Language of document : ECLI:EU:T:2000:141

ARRÊT DU TRIBUNAL (deuxième chambre)

25 mai 2000 (1)

«Concurrence - Rejet d'une plainte - Intérêt communautaire - Pourvoi - Renvoi par la Cour»

Dans l'affaire T-77/95,

Union française de l'express (Ufex), anciennement Syndicat français de l'express international (SFEI), établi à Roissy-en-France (France),

DHL International, établie à Roissy-en-France,

Service CRIE, établie à Paris (France),

May Courier, établie à Paris,

représentés par Mes E. Morgan de Rivery, avocat au barreau de Paris, et J. Derenne, avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me A. Schmitt, 7, Val Sainte-Croix,

parties requérantes,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée par M. R. Lyal, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de Me J.-Y. Art, avocat au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. C. Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande d'annulation de la décision SG (94) D/19144 de la Commission, du 30 décembre 1994, rejetant la plainte du Syndicat français de l'express international du 21 décembre 1990,

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),

composé de MM. J. Pirrung, président, R. M. Moura Ramos et A. W. H. Meij, juges,

greffier: Mme B. Pastor, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 9 février 2000,

rend le présent

Arrêt

1.
    Le présent arrêt est rendu après renvoi de l'affaire par arrêt de la Cour du 4 mars 1999, Ufex e.a./Commission (C-119/97 P, Rec. p. I-1341, ci-après l'«arrêt sur pourvoi»), ce dernier ayant annulé l'arrêt du Tribunal du 15 janvier 1997, SFEI e.a./Commission (T-77/95, Rec. p. II-1, ci-après l'«arrêt du 15 janvier 1997»).

Faits à l'origine du litige et procédure antérieure

2.
    Le 21 décembre 1990, le Syndicat français de l'express international (SFEI), devenu l'Union française de l'express (Ufex), syndicat professionnel dont les trois autres requérants sont membres, a déposé une plainte auprès de la Commission en vue defaire constater la violation, par le gouvernement français et par la poste française (ci-après «La Poste»), en tant qu'entreprise, de certaines règles du traité CEE (devenu traité CE, ci-après le «traité»), notamment en matière de concurrence. Cette plainte a été ultérieurement complétée par les requérants.

3.
    Au regard de l'article 86 du traité (devenu article 82 CE), les requérants dénonçaient l'assistance logistique et commerciale fournie par La Poste à sa filiale, la Société française de messageries internationales (ci-après la «SFMI»), active dans le secteur du courrier rapide international.

4.
    Au titre de l'assistance logistique, les requérants contestaient la mise à disposition des infrastructures de La Poste, en vue de la collecte, du tri, du transport, de la distribution et de la remise au client, l'existence d'une procédure privilégiée de dédouanement normalement réservée à La Poste et l'octroi de conditions financières privilégiées. Au titre de l'assistance commerciale, les requérants faisaient état, d'une part, du transfert d'éléments du fonds de commerce, tels que la clientèle et l'apport d'achalandage, et, d'autre part, de l'existence d'opérations de promotion et de publicité, effectuées par La Poste en faveur de la SFMI.

5.
    L'abus de position dominante de La Poste aurait consisté à faire bénéficier sa filiale, la SFMI, de son infrastructure, à des conditions anormalement avantageuses, afin d'étendre le monopole qu'elle détenait sur le marché du service postal de base au marché connexe du service de courrier rapide international. Cette pratique abusive se serait traduite par des subventions croisées au profit de la SFMI.

6.
    En outre, les requérants soutenaient que, au regard des articles 90 du traité (devenu article 86 CE), 3, sous g), du traité [devenu, après modification, article 3, sous g), CE], 5 du traité (devenu article 10 CE) et 86 du traité, les agissements illicites de La Poste en matière d'assistance à sa filiale trouvaient leur origine dans une série d'instructions et de directives émanant de l'État français.

7.
    Le 30 décembre 1994, la Commission a adopté une décision rejetant la plainte (ci-après la «décision attaquée»). Le SFEI en a reçu notification le 4 janvier 1995.

8.
    Cette décision, sous forme d'une lettre signée de M. Van Miert, membre de la Commission, est libellée comme suit (numérotation des paragraphes non reprise):

«La Commission se réfère à votre plainte déposée auprès de mes services en date du 21 décembre 1990 à laquelle était annexée une copie d'une plainte séparée introduite le 20 décembre 1990 auprès du Conseil français de la concurrence. Les deux plaintes concernaient les services express internationaux de l'administration postale française.

