Language of document : ECLI:EU:T:2024:214

ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre)

10 avril 2024 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Inscription et maintien du nom du requérant sur la liste – Notion de “soutien à des actions ou à des politiques” – Article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145/PESC – Article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) no 269/2014 – Notions de “soutien matériel ou financier aux décideurs russes” et d’“avantage” tiré de ces décideurs – Article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 – Article 3, paragraphe 1, sous d), du règlement no 269/2014 – Erreur d’appréciation »

Dans l’affaire T‑301/22,

Petr Aven, demeurant à Virginia Water (Royaume-Uni), représenté par Mes T. Marembert et A. Bass, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme S. Van Overmeire, MM. V. Piessevaux et J. Rurarz, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenu par

République de Lettonie, représentée par Mmes J. Davidoviča et K. Pommere, en qualité d’agents,

partie intervenante,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de MM. D. Spielmann (rapporteur), président, R. Mastroianni et T. Tóth, juges,

greffier : Mme H. Eriksson, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 4 juillet 2023,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, le requérant, M. Petr Aven, demande l’annulation, d’une part, de la décision (PESC) 2022/337 du Conseil, du 28 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 59, p. 1), et du règlement d’exécution (UE) 2022/336 du Conseil, du 28 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 58, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes initiaux »), et, d’autre part, de la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du 14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 149), et du règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes de maintien »), en tant que ces actes (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») le concernent.

 Antécédents du litige

2        Le requérant est de nationalités russe et lettone.

3        La présente affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives décidées par l’Union européenne eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

4        Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/145/PESC, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16).

5        Le même jour, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement (UE) no 269/2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

6        Le 25 février 2022, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté, d’une part, la décision (PESC) 2022/329, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 50, p. 1) et, d’autre part, le règlement (UE) 2022/330, modifiant le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 51, p. 1), afin notamment d’amender les critères en application desquels des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes pouvaient être visés par les mesures restrictives en cause.

7        L’article 2, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/145 modifiée prévoit que :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :

a) à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

[…]

d) à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;

[…]

et les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui leur sont associés, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent, dont la liste figure en annexe ».

8        Le règlement no 269/2014 modifié impose l’adoption des mesures de gel de fonds et définit les modalités de ce gel en des termes identiques, en substance, à ceux de la décision 2014/145 modifiée.

9        Le 28 février 2022, le Conseil a adopté les actes initiaux, par lesquels le nom du requérant a été ajouté sur les listes qui figurent à l’annexe de la décision 2014/145 modifiée et du règlement no 269/2014 modifié (ci-après les « listes litigieuses »). Les motifs d’inscription du nom du requérant sur lesdites listes sont les suivants :

« [M.] Piotr Aven fait partie des oligarques les plus proches de [M.] Vladimir Poutine. Il est un actionnaire important d’Alfa Group, un conglomérat qui comprend l’une des principales banques de Russie, Alfa Bank. Il fait partie des quelque 50 hommes d’affaires russes puissants que Vladimir Poutine reçoit régulièrement au Kremlin. Il n’agit pas indépendamment des demandes du président. Son amitié avec Vladimir Poutine remonte au début des années 1990. Lorsqu’il était ministre des relations économiques extérieures, il a aidé Vladimir Poutine, alors adjoint au maire de Saint-Pétersbourg, en ce qui concerne la commission d’enquête Salié. Il est également connu pour être un ami personnel particulièrement proche du PDG de Rosneft Igor Setchine, un allié essentiel de Poutine. La fille aînée de Vladimir Poutine Maria a animé un projet caritatif, Alfa-Endo, qui était financé par Alfa Bank.

M. Aven a tiré avantage de ses relations au sein de l’appareil d’État. Il a écrit une lettre à Vladimir Poutine pour se plaindre d’une décision de la Cour d’arbitrage de Moscou dans une procédure portant sur les intérêts d’une de ses entreprises. Vladimir Poutine a donné pour instruction au Procureur général de Russie d’enquêter sur cette affaire. Vladimir Poutine a récompensé Alfa Group pour sa loyauté envers les autorités russes en apportant un appui politique aux plans d’investissement du groupe à l’étranger.

