Language of document : ECLI:EU:T:2024:15

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

19 janvier 2024 (*)

« Référé – Concurrence – Concentrations – Demande de renseignements – Article 11, paragraphe 3, du règlement (CE) no 139/2004 – Demande de mesures provisoires – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑1097/23 R,

Vivendi SE, établie à Paris (France), représentée par Mes P. Gassenbach, P. Wilhelm, E. Dumur, O. Thomas, S. Schrameck, F. de Bure et Y. Boubacir, avocats,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. P. Caro de Sousa, B. Cullen et D. Viros, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

vu l’ordonnance du 28 novembre 2023, Vivendi/Commission (T‑1097/23 R, non publiée),

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE, la requérante, Vivendi SE, demande, d’une part, le sursis à l’exécution de la décision C(2023) 6428 final de la Commission, du 19 septembre 2023, relative à une procédure d’application de l’article 11, paragraphe 3, du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil (affaire M.11184 – Vivendi/Lagardère) (ci-après la « décision du 19 septembre 2023 »), telle que modifiée par la décision C(2023) 7463 final de la Commission, du 27 octobre 2023 (ci‑après la « décision du 27 octobre 2023 »), et, d’autre part, à titre de mesure conservatoire, que lui soit enjoint de conserver l’ensemble des documents en sa possession concernés par la décision du 19 septembre 2023, telle que modifiée par celle du 27 octobre 2023 (ci-après la « décision attaquée »), sur un support électronique dédié, remis sous scellé électronique à un tiers de confiance indépendant.

 Antécédents du litige et conclusions des parties

2        La requérante est la société‑mère du groupe Vivendi, un groupe français de dimension internationale spécialisé dans les médias et le divertissement, présent sur différents marchés par l’intermédiaire de ses filiales.

3        Le 24 octobre 2022, la requérante a notifié à la Commission européenne une opération de concentration qui consistait en l’acquisition, par celle‑ci, du contrôle exclusif de Largardère, un groupe mondial français de médias et de divertissement.

4        Le 9 juin 2023, la Commission a autorisé le projet d’opération de concentration, sous réserve du respect des engagements souscrits par la requérante.

5        Le 25 juillet 2023, la requérante a été informée par la Commission de l’ouverture d’une enquête formelle portant sur une potentielle réalisation anticipée de l’opération de concentration.

6        Dans le cadre de cette procédure, par la décision du 19 septembre 2023, la Commission a adressé à la requérante une demande de renseignements, fondée sur l’article 11, paragraphe 3, du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (JO 2004, L 24, p. 1), assortie d’un délai expirant le 27 octobre 2023.

7        Le 11 octobre 2023, la requérante a informé la Commission que la décision du 19 septembre 2023 soulevait de nombreuses difficultés et exigeait un travail de collecte, de traitement et de récolement inhabituel ainsi que la mobilisation de ressources humaines et de moyens techniques considérables en son sein.

8        Par la décision du 27 octobre 2023, la Commission a prorogé le délai initialement fixé par la décision du 19 septembre 2023 au 1er décembre 2023.

9        Par requête déposée au greffe du Tribunal le 23 novembre 2023, la requérante a introduit un recours tendant notamment à l’annulation de la décision attaquée.

10      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 24 novembre 2023, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        ordonner le sursis à l’exécution de la décision attaquée, sur le fondement de l’article 279 TFUE et de l’article 157, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, jusqu’à la date de l’ordonnance mettant fin à la procédure de référé ;

–        ordonner le sursis à l’exécution de la décision attaquée, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif du Tribunal et, le cas échéant, de la Cour sur le recours formé à l’encontre de cette décision sur le fondement de l’article 263 TFUE ;

–        à titre de mesure conservatoire, de lui enjoindre de conserver l’ensemble des documents en sa possession concernés par la décision attaquée sur un support électronique dédié, remis, sous scellé électronique, à un tiers de confiance indépendant, par exemple un commissaire de justice ou un mandataire, sous un délai raisonnable et compatible avec les contraintes matérielles liées à la copie des supports contenant lesdits documents ;

–        condamner la Commission aux dépens.

