Language of document : ECLI:EU:C:2003:58

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. F. G. JACOBS

présentées le 30 janvier 2003 (1)

Affaire C-198/01

Consorzio Industrie Fiammiferi (CIF)

contre

Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale amministrativo regionale del Lazio (Italie)]

Introduction

1.
    La présente affaire concerne la portée d'un principe solidement établi dans le droit communautaire, à savoir ce qu'il est convenu d'appeler l'«exception tirée de l'action étatique» («State action defence»). En vertu de ce principe, les entreprises accusées d'avoir enfreint les règles de concurrence énoncées aux articles 81 CE ou 82 CE peuvent exciper du fait que leur comportement ne relève pas du champ d'application de ces règles lorsqu'il a été imposé par la législation nationale ou lorsque le cadre juridique national lui-même a éliminé toute possibilité d'un comportement concurrentiel de leur part.

2.
    En l'espèce, il s'agit principalement de savoir si le droit communautaire habilite, voire oblige, une autorité nationale de la concurrence qui mène une enquête sur le comportement de certaines entreprises à laisser inappliquée - en raison de son incompatibilité avec le traité - une législation nationale qui impose auxdites entreprises d'adopter un comportement anticoncurrentiel, et, partant, à supprimer - de manière rétroactive et/ou pour le futur - l'immunité dont elles auraient sinon bénéficié sur le fondement de l'exception tirée de l'action étatique. Le problème se pose en outre de savoir si un cadre juridique national qui entrave considérablement le jeu de la concurrence laisse une marge pour un comportement autonome de la part des entreprises concernées qui pourrait restreindre encore davantage la concurrence sur le marché en cause.

3.
    Ces questions sont soulevées dans une procédure dans laquelle un consortium de fabricants italiens d'allumettes conteste une décision de l'autorité italienne de la concurrence, l'Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (ci-après l'«Autorità Garante» ou l'«autorité»), dans laquelle celle-ci a déclaré la législation instituant le consortium et régissant son fonctionnement comme étant contraire aux articles 10 CE et 81 CE, a constaté que le consortium et ses membres avaient enfreint l'article 81 CE en raison de la répartition de quotas de production, et a ordonné au consortium et à ses membres de mettre fin aux infractions constatées.

La législation régissant la fabrication et la vente d'allumettes en Italie

4.
    Par décret royal n° 560 du 11 mars 1923 (ci-après le «décret royal»), le législateur italien a introduit un nouveau régime pour la fabrication et la vente d'allumettes en instituant un consortium de fabricants nationaux d'allumettes spécifiés, le Consorzio Industrie Fiammiferi (ci-après le «CIF» ou le «consortium»), et en lui confiant un monopole fiscal (en ce qui concerne la perception et le paiement d'une accise sur les allumettes) et un monopole commercial (relatif au droit exclusif de fabriquer et de vendre des allumettes pour le marché italien). En vertu de ce système, l'État était responsable de la fixation du prix de vente au détail des allumettes tandis que le CIF était responsable de la répartition des quotas de production entre ses membres.

5.
    Au fil du temps, ce régime a fait l'objet de modifications considérables, qui ont ouvert tant l'accès au consortium (en permettant l'adhésion de nouveaux membres, à la seule condition qu'ils aient obtenu une licence pour la fabrication d'allumettes) que le marché (en permettant à la fois la fabrication d'allumettes par des entreprises non-membres du consortium et les importations en provenance d'autres États membres). Toutefois, certains aspects importants du système subsistent.

6.
    En vertu de l'article 4 de la dernière version de la convention entre le CIF et l'État italien (2) (ci-après la «convention de 1992»), régissant le fonctionnement du consortium, les quotas de production doivent encore toujours être répartis entre les entreprises membres par une commission spéciale (ci-après la «commission visée à l'article 4»), nommée par le conseil d'administration du consortium. Cette commission, composée de trois représentants des entreprises membres et d'un représentant du consortium, est présidée par un fonctionnaire des Monopoli di Stato (ci-après l'«administration des monopoles d'État») et délibère à la majorité. Ses décisions sont communiquées, pour approbation, à l'administration des monopoles d'État. En outre, certaines opérations, y compris les cessions de quotas, doivent être communiquées, pour approbation, au ministère des Finances. Le statut du CIF prévoit que les quotas de production doivent être répartis «en tenant compte du pourcentage existant». Le respect de ces quotas est contrôlé par une autre commission (ci-après la «commission CIF»), composée de trois membres nommés par le conseil d'administration du consortium, qui propose, au début de chaque année, à la direction du consortium le programme de livraison d'allumettes par les membres du consortium.

7.
    La convention de 1992 n'a pas modifié de manière significative les aspects du système relatifs à la fixation des prix. Par décret-loi n° 331 du 30 août 1993 (3) (ci-après le «décret-loi n° 331»), le législateur italien a cependant adopté de nouvelles règles en matière d'accises et autres impôts indirects. L'article 29 de ce décret-loi prévoit que le fabricant et l'importateur sont directement redevables de l'accise. Selon la juridiction de renvoi, cette règle a supprimé le monopole fiscal du consortium. En ce qui concerne le monopole commercial, il semble qu'il ait été supprimé dès 1983, lorsque l'interdiction faite aux entreprises non-membres du consortium de fabriquer et de vendre des allumettes en Italie a été levée. La participation au consortium est cependant restée obligatoire au moins jusqu'à la suppression du monopole fiscal en 1993. Toutefois, les avis divergent quant au caractère obligatoire ou volontaire que revêtirait, même après cette date, l'appartenance au CIF pour les fabricants d'allumettes qui étaient déjà membres avant la fin du monopole fiscal.

La décision de l'Autorità Garante

8.
    Avant 1996, l'Autorità Garante n'était compétente que pour appliquer le droit italien de la concurrence, à l'exclusion du droit communautaire de la concurrence. Toutefois, depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 52 du 6 février 1996 (ci-après la «loi n° 52/1996»), elle est également habilitée à appliquer les articles 81, paragraphe 1, CE et 82 CE.

9.
    Saisie d'une plainte émanant d'un fabricant allemand d'allumettes qui arguait de difficultés à distribuer son produit sur le marché italien, l'Autorità Garante a ouvert une instruction en novembre 1998 en vue de vérifier si les articles 81 CE et 82 CE avaient été enfreints. L'objet de l'enquête a été élargi peu après pour couvrir notamment un accord intervenu entre le CIF et l'un des principaux fabricants européens d'allumettes, Swedish Match SA, en vertu duquel le CIF se serait engagé à acheter à Swedish Match SA une quantité d'allumettes correspondant à un quota déterminé à l'avance de la consommation nationale italienne.

