Language of document : ECLI:EU:T:2021:463

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (septième chambre)

14 juillet 2021 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises au regard de la situation au Venezuela – Gel des fonds – Listes des personnes, entités et organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Maintien du nom du requérant sur les listes – Erreur d’appréciation »

Dans l’affaire T‑32/19,

Katherine Nayarith Harrington Padrón, demeurant à Caracas (Venezuela), représentée par Mes L. Giuliano et F. Di Gianni, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par M. A. Antoniadis, Mmes S. Kyriakopoulou et P. Mahnič, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la décision (PESC) 2018/1656 du Conseil, du 6 novembre 2018, modifiant la décision (PESC) 2017/2074 concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, L 276, p. 10), et du règlement d’exécution (UE) 2018/1653 du Conseil, du 6 novembre 2018, mettant en œuvre le règlement (UE) 2017/2063 concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, L 276, p. 1), en tant que ces actes concernent la requérante,

LE TRIBUNAL (septième chambre),

composé de M. R. da Silva Passos, président, Mme I. Reine (rapporteure) et M. L. Truchot, juges,

greffier : M. B. Lefebvre, administrateur,

vu la phase écrite de la procédure et à la suite de l’audience du 4 septembre 2020,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        La requérante, Mme Katherine Nayarith Harrington Padrón, occupe le poste de procureur général adjoint du Venezuela depuis le 4 juillet 2017. Avant d’être nommée à ce poste, elle a exercé les fonctions de procureur et de vice-ministre au sein du système général d’enquête pénale du ministère de l’Intérieur, de la Justice et de la Paix du Venezuela.

 Mise en place du régime de mesures restrictives : la décision (PESC) 2017/2074 et le règlement (UE) 2017/2063

2        Le 13 novembre 2017, le Conseil de l’Union européenne a adopté la décision (PESC) 2017/2074, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2017, L 295, p. 60). Selon son considérant 1, cette décision était motivée par la dégradation constante de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme au Venezuela.

3        La décision 2017/2074 comporte, en substance, premièrement, une interdiction d’exporter, vers le Venezuela, des armes, des équipements militaires ou tout autre équipement susceptible d’être utilisé à des fins de répression interne ainsi que des équipements, de la technologie ou des logiciels de surveillance et, deuxièmement, une interdiction de fournir des services financiers, techniques ou autres en rapport avec ces biens et ces technologies.

4        L’article 6, paragraphe 1, de la décision 2017/2074 prévoit en outre ce qui suit :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire :

a)      des personnes physiques qui sont responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique au Venezuela ; ou

b)      des personnes physiques dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte d’une quelconque autre manière à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela,

dont la liste figure à l’annexe I. »

5        L’article 7 de la décision 2017/2074 dispose :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes, entités ou organismes ci-après, de même que tous les fonds et ressources économiques possédés, détenus ou contrôlés par les personnes, entités ou organismes ci-après :

a)      les personnes physiques ou morales, les entités ou les organismes qui sont responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique au Venezuela ;

b)      les personnes physiques ou morales, les entités ou les organismes dont les actions, les politiques ou les activités portent atteinte d’une quelconque autre manière à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela,

dont la liste figure à l’annexe I.

2. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes physiques ou morales, entités et organismes associés aux personnes, entités ou organismes visés au paragraphe 1 dont la liste figure à l’annexe II, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, ces entités ou ces organismes ont en leur possession, détiennent ou contrôlent.

3. Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est mis à la disposition, directement ou indirectement, des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe I ou II, ni n’est dégagé à leur profit.

[…] »

6        L’article 8 de la décision 2017/2074 est libellé comme suit :

« 1. Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition d’un État membre ou du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, établit et modifie les listes figurant aux annexes I et II.

2. Le Conseil communique la décision visée au paragraphe 1 à la personne physique ou morale, à l’entité ou à l’organisme concerné, y compris les motifs de son inscription sur la liste, soit directement si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations.