Le 28 octobre 1994, les services de la Commission vous ont adressé une lettre sur fondement de l'article 6 du règlement n° 99/63 où il était indiqué que les éléments recueillis lors de l'instruction de l'affaire ne permettaient pas à la Commission dedonner une suite favorable à votre plainte concernant les aspects au regard de l'article 86 du traité, et où vous étiez invités à soumettre des commentaires à cet égard.

Dans vos commentaires du 28 novembre dernier, vous avez maintenu votre position en ce qui concerne l'abus de position dominante de La Poste française et de la SFMI.

De ce fait, à la lumière de ces commentaires, la Commission vous informe par la présente lettre de sa décision finale à propos de votre plainte du 21 décembre 1990 en ce qui concerne l'ouverture d'une procédure au titre de l'article 86.

La Commission considère, pour les raisons détaillées dans sa lettre du 28 octobre dernier, qu'il n'y a pas dans le cas d'espèce suffisamment d'éléments prouvant que de prétendues infractions persisteraient pour pouvoir donner une suite favorable à votre demande. À cet égard, vos commentaires du 28 novembre dernier n'apportent aucun élément nouveau permettant à la Commission de modifier cette conclusion, qui est supportée par les motifs développés ci-dessous.

D'une part, le livre vert relatif aux services postaux sur le marché unique ainsi que les lignes directrices pour le développement des services postaux communautaires [COM (93) 247 final, du 2 juin 1993] abordent, entre autres, les principaux problèmes soulevés dans la plainte du SFEI. Bien que ces documents ne contiennent que des propositions de lege ferenda, ils doivent notamment être pris en considération pour évaluer si la Commission utilise de manière appropriée ses ressources limitées et notamment si ses services s'emploient à développer un cadre réglementaire concernant le futur du marché des services postaux plutôt que d'enquêter de sa propre initiative au sujet de prétendues infractions portées à sa connaissance.

D'autre part, une enquête menée, au titre du règlement n° 4064/89, auprès de l'entreprise commune [GD Net] créée par TNT, La Poste et quatre autres administrations postales[,] a conduit la Commission à la publication de sa décision du 2 décembre 1991 dans l'affaire n° IV/M.102. Par sa décision du 2 décembre 1991, la Commission a décidé de ne pas faire obstacle à la concentration notifiée et de la déclarer compatible au regard du marché commun. Elle a tout particulièrement mis en évidence qu'en ce qui concernait l'entreprise commune, 'la transaction proposée ne crée pas ou ne renforce pas de position dominante qui pourrait entraver de manière significative la concurrence dans le marché commun ou dans une partie importante de celui-ci‘.

Quelques points essentiels de la décision portaient sur l'impact que les activités de l'ex-SFMI pouvaient avoir sur la concurrence: l'accès exclusif de la SFMI aux équipements de La Poste a été réduit dans son rayon d'action et devait se terminer deux ans après la fin de la fusion, la tenant ainsi à distance de toute activité de sous-traitance de La Poste. Toute facilité d'accès légalement octroyée par La Poste à la SFMI devait être offerte, de manière similaire, à n'importe quel autre opérateur express avec lequel La Poste signerait un contrat.

Cet aboutissement rejoint tout à fait les solutions proposées pour l'avenir que vous aviez soumises le 21 décembre 1990. Vous aviez demandé que la SFMI soit contrainte de payer les services des PTT au même taux que si elle les achetait à une compagnie privée, au cas où la SFMI choisirait de continuer à utiliser ces services; que 'l'on mette fin à toutes aides et discrimination‘; et que 'SFMI ajuste ses prix suivant la valeur réelle des services offerts par La Poste‘.

Dès lors, il est évident que les problèmes relatifs à la concurrence actuelle et future dans le domaine des services express internationaux que vous évoquez ont été résolus de manière adéquate par les mesures prises dès à présent par la Commission.