10.
    Le 13 juillet 2000, l'autorité a pris sa décision finale. Elle a constaté que les comportements mis en oeuvre par les opérateurs présents sur le marché italien des allumettes, s'ils procédaient de manière plus ou moins directe du cadre juridique qui avait régi le secteur depuis le décret royal, étaient cependant également en partie le fruit de choix économiques autonomes.

11.
    Elle a dès lors distingué la participation au consortium des entreprises membres antérieure à l'entrée en vigueur du décret-loi n° 331 en 1994 et celle postérieure à cette date.

12.
    Après avoir relevé que ce décret ainsi que la convention de 1992 avaient éliminé de facto le monopole fiscal et le monopole commercial du consortium, l'autorité en a déduit que, à partir de 1994, la participation au CIF était non pas obligatoire mais volontaire (4) et que les comportements de ses membres devaient par conséquent être regardés comme étant le fruit de choix économiques autonomes dont lesdits membres pouvaient être tenus pour responsables.

13.
    En revanche, pour ce qui concerne la période antérieure à 1994, l'analyse était plus complexe. En limitant et en contrôlant la production et les débouchés sur le marché, le cadre juridique avait lui-même restreint la concurrence. En outre, en chargeant le CIF de répartir des quotas de production entre ses membres, il avait imposé au CIF la prise de décisions contraires à l'article 81, paragraphe 1, CE.

14.
    L'Autorità Garante a dès lors estimé que i) avant 1994, le cadre juridique, dans la mesure où il imposait la participation au consortium en vue de la production et de la vente d'allumettes en Italie, constituait une «couverture légale» («copertura legale») assurée à des comportements (du CIF et de ses membres) sinon interdits; que ii) ce cadre juridique devait être «laissé inappliqué par toute juridiction ou administration publique», puisqu'il était contraire aux articles 3, sous g), CE, 10 CE et 81, paragraphe 1, CE, et que iii) cette non-application «impliquerait» («implicherebbe») la suppression de la couverture légale.

15.
    L'autorité a ensuite indiqué que, «en tout état de cause», c'est-à-dire indépendamment de toute évaluation relative à l'incidence du cadre juridique en vigueur, le comportement des membres du CIF, et notamment le pouvoir de répartir la production entre eux, pouvait être apprécié au regard de l'article 81 CE. Elle a ainsi observé que les programmes annuels préparés par la commission CIF et la direction du consortium, fixant la production totale et les quotas individuels des membres, étaient contraires à l'article 81, paragraphe 1, CE. En outre, l'application de l'article 81, paragraphe 1, CE au fonctionnement de la commission visée à l'article 4 ne pouvait pas être exclue parce que, bien que l'article 4 de la convention de 1992 comportât une obligation de procéder au partage de la production, il ne précisait ni les critères ni les procédures à suivre en la matière. Des éléments tels que la composition de la commission visée à l'article 4, le fait que cette commission prenait ses décisions à la majorité et la teneur même des décisions, qui répondaient apparemment aux demandes formulées par les représentants de l'industrie, montraient tous que les décisions étaient imputables au CIF et, notamment, à ses membres. Enfin, le fait que toutes les décisions de répartition de la production étaient communiquées à l'État italien et autorisées par celui-ci n'empêchait pas d'appliquer le droit de la concurrence (5).

16.
    L'autorité a alors analysé si les critères retenus par le CIF aux fins de la répartition des quotas de production pouvaient effectivement restreindre la concurrence au-delà de ce qui résultait déjà des obligations imposées par la loi italienne. La référence à des quotas «historiques» et la répétition d'échanges et de cessions de quotas entre producteurs, qui favorisaient le gel des positions sur le marché et la survie d'entreprises inefficaces, ainsi que, en dernier lieu, l'engagement des membres de réduire leurs quotas de production respectifs afin de ménager au principal concurrent étranger un quota pour ses importations, créaient des restrictions de concurrence allant au-delà de celles qu'occasionnait déjà l'obligation légale de répartir des quotas de production. La marge d'appréciation dont le CIF jouissait dans la réalisation des tâches qui lui ont été assignées par la loi aurait dû être utilisée de manière à ne pas restreindre encore davantage la concurrence subsistante. L'instruction avait par conséquent révélé que les comportements adoptés par le CIF et ses membres relevaient de l'article 81, paragraphe 1, sous b) et c), CE, qui interdit les accords consistant, respectivement, à «limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements» et à «répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement».

17.
    Pour ces motifs, l'Autorità Garante a décidé entre autres que:

«a)    l'existence et l'activité du CIF, telles que régies par le décret royal n° 560 du 11 mars 1923 et par la convention y annexée dans la version modifiée en dernier lieu par le décret du ministère des Finances du 5 août 1992, sont contraires aux articles 3, sous g), CE, 10 CE et 81, paragraphe 1, CE, dans la mesure où lesdites dispositions ont imposé, jusqu'en 1994, et à partir de cette date, permis et facilité au CIF et aux entreprises réunies en son sein [...] des comportements anticoncurrentiels en violation de l'article 81, paragraphe 1, CE;

b)    en tout état de cause, le CIF et les entreprises réunies en son sein ont pris des décisions consortiales et passé des accords qui, en ce qu'ils visent à définir des modalités et des mécanismes de répartition entre ces entreprises de la production d'allumettes destinées à être commercialisées par ledit CIF de manière à limiter la concurrence au-delà de ce que requiert la législation applicable, constituent des situations qui portent atteinte à la concurrence, en violation de l'article 81, paragraphe 1, CE;

c)    le CIF et Swedish Match SA ont conclu un accord visant à la répartition de la production d'allumettes et à la distribution en commun de ces allumettes par le CIF, qui constitue un cas d'atteinte à la concurrence, en violation de l'article 81, paragraphe 1, CE;

[...]

e)    le CIF, les entreprises du consortium et l'entreprise Swedish Match SA cessent de commettre et de continuer les infractions constatées et s'abstiennent à l'avenir de toute entente susceptible d'avoir un objet ou un effet analogue[...]».

La procédure au principal et l'ordonnance de renvoi

18.
    Le CIF a saisi le Tribunale amministrativo regionale del Lazio d'un recours tendant à obtenir l'annulation de la décision de l'autorité.

19.
    Devant cette juridiction, le CIF a avancé notamment les moyens suivants, qui sont tous contestés par l'autorité:

1)    l'autorité ne pouvait pas contrôler la validité des dispositions adoptées par l'État italien, comme elle l'a au contraire fait aux fins du point a) du dispositif de la décision. Elle n'était habilitée à cet effet ni par la loi n° 52/1996 ni en vertu du principe de la primauté du droit communautaire. Ce principe ne constitue une base que pour la non-application à titre incident du droit national et non pas pour un contrôle direct de la compatibilité du droit national avec le droit communautaire.