3. Si des observations sont formulées, ou si de nouveaux éléments de preuve substantiels sont présentés, le Conseil réexamine la décision visée au paragraphe 1 et en informe la personne physique ou morale, l’entité ou l’organisme concerné en conséquence. »

7        L’article 13, second alinéa, de la décision 2017/2074 dispose que cette décision fait l’objet d’un suivi constant et est prorogée, ou modifiée, le cas échéant, si le Conseil estime que ses objectifs n’ont pas été atteints.

8        À la date de l’adoption de la décision 2017/2074, ses annexes I et II ne comportaient encore le nom d’aucune personne ou entité.

9        Sur le fondement de l’article 215 TFUE et de la décision 2017/2074, le Conseil a adopté, le 13 novembre 2017, le règlement (UE) 2017/2063, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2017, L 295, p. 21). En ce qui concerne le gel des fonds des personnes visées, ce règlement reprend, en substance, les dispositions de la décision 2017/2074. En particulier, les annexes IV et V dudit règlement correspondent respectivement aux annexes I et II de la décision 2017/2074. En vertu de l’article 17, paragraphe 4, du même règlement, ces deux annexes sont réexaminées à intervalles réguliers, et au moins tous les douze mois.

10      À la date de l’adoption du règlement 2017/2063, ses annexes IV et V ne comportaient encore le nom d’aucune personne ou entité.

11      L’article 13, premier alinéa, de la décision 2017/2074 prévoyait, dans sa version initiale, que cette décision était applicable jusqu’au 14 novembre 2018.

12      En revanche, le règlement 2017/2063 n’est assorti d’aucun terme.

 Inscription du nom de la requérante sur les listes : la décision (PESC) 2018/901 et le règlement d’exécution (UE) 2018/899

13      Le 25 juin 2018, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2018/901, modifiant la décision 2017/2074 (JO 2018, L 160 I, p. 12). Le même jour le Conseil a adopté le règlement d’exécution (UE) 2018/899, mettant en œuvre le règlement 2017/2063 (JO 2018, L 160 I, p. 5). Cette décision et ce règlement d’exécution (ci-après, ensemble, les « actes initiaux ») ont été publiés le jour même au Journal officiel de l’Union européenne. Selon les considérants 4 des actes initiaux, « en raison de la situation au Venezuela, il conv[enai]t d’inscrire onze personnes sur la liste des personnes physiques et morales, des entités et des organismes faisant l’objet de mesures restrictives » qui figure à l’annexe I de la décision 2017/2074. Les actes initiaux ont par conséquent modifié ces annexes. Le nom de la requérante y a ainsi été inscrit de la manière suivante : « 16 – Nom : Katherine Nayarith Harrington Padrón – Informations d’identification : Procureur général adjoint[,] Date de naissance : 5.12.1971 – Motifs de l’inscription : Procureur général adjoint depuis juillet 2017. Nommée à ce poste par [le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême, Venezuela)], en violation de la Constitution, et non par l’Assemblée nationale. Responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, notamment en ayant engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime [du président du Venezuela de l’époque] – Date de l’inscription : 25.6.2018 ».

14      Le 26 juin 2018 a été publié au Journal officiel un avis à l’attention des personnes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2017/2074, modifiée par la décision 2018/901, et par le règlement 2017/2063, mis en œuvre par le règlement d’exécution 2018/899, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, C 222, p. 6).

15      Par courrier du 12 juillet 2018, le Conseil a envoyé au représentant de la requérante les documents sur lesquels les actes initiaux étaient fondés, à savoir un document de travail daté du 11 juillet 2018 portant la référence COREU CFSP/0250/18 et un autre document daté du 25 juin 2018 portant la référence WK 7761/2018 INIT. Par le même courrier, le représentant de la requérante a été informé de la possibilité de soumettre des observations dans le cadre du réexamen annuel des mesures restrictives en cause auprès du Conseil jusqu’au 1er septembre 2018.

16      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 19 septembre 2018, la requérante a introduit un recours, enregistré sous le numéro d’affaire T‑550/18, visant, en substance, à l’annulation des actes initiaux, pour autant que ces actes la concernaient.