11      Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 18 décembre 2023, la Commission conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé dans son intégralité ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Considérations générales

12      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce en application de l’article 156 du règlement de procédure. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).

13      L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».

14      Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P‑R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).

15      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C‑110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].

16      Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

17      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

 Sur la condition relative à l’urgence

18      Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).

19      C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si la requérante parvient à démontrer l’urgence.

20      En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice invoqué, en premier lieu, la requérante fait valoir que, compte tenu du délai court et impraticable qu’elle fixe, la décision attaquée l’expose automatiquement à un risque d’amendes et d’astreintes en cas d’absence de réponse complète et exacte avant le 1er décembre 2023.

21      En deuxième lieu, la requérante allègue que la décision attaquée requiert la collecte et la communication d’une masse considérable de documents, à tel point qu’il en résultera un préjudice grave et irréversible tenant, d’une part, à la mobilisation de ressources humaines et financières considérables pour collecter ces documents et les transmettre à la Commission et, d’autre part, au fait que la Commission pourra prendre connaissance de centaines de milliers, voire de millions de documents, en dépit de leur absence de lien manifeste avec l’objet de l’enquête.

22      En troisième lieu, la requérante ajoute que la décision attaquée emporte des violations irréversibles, graves, injustifiables et disproportionnées de plusieurs droits fondamentaux, telles que la violation de la vie privée de ses salariés et mandataires sociaux et la violation du secret des sources des journalistes.

23      En quatrième lieu, la requérante fait valoir également qu’elle subira un préjudice grave et irréparable en ce que la décision attaquée pourra la conduire à contribuer à sa propre incrimination, en communiquant de potentiels éléments de preuve d’une infraction qu’il appartient à la Commission d’établir.

24      En cinquième lieu, la requérante soutient que la décision attaquée l’expose à un préjudice grave et irréparable au vu des amendes et des astreintes encourues en cas de réponse incomplète, en particulier pour ce qui concerne les informations détenues par le groupe qui la contrôle.

25      La Commission conteste les arguments de la requérante.

26      À titre liminaire, il importe de relever que, dans la décision du 19 septembre 2023, la Commission a mis en place certaines garanties procédurales en vue, d’une part, d’assurer une protection de la confidentialité des échanges entre avocats et clients applicables à certains documents (section IV.10.(j) de l’annexe de cette décision) ainsi que, d’autre part, d’identifier les données sensibles à caractère personnel (section IV.10.(l) de l’annexe de cette décision).

27      En outre, dans sa lettre du 6 décembre 2023, le directeur général de la direction générale (DG) « Concurrence » de la Commission a réitéré auprès de la requérante son affirmation suivant laquelle tout document mettant en jeu la protection de données sensibles à caractère personnel et de sources journalistiques bénéficierait de garanties procédurales solides en application de la législation et de la jurisprudence pertinente du Tribunal.

28      Plus spécifiquement, les documents contenant des données sensibles à caractère personnel feront l’objet d’une procédure stricte qui se déroulera dans une salle de données virtuelle, telle que prévue au point 2 du dispositif des ordonnances du 29 octobre 2020, Facebook Ireland/Commission (T‑451/20 R, non publiée, EU:T:2020:515), et du 29 octobre 2020, Facebook Ireland/Commission (T‑452/20 R, non publiée, EU:T:2020:516). Pour ce qui est des documents contenant des sources journalistiques, la lettre du 6 décembre 2023 indique que la Commission appliquera une procédure analogue à celle mise en place pour assurer la protection de la confidentialité des communications entre l’avocat et son client.

29      S’agissant des arguments mis en avant par la requérante pour démontrer un préjudice grave et irréparable, il convient, en premier lieu, d’observer que le risque qu’elle soit sanctionnée par des astreintes ou des amendes est, à ce stade de la procédure, de nature hypothétique.