Si vous estimez que les conditions imposées à La Poste dans l'affaire IV/M.102 n'ont pas été respectées, notamment dans le domaine du transport et de la publicité, c'est alors à vous d'en apporter - dans la mesure du possible - les preuves, et éventuellement d'introduire une plainte sur le fondement de l'article 3.2 du règlement n° 17. Cependant, des phrases indiquant 'qu'actuellement les tarifs (hors ristournes éventuelles) pratiqués par la SFMI demeurent substantiellement inférieurs à ceux des membres du SFEI‘ (page 3 de votre lettre du 28 novembre) ou que 'Chronopost utilise des camions P et T comme support publicitaire‘ (procès-verbal de constat annexé à votre lettre) devraient être supportées par des éléments de fait justifiant une enquête par les services de la Commission.

Les actions que la Commission entreprend au titre de l'article 86 du traité ont pour objectif d'entretenir une concurrence réelle sur le marché intérieur. Dans le cas du marché communautaire des services express internationaux, eu égard au développement significatif détaillé ci-dessus, il aurait été nécessaire de fournir de nouvelles informations à propos d'éventuelles violations de l'article 86 pour permettre à la Commission de justifier son intention d'enquêter sur lesdites activités.

Par ailleurs, la Commission considère qu'elle n'est pas tenue d'examiner d'éventuelles violations des règles de concurrence qui ont eu lieu dans le passé si le seul objet ou effet d'un tel examen est de servir les intérêts individuels des parties. La Commission ne voit pas d'intérêt pour entamer une telle enquête au titre de l'article 86 du traité.

Pour les raisons mentionnées ci-dessus, je vous informe que votre plainte est rejetée.»

9.
    Par requête déposée au greffe du Tribunal le 6 mars 1995, les requérants ont introduit un recours visant à l'annulation de la décision attaquée.

10.
    Par l'arrêt du 15 janvier 1997, le Tribunal a rejeté le recours comme non fondé après avoir considéré, en substance, que la Commission était en droit de classer la plainte sur le fondement de l'absence d'intérêt communautaire, au motif que les pratiques dénoncées dans cette plainte avaient cessé après le dépôt de celle-ci.

11.
    Par son arrêt sur pourvoi, la Cour a annulé l'arrêt du 15 janvier 1997, renvoyé l'affaire au Tribunal et réservé les dépens.

12.
    En ce qui concerne le septième moyen du pourvoi, la Cour a notamment jugé ce qui suit (point 96):

«Le Tribunal, en jugeant, sans s'assurer qu'il ait été vérifié que les effets anticoncurrentiels [causés par les pratiques dénoncées de La Poste] ne persistaient pas et, le cas échéant, n'étaient pas de nature à conférer à la plainte un intérêt communautaire, que l'instruction d'une plainte relative à des infractions révolues ne correspondait pas à la fonction attribuée à la Commission par le traité, mais servait essentiellement à faciliter aux plaignants la démonstration d'une faute afin d'obtenir des dommages et intérêts devant les juridictions nationales, a retenu une conception erronée de la mission de la Commission dans le domaine de la concurrence.»

13.
    Dans le cadre du douzième moyen du pourvoi, il était reproché au Tribunal d'avoir statué sur le moyen tiré d'un détournement de pouvoir sans avoir examiné toutes les pièces invoquées et notamment une lettre adressée par Sir Leon Brittan au président de la Commission, document dont le Tribunal avait refusé d'ordonner la production. À cet égard, la Cour a notamment jugé (point 110):

«Le Tribunal ne pouvait rejeter la demande des requérants d'ordonner la production d'un document apparemment pertinent pour la solution du litige au motif que ce document n'était pas produit au dossier et qu'aucun élément ne permettait d'en confirmer l'existence.»

Procédure après renvoi et conclusions des parties

14.
    Après le renvoi de l'affaire par la Cour, les parties ont, conformément à l'article 119 du règlement de procédure du Tribunal, déposé leurs observations écrites.

15.
    Le Tribunal a, au titre des mesures d'organisation de la procédure, demandé aux requérants de produire la lettre de Sir Leon Brittan (voir ci-dessus point 13). Les requérants ont déféré à cette invitation dans les délais impartis.

16.
    M. le juge A. Potocki étant empêché de siéger pour l'examen de l'affaire, le président du Tribunal a désigné, le 16 octobre 1999, un autre juge pour le remplacer. Par décision du 20 octobre 1999, un nouveau juge rapporteur a été nommé.

17.
    Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (deuxième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans ordonner de mesures d'instruction préalables.

