Language of document : ECLI:EU:T:2023:669

Affaire T136/19

(publication par extraits)

Bulgarian Energy Holding EAD e.a.

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (quatrième chambre élargie) du 25 octobre 2023

« Concurrence – Abus de position dominante – Marché intérieur du gaz naturel – Décision constatant une infraction à l’article 102 TFUE – Marché réglementé – Définition du marché pertinent – Gazoduc de transit roumain 1 – Titulaire d’un droit d’usage exclusif du gazoduc roumain 1 – Refus d’accès – Obligation de fourniture publique – Exception de l’action étatique – Gestionnaire de réseau de transport – Gestionnaire d’installation de stockage – Stratégie anticoncurrentielle – Effets d’éviction – Infraction unique et continue – Droits de la défense »

1.      Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Critères – Marché intérieur du gaz naturel – Marché des services de capacités en gaz – Obligation de la Commission de consulter au préalable les acteurs du marché – Absence

(Art. 102 TFUE ; communication de la Commission 97/C 372/03, point 33)

(voir points 75-77)

2.      Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Critères – Interchangeabilité – Identification des conditions de concurrence pertinentes – Marché intérieur du gaz naturel – Marchés des services de capacités en gaz – Distinction entre les marchés primaire et secondaire – Absence de pertinence

[Art. 102 TFUE ; règlement du Parlement européen et du Conseil no 715/2009, considérant 34 et art. 2, § 1, points 4, 6, 13, 16, 18, 21 et 22, et 16, § 3, a), et annexe I, point 2.2, § 1 et 4 ; décision de la Commission 2012/490, considérant 2 et points 2.2.2, § 1 et 6, et 2.2.5, § 1 et 4 ; communication de la Commission 97/C 372/03, points 2 et 3]

(voir points 82-112)

3.      Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Incidence de la pratique décisionnelle antérieure de la Commission – Absence

(Art. 102 TFUE)

(voir points 115, 116, 181, 253)

4.      Position dominante – Existence – Indices – Marché intérieur du gaz naturel – Marchés des services de capacités en gaz – Entreprise contrôlant l’accès des tiers au gazoduc de transit – Inclusion

(Art. 102 TFUE)

(voir points 137, 138, 143-150, 159-161, 173-175)

5.      Concurrence – Règles de l’Union – Infractions – Imputation – Société mère et filiales – Unité économique – Critères d’appréciation – Présomption d’une influence déterminante exercée par la société mère sur les filiales détenues en totalité ou en quasi-totalité par celle-ci – Caractère réfragable – Combinaison de la présomption d’exercice d’une influence déterminante par la société mère sur les filiales détenues en totalité ou en quasi-totalité avec d’autres éléments de preuve – Société mère ne se comportant pas comme un simple investisseur financier

(Art. 102 TFUE)

(voir points 187, 196-208, 212, 217-219)

6.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Recours à un faisceau d’indices – Nécessité de faire état de preuves sérieuses, précises et concordantes – Contrôle juridictionnel – Portée – Décision laissant subsister un doute dans l’esprit du juge – Respect du principe de la présomption d’innocence

(Art. 101 et 102 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 48, § 1 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 2)

(voir points 226-228, 231, 686, 689)

7.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Mode de preuve – Preuves documentaires – Appréciation de la valeur probante d’un document – Critères – Document établi en liaison immédiate avec les faits ou par un témoin direct de ces faits – Valeur probante élevée – Valeur probante d’éléments de preuve ne datant pas de la période infractionnelle

(Art. 102 TFUE)

(voir points 229, 391-396, 433, 1004, 1005)

8.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Décision s’appuyant sur des éléments de preuve suffisants pour démontrer l’existence de l’infraction contestée – Obligations probatoires des entreprises contestant la réalité de l’infraction – Présentation d’une autre explication plausible des faits que celle retenue par la Commission

(Art. 102 TFUE)

(voir points 230, 381-390)