30      En effet, comme la Commission le fait valoir, elle dispose d’une certaine marge d’appréciation quant à l’opportunité d’imposer une sanction notamment en cas de réponse tardive, en particulier si la réponse éventuellement lacunaire de la requérante est complétée dans un délai raisonnable. Il convient d’observer dans ce contexte que la Commission a déjà fait preuve d’une certaine flexibilité en accordant à la requérante une prorogation du délai de réponse.

31      Par ailleurs, l’imposition éventuelle d’une astreinte nécessite, en tout état de cause, l’adoption de nouvelles décisions sur le fondement de l’article 15, paragraphes 1 et 2, du règlement no 139/2004, alors que l’imposition d’une amende requiert, quant à elle, l’adoption d’une décision sur le fondement de l’article 14, paragraphe 1, de ce règlement, de sorte que le préjudice allégué ne saurait trouver sa cause déterminante dans la décision attaquée.

32      Il est donc prématuré de prétendre, à ce stade, que l’exécution de la décision attaquée entraînera, selon toute probabilité, pour la requérante, le risque de sanctions graves et irréparables.

33      D’autre part et en tout état de cause, il convient de relever que le préjudice dont fait état la requérante n’est que d’ordre financier et que, en cas d’annulation postérieure de la décision imposant l’amende ou l’astreinte, la Commission serait tenue de restituer le montant concerné.

34      Or, il est de jurisprudence bien établie qu’un préjudice d’ordre pécuniaire ne saurait, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme irréparable ou même difficilement réparable, une compensation pécuniaire étant, en règle générale, à même de rétablir la personne lésée dans la situation antérieure à la survenance du préjudice. Contrairement à ce qu’allègue la requérante, un tel préjudice pourrait notamment être réparé dans le cadre d’un recours en indemnité introduit sur la base des articles 268 et 340 TFUE [voir ordonnances du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), EU:C:2013:795, point 48 et jurisprudence citée, et du 28 avril 2009, United Phosphorus/Commission, T‑95/09 R, non publiée, EU:T:2009:124, point 33 et jurisprudence citée].

35      Toutefois, lorsque le préjudice invoqué est d’ordre financier, les mesures provisoires sollicitées se justifient s’il apparaît que, en l’absence de ces mesures, la partie qui les sollicite se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril sa viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante au regard, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle appartient (voir ordonnance du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C‑21/14 P‑R, EU:C:2014:1749, point 46 et jurisprudence citée).

36      Il est également de jurisprudence constante que, pour pouvoir apprécier si le préjudice allégué présente un caractère grave et irréparable et justifie donc de suspendre, à titre exceptionnel, l’exécution de l’acte en cause, le juge des référés doit, dans tous les cas, disposer d’indications concrètes et précises, étayées par des preuves documentaires détaillées et certifiées, qui démontrent la situation dans laquelle se trouve la partie sollicitant les mesures provisoires et permettent d’apprécier les conséquences qui résulteraient vraisemblablement de l’absence des mesures demandées. Il s’ensuit que ladite partie, notamment lorsqu’elle invoque la survenance d’un préjudice de nature financière, doit, en principe, produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière (voir ordonnance du 10 juillet 2018, Synergy Hellas/Commission, T‑244/18 R, non publiée, EU:T:2018:422, point 27 et jurisprudence citée).

37      En l’espèce, la requérante s’est abstenue d’affirmer, et encore moins d’établir, le caractère grave et irréparable du préjudice financier qu’elle pourrait subir.

38      En effet, la requérante n’apporte aucun élément chiffré, comptable ou autre, de nature à étayer l’existence d’un préjudice financier grave et irréparable.

39      En deuxième lieu, s’agissant du préjudice allégué tenant à la mobilisation de ressources humaines et financières considérables pour la collecte et la communication d’une masse de documents, il y a lieu de constater que la requérante fait partie d’un grand groupe international. Il est donc improbable qu’elle ne puisse pas mobiliser les ressources humaines et financières nécessaires pour répondre à une obligation légale de coopération avec la Commission.

