer si les conditions d'un transfert d'une entité économique sont remplies, il y a lieu de prendre en considération l'ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l'opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit, le transfert ou non d'éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l'essentiel des effectifs par le nouveau chef d'entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d'une éventuelle suspension de ces activités. Ces éléments ne constituent toutefois que des aspects partiels de l'évaluation d'ensemble qui s'impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément (voir, notamment, arrêts précités, Spijkers, point 13, et Süzen, point 14).

27.
    Ainsi, dans l'affaire au principal, la seule circonstance que le service fourni par l'entreprise titulaire des marchés de travaux de forage puis par l'entreprise auxquels ces travaux ont ensuite été sous-traités soit similaire ne permet pas de conclure au transfert d'une entité économique entre la première et la seconde entreprise. En effet, une telle entité ne saurait être réduite à l'activité dont elle est chargée. Son identité ressort également d'autres éléments tels que le personnel qui la compose, son encadrement, l'organisation de son travail, ses méthodes d'exploitation ou encore, le cas échéant, les moyens d'exploitation à sa disposition (arrêts Süzen, précité, point 15; du 10 décembre 1998, Hernández Vidal e.a., C-127/96, C-229/96 et C-74/97, Rec. p. I-8179, point 30, et Hidalgo e.a., C-173/96 et C-247/96, Rec. p. I-8237, point 30).

28.
    Comme il a été rappelé au point 26 du présent arrêt, le juge national, dans son appréciation des circonstances de fait qui caractérisent l'opération en cause, doit notamment tenir compte du type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit. Il en résulte que l'importance respective à accorder aux différents critères de l'existence d'un transfert au sens de la directive varie nécessairement en fonction de l'activité exercée, voire des méthodes de production ou d'exploitation utilisées dans l'entreprise, dans l'établissement ou dans la partie d'établissement en cause. Dès lors, en particulier, qu'une entité économique peut, dans certains secteurs, fonctionner sans éléments d'actifs, corporels ou incorporels, significatifs, le maintien de l'identité d'une telle entité par-delà l'opération dont elle fait l'objet ne saurait, par hypothèse, dépendre de la cession de tels éléments (arrêts précités Süzen, point 18; Hernández Vidal e.a., point 31, et Hidalgo e.a., point 31).

29.
    La Cour a ainsi jugé que, dans la mesure où, dans certains secteurs dans lesquels l'activité repose essentiellement sur la main-d'oeuvre, une collectivité de travailleurs que réunit durablement une activité commune peut correspondre à une entité économique, une telle entité est susceptible de maintenir son identité par-delà son transfert quand le nouveau chef d'entreprise ne se contente pas de poursuivre l'activité en cause, mais reprend également une partie essentielle, en termes de nombre et de compétence, des effectifs que son prédécesseur affectait spécialement à cette tâche. Dans cette hypothèse, le nouveau chef d'entreprise acquiert en effet l'ensemble organisé d'éléments qui lui permettra la poursuite des activités ou de certaines activités de l'entreprise cédante de manière stable (arrêts précités Süzen, point 21; Hernández Vidal e.a., point 32, et Hidalgo e.a., point 32).

30.
    Certes, dans l'affaire au principal, le forage des tunnels miniers ne peut être considéré comme une activité reposant essentiellement sur la main-d'oeuvre dans la mesure où il exige un matériel et des installations importants. Il ressort toutefois de la décision de renvoi que, dans le secteur minier, il est d'usage que l'essentiel des actifs nécessaires à la réalisation des travaux de forage soit fourni par le propriétaire de la mine lui-même. C'est ainsi qu'AMS, devenue sous-traitant, a pu disposer des équipements que RJB mettait auparavant à la disposition d'ACC. Or, la circonstance que la propriété des actifs nécessaires à l'exploitation de l'entreprise n'ait pas été transmise au nouvel exploitant ne constitue pas un obstacle à l'existence d'un transfert (voir arrêts Ny Mølle Kro et Daddy's Dance Hall, précités, et du 12 novembre 1992, Watson Rask et Christensen, C-209/91, Rec. p. I-5755). Dans ces conditions, le fait qu'aucune cession d'actifs ne soit intervenue entre ACC et AMS ne revêt pas un caractère déterminant.

31.
    La circonstance qu'ACC soit toujours restée le seul contractant de RJB et qu'elle ait sous-traité les marchés de travaux à AMS ne saurait non plus, en elle-même, exclure l'existence d'un transfert au sens de la directive. En effet, d'une part, le transfert ou non de la clientèle entre le cédant et le cessionnaire ne constitue qu'un élément parmi d'autres à prendre en compte pour apprécier l'existence d'un transfert (arrêt Spijkers, précité, point 13). D'autre part, la directive est applicable

dans toutes les hypothèses de changement, dans le cadre de relations contractuelles, de la personne physique ou morale responsable de l'exploitation de l'entreprise, qui contracte les obligations d'employeurs vis-à-vis des employés de l'entreprise (voir, notamment, arrêt du 7 mars 1996, Merckx et Neuhuys, C-171/94 et C-172/94, Rec. p. I-1253, point 28).