9.      Position dominante – Abus – Notion – Capacité à restreindre la concurrence et effet d’éviction – Critères d’appréciation – Contrôle juridictionnel – Contrôle de légalité – Portée – Substitution des motifs de l’acte contesté

(Art. 102 TFUE)

(voir points 232, 234, 1108-1110, 1132)

10.    Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Charge de la preuve – Contrôle juridictionnel – Contrôle de légalité – Contrôle approfondi de l’ensemble des éléments pertinents – Objet et portée

(Art. 102 et 263 TFUE)

(voir points 233, 291, 292, 329, 332, 364, 401, 419, 443, 478, 879-881, 1015, 1089)

11.    Position dominante – Abus – Notion – Capacité à restreindre la concurrence et effet d’éviction – Critères d’appréciation – Effets non purement hypothétiques

(Art. 102 TFUE)

(voir points 235-240)

12.    Position dominante – Abus – Notion – Fourniture de services de capacités sur un gazoduc constituant une infrastructure essentielle – Refus d’une entreprise en position dominante de donner accès à une infrastructure essentielle – Obligation de coopérer

(Art. 102 TFUE)

(voir points 254-257, 260-262)

13.    Position dominante – Abus – Notion – Infrastructure essentielle – Situation de contrôle résultant de l’octroi d’un droit d’usage exclusif – Absence de pertinence de la nature d’un tel droit exclusif

(Art. 102 TFUE)

(voir points 263-265)

14.    Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Obligation de motivation – Portée – Exigences résultant du principe de protection juridictionnelle effective – Clarté et précision du dispositif de la décision

(Art. 102 et 296, § 2, TFUE)

(voir points 299-317)

15.    Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Utilisation de déclarations effectuées par les plaignants dans le cadre de l’application de l’article 102 TFUE – Admissibilité – Force probante des déclarations faites par une partie intéressée à contracter avec l’entreprise en position dominante – Limites – Appréciation de la valeur probante de telles déclarations au regard d’autres éléments de preuve

(Art. 102 TFUE)

(voir points 370-380, 441)

16.    Position dominante – Abus – Notion – Entreprise en position dominante titulaire d’un droit d’usage exclusif de l’infrastructure en cause – Caractère insuffisant pour suggérer la présence d’une pratique d’éviction abusive

(Art. 102 TFUE)

(voir points 473-475)

17.    Position dominante – Abus – Notion – Entreprise en position dominante titulaire d’un droit d’usage exclusif de l’infrastructure en cause – Conditions de renégociation de l’accord de réservation de capacités – Valeur probante – Éléments pertinents

(Art. 102 TFUE)

(voir points 489-492, 495-511, 513-528, 530-541)

18.    Position dominante – Abus – Notion – Notion objective visant les comportements de nature à influencer la structure du marché et ayant pour effet de faire obstacle au maintien ou au développement de la concurrence – Obligations incombant à l’entreprise dominante – Exercice de la concurrence par les seuls mérites – Critères d’appréciation – Possibilité pour l’entreprise en position dominante de préserver et de protéger ses intérêts commerciaux

(Art. 102 TFUE)

(voir points 547, 595-603, 625, 626, 644)

19.    Concurrence – Règles de l’Union – Champ d’application matériel – Comportement imposé par des mesures étatiques – Exclusion – Conditions

(Art. 102 TFUE)

(voir points 548, 549, 569-583, 616)

20.    Recours en annulation – Compétence du juge de l’Union – Interprétation du droit national d’un État membre – Question de fait – Inclusion

(Art. 263 TFUE)

(voir points 740, 741)

21.    Position dominante – Abus – Notion – Capacité à restreindre la concurrence et effet d’éviction – Critères d’appréciation – Prise en compte du cadre réglementaire sectoriel applicable au secteur gazier – Non-conformité audit cadre réglementaire des conditions d’accès au réseau – Nécessité d’établir la capacité de produire des effets anticoncurrentiels

(Art. 102 TFUE)

(voir points 784, 873)

22.    Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Obligations de la Commission – Vérification de l’existence d’un intérêt légitime du plaignant – Portée