18.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience publique qui s'est déroulée le 9 février 2000. À cette occasion, la Commission a également déposé une copie de la lettre de Sir Leon Brittan.

19.
    Les requérants concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la décision attaquée;

-    condamner la Commission aux dépens de l'instance dans son ensemble.

20.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours;

-    condamner les requérants aux dépens.

Sur le fond

21.
    Tirant les conséquences de l'arrêt sur pourvoi dans lequel la Cour a retenu seulement deux des douze moyens du pourvoi, les requérants ont, dans le cadre de la présente procédure, invoqué, à titre principal, deux moyens pris respectivement d'une violation de l'article 86 du traité et d'une violation des règles de droit relatives à l'appréciation de l'intérêt communautaire. À titre subsidiaire, ils soutiennent que la décision attaquée est entachée d'un détournement de pouvoir.

22.
    En l'espèce, le Tribunal estime qu'il convient d'examiner d'abord le moyen tiré de la violation des règles de droit relatives à l'appréciation de l'intérêt communautaire.

Arguments des parties

23.
    Les requérants font observer que la persistance des effets d'une infraction et la gravité de celle-ci ne peuvent être appréciées que s'il est établi que cette infraction a bien existé. Ils soutiennent que la cessation de l'infraction n'est pas un critère pertinent pour rejeter une plainte pour défaut d'intérêt communautaire (voir notamment point 95 de l'arrêt sur pourvoi).

24.
    D'une part, l'article 86 du traité viserait nécessairement des faits passés (conclusions de l'avocat général M. Ruiz-Jarabo Colomer sous l'arrêt sur pourvoi, Rec. p. I-1344, points 68 et 71, et arrêt de la Cour du 31 mars 1998, France e.a./Commission, C-68/94 et C-30/95, Rec. p. I-1375, points 179 et 180). S'il suffisait que les faits illicites soient révolus pour échapper à l'article 86 du traité, toute entreprise en situation de position dominante aurait la possibilité de cesser ses pratiques pour s'assurer une impunité (arrêt du Tribunal du 6 octobre 1994, Tetra Pak/Commission, T-83/91, Rec. p. II-755, point 29).

25.
    D'autre part, l'article 86 du traité viserait les infractions et leurs effets. La cessation des pratiques en cause ne saurait donc rétablir l'équilibre de la concurrence rompu par celles-ci. La Commission devrait vérifier que cette cessation des pratiques s'estaccompagnée de la disparition de leurs effets anticoncurrentiels sous peine de laisser subsister une situation de concurrence faussée.

26.
    Les circonstances de l'espèce révéleraient la persistance des effets des infractions dénoncées et leur gravité. La persistance des effets résulterait de la part de marché acquise, en deux années, et conservée, par la SFMI, grâce aux subventions croisées illégales dont elle a bénéficié de la part de La Poste. La structure de la concurrence s'en trouverait donc affectée. Quant à la gravité des infractions dénoncées, les requérants relèvent qu'elles ont duré de 1986 à 1991 et renvoient à plusieurs rapports d'experts (rapport Braxton de 1990, rapport RSV de mai 1993 et rapport Bain de 1996), qui auraient chiffré l'importance des infractions. En outre, la dimension communautaire du marché concerné ne saurait être contestée (conclusions de l'avocat général M. Ruiz-Jarabo Colomer sous l'arrêt sur pourvoi, précitées, point 79).

27.
    Dans ces conditions, si la Commission avait procédé aux vérifications exigées par la Cour dans l'arrêt sur pourvoi, elle n'aurait pu que conclure à l'existence d'un intérêt communautaire.

28.
    Enfin, les requérants soulignent que l'octroi de dommages et intérêts par une juridiction nationale à l'entreprise victime de pratiques illicites ne peut, à lui seul, rétablir l'équilibre de la concurrence. En effet, l'action poursuivie par la Commission aurait pour objet le maintien d'une concurrence non faussée, ce qui correspond à la défense de l'intérêt général. L'octroi de dommages et intérêts viserait, en revanche, la protection des intérêts individuels des concurrents (conclusions de l'avocat général M. Ruiz-Jarabo Colomer sous l'arrêt sur pourvoi, précitées, points 73 et 74). En outre, le montant des réparations dues aux requérants par La Poste serait radicalement différent de celui des subventions croisées illégales que la SFMI devrait rembourser à La Poste. Seul le remboursement en question, et non la réparation du préjudice subi, serait de nature à rétablir une situation de concurrence non faussée.