 Maintien du nom de la requérante sur les listes : la décision (PESC) 2018/1656 et le règlement d’exécution (UE) 2018/1653

17      Le 6 novembre 2018, le Conseil a prorogé la validité des mesures restrictives jusqu’au 14 novembre 2019, y compris en ce qui concerne la requérante, en adoptant, d’une part, la décision (PESC) 2018/1656, modifiant la décision 2017/2074 (JO 2018, L 276, p. 10), et, d’autre part, le règlement d’exécution (UE) 2018/1653, mettant en œuvre le règlement 2017/2063 (JO 2018, L 276, p. 1) (ci-après, ensemble, les « actes attaqués »). Les actes attaqués ont également remplacé la mention 7 de l’annexe I de la décision 2017/2074 et la mention 7 de l’annexe IV du règlement 2017/2063, modifiant ainsi le motif d’inscription d’une autre personne visée par les mesures restrictives en cause.

18      Par lettre du 7 novembre 2018, le Conseil a informé le représentant de la requérante qu’il avait été décidé de proroger la validité des mesures restrictives en cause à l’égard de celle-ci. En outre, il a été informé de la possibilité de soumettre une demande de révision de cette décision auprès du Conseil jusqu’au 23 août 2019.

19      Le 7 novembre 2018 a été publié au Journal officiel un avis à l’attention des personnes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2017/2074, modifiée par la décision 2018/1656, et par le règlement 2017/2063, mis en œuvre par le règlement d’exécution 2018/1653, concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela (JO 2018, C 401, p.2).

20      Par courriel du 30 novembre 2018, le représentant de la requérante a demandé au Conseil d’avoir accès au dossier contenant les éléments de preuve, documents et informations justifiant les actes attaqués.

21      Par courrier du 10 décembre 2018, le Conseil a notamment informé le représentant de la requérante que, outre les informations envoyées au représentant de la requérante le 12 juillet 2018, il ne possédait pas d’autres preuves ou documents concernant sa décision de maintenir le nom de la requérante sur la liste.

22      Par lettre du 19 décembre 2018, le représentant de la requérante a informé le Conseil que la requérante n’exerçait plus les fonctions de procureur général adjoint depuis le 19 octobre 2018 et qu’elle avait cessé d’exercer des fonctions liées aux politiques ou aux institutions vénézuéliennes. Pour ces raisons, il lui a demandé de retirer son nom des listes litigieuses.

 Procédure et conclusions des parties

23      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 17 janvier 2019, la requérante a introduit le présent recours.

24      La phase écrite de la procédure a été close le 25 juin 2019.

25      La composition des chambres du Tribunal ayant été modifiée, en application de l’article 27, paragraphe 5, du règlement de procédure du Tribunal, la juge rapporteure a été affectée à la septième chambre, à laquelle la présente affaire a, par conséquent, été attribuée.

26      Par lettre du 28 octobre 2019, les parties ont été invitées à présenter des observations sur une éventuelle jonction des affaires T‑550/18, Harrington Padrón/Conseil, T‑551/18, Oblitas Ruzza/Conseil, T‑552/18, Moreno Reyes/Conseil, T‑553/18, Rodríguez Gómez/Conseil, T‑554/18, Hernández Hernández/Conseil et T‑32/19, Harrington Padrón/Conseil, aux fins de la phase orale de la procédure. Le Conseil a répondu ne pas avoir d’objections à une telle jonction. La requérante n’a pas répondu dans le délai imparti.

27      Par décision du 19 novembre 2019, le président de la septième chambre du Tribunal a décidé de joindre lesdites affaires (ci-après les « affaires jointes »), aux fins de la phase orale de la procédure. Le même jour, la phase orale de la procédure a été ouverte.

28      Le 28 janvier 2020, la septième chambre a décidé de fixer la date de l’audience dans les affaires jointes au 24 avril 2020.

29      Le 7 février 2020, dans le cadre des mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 89 du règlement de procédure, le Tribunal a invité les parties dans les affaires jointes à répondre à certaines questions, pour réponse écrite avant l’audience et pour réponse orale lors de l’audience. Les parties dans les affaires jointes ont répondu aux questions pour réponse écrite dans le délai imparti. Le 13 mars 2020, le Tribunal les a invitées à présenter leurs observations éventuelles sur les réponses de l’autre partie. Les parties dans les affaires jointes ont présenté leurs observations dans le délai imparti.