(Art. 102 TFUE)

(voir points 848, 849)

23.    Position dominante – Abus – Refus d’une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité – Appréciation du caractère abusif – Obligation réglementaire d’octroyer l’accès – Absence d’obligation pour la Commission de démontrer le caractère indispensable de l’accès à l’infrastructure en cause

(Art. 102 TFUE)

(voir points 961, 962, 968, 969, 971)

24.    Recours en annulation – Arrêt d’annulation – Portée – Annulation intégrale d’une décision de la Commission constatant une infraction unique et continue et infligeant une amende en présence d’une preuve partielle – Conditions – Substitution de motivation par le juge de l’Union – Exclusion

(Art. 102 TFUE)

(voir points 1119-1131, 1134)

25.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Accès au dossier – Portée

(Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 27, § 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 15, § 1 et 2)

(voir points 1153-1155)

26.    Concurrence – Procédure administrative – Pouvoirs de la Commission – Pouvoir de recueillir des déclarations – Déclarations relatives à l’objet d’une enquête – Obligation incombant à la Commission d’enregistrer tout entretien mené par elle – Portée – Détermination des éléments utiles à la défense de l’entreprise concernée – Violation – Conséquences

(Art.102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 19, § 1 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 3)

(voir points 1156-1160, 1170-1176, 1182-1186, 1191)

27.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Accès au dossier – Violation du fait d’une irrégularité commise par la Commission – Conditions – Possibilité pour l’entreprise concernée de mieux assurer sa défense en l’absence de cette irrégularité – Portée de la charge probatoire incombant à cette entreprise

[Art.102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 19, § 1, et 27 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 3 et 15, § 1 et 2]

(voir points 1177, 1192, 1201-1206, 1208-1214, 1216-1221, 1223, 1226, 1238, 1244, 1245)

28.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Accès au dossier – Violation du fait de restrictions excessives dans le cadre d’une procédure de salle d’information – Conséquences

(Art.102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 19, § 1, et 27 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 15, §1 et 2)

(voir points 1207, 1215)

29.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Accès au dossier – Objet – Accès à la communication des griefs adressée à une entreprise tierce – Conditions – Communication des griefs pouvant servir à la défense des parties – Charge de la preuve – Obligation de l’entreprise concernée de fournir un premier indice de l’utilité dudit accès pour sa défense

(Art.102 TFUE ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 15, § 1)

(voir points 1249-1252)

Résumé

À l’époque des faits, les requérantes, à savoir la société Bulgarian Energy Holding EAD, entièrement détenue par l’État bulgare, et ses filiales Bulgargaz et Bulgartransgaz (ci-après, prises ensemble, le « groupe BEH »), étaient actives dans le secteur de l’énergie en Bulgarie. Bulgargaz était le fournisseur public de gaz en Bulgarie tandis que Bulgartransgaz était le gestionnaire du réseau de transport de gaz (ci-après le « GRT ») et de la seule installation de stockage de gaz naturel en Bulgarie (ci-après la « station de stockage de Chiren »).

Pendant la période infractionnelle (à savoir entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015), l’approvisionnement en gaz en Bulgarie dépendait presque entièrement des importations de gaz russe, dont Bulgargaz était le seul ou le principal importateur. Bulgargaz était ainsi également le principal fournisseur de gaz des clients du marché du commerce de gros en aval ainsi que des clients finals, à savoir les entreprises directement raccordées au réseau de transport de gaz.

Le gaz russe était acheminé vers la Bulgarie jusqu’au point de connexion au réseau bulgare via l’Ukraine, puis la Roumanie, principalement par un gazoduc de transit (ci-après le « gazoduc roumain 1 ») dont la gestion incombait à Transgaz, le GRT roumain. Pendant la période infractionnelle, ledit gazoduc assurait l’approvisionnement de la plus grande partie du territoire bulgare, via le réseau national de transport qui, à son tour, était relié à la station de stockage de Chiren (1). En vertu d’un accord conclu entre Transgaz et Bulgargaz en 2005 (ci‑après l’« accord de 2005 ») et demeuré en vigueur durant l’intégralité de la période infractionnelle, cette dernière s’est vu octroyer l’usage exclusif du gazoduc roumain 1, en contrepartie d’une redevance annuelle fixe.