32.
    S'agissant de l'absence de simultanéité entre la reprise des salariés d'ACC par AMS et le début ou la fin des contrats, il importe de relever, ainsi que le fait la Commission, qu'un transfert d'entreprise est une opération juridique et matérielle complexe dont la réalisation peut prendre un certain temps. En outre, selon la décision de renvoi, le licenciement des salariés d'ACC et leur engagement par AMS étaient manifestement en rapport avec la décision d'ACC de sous-traiter à AMS les travaux en question. D'ailleurs, quand ACC a entrepris d'assurer à nouveau elle-même l'activité de forage, elle a réembauché les salariés qui avaient été engagéspar AMS. Dans ces conditions, on ne saurait attacher une importance particulière au défaut de concomitance entre le début de l'exécution des travaux sous-traités à AMS et la reprise par celle-ci des travailleurs d'ACC.

33.
    Par ailleurs, même si une suspension temporaire de l'activité de l'entreprise n'est pas, à elle seule, de nature à exclure l'existence d'un transfert (voir arrêt Ny Mølle Kro, précité, point 19), la circonstance que les travaux se sont poursuivis de façon continue, sans interruption ni changement dans la manière de les mener à bien, n'en constitue pas moins l'une des caractéristiques les plus courantes des transferts d'entreprise.

34.
    Le fait qu'ACC et AMS partagent la même direction et les mêmes locaux et qu'aucun transfert de personnel dirigeant ne soit intervenu entre l'une et l'autre société ne saurait empêcher l'existence d'un transfert pour autant que l'opération entre les deux filiales a effectivement porté sur une entité économique au sens de la jurisprudence de la Cour.

35.
    La juridiction de renvoi a également évoqué la circonstance que les salariés licenciés par ACC et repris par AMS ont, par la suite, travaillé indifféremment pour l'une ou l'autre société en fonction des besoins de la direction locale qui gère les deux sociétés. Toutefois, ainsi que M. l'avocat général l'a relevé au point 40 de ses conclusions, la Cour ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour se prononcer à cet égard. En tout état de cause, si, comme le suggère la décision de renvoi et comme l'ont affirmé M. Allen e.a. lors de l'audience, cette situation a correspondu à la période initiale, au cours de laquelle les travaux de forage d'ACC et d'AMS se sont chevauchés, elle n'est pas de nature à affecter l'existence d'un transfert pour les mêmes raisons que celles exposées au point 32 du présent arrêt.

36.
    ACC fait toutefois valoir que les faits au principal sont de toute façon analogues à ceux qui ont donné lieu à l'arrêt Rygaard, précité, dans lequel la Cour aurait jugé qu'il n'y a pas transfert d'entreprise au sens de la directive lorsqu'un premier

entrepreneur met à la disposition d'un second entrepreneur des travailleurs et du matériel en vue d'assurer la réalisation de certains travaux.

37.
    Certes, la Cour a jugé, dans l'arrêt Rygaard, précité, qu'une situation dans laquelle une entreprise transfère à une autre entreprise l'un de ses chantiers en vue de son achèvement en se limitant à mettre à la disposition de cette dernière certains travailleurs et du matériel destinés à assurer la réalisation des travaux en cours échappe au champ d'application de la directive. Toutefois, cette situation diffère de la présente affaire dans la mesure où AMS s'est vu confier la sous-traitance de marchés de travaux complets. En outre, au point 21 de l'arrêt Rygaard, précité, la Cour a ajouté qu'un transfert de chantier en vue de son achèvement pourrait relever de la directive s'il s'accompagnait du transfert d'un ensemble organisé d'éléments permettant la poursuite des activités ou de certaines activités de l'entreprise cédante de manière stable. Ainsi, la circonstance qu'ACC n'ait sous-traité à AMS que l'exécution de travaux de forage déterminés ne suffirait pas à écarter l'application de la directive s'il était établi que, à l'occasion de cette opération, AMS avait acquis d'ACC les moyens organisés lui permettant d'exercer durablement son activité de forage aux houillères Prince of Wales.

38.
    Il appartient à la juridiction de renvoi d'établir, à la lumière de l'ensemble des éléments d'interprétation qui précèdent, si un transfert a eu lieu dans l'affaire au principal.

39.
    Il y a donc lieu de répondre à la seconde partie de la première question et à la seconde question que la directive s'applique à une situation dans laquelle une société appartenant à un groupe décide de sous-traiter à une autre société du même groupe des marchés de travaux de forage de mines, pour autant que l'opération s'accompagne du transfert d'une entité économique entre les deux sociétés. La notion d'entité économique renvoie à un ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre.

Sur les dépens

40.
    Les frais exposés par les gouvernements du Royaume-Uni et français, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par l'Industrial Tribunal, Leeds, par décision du 5 mai 1998, dit pour droit:

1)    La directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements, est susceptible de s'appliquer à un transfert entre deux sociétés d'un même groupe qui ont les mêmes propriétaires, la même direction, les mêmes locaux et qui travaillent au même ouvrage.

2)    La directive 77/187 s'applique à une situation dans laquelle une société appartenant à un groupe décide de sous-traiter à une autre société du même groupe des marchés de travaux de forage de mines, pour autant que l'opération s'accompagne du transfert d'une entité économique entre les deux sociétés. La notion d'entité économique renvoie à un ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre.

Edward            Moitinho de Almeida        
Gulmann

            Puissochet                Jann

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 2 décembre 1999.

Le greffier

Le président de la cinquième chambre

R. Grass

D. A. O. Edward


1: Langue de procédure: l'anglais.