2)    L'autorité a mal interprété l'article 29 du décret-loi n° 331 qui a laissé inchangé le caractère obligatoire de la participation au CIF. Le comportement des membres du CIF, même postérieurement à l'entrée en vigueur de cette disposition, ne pouvait par conséquent pas être attribué à des choix économiques opérés en toute indépendance et il y a lieu de considérer comme dénuée de fondement la distinction établie par l'autorité entre la période antérieure et celle postérieure à l'entrée en vigueur dudit décret-loi.

3)    L'autorité a appliqué de manière erronée l'article 81 CE puisque l'obligation légale de fixer des quotas de production créait déjà, par elle-même, une situation de nature à éliminer a priori toute possibilité de concurrence entre les entreprises membres du CIF, indépendamment des critères qui auraient pu être concrètement suivis pour déterminer les quotas. Toute restriction de la concurrence résultant de la fixation de quotas de production ne saurait par conséquent être attribuée au CIF et aux entreprises réunies en son sein.

20.
    Bien qu'il considère que, en vertu du principe de primauté du droit communautaire, non seulement les juridictions nationales, mais également les autorités administratives devraient normalement écarter l'application d'une législation nationale contraire aux articles 10 CE et 81 CE, le Tribunale amministrativo regionale doute cependant que, dans les circonstances particulières du présent cas d'espèce, l'autorité ait eu le pouvoir de laisser inappliquée la législation régissant le CIF. En effet, à son avis, la non-application est intervenue dans l'exercice du pouvoir répressif («potestà repressiva») de l'autorité. En outre, les dispositions en cause ont été écartées in malam partem, c'est-à-dire dans un sens défavorable aux entreprises concernées. Selon la juridiction de renvoi, dans une telle situation i) la non-application de la législation nationale ne constitue pas une base pour assurer la protection de droits que les particuliers tirent du droit communautaire, ii) les entreprises «couvertes» par la législation en cause peuvent avoir agi de bonne foi, iii) une non-application in malam partem dans l'exercice d'un pouvoir répressif pourrait se heurter au principe de la sécurité juridique, et iv) pour ne pas encourir le risque de faire l'objet de sanctions ou, en tout état de cause, d'une enquête de la part de l'autorité, les entreprises concernées n'auraient pas d'autre solution que de refuser, de leur propre initiative, de s'acquitter d'une obligation imposée par la législation nationale, ce qui semblerait problématique eu égard à tous les risques et doutes inhérents à un tel comportement.

21.
    Par ordonnance rendue le 24 janvier 2001, le Tribunale amministrativo regionale a par conséquent saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

«1)    En présence de circonstances dans lesquelles une entente entre entreprises provoque des effets préjudiciables au commerce communautaire, et lorsque cette entente est imposée ou favorisée par une disposition législative nationale qui en légitime ou renforce les effets, plus particulièrement en ce qui concerne la fixation des prix et la répartition du marché, l'article 81 CE impose-t-il ou permet-il à l'autorité nationale de la concurrence de laisser inappliquée cette réglementation et de sanctionner ou tout au moins d'interdire à l'avenir le comportement anticoncurrentiel des entreprises, et quelles en sont les conséquences juridiques?

2)    Une législation nationale qui confère compétence à un ministère pour établir le tarif de vente d'un produit et attribue, en outre, à un consortium obligatoire entre les producteurs le pouvoir de répartir la production entre les entreprises, peut-elle être considérée, aux fins de l'application de l'article 81, paragraphe 1, CE, comme une législation qui laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des entreprises?»

22.
    Des observations écrites ont été déposées par le CIF, l'autorité et la Commission, qui étaient également représentés à l'audience.

Sur la première question

Les arguments des parties

23.
    Les principaux arguments avancés par le CIF reposent sur les principes énoncés dans l'arrêt Commission et France/Ladbroke Racing (6). Dans cet arrêt, la Cour a indiqué que «les articles 85 et 86 du traité [devenus articles 81 CE et 82 CE] ne visent que des comportements anticoncurrentiels qui ont été adoptés par les entreprises de leur propre initiative». Par contre, «si un comportement anticoncurrentiel est imposé aux entreprises par une législation nationale ou si celle-ci crée un cadre juridique qui lui-même élimine toute possibilité de comportement concurrentiel de leur part, les articles 85 et 86 ne sont pas d'application. Dans une telle situation, la restriction de concurrence ne trouve pas sa cause, ainsi que l'impliquent ces dispositions, dans des comportements autonomes des entreprises [...] En revanche, les articles 85 et 86 du traité peuvent s'appliquer s'il s'avère que la législation nationale laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des entreprises» (7). En outre, la Cour a également précisé que «la compatibilité d'une législation nationale avec les règles de concurrence du traité ne saurait être considérée comme déterminante dans le cadre de l'examen de l'applicabilité des articles 85 et 86 du traité aux comportements des entreprises qui se conforment à cette législation» (8). Par conséquent, en pareil cas, «l'évaluation préalable d'une législation nationale, ayant une incidence sur ces comportements, ne porte ... que sur la question de savoir si celle-ci laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes de leur part» (9).

24.
    Selon le CIF, ces constatations sont pleinement transposables au présent cas d'espèce, qui concerne l'application décentralisée des règles de concurrence communautaires par les autorités nationales de la concurrence. Par conséquent, le CIF soutient, en premier lieu, que les comportements des entreprises en cause, étant donné qu'ils étaient imposés par la législation nationale, n'étaient pas autonomes et, partant, ne relevaient pas du champ d'application de l'article 81 CE; du reste, lesdites entreprises ne pouvaient pas être obligées à ne tenir aucun compte d'une législation nationale contraignante qui était encore en vigueur. En deuxième lieu, l'autorité aurait dû limiter son évaluation de la législation italienne à la question de savoir si celle-ci empêchait le CIF et les entreprises réunies en son sein d'adopter des comportements autonomes. En réalité, l'arrêt Commission et France/Ladbroke Racing implique qu'il n'était pas nécessaire que l'Autorità Garante laisse inappliquée la législation nationale examinée en l'espèce. Toutefois, le CIF admet également que, en vue d'assurer l'effet utile des dispositions du traité qui sont «directement applicables», les administrations nationales sont en droit d'écarter une législation nationale qui est incompatible avec lesdites dispositions, mais uniquement «à titre incident», cette non-application étant assortie d'effets non pas erga omnes, mais limités aux parties en cause.