Le 18 novembre 2010, Overgas Inc., actrice du marché de la fourniture de gaz en Bulgarie, a déposé auprès de la Commission une plainte informelle contre le groupe BEH pour violation de l’article 102 TFUE.

Par décision du 17 décembre 2018 (2), la Commission européenne a conclu que le groupe BEH avait commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015. Plus spécifiquement, la Commission a retenu que le groupe BEH occupait, pendant cette période, une position dominante sur cinq marchés distincts, à savoir le marché des services liés aux capacités sur le réseau de transport de gaz, le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, le marché des services liés aux capacités de stockage de la station de Chiren, le marché de la vente de gaz en gros en aval et le marché de la fourniture de gaz au détail aux gros clients finals raccordés au réseau bulgare de transport de gaz. La Commission a reproché au groupe BEH d’avoir abusé de sa position dominante en ayant empêché, restreint ou retardé l’accès de tiers au réseau de transport, à la station de stockage de Chiren et au gazoduc roumain 1, verrouillant ainsi les marchés bulgares de fourniture de gaz, de sorte à protéger la position dominante de Bulgargaz sur ces derniers. En conséquence, la Commission a infligé au groupe BEH une amende sanctionnant l’infraction ainsi constatée.

Statuant sur le recours en annulation introduit par ce dernier visant, à titre principal, à obtenir l’annulation de la décision attaquée dans son intégralité, le Tribunal y fait droit en ce que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit un refus d’accès aux trois infrastructures détenues par le groupe BEH susceptible de relever de l’article 102 TFUE. Ce faisant, il apporte des précisions quant à l’application de l’article 102 TFUE à une entreprise en position dominante qui refuse l’accès à une « infrastructure essentielle », à la lumière de la jurisprudence Bronner (3), dans le cas où cette entreprise n’est pas la propriétaire de ladite infrastructure. En outre, il se prononce sur la portée de l’exigence d’accès au dossier inhérente au respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure dite de la « salle d’information », à savoir dans l’hypothèse de limitations apportées au droit d’accès à certains éléments du dossier en raison de leur nature confidentielle.

Appréciation du Tribunal

Dans le cadre de son appréciation, le Tribunal examine, dans un premier temps, le fond de l’affaire, à savoir les griefs tirés d’erreurs de droit et d’appréciation dans la définition d’un des cinq marchés en cause, notamment le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, de la position dominante de Bulgargaz sur ce dernier, de la position dominante de la société mère BEH, en tant que holding financier sur les marchés pertinents, ainsi que du comportement abusif de ce groupe. Dans un second temps, il analyse les vices de procédure tirés de la violation des droits de la défense du groupe BEH en matière d’accès au dossier.

S’agissant du fond de l’affaire, en premier lieu, le Tribunal considère que, dans le cadre de la définition du marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, la Commission a, à bon droit, omis d’opérer une distinction entre les marchés primaire (à savoir le marché des capacités échangées directement par le GRT) et secondaire (à savoir le marché des capacités échangées autrement que sur le marché primaire), cette distinction n’étant pas pertinente pour apprécier si les requérantes jouissaient d’une position dominante concernant les services de capacités sur le gazoduc roumain 1. En outre, elle n’a pas commis d’erreurs de droit ni d’appréciation en considérant que Bulgargaz occupait une position dominante sur ce marché.