30      L’audience de plaidoiries initialement prévue le 24 avril 2020 ayant été reportée en raison de la crise sanitaire, les parties dans les affaires jointes ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 4 septembre 2020.

31      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués, en tant que leurs dispositions la concernent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

32      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        à titre subsidiaire, si les mesures restrictives visant la requérante devaient être annulées, ordonner le maintien des effets de la décision 2018/1656 en ce qui concerne celle-ci jusqu’à la prise d’effet de l’annulation partielle du règlement d’exécution 2018/899 ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Sur la recevabilité du recours en ce qu’il vise l’annulation du règlement d’exécution 2018/1653

33      Dans son mémoire en défense, le Conseil soutient que le recours est irrecevable en ce qu’il tend à l’annulation du règlement d’exécution 2018/1653, au motif que la requérante n’a pas de qualité pour agir. Le Conseil fait valoir que ce règlement d’exécution ne mentionne pas spécifiquement le nom de la requérante et ne remplace pas un acte la concernant directement et individuellement. En outre, ledit règlement d’exécution ne concernerait ni directement ni individuellement la requérante et celle-ci ne pourrait donc en demander l’annulation. Dès lors, la requérante n’aurait pas qualité à agir.

34      La requérante fait valoir que le fait que le règlement d’exécution 2018/1653 ne mentionne pas explicitement son nom ne prouve pas qu’il n’a pas d’effet sur sa situation. Ce règlement d’exécution la concernerait directement et individuellement. À cet égard, elle observe que celui-ci a de facto étendu le champ d’application du règlement 2017/2063 à la requérante, impliquant que son nom soit maintenu sur les listes litigieuses, pour les mêmes motifs que ceux énoncés par le règlement 2017/2063, tel que modifié par le règlement d’exécution 2018/899.

35      À cet égard, il y a lieu d’observer que l’article 13, second alinéa, de la décision 2017/2074 prévoit que celle-ci doit faire l’objet d’un suivi constant. Le considérant 2 de la décision 2018/1656 fait expressément état d’un réexamen de la décision 2017/2074.

36      En revanche, le règlement d’exécution 2018/1653 ne comporte pas une telle mention. Il ne saurait, toutefois, en être déduit que le Conseil n’a pas procédé au réexamen de la situation et que cette absence de réexamen ferait obstacle à la recevabilité du recours. L’article 17, paragraphe 4, du règlement 2017/2063 dispose en effet que la liste figurant à l’annexe IV de celui-ci est examinée à intervalles réguliers et au moins tous les douze mois. Or, la recevabilité d’un recours ne saurait dépendre du bon vouloir du Conseil, selon que celui-ci estime avoir effectivement réexaminé ou non le maintien de l’inscription du nom de la personne concernée sur les listes en cause, ce qui irait à l’encontre du principe de sécurité juridique (arrêt du 9 juillet 2014, Al-Tabbaa/Conseil, T‑329/12 et T‑74/13, non publié, EU:T:2014:622, point 47). Dès lors, le Conseil ne saurait faire valoir que, en l’espèce, il n’a opéré aucun réexamen de la situation de la requérante, contrairement à ses obligations, afin d’en tirer un bénéfice en ce qui concerne la recevabilité du recours dirigé contre le règlement d’exécution 2018/1653. De surcroît, en raison de l’étroite imbrication des deux textes, il doit être considéré que le réexamen de la situation, que le Conseil admet avoir effectué pour adopter la décision 2018/1656, a été un préalable nécessaire également pour l’adoption du règlement d’exécution 2018/1653.

37      Au vu de ce qui précède, il y a lieu d’écarter les fins de non-recevoir soulevées par le Conseil et de constater que le recours est recevable, y compris en ce qu’il vise le règlement d’exécution 2018/1653.