25.
    L'Autorità Garante fait valoir que le pouvoir, voire l'obligation, de constater que la législation régissant le CIF est contraire aux articles 10 CE et 81 CE découle des principes de l'effet direct et de la primauté du droit communautaire, tels que dégagés dans la jurisprudence et notamment dans l'arrêt Fratelli Costanzo (10). Elle souligne que, en effectuant cette constatation, elle n'a pas exercé un contrôle direct de la législation en question. La déclaration d'incompatibilité de cette législation avec les articles 10 CE et 81 CE a été faite à titre incident, dans le contexte d'une enquête sur les comportements du CIF et de ses membres. Une appréciation du cadre juridique pertinent s'imposait cependant en raison de l'incidence directe de ce cadre sur les comportements des entreprises concernées. L'autorité soutient que la déclaration qu'elle a faite n'équivaut pas strictement à une non-application. A fortiori, elle n'implique pas non plus l'annulation ou l'abrogation de cette législation, puisqu'il n'appartient qu'au législateur national d'abroger ou de modifier la législation. Toutefois, la déclaration a pour effet et conséquence, selon l'autorité, que toutes les juridictions nationales et entités administratives amenées à examiner la législation nationale en question sont obligées de la laisser inappliquée, et que les entreprises soumises à une enquête sont tenues de mettre fin aux comportements couverts par cette législation.

26.
    L'autorité souligne également qu'elle a «condamné» le CIF et ses membres non pas pour les comportements couverts par le cadre juridique national, mais uniquement pour les restrictions de concurrence qui sont venues se greffer sur celles qui résultaient de la législation régissant le CIF. Tout en observant qu'un trait typique de l'application administrative des règles de concurrence - et, d'une manière plus générale, de toute forme de mise en oeuvre administrative - réside dans le fait que les autorités nationales de la concurrence ont pour tâche principale d'assurer non pas la protection de droits conférés aux particuliers, mais celle de l'«intérêt public» à l'efficacité de ces règles, l'autorité aborde les préoccupations de la juridiction de renvoi concernant la violation de la bonne foi et de la sécurité juridique, ainsi que la non-application in malam partem de la législation nationale, qui ont été résumées plus haut. En premier lieu, l'autorité observe que, dans la plupart des cas de non-application d'une législation nationale incompatible avec le droit communautaire, des effets défavorables constituent la suite logique et courante d'une telle non-application (11). De même, en ce qui concerne la préoccupation relative à la sécurité juridique, l'autorité remarque que la situation s'apparente aux cas dans lesquels une juridiction nationale déclare une législation nationale incompatible avec le droit communautaire et la laisse inappliquée. Enfin, l'autorité souligne que, en «condamnant» uniquement les comportements qui n'étaient pas couverts par la législation en question, et, en tout état de cause, en n'infligeant aucune sanction aux entreprises concernées, elle n'a pas omis de prendre dûment en considération la bonne foi de ces entreprises.

27.
    Toutefois, lors de l'audience, l'Autorità Garante a également indiqué que, même si la constatation qu'une législation nationale est incompatible n'implique pas nécessairement une responsabilité de la part des entreprises en cause au titre des comportements couverts par cette législation, elle pourrait reconsidérer la décision de ne pas sanctionner ces entreprises si elles persistaient à maintenir les comportements anticoncurrentiels malgré la constatation qu'elle a faite.

28.
    L'autorité parvient ainsi à la conclusion qu'une autorité nationale de la concurrence chargée d'appliquer les articles 81 CE et 82 CE peut, lorsqu'elle mène une enquête sur le comportement d'entreprises, apprécier et, le cas échéant, laisser inappliquée une législation nationale qui est incompatible avec les articles 10 CE et 81 CE.

29.
    La Commission estime que, en vertu de l'effet direct et de la primauté du droit communautaire, une autorité nationale de la concurrence est habilitée à laisser inappliquée une législation nationale qui est incompatible avec les articles 10 CE et 81 CE. De même que la juridiction de renvoi, elle semble cependant considérer les effets défavorables de cette non-application comme le principal problème qui se pose en l'espèce. Elle croit néanmoins qu'il est possible de distinguer le présent cas d'espèce, dans lequel il s'agit de l'application de dispositions directement applicables du traité, de la jurisprudence qui exclut que des directives puissent imposer des obligations aux particuliers (12). En particulier, la Commission considère qu'aucune règle de droit interne ou de droit communautaire ne s'oppose à ce que des obligations et charges incombant aux particuliers puissent découler de dispositions communautaires directement applicables erga omnes. Ce principe a été expressément reconnu par la Cour et doit a fortiori s'appliquer s'agissant de dispositions du traité comme les articles 10 CE et 81 CE. Quant aux conséquences juridiques de ces dispositions en l'espèce, la Commission considère qu'elles sont limitées aux destinataires de la décision, puisque l'autorité n'a pas voulu priver la législation nationale de ses effets juridiques. En outre, la Commission semble être d'avis que l'applicabilité des dispositions combinées des articles 10 CE et 81 CE présuppose l'existence de comportements des entreprises concernées qui, bien qu'ils soient imposés par la législation en cause, sont néanmoins le fruit d'un «choix économique autonome». La Commission souligne donc qu'il pourrait bien y avoir deux violations distinctes, l'une concernant les articles 10 CE et 81 CE qui est imputable à l'État et l'autre concernant l'article 81 CE dont les entreprises concernées sont responsables.

30.
    La Commission propose de répondre à la première question en ce sens que les articles 10 CE et 81 CE ne s'opposent pas à ce que l'autorité laisse inappliquée une législation nationale qui est incompatible avec lesdits articles, même lorsque cette non-application produit des effets défavorables à l'égard des entreprises soumises à enquête.

Clarification de la pertinence et de la portée de la question déférée

31.
    La juridiction de renvoi souhaite savoir si les articles 10 CE et 81 CE imposent ou permettent à une autorité nationale de la concurrence de laisser inappliquée une législation nationale qui impose ou favorise une entente entre entreprises (qui est elle-même contraire à l'article 81 CE) et de sanctionner ou tout au moins d'interdire à l'avenir le comportement anticoncurrentiel des entreprises concernées.

32.
    La pertinence de cette question aux fins du litige au principal semble fondée sur deux suppositions, à savoir, d'une part, que l'autorité a laissé inappliquée la législation régissant le CIF et, d'autre part que, à la suite de cette non-application, elle a sanctionné ou interdit à l'avenir le comportement du CIF et/ou de ses membres.

33.
    En premier lieu, il n'est cependant pas du tout évident que l'Autorità Garante ait bel et bien «laissé inappliquée» la législation en question.