À cet égard, il résulte du droit exclusif sur le gazoduc roumain 1 octroyé par l’accord de 2005, que Bulgargaz était, tout au long de la période infractionnelle, le seul fournisseur possible de services de capacités sur ledit gazoduc sur le marché secondaire. En outre, d’une part, en vertu de l’article 17.1 de l’accord de 2005, Transgaz ne pouvait offrir aux tiers des capacités inutilisées sans le consentement préalable de Bulgargaz. D’autre part, en vertu de la réglementation de l’Union applicable à l’époque, Transgaz ne pouvait offrir de telles capacités inutilisées à des tiers, qu’en tant que capacités à court terme et interruptibles. De ce fait, Bulgargaz contrôlait également l’accès des tiers au marché primaire des services de capacités sur le gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la Commission a identifié Bulgargaz en tant que fournisseur sur le gazoduc roumain 1, seule entreprise à pouvoir fournir aux tiers un accès à ce dernier. Le Tribunal a également relevé que si Transgaz n’avait pas encore rempli ses obligations au sens du droit de l’Union, en adoptant les mesures nécessaires pour permettre et faciliter l’échange de capacités sur le marché secondaire, dans les faits, Bulgargaz avait, dès le 1er janvier 2013, octroyé à Overgas un accès au gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que le manquement de Transgaz ne constituait pas, en effet, un obstacle à ce que Bulgargaz puisse offrir des capacités sur ledit marché. Ainsi, compte tenu du fait que, pendant la période infractionnelle, Bulgargaz contrôlait l’accès des tiers au gazoduc roumain 1 et que Transgaz ne pouvait pas être identifiée comme étant une réelle source d’approvisionnement alternative pour des tiers souhaitant avoir accès audit gazoduc, Bulgargaz occupait une position dominante sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1.

En deuxième lieu, le Tribunal relève que la Commission n’est pas parvenue à démontrer un abus de position dominante du groupe BEH concernant la fourniture de gaz en Bulgarie. À cet égard, il conclut à l’insuffisance des éléments exposés par la Commission au sujet de l’accès au gazoduc roumain 1 pour établir l’existence de l’ensemble des restrictions d’accès alléguées et, pour autant que ces dernières aient été établies, leur caractère abusif.

Tout d’abord, le Tribunal note que la Commission a apprécié à juste titre le comportement de Bulgargaz sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1 à l’aune de la jurisprudence Bronner. À cet égard, il rappelle que le refus, de la part d’une entreprise en position dominante, de fournir un service auquel les tiers doivent avoir accès pour pouvoir exercer une activité sur un marché voisin, notamment en aval, constitue une violation de l’article 102 TFUE si trois conditions cumulatives sont satisfaites, à savoir si le refus est de nature à éliminer toute concurrence de la part du demandeur dudit service sur ce marché, s’il ne peut pas être objectivement justifié et si le service en cause est indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à ce service. Or, en l’espèce, le gazoduc roumain 1 constituait une « infrastructure essentielle » étant donné qu’il s’agissait de la seule voie viable pour acheminer le gaz russe vers la Bulgarie pendant la période infractionnelle. À cet égard, la Commission a pu valablement considérer qu’aux fins de l’application desdits principes jurisprudentiels, il importait peu que Bulgargaz fût non pas le propriétaire de l’infrastructure, mais le simple titulaire d’un droit exclusif d’usage, dès lors que ce droit se concrétisait par une situation de contrôle sur ladite infrastructure, lui permettant de soumettre l’accès des tiers au gazoduc à son accord.

Ensuite, le Tribunal conclut à l’absence de valeur probante attribuée par la Commission à la réservation de la totalité de la capacité du gazoduc roumain 1 au titre de l’accord de 2005, cette réservation n’étant pas un indice suffisant pour établir le prétendu abus sur le marché des services de capacités dudit gazoduc. En effet, l’exclusivité contractuelle consentie à Bulgargaz par l’accord de 2005, quand bien même cette dernière n’aurait utilisé qu’une partie des capacités du gazoduc roumain 1, ne saurait constituer une exploitation abusive de la position dominante de Bulgargaz, s’il n’est pas prouvé par la Commission que le comportement de celle-ci, dans les faits, lui avait conféré la capacité d’évincer les concurrents des marchés bulgares de fourniture de gaz, notamment au sens de l’arrêt Bronner et de la jurisprudence postérieure (4) concernant le refus d’accès à une « infrastructure essentielle ».