 Sur le fond

38      À l’appui de son recours, la requérante invoque un moyen unique tiré d’une « erreur manifeste d’appréciation » en ce qui concerne le maintien de son nom sur les listes litigieuses. Elle divise ce moyen en deux branches, tirées, la première, du caractère manifestement inexact et incomplet du réexamen périodique de sa situation et, la seconde, du caractère injustifié de l’application de mesures restrictives à son égard malgré le changement intervenu dans sa situation après le 19 octobre 2018.

39      Il y a lieu d’observer que les deux branches se recoupent, en ce que la requérante fait en substance valoir, tant dans le cadre de la première branche que dans le cadre de la seconde branche, que le Conseil a commis une « erreur manifeste d’appréciation » en ignorant l’évolution de la situation de la requérante après le 19 octobre 2018. Dès lors, il convient de les traiter ensemble.

40      La requérante fait valoir, en substance, que l’exercice, par le passé, des fonctions de procureur général adjoint et sa prétendue responsabilité pour des actes illicites commis dans l’exercice de cette fonction ne sauraient justifier le maintien, par les actes attaqués, de mesures restrictives à son endroit.

41      À cet égard, la requérante indique que le Conseil n’apporte aucune preuve que, après la cessation de ses fonctions de procureur général adjoint le 19 octobre 2018, elle est restée associée avec des personnes, des entités ou des organismes dont les actions, les politiques ou les activités auraient prétendument porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela. La requérante n’exercerait plus aucun rôle public et n’aurait pas non plus gardé de lien, direct ou indirect, avec les dirigeants du Venezuela depuis le 19 octobre 2018. Elle souligne qu’elle a également démissionné du Parti socialiste unifié du Venezuela.

42      La requérante soutient également que, au vu du caractère préventif des mesures restrictives, l’adoption des actes attaqués au seul motif qu’elle serait prétendument responsable d’avoir commis des actes illicites dans le passé et d’avoir occupé le poste de procureur général adjoint est contraire à l’objectif desdites mesures. En outre, la requérante considère que les actes attaqués privent le réexamen périodique de tout effet utile dans la mesure où ils ne tiennent pas compte des changements de circonstances concernant sa situation individuelle.

43      Le Conseil conteste les arguments de la requérante.

44      Il convient de rappeler que l’effectivité du contrôle juridictionnel, garantie par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 64).

45      À cette fin, il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union européenne de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 120 et jurisprudence citée ; arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 65).

46      C’est en effet à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 121, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 66).

47      À cette fin, il n’est pas requis que ladite autorité produise devant le juge de l’Union l’ensemble des informations et des éléments de preuve inhérents aux motifs allégués dans l’acte dont il est demandé l’annulation. Il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne concernée (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 122, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, EU:C:2013:775, point 67).

48      En ce qui concerne les moyens de preuve qui peuvent être invoqués, le principe qui prévaut en droit de l’Union est celui de la libre administration des preuves [arrêt du 6 septembre 2013, Persia International Bank/Conseil, T‑493/10, EU:T:2013:398, point 95 (non publié)].

49      Par ailleurs, selon une jurisprudence constante, eu égard à la nature préventive des mesures restrictives adoptées par le Conseil, si, dans le cadre de son contrôle de la légalité des actes attaqués, le juge de l’Union considère que, à tout le moins, l’un des motifs mentionnés dans ces actes à l’égard d’une personne visée par ces mesures est suffisamment précis et concret, qu’il est étayé et qu’il constitue en soi une base suffisante pour soutenir la décision d’inscrire ou de maintenir le nom de cette personne sur les listes annexées auxdits actes, la circonstance que d’autres motifs ne le seraient pas ne saurait justifier l’annulation de ces actes (voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 130 ; du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 72, et du 26 mars 2019, Boshab e.a./Conseil, T‑582/17, non publié, EU:T:2019:193, point 221).

50      C’est au vu de ces principes qu’il y a lieu d’apprécier si est entaché d’erreurs d’appréciation le réexamen périodique de la situation de la requérante.