M. Aven et son associé [M.] Mikhaïl Fridman ont participé aux efforts du Kremlin en vue de lever les sanctions occidentales adoptées en réponse à [la] politique agressive de la Russie à l’encontre de l’Ukraine. En 2016, Vladimir Poutine a prévenu M. Aven que les États-Unis pourraient imposer des sanctions supplémentaires à l’encontre de M. Aven et/ou d’Alfa Bank et lui a suggéré qu’il lui serait nécessaire de prendre des mesures pour se protéger lui-même et protéger Alfa Bank, ce que M. Aven a fait. En 2018, avec M. Fridman, M. Aven s’est rendu à Washington DC avec une délégation officieuse pour transmettre un message du gouvernement russe au sujet des sanctions américaines et des contre-sanctions infligées par la Fédération de Russie.

Il a donc apporté un soutien matériel ou financier actif aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, et a tiré avantage de ces décideurs. Il a aussi activement soutenu des actions et des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. »

10      Le 1er mars 2022, le Conseil a publié au Journal officiel de l’Union européenne un avis à l’attention des personnes, des entités et des organismes auxquels s’appliquaient les mesures restrictives prévues dans les actes initiaux (JO 2022, C 101, p. 4).

11      Par courrier du 25 mars 2022, le requérant a demandé au Conseil de lui communiquer le dossier de preuves sur la base duquel celui-ci avait décidé de l’inscription de son nom sur les listes litigieuses. Le Conseil a communiqué au requérant ce dossier, portant la référence WK 2792/2022 (ci-après le « dossier de preuves »), le 13 avril 2022.

12      Le 1er juin 2022, le requérant a introduit une demande de réexamen des actes initiaux auprès du Conseil.

13      Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté les actes de maintien, par lesquels les mesures prises à l’encontre du requérant ont été prorogées jusqu’au 15 mars 2023, sans apporter de modification aux motifs d’inscription de son nom sur les listes litigieuses par rapport à ceux figurant dans les actes initiaux.

14      Par courrier du 15 septembre 2022, le Conseil a rejeté la demande de réexamen du requérant du 1er juin 2022.

 Conclusions des parties

15      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués, en ce qu’ils le concernent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

16      Le Conseil, soutenu par la République de Lettonie, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        à titre subsidiaire, en cas d’annulation des décisions 2022/337 et 2022/1530, ordonner que les effets de ces décisions soient maintenus jusqu’à ce que l’annulation partielle des règlements d’exécution 2022/336 et 2022/1529 prenne effet ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

17      À la suite de l’audience, le requérant invoque deux moyens à l’appui de son recours.

18      Le premier moyen est tiré d’erreurs d’appréciation du Conseil l’ayant prétendument conduit à inscrire et à maintenir à tort le nom du requérant sur les listes litigieuses. Le deuxième moyen, soulevé dans le mémoire en adaptation des conclusions, est spécifiquement dirigé contre les actes de maintien. Il est tiré de violations de l’obligation de réexamen périodique de la situation du requérant et de l’obligation de motivation.

 Sur le premier moyen, tiré d’erreurs d’appréciation

19      Le requérant conteste le bien-fondé de l’inscription et du maintien de son nom sur les listes litigieuses au titre, d’une part, du critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 [ci-après le « critère a) »], et, d’autre part, du critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous d), de cette décision [ci-après le « critère d) »]. En substance, il reproche au Conseil de n’avoir pas réuni d’éléments suffisamment concrets, précis et concordants pour justifier l’inscription et le maintien de son nom sur ces listes.