Or, en l’espèce, il ressort des éléments exposés par la Commission que l’exclusivité accordée à Bulgargaz ne l’a pas empêchée, dès 2013, de faire droit à une demande présentée par la société Overgas, en lui octroyant un accès à la capacité inutilisée du gazoduc roumain 1. Le Tribunal observe en outre que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit que Bulgargaz se serait opposée, de manière abusive, à des demandes d’accès d’autres tiers.

Enfin, le Tribunal ne valide pas la valeur probante attribuée par la Commission au comportement de Bulgargaz dans le cadre des discussions intergouvernementales entre la République de Bulgarie et la Roumanie relatives à la renégociation de l’accord de 2005. Selon lui, ces discussions ne sauraient constituer un élément de preuve du refus d’octroyer un accès au gazoduc roumain 1. En effet, les enjeux de cette renégociation, en particulier la nécessité d’accorder à Bulgargaz une capacité minimale garantie, ne se réduisaient pas aux seuls intérêts de Bulgargaz mais exigeaient l’implication des autorités bulgares compte tenu de la dépendance de la Bulgarie sur le gazoduc roumain 1 pour la sécurité de l’approvisionnement en gaz du marché bulgare. En outre, la Roumanie avait un intérêt clair à la renégociation de l’accord de 2005 en vue de la procédure d’infraction ouverte contre elle par la Commission en 2009. De surcroît, le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas établi, à suffisance de droit, que la durée des négociations était imputable aux requérantes.

En troisième lieu, le Tribunal constate que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit un refus d’accès de la part du groupe BEH au réseau de transport ainsi qu’à la station de stockage de Chiren avant le mois de juin 2012. En revanche, par rapport à ce dernier, le Tribunal relève que les éléments du dossier permettent de démontrer que le comportement de Bulgartransgaz a pu avoir une capacité à restreindre la concurrence sur les marchés bulgares de fourniture de gaz entre juin 2012 et septembre 2014. Toutefois, dans la mesure où la décision attaquée parvient à la conclusion que les requérantes avaient commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE en refusant aux tiers l’accès aux trois infrastructures et a mis l’accent sur l’interdépendance, la complémentarité et le renforcement mutuel de l’ensemble des comportements reprochés, le Tribunal a considéré qu’il ne saurait être déduit du dispositif de la décision attaquée que celui-ci repose sur plusieurs motifs concernant des comportements abusifs distincts dont chacun suffirait, à lui seul, à le fonder.

Dans ces conditions, l’unique motif tiré du comportement de Bulgartransgaz concernant la station de stockage de Chiren après le mois de juin 2012 ne saurait, sauf à substituer l’appréciation des faits du Tribunal à celle de la Commission, constituer la motivation essentielle, voire suffisante, susceptible de fonder à elle seule le dispositif de ladite décision.

En conclusion, la Commission n’a pas établi à suffisance de droit l’infraction constitutive de l’abus de position dominante imputé aux requérantes par la décision attaquée.

Quant au déroulement de la procédure, le Tribunal constate que la Commission a commis des irrégularités procédurales susceptibles d’engendrer une violation des droits de la défense du groupe BEH en ce que, d’une part, elle n’a pas versé au dossier, ou a versé de manière intempestive, les documents relatifs à certaines réunions qu’elle a eues avec Overgas et, d’autre part, elle y a donné un accès insuffisant.

En particulier, s’agissant des réunions qui ont eu lieu après l’adoption de la communication des griefs, en 2015 et en 2016, le Tribunal relève qu’elles visaient à collecter des informations relatives à l’objet de l’enquête ayant conduit à l’adoption de la décision attaquée et qu’il n’appartient pas à la Commission d’écarter un élément du dossier en faisant application de son pouvoir d’appréciation quant au caractère potentiellement à charge ou à décharge de ce document. En conséquence, conformément à l’article 19 du règlement no 1/2003 (5), lu conjointement avec l’article 3 du règlement no 773/2004 (6), la Commission était tenue de procéder à l’enregistrement convenable des déclarations faites au cours de ces réunions et au versement au dossier des documents qui y étaient relatifs et d’en informer les requérantes, l’absence de toute trace écrite empêchant le Tribunal de vérifier si la Commission s’est conformée aux dispositions du règlement no 1/2003 et si les droits des entreprises et des personnes physiques impliquées dans une enquête ont été pleinement respectés.