29.
    La Commission soutient que le raisonnement des requérants est fondé sur une interprétation erronée de l'arrêt sur pourvoi.

30.
    Aux termes de cet arrêt, une décision de rejet de plainte serait entachée d'illégalité dès lors qu'elle est uniquement fondée sur la constatation de la cessation des pratiques dénoncées par le plaignant et qu'elle n'examine pas la persistance éventuelle des effets et la gravité de l'infraction alléguée. Or, tel ne serait pas le cas de la décision attaquée.

31.
    La Commission considère, elle-même, que la cessation de pratiques contraires aux règles de concurrence n'est pas en soi un motif justifiant le rejet d'une plainte. En particulier, la persistance d'effets anticoncurrentiels pourrait justifier la poursuite de l'enquête contre une infraction passée. La Commission disposerait toutefois d'une marge d'appréciation, en ce sens qu'il lui appartiendrait d'apprécier si la gravité de ces effets justifie la poursuite de l'enquête. En tout état de cause, la Commission n'aurait pas considéré dans la présente affaire que la cessation d'une pratique prétendument contraire au traité retirait en elle-même tout intérêt à la poursuite de l'enquête.

32.
    Le défaut d'intérêt communautaire en l'espèce résulterait, notamment, de la constatation selon laquelle les mesures adoptées à l'occasion de l'«affaire GD Net» avaient permis de résoudre les problèmes relatifs à la concurrence actuelle et future dans le secteur en cause. À supposer que les pratiques dénoncées aient constitué un abus de position dominante à l'époque où elles ont été mises en oeuvre, elles n'auraient pas empêché le développement d'une concurrence non faussée dans le secteur en cause. Il ne pourrait donc être reproché à la Commission de ne pas avoir examiné la persistance éventuelle des effets anticoncurrentiels des pratiques dénoncées.

33.
    La prise en compte de la persistance desdits effets ressortirait également de la mention, dans la décision attaquée, que le seul objet ou effet de l'examen de la plainte serait de servir les intérêts individuels des parties. En effet, cette conclusion montrerait que la Commission a considéré, au vu des éléments qui lui étaient rapportés, que les pratiques dénoncées ne produisaient plus d'effets suffisants sur la concurrence pour justifier un intérêt communautaire à la poursuite de l'enquête.

34.
    En outre, la Commission aurait, le 28 octobre 1994, indiqué aux requérants que les problèmes de concurrence actuelle et future dénoncés par eux avaient été résolus. En réponse, les requérants n'auraient apporté aucun élément de fait circonstancié de nature à montrer que les pratiques en cause se poursuivaient ou continuaient à produire des effets, ce qui aurait pu justifier la poursuite de l'enquête (arrêt du Tribunal du 27 novembre 1997, Tremblay e.a./Commission, T-224/95, Rec. p. II-2215, points 62 à 64).

Appréciation du Tribunal

35.
    Le Tribunal considère que ce moyen soulève, en substance, la question de savoir si la Commission a respecté ses obligations dans le cadre de l'examen de la plainte qui lui a été soumise par la partie requérante.

36.
    Les obligations de la Commission, lorsqu'elle est saisie d'une plainte au titre de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204), ont été définies par une jurisprudence constante de la Cour et du Tribunal, confirmée, en dernier lieu, par l'arrêt sur pourvoi (points 86 et suivants).

37.
    Il ressort de cette jurisprudence que la Commission est tenue d'examiner attentivement l'ensemble des éléments de fait et de droit qui sont portés à sa connaissance par les plaignants, en vue d'apprécier si lesdits éléments font apparaître un comportement de nature à fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun et à affecter le commerce entre États membres (arrêt du Tribunal du 18 septembre 1992, Automec/Commission, T-24/90, Rec. p. II-2223, point 79). De plus, les plaignants sont en droit d'être fixés sur le sort de leur plainte par une décision de la Commission, susceptible de faire l'objet d'un recours juridictionnel (arrêt sur pourvoi, point 86, et la jurisprudence citée).