40      À cet égard, la Commission a relevé à juste titre que la requérante a été en mesure de répondre dans des délais serrés à des questionnaires aussi détaillés, voire plus, que celui annexé à la décision attaquée, dans le cadre de la procédure de notification qui a donné lieu à la décision d’autorisation de la concentration l’impliquant.

41      Quant au préjudice allégué tenant au fait que la Commission pourrait prendre connaissance d’une masse de documents en dépit de leur absence de lien manifeste avec l’objet de l’enquête, il y a lieu de rappeler, à l’instar de la Commission, qu’une demande de documents internes dont le périmètre est défini, en particulier au moyen de termes de recherche, rend inévitable l’identification de documents qui s’avéreront finalement sans pertinence pour l’enquête. Ainsi, le seul fait que l’application de termes de recherche donne lieu à l’identification de nombreux documents dont certains pourraient se révéler par la suite sans pertinence pour l’enquête de la Commission ne suffit pas, à lui seul, à considérer que les termes de recherche en cause ne présentent aucune corrélation avec l’infraction soupçonnée par la Commission. Cela ne suffit pas non plus à exclure que la Commission ait pu raisonnablement supposer, à la date d’adoption de la décision attaquée, que l’application de ces termes de recherche fût de nature à l’aider à déterminer l’existence et l’étendue de cette infraction ou sa durée (voir, en ce sens, arrêt du 24 mai 2023, Meta Platforms Ireland/Commission, T‑451/20, sous pourvoi, EU:T:2023:276, point 150).

42      En outre, le simple fait pour les agents de la Commission de procéder à la vérification de la pertinence des documents concernés n’est pas de nature à causer à la requérante un préjudice grave et irréparable. En effet, la Commission doit être en mesure de vérifier la pertinence des documents concernés, pour, le cas échéant, les écarter du dossier.

43      En troisième lieu, il convient également d’écarter l’argument tiré du préjudice allégué résultant du risque de violation de la vie privée des salariés de la requérante et des mandataires sociaux, pour les raisons suivantes.

44      S’il est vrai que le droit de la concurrence s’adresse aux entreprises et non pas à ses salariées, il n’en demeure pas moins que ces entreprises agissent par leurs salariés et mandataires et que le comportement de ces personnes peut, selon les circonstances, leur être imputé. La Commission est donc en droit de demander des informations relatives aux agissements des salariés et mandataires de la requérante, pour autant que ces agissements concernent la sphère de l’entreprise et n’empiètent pas sur leurs vies privées.

45      Dans cette perspective, la Commission a dûment informé la requérante des garanties procédurales spécifiques qu’elle appliquerait en matière de données sensibles à caractère personnel et qui ont été précisées aux points 26 à 28 ci‑dessus. Elle a donc pris les mesures qui visent précisément à éviter que le risque invoqué par la requérante ne se produise. Ayant pris ces précautions, les demandes de renseignement visant les téléphones mobiles et les messageries électroniques de ses salariés ne sont pas de nature à créer le préjudice grave et irréparable dont se prévaut la requérante.

46      En tout état de cause, il importe d’observer qu’à ces garanties procédurales spécifiques s’ajoutent les protections découlant des obligations strictes de secret professionnel auxquelles ses fonctionnaires et agents sont tenus.

47      En effet, il convient de rappeler que les fonctionnaires et agents de la Commission sont tenus au secret professionnel, en particulier en vertu de l’article 17 du statut des fonctionnaires de l’Union européenne, qui leur interdit, y compris après la cessation de leurs fonctions, toute divulgation non autorisée d’informations portées à leur connaissance dans l’exercice de leurs fonctions, à moins que ces informations n’aient déjà été rendues publiques ou ne soient accessibles au public.