51      À titre liminaire, il convient de constater que, pour contester le bien-fondé du maintien de l’inscription de son nom sur les listes litigieuses, la requérante fait valoir, en substance, qu’elle n’exerçait plus le poste de procureur général adjoint depuis le 19 octobre 2018 et qu’elle n’avait gardé aucun lien avec les autorités vénézuéliennes.

52      En l’espèce, il ressort des motifs justifiant le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses que, au moment de l’adoption des actes attaqués le 6 novembre 2018, la référence au poste de procureur général adjoint ne faisait aucune mention du fait que la requérante n’occupait plus ce poste depuis le 19 octobre 2018. Le Conseil a justifié le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses par les mêmes motifs invoqués au soutien de son inscription initiale et par les mêmes éléments justifiant ces motifs, comme il est constaté au point 21 ci-dessus.

53      À cet égard, il importe de rappeler que les mesures restrictives ont une nature conservatoire et, par définition, provisoire, dont la validité est toujours subordonnée à la perpétuation des circonstances de fait et de droit ayant présidé à leur adoption ainsi qu’à la nécessité de leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qui leur est associé. C’est ainsi qu’il incombe au Conseil, lors du réexamen périodique de ces mesures restrictives, de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 58 et 59).

54      Il convient donc d’abord d’examiner si, au moment de l’adoption des actes attaqués, le Conseil a procédé à une appréciation actualisée des circonstances de droit et de fait ayant présidé à l’imposition de mesures restrictives à l’égard de la requérante justifiant leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivaient.

55      À cet égard, le Conseil a motivé l’adoption des mesures restrictives en cause par la dégradation constante de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme au Venezuela, en exprimant notamment sa préoccupation face aux nombreuses informations faisant état de violations des droits de l’homme et d’usage excessif de la force, et en appelant les autorités vénézuéliennes à respecter la Constitution vénézuélienne et l’état de droit et à veiller à ce que les libertés et les droits fondamentaux, y compris le droit de manifester pacifiquement, soient garantis (voir, à cet égard, les considérants 1 à 6 de la décision 2017/2074). À cette fin, elles visaient à faire pression sur les personnes tenues responsables de violations graves des droits de l’homme ou d’atteintes graves à ceux-ci ou d’actes de répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique et sur les personnes, les entités et les organismes dont les actions, les politiques ou les activités portaient atteinte à la démocratie ou à l’état de droit au Venezuela, ainsi que sur les personnes, les entités et les organismes qui leur étaient associés (voir, à cet égard, le considérant 7 de la décision 2017/2074).

56      C’est ainsi que le nom de la requérante a été inscrit sur les listes litigieuses, par la décision 2018/901 et par le règlement d’exécution 2018/899, aux motifs qu’elle était responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela, en acceptant d’être nommée au poste de procureur général adjoint par le Tribunal Supremo de Justicia (Cour suprême), en ayant engagé des poursuites motivées par des considérations politiques et en n’enquêtant pas sur des violations des droits de l’homme qu’aurait commises le régime du président du Venezuela de l’époque. Le bien-fondé de ces motifs justifiant l’inscription initiale du nom de la requérante sur les listes litigieuses a été confirmé par le Tribunal dans l’arrêt de ce jour, Harrington Padrón/Conseil (T‑550/18, non publié).

57      Tout d’abord, il doit être rappelé que, dans le même arrêt, le Tribunal a conclu que le poste de procureur général adjoint du Venezuela était un poste à haute responsabilité au sein du bureau du procureur général. Dans ces circonstances, le Conseil pouvait considérer que ce poste était un poste élevé au sein du régime du Venezuela et que la requérante pouvait être considérée comme liée au régime vénézuélien durant l’exercice de ses fonctions.

58      Ensuite, il n’y a pas eu de changement du régime au pouvoir au Venezuela pendant que la requérante était liée au régime vénézuélien en tant que procureur général adjoint.

59      Enfin, il n’y a pas au dossier de la présente affaire d’indices qui confirmeraient que la requérante aurait pris position pour se distancier dudit régime.