34.
    Au point 175 de sa décision, l'Autorità Garante a indiqué en termes généraux que cette législation devait «être laissée inappliquée par toute juridiction ou administration publique» sans préciser ce qu'elle-même ferait ou serait tenue de faire en l'espèce. En fait, au point 176, elle a utilisé le mode conditionnel et indiqué que cette non-application de la législation «impliquerait» («implicherebbe») la suppression de la «couverture» légale assurée par la législation. En outre, dans le dispositif, le point a) indique simplement que la législation nationale est contraire aux articles 10 CE et 81 CE sans préciser les conséquences d'un tel conflit soit pour la décision elle-même, soit pour des procédures administratives ou contentieuses futures. Le point b) du dispositif de la décision ne concerne que les comportements du CIF et de ses membres qui ont restreint la concurrence au-delà des restrictions qui trouvent déjà leur cause dans la législation en question. Toutefois, bien que le point e) du dispositif exige des entreprises qu'elles mettent fin aux «infractions constatées», il n'est pas précisé en quoi consistent ces infractions ni en particulier si elles se rapportent uniquement aux comportements allant au-delà de ce que le cadre juridique imposait [au sens du point b)] ou également à ceux «couverts» par la législation [qui est jugée incompatible au point a)].

35.
    Des doutes subsistent par conséquent sur la question de savoir si le point a) du dispositif de la décision constitue uniquement une constatation déclarative dépourvue de conséquences directes pour le cas d'espèce ou si, au contraire, cette déclaration pourrait concerner les entreprises soumises à enquête et, partant, représenter ou du moins être censée représenter une non-application. Les arguments de l'autorité (13) semblent s'inscrire dans cette dernière perspective.

36.
    D'autre part, aucune sanction ne semble avoir été infligée aux entreprises concernées, l'unique injonction étant qu'il soit mis fin aux infractions constatées. On peut dès lors se demander en outre si la référence faite dans la question au pouvoir d'infliger des sanctions n'est pas hypothétique.

37.
    Si cette interprétation des deux suppositions susmentionnées se révélait exacte, la pertinence de la première question déférée pourrait être remise en cause.

38.
    Toutefois, la décision de l'Autorità Garante est ambiguë sur le point de la non-application et sur l'interdiction, et les observations écrites tant du CIF que de la Commission semblent fondées sur une lecture de la décision qui est analogue à celle qui sous-tend la question posée par la juridiction de renvoi. En outre, comme nous nous efforcerons de le démontrer, les préoccupations que suscite l'application éventuelle de sanctions sont également pertinentes bien que l'autorité nationale de la concurrence ait uniquement ordonné qu'il soit mis fin aux comportements anticoncurrentiels. Cela est manifeste dans le présent cas d'espèce, étant donné que, lors de l'audience, l'Autorità Garante a indiqué qu'elle pourrait à juste titre reconsidérer sa décision de ne pas infliger des sanctions, au cas où les entreprises concernées ne se conformeraient pas à la constatation qu'elle a faite (14). Il nous semble dès lors nécessaire d'aborder la première question posée par le Tribunale amministrativo regionale.

39.
    En tout état de cause, selon une jurisprudence constante de la Cour, l'article 234 CE est fondé sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions nationales et la Cour. En vertu de cette séparation des fonctions, il n'appartient pas à la Cour, mais à la juridiction nationale d'établir les faits qui ont donné lieu au litige et d'en tirer les conséquences pour la décision qu'elle est appelée à rendre (15). En outre, il appartient également à la seule juridiction nationale qui est saisie du litige d'apprécier tant la nécessité d'une décision préjudicielle que la pertinence des questions qu'elle pose à la Cour (16).

40.
    Afin de respecter cette séparation des fonctions, et de donner en même temps une réponse utile à la juridiction nationale, nous traiterons la question posée à la Cour en examinant, notamment, si, en vertu du droit communautaire, une autorité nationale de la concurrence peut ou doit

-    laisser inappliquée une législation nationale contraire aux articles 10 CE et 81 CE et, sur ce fondement, sanctionner le comportement anticoncurrentiel passé d'entreprises qui était en principe couvert par cette législation;

-    laisser inappliquée une législation nationale contraire aux articles 10 CE et 81 CE et, sur ce fondement, interdire à l'avenir un comportement anticoncurrentiel d'entreprises qui serait en principe couvert par cette législation.

41.
    Avant de procéder à cet examen, il faut cependant repérer l'origine du problème en l'espèce.

Le coeur du problème

42.
    À notre avis, le point crucial en l'espèce n'est pas de savoir si une autorité nationale de la concurrence peut ou, le cas échéant, doit laisser inappliquée une législation nationale qui viole le droit communautaire. En principe, il est constant que toute juridiction nationale devrait procéder ainsi lorsque les dispositions communautaires ont un effet direct. Cela résulte assurément de l'effet direct du droit communautaire et de la primauté de ce droit par rapport au droit national. Le pouvoir, ou le devoir, de laisser inappliquée une législation nationale contraire au droit communautaire s'applique non seulement aux juridictions nationales, mais également, selon la jurisprudence de la Cour, à «tous les organes de l'administration» (17).

43.
    Dans la jurisprudence de la Cour il est également solidement établi que si, par eux-mêmes, les articles 81 CE et 82 CE concernent uniquement le comportement des entreprises, et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres, ces articles, en combinaison avec le devoir de coopération prévu à l'article 10 CE, imposent cependant aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises (18). Tel est notamment le cas lorsqu'un État membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 81 CE ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en délégant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique (19).

44.
    Il semble par conséquent clair qu'au moins les juridictions nationales sont habilitées à écarter ou, le cas échéant, obligées d'écarter une disposition de la législation nationale lorsque, par exemple, cette législation a empêché une partie à un contentieux privé ou administratif de faire valoir les droits conférés par l'article 81 CE, à l'encontre d'une autre partie privée ou des autorités publiques.

45.
    De même, il semble clair qu'une autorité nationale de la concurrence, quand elle mène une enquête sur le comportement d'entreprises au titre de l'article 81 CE, peut constater, si ce comportement était imposé par la législation nationale, que celle-ci était contraire aux dispositions combinées des articles 10 CE et 82 CE, ou incompatible avec ces dispositions.

46.
    Toutefois, la question essentielle qui se pose en l'espèce n'est pas de savoir si une autorité nationale de la concurrence peut faire une telle constatation d'incompatibilité, mais de déterminer si ladite autorité peut, de ce fait, rendre des entreprises passibles de sanctions pour un comportement qui est imposé par la législation nationale.

47.
    À cet égard, il convient d'établir une distinction entre l'application éventuelle de sanctions pour le passé et à l'avenir.

Sanctions pour le passé

48.
    Il semble hors de doute qu'une déclaration d'incompatibilité ne saurait exposer des entreprises à des sanctions pour un comportement passé si ce comportement était imposé par la législation nationale. Non seulement cela réduirait à néant l'exception tirée de l'action étatique telle qu'énoncée dans l'arrêt Commission et France/Ladbroke Racing (20), mais cela irait également à l'encontre de principes fondamentaux de l'ordre juridique communautaire, notamment le principe de sécurité juridique et l'interdiction connexe d'une pénalisation rétroactive de comportements (nulla poena sine lege).