38.
    Toutefois, la Commission n'est obligée de mener une instruction ou de prendre une décision définitive quant à l'existence ou non de l'infraction alléguée par les plaignants que si la plainte relève de ses compétences exclusives. Or, tel n'est pas le cas dans la présente affaire qui concerne l'application de l'article 86 du traité pour laquelle la Commission et les autorités nationales jouissent d'une compétence partagée (arrêt sur pourvoi, point 87; arrêts du Tribunal Automec/Commission, précité, point 90; du 24 janvier 1995, Tremblay e.a./Commission, T-5/93, Rec. p. II-185, points 59 et 61, ainsi que la jurisprudence mentionnée, et du 16 décembre 1999, Micro Leader Business/Commission, T-198/98, non encore publié au Recueil, point 27).

39.
    En effet, la Commission, investie par l'article 89, paragraphe 1, du traité (devenu, après modification, article 85, paragraphe 1, CE) de la mission de veiller à l'application des principes fixés par les articles 85 du traité (devenu article 81 CE) et 86 du traité, est appelée à définir et à mettre en oeuvre l'orientation de la politique communautaire de la concurrence. Afin de s'acquitter efficacement de cette tâche, elle est en droit d'accorder des degrés de priorité différents aux plaintes dont elle est saisie (arrêt sur pourvoi, point 88).

40.
    Il s'ensuit que la Commission peut non seulement arrêter l'ordre dans lequel les plaintes sont examinées, mais également rejeter une plainte pour défaut d'intérêt communautaire suffisant à poursuivre l'examen de l'affaire (arrêt du 24 janvier 1995, Tremblay e.a./Commission, précité, point 60).

41.
    Enfin, pour apprécier l'intérêt communautaire qu'il y a à poursuivre l'examen d'une affaire, la Commission doit tenir compte des circonstances de l'espèce et il lui appartient, notamment, de mettre en balance l'importance de l'atteinte que le comportement incriminé est susceptible de porter au fonctionnement du marché commun avec la probabilité de pouvoir établir l'existence d'une infraction et l'étendue des mesures d'instruction nécessaires en vue de remplir, dans les meilleures conditions, sa mission de veiller au respect des articles 85 et 86 du traité (arrêts du Tribunal du 13 décembre 1999, SGA/Commission, T-189/95, T-39/96 et T-123/96, non encore publié au Recueil, point 52, et du 21 janvier 1999, Riviera auto service e.a./Commission, T-185/96, T-189/96 et T-190/96, Rec. p. II-93, point 46; arrêts Automec/Commission, précité, point 86, et du 24 janvier 1995, Tremblay e.a./Commission, précité, point 62).

42.
    Le pouvoir discrétionnaire dont dispose la Commission lorsqu'elle définit des ordres de priorité n'est toutefois pas sans limites (arrêt sur pourvoi, points 89 à 95). La Commission est, ainsi, astreinte à une obligation de motivation lorsqu'elle refuse de poursuivre l'examen d'une plainte, cette motivation devant être suffisamment précise et détaillée pour mettre le Tribunal en mesure d'exercer un contrôle effectif sur l'exercice par la Commission de son pouvoir discrétionnaire de définir des priorités. Ce contrôle vise à vérifier que la décision litigieuse ne repose pas sur des faits matériellement inexacts et qu'elle n'est entachée d'aucune erreur de droit, ni d'aucune erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir (arrêtsAutomec/Commission, précité, point 80; SGA/Commission, précité, point 41, et Micro Leader Business/Commission, précité, point 27).

43.
    Par ailleurs, la Cour a souligné, dans l'arrêt sur pourvoi (point 92), que la Commission ne peut, lorsqu'elle arrête des ordres de priorité dans le traitement des plaintes dont elle est saisie, considérer comme exclues a priori de son champ d'action certaines situations qui relèvent de la mission qui lui est impartie par le traité. La Cour a poursuivi en relevant ce qui suit:

«93    Dans ce cadre, la Commission est tenue d'apprécier dans chaque espèce la gravité des atteintes alléguées à la concurrence et la persistance de leurs effets. Cette obligation implique notamment qu'elle tienne compte de la durée et de l'importance des infractions dénoncées ainsi que de leur incidence sur la situation de la concurrence dans la Communauté.

94    Lorsque des effets anticoncurrentiels persistent après la cessation des pratiques qui les ont causés, la Commission demeure donc compétente, au titre des articles 2, 3, sous g), et 86 du traité, pour agir en vue de leur élimination ou de leur neutralisation (voir, en ce sens, arrêt du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission, 6/72, Rec. p. 215, points 24 et 25).