48      Il en va de même en ce qui concerne le risque de violation du secret des sources des journalistes, dès lors que la Commission a également adopté des mesures de protection spécifiques. Il ressort de ses observations sur la demande en référé que, depuis que la requérante lui a fait part de ses difficultés pour concilier la collecte des documents visés par la décision attaquée et la protection due au secret des sources des journalistes, la Commission lui a confirmé que les documents susceptibles de révéler des sources journalistiques bénéficieraient d’une protection particulière grâce à la procédure mise en place pour protéger la confidentialité entre l’avocat et son client.

49      En pratique, les personnes concernées et détentrices d’une carte de presse peuvent ainsi revoir les documents répondant aux critères énoncés dans la décision attaquée, identifier les informations couvertes par une telle protection et fournir une version expurgée de l’identification des sources journalistiques. À défaut, les personnes concernées peuvent s’opposer à la transmission d’un document s’il n’est pas possible d’en fournir une version non confidentielle.

50      En outre, il y a lieu de relever que le préjudice qui pourrait éventuellement résulter d’une prise de connaissance plus approfondie de documents susceptibles d’être concernés par le secret des sources journalistiques ne suffit pas à établir la réalité d’un préjudice grave et irréparable, dès lors que la Commission est empêchée d’utiliser les informations ainsi obtenues [voir, en ce sens et par analogie, ordonnance du 27 septembre 2004, Commission/Akzo et Akcros, C‑7/04 P(R), EU:C:2004:566, point 43].

51      En quatrième lieu, s’agissant du préjudice allégué résultant du risque de contribution à sa propre incrimination, par la communication de potentiels éléments de preuve d’une infraction qu’il appartient à la Commission d’établir, il y a lieu de constater que cette question ne revêt, à ce stade de la procédure, aucune urgence particulière justifiant l’intervention du juge des référés et qu’elle peut utilement trouver sa réponse dans le cadre de la procédure au fond. En tout état de cause, les informations obtenues en violation du principe suivant lequel une entreprise ne saurait être contrainte à s’incriminer elle-même ne pourraient pas être utilisées par la Commission dans une procédure d’infraction ultérieure.

52      En cinquième lieu, en ce qui concerne le préjudice allégué au vu des amendes et des astreintes encourues en cas de réponse incomplète à la décision attaquée en raison de l’impossibilité de remettre à la Commission les documents qui ne sont pas en sa possession, il convient de relever que le préjudice dont fait état la requérante n’est que d’ordre financier et que la Commission serait tenue de restituer le montant concerné en cas d’annulation postérieure de la décision imposant l’amende ou l’astreinte.

53      De plus, il convient d’ajouter que la requérante a l’obligation d’engager un dialogue avec la Commission pour lui communiquer les raisons pour lesquelles il lui est impossible de lui remettre certains documents qui ne sont pas en sa possession.

54      Par conséquent, ce préjudice ne peut être qualifié que de purement hypothétique, dans la mesure où, comme mentionné au point 30 ci‑dessus, la Commission dispose d’une certaine marge d’appréciation quant à l’opportunité d’imposer une sanction.

55      Il résulte de ce qui précède que la demande en référé doit être rejetée, à défaut pour la requérante d’établir que la condition relative à l’urgence est remplie, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur le fumus boni juris ou de procéder à la mise en balance des intérêts.

56      La présente ordonnance venant clore la procédure de référé, il y a lieu de rapporter l’ordonnance du 28 novembre 2023, Vivendi/Commission (T‑1097/23 R, non publiée), adoptée sur le fondement de l’article 157, paragraphe 2, du règlement de procédure, en vertu de laquelle il a été ordonné à la Commission de surseoir à l’exécution de la décision attaquée jusqu’à la date de l’ordonnance mettant fin à la présente procédure.

57      En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      L’ordonnance du 28 novembre 2023, Vivendi/Commission (T1097/23 R), est rapportée.

3)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 19 janvier 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : le français.