49.
    Du reste, des préoccupations relatives à la sécurité juridique émergent également à deux autres égards. D'une part, en pareil cas, des entreprises seraient confrontées à deux obligations contradictoires, au risque de subir des conséquences défavorables, quelle que soit l'option qu'elles retiennent. D'autre part, ainsi que le CIF l'a souligné lors de l'audience, la définition des obligations qui incombent aux entreprises en vertu du droit communautaire dépend de l'interprétation de principes complexes résultant de l'application combinée des articles 10 CE et 81 CE.

50.
    Certes, les entreprises qui choisissent, de leur propre initiative, de ne pas se conformer à la législation nationale pourront, si elles font l'objet de poursuites, faire valoir, pour leur défense, l'incompatibilité de cette législation avec les dispositions du traité qui ont effet direct. Mais, pour l'ensemble des raisons qui viennent d'être exposées, elles ne sauraient, à notre avis, être tenues, en droit, de méconnaître cette législation tant qu'elle reste en vigueur et qu'elle n'a pas été abrogée par le législateur. Les principes de l'effet direct et de la primauté du droit communautaire ne sauraient être compris en ce sens qu'ils exigent des entreprises, sous la menace de lourdes sanctions, de méconnaître les obligations qui leur incombent en vertu de la législation nationale. En effet, cela équivaudrait sinon à imposer aux entreprises la charge de faire respecter le droit communautaire alors qu'il appartient à la Communauté et aux autorités nationales d'assumer cette charge.

51.
    En outre, il ne faut pas perdre de vue que, dans un cas tel que celui qui nous occupe, c'est l'État membre qui a adopté ou maintenu la législation en cause qui porte la responsabilité de la violation du droit communautaire, et non les entreprises concernées.

52.
    À notre avis, les mêmes principes doivent s'appliquer, que les sanctions susceptibles d'être infligées par les autorités nationales pour infraction aux règles de concurrence communautaires en question soient qualifiées de pénales ou d'administratives. Lorsque des entreprises sont passibles d'amendes considérables pour infraction aux règles de concurrence, et que la finalité des amendes est répressive et dissuasive, les mêmes principes fondamentaux doivent trouver application, que les procédures aboutissant à l'application d'amendes soient de nature administrative ou pénale.

53.
    Ces principes doivent l'emporter sur tout argument fondé sur l'effet utile du droit communautaire de la concurrence, puisque les exigences de l'effet utile restent soumises à des principes qui sont essentiels à la notion de l'État de droit et au nombre desquels figure celui de la sécurité juridique et de la légalité (nulla poena). En tout état de cause, l'effet utile du droit communautaire de la concurrence pourrait sans aucun doute être favorisé par une déclaration d'incompatibilité émanant d'une autorité nationale de la concurrence: il est vraisemblable qu'une telle déclaration incitera fortement l'État membre à abroger la législation incriminée, et elle pourrait servir de fondement à des actions en dommages-intérêts intentées contre l'État membre par les personnes lésées par ladite législation.

54.
    Les arguments qui précèdent ne sont pas ébranlés par la nécessité, qui est désormais de plus en plus admise, d'une décentralisation plus importante dans la mise en application du droit communautaire de la concurrence, ce qui peut exiger des autorités nationales de la concurrence qu'elles exercent de plus en plus des pouvoirs qui étaient jusqu'ici exercés par la Commission. En effet, la Commission n'a jamais eu le pouvoir de laisser inappliquée une législation nationale. Elle n'a pas non plus le pouvoir d'infliger à des entreprises des sanctions pour un comportement imposé par la législation nationale, ainsi que le confirme l'exception tirée de l'action étatique.

Les sanctions à l'avenir

55.
    Les considérations qui précèdent relatives à la sécurité juridique et à l'exception tirée de l'action étatique s'appliquent également lorsque, comme c'est apparemment le cas en l'espèce, une autorité nationale de la concurrence interdit à l'avenir un comportement anticoncurrentiel. En effet, on peut supposer qu'une telle interdiction est susceptible d'être mise en application par la voie de sanctions. Ainsi que l'autorité l'a expressément admis, le fait de ne pas se conformer à sa constatation, qui est implicitement renforcée par une interdiction, pourrait l'amener à reconsidérer sa décision de ne pas infliger des sanctions (21).

56.
    En pareille hypothèse, l'exception tirée de l'action étatique serait par conséquent pleinement pertinente.

57.
    En outre, abstraction faite bien entendu du problème de rétroactivité, les mêmes préoccupations relatives au principe de sécurité juridique se feraient jour.

58.
    Si une autorité nationale de la concurrence peut à juste titre être habilitée à déclarer la législation nationale incompatible avec le droit communautaire, nous ne considérons cependant pas qu'une telle déclaration dissiperait la situation d'incertitude juridique pour les entreprises concernées. Celles-ci n'en seraient pas moins prises entre Charybde et Scylla, sous forme de deux obligations contradictoires dont le non-respect de l'une ou de l'autre pourrait les exposer à des conséquences défavorables.

59.
    Toutefois, il peut en aller autrement si une déclaration officielle a levé tout doute en ce qui concerne les obligations qui pèsent sur les entreprises concernées. Tel pourrait être le cas quand, par exemple, l'incompatibilité de la législation nationale avec le droit communautaire a été définitivement établie par une juridiction nationale, le cas échéant après un renvoi préjudiciel à la Cour. En pareille hypothèse, la protection assurée par l'exception tirée de l'action étatique serait retirée et les entreprises pourraient être tenues pour responsables de leur comportement anticoncurrentiel.

60.
    Pour les raisons qui précèdent, nous considérons que la Cour devrait répondre à la première question en ce sens que le droit communautaire s'oppose à ce qu'une autorité nationale de la concurrence laisse inappliquée une législation nationale qui est incompatible avec l'article 10 CE, lu en combinaison avec l'article 81, paragraphe 1, CE, dans la mesure où cette non-application aboutit à imposer soit des sanctions à des entreprises pour leur comportement passé soit une interdiction à l'avenir confirmée par la possibilité que des sanctions soient infligées. Cette conclusion ne s'oppose cependant pas à ce qu'une autorité nationale de la concurrence constate que la législation nationale en cause est incompatible avec le droit communautaire.

Sur la deuxième question

61.
    Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si une législation nationale qui confère compétence à un ministère pour déterminer le prix de vente au détail d'un produit et attribue, en outre, à un consortium obligatoire entre les producteurs le pouvoir de répartir la production entre les entreprises, peut être considérée, aux fins de l'application de l'article 81, paragraphe 1, CE, comme une législation qui laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes desdites entreprises.