95    La Commission ne peut donc se fonder sur le seul fait que des pratiques prétendues contraires au traité ont cessé pour décider de classer sans suite pour défaut d'intérêt communautaire une plainte dénonçant ces pratiques, sans avoir vérifié que des effets anticoncurrentiels ne persistaient pas et que, le cas échéant, la gravité des atteintes alléguées à la concurrence ou la persistance de leurs effets n'étaient pas de nature à conférer à cette plainte un intérêt communautaire.

96    Au vu des considérations qui précèdent, force est de constater que le Tribunal, en jugeant, sans s'assurer qu'il ait été vérifié que les effets anticoncurrentiels ne persistaient pas et, le cas échéant, n'étaient pas de nature à conférer à la plainte un intérêt communautaire, que l'instruction d'une plainte relative à des infractions révolues ne correspondait pas à la fonction attribuée à la Commission par le traité, mais servait essentiellement à faciliter aux plaignants la démonstration d'une faute afin d'obtenir des dommages et intérêts devant les juridictions nationales, a retenu une conception erronée de la mission de la Commission dans le domaine de la concurrence.»

44.
    Il résulte de ce qui précède que la Commission, saisie par le SFIE d'une plainte dénonçant des infractions à l'article 86 du traité, était tenue d'apprécier, sur la base de tous les éléments de fait et de droit recueillis, la gravité et la durée des infractions alléguées ainsi que l'éventuelle persistance de leurs effets, et cela même si les pratiques prétendument abusives avaient cessé depuis sa saisine.

45.
    Dans ce cadre, la Commission devait, notamment, vérifier si la cessation des pratiques dénoncées comportait nécessairement la disparition définitive des distorsions de concurrence alléguées ou laissait subsister un déséquilibre concurrentiel, en l'occurrence le maintien de la position de la SFMI obtenue par les pratiques prétendues contraires au traité. Par conséquent, la Commission devait s'assurer de l'éventuelle persistance des effets anticoncurrentiels desdites pratiques sur le marché en cause.

46.
    Il y a lieu de vérifier si la décision attaquée satisfait aux exigences susmentionnées.

47.
    Dans cette décision, après un rappel des différentes étapes de la procédure administrative, la Commission relève qu'il n'existe pas suffisamment d'éléments prouvant que des infractions persistent pour pouvoir donner une suite favorable à la plainte (paragraphe 5). À l'appui de cette conclusion, la Commission se réfère au livre vert relatif aux services postaux sur le marché unique ainsi qu'aux lignes directrices pour le développement des services postaux communautaires. Elle souligne que «ces documents ne contiennent que des propositions de lege ferenda» destinées à définir un «cadre réglementaire concernant le futur du marché des services postaux» (paragraphe 6).

48.
    La Commission s'appuie, en outre, sur sa «décision GD Net» du 2 décembre 1991, déclarant compatible avec le marché commun la création par plusieurs administrations postales, dont La Poste, d'une entreprise commune active dans le secteur du courrier international rapide (paragraphe 7). Elle énumère plusieurs points de cette décision, à savoir la réduction de l'accès exclusif de la SFMI aux équipements de La Poste, cet accès devant se terminer «deux ans après la fin de la fusion», et l'obligation pour La Poste d'offrir à n'importe quel autre opérateur du secteur concerné, avec lequel elle serait en relation contractuelle, une facilité d'accès analogue à celle octroyée à la SFMI (paragraphe 8). La Commission souligne, ensuite, que «cet aboutissement rejoint tout à fait les solutions proposées [par le SFEI] pour l'avenir» (paragraphe 9).

49.
    À ce stade de l'analyse, il y a lieu de constater que ni les paragraphes susmentionnés de la décision attaquée ni, d'ailleurs, la «décision GD Net» ne démontrent que la Commission a apprécié la gravité et la durée des infractions alléguées dans la plainte ainsi que l'éventuelle persistance de leurs effets. La décision attaquée ne concerne, en effet, que la seule évolution future du marché en cause, que la Commission prétend avoir analysée dans le livre vert, les lignes directrices et sa «décision GD Net».