60      À cet égard, en alléguant qu’elle avait renoncé à tout rôle public au sein des autorités vénézuéliennes et à toute implication politique, la requérante invoque, d’une part, le fait qu’elle a démissionné du Parti socialiste unifié du Venezuela, qui serait le parti au pouvoir au Venezuela, et, d’autre part, sa prétendue révocation du poste de procureur général adjoint.

61      Or, en ce qui concerne sa démission du parti politique en cause, il suffit de constater, ainsi que l’a indiqué le Conseil lors de l’audience, que la requérante avait démissionné de ce parti le 3 juillet 2017, la veille de son entrée en fonctions en tant que procureur général adjoint. En effet, ainsi que l’a expliqué la requérante elle-même lors de l’audience, une telle démission constituait une exigence de la loi pour pouvoir exercer de telles fonctions. Dans ces circonstances, le seul fait que la requérante a démissionné du Parti socialiste unifié du Venezuela ne saurait signifier qu’elle avait renoncé à tout rôle public au sein des autorités vénézuéliennes et à toute implication politique, quelle qu’elle soit.

62      Quant à la cessation de ses fonctions de procureur général adjoint à la suite de sa prétendue révocation, la requérante a soumis la lettre de révocation reçue et signée par elle le 19 octobre 2018.

63      Certes, ainsi qu’il a été rappelé au point 53 ci-dessus, lors du réexamen périodique des mesures restrictives, c’est au Conseil qu’il incombe de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités.

64      Toutefois, il ne ressort pas du dossier et il n’est pas davantage allégué par la requérante, qui a été spécifiquement interrogée sur ce point lors de l’audience, que la cessation de ses différentes fonctions publiques aurait été une décision qu’elle aurait prise elle-même en réaction aux atteintes à l’état de droit et à la démocratie au Venezuela afin de se distancier de telles atteintes [voir, par analogie, arrêts du 26 mars 2019, Boshab e.a./Conseil, T‑582/17, non publié, EU:T:2019:193, point 152, et du 12 février 2020, Kande Mupompa/Conseil, T‑170/18, EU:T:2020:60, point 131 (non publié)]. Au surplus, il ne ressort pas de la lettre de révocation du 19 octobre 2018 que la requérante aurait cessé d’exercer ses fonctions de procureur général adjoint à la suite de sa démission ou de son désaccord avec les politiques menées par le gouvernement vénézuélien. En effet, par cette lettre, le procureur général a uniquement informé la requérante que, conformément aux dispositions citées, il désignait une autre personne au poste de procureur général adjoint pour la remplacer.

65      En outre, il convient de tenir compte du laps de temps très court, de 18 jours, qui s’est écoulé entre la cessation par la requérante de ses fonctions de procureur général adjoint, le 19 octobre 2018, et l’adoption des actes attaqués, le 6 novembre 2018. Par ailleurs, la requérante elle-même n’a informé le Conseil du développement de sa situation que plus d’un mois après cette date, par lettre du 19 décembre 2018 (voir point 22 ci-dessus), alors qu’elle était censée savoir que le Conseil devait prendre une décision sur le maintien ou non des mesures restrictives en cause au plus tard le 14 novembre 2018 (voir point 11 ci-dessus).

66      Ainsi, dans les circonstances particulières du cas d’espèce, le fait que le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses soit fondé sur des fonctions qu’elle n’exerçait plus à la date effective d’un tel maintien ne justifie pas, en soi, l’annulation des mesures restrictives en cause dans la présente affaire.

67      Au vu des considérations exposées dans le cadre de l’examen du présent moyen, il y a lieu de conclure que c’est sans commettre d’erreur que le Conseil a considéré que la requérante était demeurée liée au régime qui était au pouvoir au Venezuela lorsqu’elle a, dans le cadre de ses fonctions de procureur général adjoint, porté atteinte à la démocratie et à l’état de droit au Venezuela.

68      Par conséquent, il y a lieu de rejeter le moyen unique ainsi que le recours dans son ensemble.

 Sur les dépens

69      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (septième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Mme Katherine Nayarith Harrington Padrón est condamnée aux dépens.

da Silva Passos

Reine

Truchot

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 14 juillet 2021.

Signatures


*      Langue de procédure : l’anglais.