En ce qui concerne les réunions qui ont eu lieu avant l’adoption de la communication des griefs, de 2010 à 2013, la Commission n’a versé au dossier que des notes succinctes de ces réunions alors que des comptes rendus détaillés sont restés confidentiels. À cet égard, le Tribunal relève que ces notes succinctes sont manifestement insuffisantes pour rendre compte de la teneur des discussions qui ont effectivement eu lieu entre la Commission et Overgas et, en particulier, de la nature des renseignements fournis par cette dernière sur les sujets abordés. Or, aucun élément tiré du libellé de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, ou du but qu’il poursuit, ne permet d’inférer que le législateur ait entendu introduire une distinction entre, d’une part, des « notes succinctes », finalisées aux fins de l’accès au dossier, et des « comptes rendus détaillés », destinés à rester confidentiels. Une telle interprétation équivaudrait à priver de tout effet utile le droit d’accès au dossier ainsi que le principe d’égalité des armes.

Au regard de l’accès aux documents mis à disposition dans la salle d’information, le Tribunal a relevé que les représentants externes des requérantes avaient été autorisés par la Commission à communiquer à leurs clientes uniquement la version non confidentielle de leur rapport de la salle d’information et que celle-ci ne contenait aucun élément supplémentaire au regard des notes succinctes auxquelles les requérantes avaient déjà eu accès au cours de la procédure administrative. Or, des expurgations du rapport de la salle d’information au point de le rendre pratiquement équivalent aux notes succinctes risquent, selon le Tribunal, de compromettre le but même de la procédure de salle d’information, à savoir protéger les informations confidentielles tout en donnant accès aux preuves dont une partie a besoin pour étayer sa position. Il en va ainsi d’autant plus que la procédure de salle d’information, telle qu’elle s’est déroulée en l’espèce, était susceptible d’affecter les droits de la défense des requérantes, qui n’ont pu les exercer qu’indirectement, par l’intermédiaire de leurs représentants externes.

Les requérantes ayant également démontré que, en l’absence des irrégularités commises par la Commission en leur refusant un accès au dossier suffisant, elles auraient eu accès à des éléments qui auraient été susceptibles de leur permettre de mieux assurer leur défense au cours de la procédure administrative, le Tribunal conclut à la violation des droits de la défense des requérantes.

Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, le Tribunal annule intégralement la décision attaquée.


1      Les gazoducs de transit roumains 2 et 3 transportaient le gaz russe de la frontière ukraino-roumaine à la frontière roumano-bulgare, aux points d’entrée Negru Vodă 2 et 3, et fusionnaient sur le territoire bulgare, formant le gazoduc de transit bulgare. Ce gazoduc était utilisé pour un approvisionnement limité dans le sud-ouest de la Bulgarie et transportait principalement du gaz vers l’ancienne République yougoslave de Macédoine, la Grèce, et la Turquie.


2      Décision de la Commission du 17 décembre 2018 relative à une procédure d’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Affaire AT.39849 - BEH Gas) [notifiée sous le numéro C(2018) 8806 final].


3      Arrêt de la Cour du 26 novembre 1998, Bronner (C‑7/97, EU:C:1998:569).


4      Arrêts du 15 septembre 1998, European Night Services e.a./Commission (T‑374/94, T‑375/94, T‑384/94 et T‑388/94, EU:T:1998:198, points 208 et 212), et du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping)( T‑612/17, sous pourvoi, EU:T:2021:763, point 215).


5      Règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).


6      Règlement (CE) no 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101 et 102 TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18).