50.
    Dans ces circonstances, le paragraphe 10 de la décision attaquée, présenté comme une conclusion et aux termes duquel «dès lors [...] les problèmes relatifs à la concurrence actuelle et future dans le domaine des services express internationaux [...] ont été résolus de manière adéquate par les mesures prises dès à présent par la Commission», doit être considéré comme une assertion non étayée. Les neuf premiers paragraphes de la décision attaquée se prononçant, en substance, sur la seule évolution future du marché en cause, ils ne peuvent fonder aucune constatation relative à la «concurrence actuelle».

51.
    Le respect par la Commission des obligations lui incombant dans le cadre de l'examen de la plainte ne résulte pas davantage des paragraphes restants de la décision attaquée, dans lesquels l'institution se borne à évoquer la possibilité pour les plaignants d'introduire une nouvelle plainte au cas où ils estimeraient que les conditions imposées à La Poste dans la «décision GD Net» n'ont pas été respectées (paragraphe 11) et de fournir de nouvelles informations à propos d'éventuelles violations de l'article 86 du traité (paragraphe 12).

52.
    Il s'avère ainsi que la Commission a omis d'apprécier, en l'espèce, la gravité et la durée des infractions alléguées ainsi que l'éventuelle persistance de leurs effets. En considérant finalement qu'elle n'était pas tenue d'enquêter sur des infractions passées si le seul objet ou effet d'un tel examen était de servir les intérêts individuels des parties (paragraphe 13), la Commission a méconnu, en l'espèce, sa mission dans le domaine de la concurrence qui n'était pas, certes, de s'attacher à réunir les conditions d'une réparation des dommages pécuniaires prétendument subis par une ou quelques entreprises, mais d'assurer, à la suite de la plainte introduite par un organisme représentant la quasi-totalité des opérateurs privés français actifs sur le marché en cause, une situation de concurrence non faussée.

53.
    La présente analyse révèle, dès lors, que la Commission, en classant la plainte pour défaut d'intérêt communautaire sur la base des éléments fournis dans la décision attaquée, a manqué aux obligations qui lui incombent dans le cadre du traitement d'une plainte pour abus de position dominante.

54.
    Les représentants de la Commission ayant affirmé, devant le Tribunal, que l'appréciation des infractions alléguées et de l'éventuelle persistance de leurs effets avait effectivement eu lieu, il convient d'indiquer que l'analyse de la décision attaquée, telle qu'elle a été faite ci-dessus, ne saurait être remise en question par ces déclarations. En effet, une décision doit se suffire à elle-même et sa motivation ne saurait résulter des explications écrites ou orales données ultérieurement, alors qu'elle fait déjà l'objet d'un recours devant le juge communautaire (voir, par exemple, l'arrêt du Tribunal du 12 décembre 1996, Rendo e.a./Commission, T-16/91 RV, Rec. p. II-1827, point 45, et, par analogie, l'arrêt du Tribunal du 6 avril 2000, Kuijer/Conseil, T-188/98, non encore publié au Recueil, points 38 et 43).

55.
    Il y a donc lieu d'annuler la décision attaquée, sans qu'il soit nécessaire d'examiner le moyen pris d'une violation de l'article 86 du traité et le moyen invoqué à titre subsidiaire et tiré d'un détournement de pouvoir.

Sur les dépens

56.
    L'arrêt du 15 janvier 1997, qui avait condamné les requérants aux dépens, a été annulé. Dans son arrêt sur pourvoi, la Cour a réservé les dépens. Il appartient doncau Tribunal de statuer, dans le présent arrêt, sur l'ensemble des dépens afférents aux différentes procédures.

57.
    Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. En l'espèce, la Commission ayant succombé en ses moyens et les requérants ayant conclu en ce sens, il y a lieu de condamner la Commission à supporter l'ensemble des dépens exposés devant le Tribunal et la Cour.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

déclare et arrête:

1)    La décision SG (94) D/19144 de la Commission, du 30 décembre 1994, rejetant la plainte du Syndicat français de l'express international (SFEI), devenu l'Union française de l'express (Ufex), du 21 décembre 1990 est annulée.

2)    La Commission supportera ses propres dépens et l'ensemble des dépens exposés par les requérants devant le Tribunal et la Cour.

Pirrung
Moura Ramos
Meij

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 25 mai 2000.

Le greffier

Le président

H. Jung

J. Pirrung


1: Langue de procédure: le français.