62.
    La réponse à cette question nécessite dès lors une analyse de l'incidence sur le jeu de la concurrence dans le marché en cause d'un cadre juridique tel que celui qui nous occupe, lequel, entre autres, prévoit la détermination de prix de vente au détail par l'État et exige d'un consortium de producteurs qu'il répartisse des quotas de production entre ses membres. En particulier, il s'agit de vérifier si ce cadre juridique laisse subsister la possibilité d'un comportement anticoncurrentiel autonome de la part des entreprises lorsqu'elles s'acquittent de leur obligation légale de répartir des quotas de production.

63.
    Dans le cadre d'un renvoi préjudiciel, la Cour est appelée à interpréter les dispositions communautaires en question tandis qu'il appartient à la juridiction de renvoi de les appliquer aux faits du litige dont elle est saisie. Nous ferons donc référence aux circonstances factuelles du litige uniquement pour autant que cela s'avère nécessaire pour fournir une réponse utile à la question posée par la juridiction de renvoi. Nous nous emploierons principalement à clarifier les principes de droit communautaire, tels que développés dans la jurisprudence de la Cour, qui peuvent aider le Tribunale amministrativo regionale à résoudre les problèmes dont il est saisi.

64.
    Il peut être utile de se référer de nouveau à l'arrêt Commission et France/Ladbroke Racing. Le principe sous-jacent est que l'article 81 CE (et en fait également l'article 82 CE) ne vise que des comportements anticoncurrentiels qui ont été adoptés par les entreprises de leur propre initiative, étant donné que la restriction de concurrence doit trouver sa cause dans ces comportements. Le critère établi par la Cour consiste à vérifier si le comportement des entreprises est autonome, en ce sens que ces entreprises doivent avoir la possibilité de développer un comportement concurrentiel. Inversement, comme nous l'avons vu en examinant la première question (22), si le comportement anticoncurrentiel est imposé aux entreprises par une législation nationale ou si celle-ci crée un cadre juridique qui lui-même élimine toute possibilité de comportement concurrentiel de leur part, l'article 81 CE n'est pas d'application.

65.
    Cette approche a été suivie par le Tribunal de première instance dans l'arrêt Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali/Commission (23). Après avoir rappelé que l'exception tirée de l'action étatique, vu qu'elle exclut un comportement anticoncurrentiel du champ d'application de l'article 81, paragraphe 1, CE, a été appliquée de manière restrictive par les juridictions communautaires (24), ce Tribunal a considéré qu'il convient de déterminer à l'aune du critère défini dans l'arrêt Commission et France/Ladbroke Racing si des effets restrictifs de la concurrence trouvent leur origine uniquement dans la loi nationale ou, au moins pour une part, dans le comportement du requérant (25).

66.
    Dans le présent cas d'espèce, il appartient par conséquent à la juridiction de renvoi de déterminer si, sous l'empire du cadre juridique en question, les entreprises concernées jouissaient d'une autonomie suffisante pour restreindre la concurrence au-delà de ce qui résultait déjà de la législation nationale. Si tel était le cas, il découle de l'arrêt Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali/Commission que, même si les effets restrictifs qui trouvent leur cause dans le comportement des entreprises sont en fait limités, cela suffit pour qu'elles soient tenues pour responsables au titre de l'article 81, paragraphe 1, CE.

67.
    Du reste, nous souhaiterions souligner, ainsi que la juridiction de renvoi le fait également, que la répartition de quotas de production représente une infraction particulièrement grave aux règles de concurrence.

68.
    À notre avis, il n'y a pas lieu de supposer que, en principe, toute possibilité de comportement concurrentiel est exclue par la fixation à l'avance de prix par l'État. En réalité, la concurrence par les prix «ne constitue [...] pas la seule forme efficace de concurrence ni celle à laquelle doit, en toutes circonstances, être accordée une priorité absolue» (26). Quoique limitée, la concurrence peut tout de même se concentrer sur des facteurs tels que la quantité et/ou la qualité des produits ou des services en question. À l'évidence, il s'agit cependant d'un point qu'il appartient à la juridiction nationale de trancher, au regard du marché et du produit en cause.

69.
    De même, nous ne partageons pas la thèse du consortium selon laquelle, dans le cas d'une disposition nationale qui impose à certaines entreprises de répartir la production entre elles, toute possibilité de comportement concurrentiel serait a priori éliminée du fait que tous les effets restrictifs de concurrence «trouveraient leur origine uniquement» dans la disposition elle-même. Lorsqu'une disposition légale prévoit simplement une obligation de répartir des quotas sans toutefois définir les critères et les modalités selon lesquels cette répartition doit s'effectuer, le jeu de la concurrence peut en effet, au moins par hypothèse, être affecté différemment selon la répartition qui est en fait réalisée et il peut, en tout état de cause, être faussé au-delà de ce qui résulte de l'obligation légale elle-même. Cela a été confirmé dans l'arrêt Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali/Commission: le Tribunal de première instance y a jugé que, lorsqu'une législation nationale impose à une association d'entreprises, composée de représentants de l'industrie en question qui agissent et prennent des décisions dans leur intérêt exclusif, d'adopter un tarif, mais ne prévoit ni des niveaux ou des plafonds de prix déterminés ni les critères à prendre en compte lors de l'établissement du tarif, on ne saurait exclure que la législation en question laisse subsister la possibilité d'une certaine concurrence, susceptible d'être faussée (27).

70.
    Il ressort également de la jurisprudence que des décisions ne relèvent pas du champ d'application des règles de concurrence communautaires si l'organisme qui les prend est composé d'une majorité de représentants de la puissance publique et s'il doit respecter, lors de l'adoption d'une décision, un certain nombre de critères d'intérêt public (28). D'après les éléments qui résultent du dossier, tel ne semble pas être le cas en l'espèce.

71.
    Il convient également de souligner que le fait que des mesures anticoncurrentielles soient communiquées, pour approbation, à une autorité publique ne constitue pas nécessairement un élément décisif. Dans l'arrêt BNIC (29), la Cour a déclaré que, par sa nature même, un accord fixant un prix minimal pour un produit (soit une infraction dont la gravité est comparable à une répartition de la production et des marchés) et transmis à l'autorité publique en vue de faire entériner ce prix minimal, aux fins de le rendre obligatoire pour l'ensemble des opérateurs économiques intervenant sur le marché en cause, a pour objet de fausser le jeu de la concurrence sur ce marché. La Cour a poursuivi en disant que l'intervention d'un acte de l'autorité publique, destiné à conférer un effet obligatoire à cet accord vis-à-vis de l'ensemble des opérateurs économiques concernés, même s'ils n'ont pas été partie à l'accord, ne saurait avoir pour effet de soustraire celui-ci à l'application de l'article 81, paragraphe 1, CE. Ces conclusions sont d'autant plus importantes si l'on considère que l'exception tirée de l'action étatique a été appliquée de manière restrictive (30), et si, ainsi que l'Autorità Garante l'a évoqué, la vérification à laquelle l'administration des monopoles d'État procède en fait ne semble pas très approfondie (31).