20      Le Conseil, soutenu par la République de Lettonie, conteste cette argumentation.

21      En l’espèce, pour justifier l’inscription et le maintien du nom du requérant sur les listes litigieuses, le Conseil a fourni le dossier de preuves visé au point 11 ci-dessus, comportant notamment les documents suivants :

–        un article de The Daily Beast, daté du 6 avril 2018, consulté le 18 février 2021, concernant le contrôle d’Alfa Group par le requérant et ses deux associés principaux et le fait que le requérant et M. Fridman seraient poursuivis pour des allégations de corruption et de comportement illégal (pièce no 1) ;

–        une lettre ouverte signée par douze journalistes, intellectuels, militants, historiens russes et américains, parue le 21 mai 2018 et consultée le 18 février 2022 sur le site Internet de l’Atlantic Council, un groupe de réflexion (« think tank ») américain dans le champ des affaires internationales, par laquelle les auteurs protestent contre l’invitation du requérant et de M. Fridman au siège de l’Atlantic Council à Washington (États-Unis) pour participer à un dîner table ronde le 21 mai 2018 (pièce no 2) ;

–        un extrait du rapport d’investigation d’un Conseiller spécial américain concernant l’ingérence russe dans l’élection présidentielle des États-Unis d’Amérique de 2016, publié en mars 2019 et consulté le 18 février 2022 (pièce no 3) ;

–        un article paru sur le site Internet du groupe de journalistes d’investigation et d’activistes Underminers le 21 mai 2018, consulté le 18 février 2022, évoquant une aide apportée à M. Poutine par le requérant, lorsque celui-ci était ministre des relations économiques extérieures (pièce no 4) ;

–        un article paru le 18 avril 2019 sur le site Internet russe du magazine économique Forbes, consulté le 19 février 2022 (pièce no 7) ;

–        un article paru sur le site Internet de Vedomosti le 12 juin 2019, consulté le 19 février 2022 (pièce no 8), concernant une lettre écrite par le requérant à M. Poutine pour se plaindre d’une décision de la Cour d’arbitrage de Moscou (Russie) dans une affaire concernant les intérêts de l’une des entreprises du requérant (pièce no 8) ;

–        un article paru sur le site Internet de Zerkalo Nedeli le 11 novembre 2015, consulté le 19 février 2022, concernant le financement par Alfa Bank d’un projet caritatif dirigé par la fille aînée de M. Poutine (pièce no 10) ;

–        un article de Reuters du 10 novembre 2015 concernant le financement par Alfa Bank d’un projet caritatif dénommé Alfa-Endo, dirigé par la fille aînée de M. Poutine (pièce no 11) ;

–        un article paru sur le site Internet de Comnews le 19 juillet 2005 et consulté le 18 février 2022, concernant la récompense par M. Poutine de la loyauté du groupe Alfa envers les autorités russes en promouvant les plans d’investissement étrangers d’Alfa Group en Turquie (pièce no 12) ;

 Sur l’application d’autres critères d’inscription en l’espèce

22      D’une part, le Conseil soutient que, en plus des critères a) et d), le nom du requérant a été inscrit sur les listes litigieuses au titre du critère visé à l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 modifiée. Il allègue que le requérant est associé à des personnes inscrites sur la liste figurant à l’annexe de la décision 2014/145 et à l’annexe I du règlement no 269/2014. En particulier, il affirme que le requérant est associé à M. Fridman et à d’autres personnes qui sont également visées par des mesures restrictives, ainsi qu’à M. Poutine lui-même. D’autre part, il soutient que le requérant remplit également les conditions pour voir son nom inscrit sur les listes litigieuses au titre du critère visé à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée. À cet égard, il allègue que le requérant, qui est un actionnaire important d’Alfa Bank, une des plus grandes banques privées russes et qui, partant, procure des revenus d’impôts substantiels à l’État russe, est, pour ces raisons, un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie.

23      Dans la réplique, le requérant fait valoir que ces critères ne sont pas visés dans les motifs des actes attaqués. Il soutient que, en tout état de cause, l’inscription de son nom au titre de ces critères ne serait pas fondée. S’agissant du critère tiré de ce qu’il serait associé à des personnes inscrites sur les listes litigieuses, il ajoute qu’il s’agit d’une tentative de substitution de motifs de la part du Conseil.