72.
    C'est à la lumière de ces principes que la juridiction nationale devrait apprécier si le cadre juridique en question, et notamment l'obligation de répartir des quotas de production, laissait subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes de la part des entreprises concernées.

73.
    À cet égard, nous nous bornerons à remarquer que, dans le présent cas d'espèce, il semble que les entreprises concernées aient déterminé, individuellement et par l'intermédiaire des divers organes du consortium, des plans, des critères, des modalités et des niveaux de production en vue de répartir des quotas de production entre elles. Il résulte des éléments du dossier qu'elles ont également passé avec l'un des principaux concurrents étrangers un accord visant à la répartition de la production et des débouchés en vertu duquel elles ont accepté de réduire leurs propres quotas de production individuels pour permettre à ce concurrent d'entrer sur le marché italien, comportement qui semble ne trouver aucun fondement juridique dans l'obligation légale de répartir des quotas de production entre les membres du consortium.

74.
    Bien que ces dispositions, ainsi que l'Autorità Garante et la Commission l'ont allégué, paraissent en fait susceptibles de fausser encore davantage la concurrence, il appartient cependant à la juridiction nationale d'appliquer les principes susmentionnés aux faits du litige dont elle est saisie et de tirer sa propre conclusion.

Conclusion

75.
    En conséquence, nous estimons qu'il convient de répondre comme suit aux questions déférées par le Tribunale amministrativo regionale del Lazio:

«1)    Le droit communautaire s'oppose à ce qu'une autorité nationale de la concurrence laisse inappliquée une législation nationale qui est incompatible avec l'article 10 CE, lu en combinaison avec l'article 81, paragraphe 1, CE, dans la mesure où cette non-application aboutit à imposer soit des sanctions à des entreprises pour leur comportement passé, soit une interdiction à l'avenir confirmée par la possibilité que des sanctions soient infligées. Cette conclusion ne s'oppose cependant pas à ce qu'une autorité nationale de la concurrence constate que la législation nationale en cause est incompatible avec le droit communautaire.

2)    Lorsque, en vertu de la législation nationale, les prix de vente au détail d'un produit sont déterminés par les autorités nationales et que la répartition de la production entre les entreprises est confiée à un consortium obligatoire entre les producteurs, lesdites entreprises restent soumises à l'article 81, paragraphe 1, CE pour tout comportement autonome qu'admet la législation. Il appartient à la juridiction nationale de déterminer, eu égard à l'ensemble des faits, s'il subsiste, dans les limites du cadre juridique national, la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes de la part de ces entreprises.»


1: -     Langue originale: l'anglais.


2: -    Mise en oeuvre par décret du ministre des Finances du 5 août 1992.


3: -    Par la suite converti par la loi n° 427 du 29 octobre 1993.


4: -    Dans une note du 24 novembre 1999, le ministère des Finances italien avait cependant indiqué que la participation au consortium continuait d'être obligatoire jusqu'à l'expiration en 2001 de la convention de 1992.


5: -    L'autorité se réfère à l'arrêt du 30 janvier 1985, BNIC (123/83, Rec. p. 391, point 23).


6: -    Arrêt du 11 novembre 1997 (C-359/95 P et C-379/95 P, Rec. p. I-6265, points 30 à 35).


7: -    Points 33 et 34 de l'arrêt.


8: -    Point 31 de l'arrêt.


9: -    Point 35 de l'arrêt.


10: -    Arrêt du 22 juin 1989 (103/88, Rec. p. 1839).


11: -    L'autorité cite deux exemples tirés de la jurisprudence: arrêts du 10 décembre 1991, Merci convenzionali porto di Genova (C-179/90, Rec. p. I-5889), en matière de droits spéciaux et exclusifs, et du 12 juillet 2001, Ordine degli Architetti e.a. (C-399/98, Rec. p. I-5409), concernant les directives sur les marchés publics.


12: -    La Commission cite les arrêts du 11 juin 1987, Pretore di Salò (14/86, Rec. p. 2545); du 14 juillet 1994, Faccini Dori (C-91/92, Rec. p. I-3325); du 12 décembre 1996, X (C-74/95 et C-129/95, Rec. p. I-6609), et du 26 septembre 1996, Arcaro (C-168/95, Rec. p. I-4705).


13: -    Voir points 25, 27 et 28 ci-dessus.


14: -    Voir point 27 ci-dessus.


15: -    Voir, par exemple, arrêt du 16 septembre 1999, WWF e.a. (C-435/97, Rec. p. I-5613, points 31 et 32).


16: -    Voir, par exemple, arrêt du 6 juin 2000, Angonese (C-281/98, Rec. p. I-4139, points 18 et 19).


17: -    Arrêt Fratelli Costanzo, précité à la note 10 ci-dessus, point 32.


18: -    Arrêt du 16 novembre 1977, GB-Inno-BM (13/77, Rec. p. 2115).


19: -    Voir, par exemple, arrêt du 21 septembre 1988, Van Eycke (267/86, Rec. p. 4769, point 16), qui contient un rappel de la jurisprudence sur l'application conjointe des articles 10 CE et 81 CE.


20: -    Précité à la note 6.


21: -    Voir point 27 ci-dessus.


22: -    Voir point 48 ci-dessus.


23: -    Arrêt du 30 mars 2000 (T-513/93, Rec. p. II-1807); voir également l'ordonnance du 20 mars 2001, Compagnia Portuale Pietro Chiesa/Commission (T-59/00, Rec. p. II-1019).


24: -    Arrêt Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali/Commission, précité à la note 23 (point 60), qui renvoie notamment à l'arrêt du 29 octobre 1980, Van Landewyck e.a./Commission (209/78 à 215/78 et 218/78, Rec. p. 3125).


25: -    Ibidem, point 61.


26: -    Arrêt du 25 octobre 1977, Metro/Commission (26/76, Rec. p. 1875, point 21), dont l'enseignement, s'il concerne les effets d'un système de distribution sélective sur la concurrence par les prix, peut cependant revêtir un intérêt plus général.


27: -    Arrêt précité à la note 23, point 62.


28: -    Voir, entre autres, arrêts du 5 octobre 1995, Centro Servizi Spediporto (C-96/94, Rec. p. I-2883, points 23 à 25), et du 18 juin 1998, Commission/Italie (C-35/96, Rec. p. I-3851, points 41 à 44).


29: -    Précité à la note 5, point 22.


30: -    Voir point 65 ci-dessus.


31: -    Voir arrêt du 19 février 2002, Wouters e.a. (C-309/99, Rec. p. I-1577, point 68).