24      Selon la jurisprudence, la légalité des actes attaqués ne peut être appréciée que sur le fondement des éléments de fait et de droit sur la base desquels ils ont été adoptés. Le Tribunal ne saurait dès lors procéder à une substitution des motifs sur lesquels ces actes se fondent (voir, en ce sens, arrêt du 12 novembre 2013, North Drilling/Conseil, T‑552/12, non publié, EU:T:2013:590, point 25).

25      À cet égard, il convient de considérer qu’admettre la possibilité pour le Conseil d’avancer des motifs individuels nouveaux distincts de ceux énoncés dans les actes attaqués en vue de régulariser l’absence ou le caractère erroné en fait des motifs de ces actes porterait atteinte aux droits de la défense du requérant et à son droit à une protection juridictionnelle effective. En effet, le requérant n’ayant pas reçu communication des motifs nouveaux en temps utile, d’une part, il serait privé de la possibilité de faire valoir utilement son point de vue à leur sujet dans le cadre de la procédure administrative. D’autre part, il ne serait pas en mesure d’apprécier le bien-fondé de l’inscription de son nom ainsi que l’opportunité de former un recours. Le principe d’égalité des parties devant le juge de l’Union s’en trouverait ainsi affecté (voir, en ce sens, arrêt du 12 novembre 2013, North Drilling/Conseil, T‑552/12, non publié, EU:T:2013:590, point 26).

26      En l’espèce, il convient de constater que, contrairement à ce que soutient le Conseil, il ne ressort pas de la motivation des actes attaqués que le nom du requérant ait été inscrit ou maintenu sur les listes litigieuses au titre du critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 modifiée, ni au titre de celui prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de ladite décision.

27      En effet, il ressort sans ambiguïté de la motivation des actes attaqués que le nom du requérant a été inscrit et maintenu sur les listes litigieuses en application des seuls critères a) et d). En particulier, la motivation des actes attaqués reproduit le libellé de ces seuls critères.

28      Par ailleurs, les noms des autres associés du requérant, auxquels le Conseil fait référence, ne sont pas même mentionnés dans les motifs des actes attaqués. Quant à M. Fridman, il est, certes, mentionné dans lesdits actes en tant qu’associé du requérant. Toutefois, cette simple mention constitue une expression isolée figurant dans un motif qui se rapporte de manière évidente au critère a).

29      Partant, les arguments du Conseil fondés sur les critères d’inscription prévus à l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 modifiée et à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de ladite décision, dont l’application au requérant ne ressort pas de la motivation des actes attaqués, doivent être écartés.

 Sur le bien-fondé de l’inscription et du maintien du nom du requérant au titre des critères a) et d)

–       Observations liminaires

30      Il convient de rappeler que l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119).

31      Une telle appréciation doit être effectuée en examinant les éléments de preuve et d’information non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. En effet, le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une mesure de gel de ses fonds et le régime ou, en général, les situations combattues (voir arrêt du 20 juillet 2017, Badica et Kardiam/Conseil, T‑619/15, EU:T:2017:532, point 99 et jurisprudence citée).

32      Il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 120 et jurisprudence citée).

33      C’est en effet à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 121).

34      À cette fin, il n’est pas requis que ladite autorité produise devant le juge de l’Union l’ensemble des informations et des éléments de preuve inhérents aux motifs allégués dans l’acte dont il est demandé l’annulation. Il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 122).

35      Si l’autorité compétente de l’Union fournit des informations ou des éléments de preuve pertinents, le juge de l’Union doit vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués au regard de ces informations ou éléments et apprécier la force probante de ces derniers en fonction des circonstances de l’espèce et à la lumière des éventuelles observations présentées, notamment, par la personne ou l’entité concernée à leur sujet (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 124).

36      C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’examiner le bien-fondé de l’inscription et du maintien du nom du requérant sur les listes litigieuses au titre des critères a) et d).

–       Sur l’appréciation erronée des faits

37      Le requérant fait valoir des arguments qui s’articulent, en substance, en deux branches.

38      La première branche est tirée d’une insuffisance de fiabilité et de crédibilité des éléments de preuve produits par le Conseil, le requérant jugeant ceux-ci souvent obsolètes, non concordants, comme provenant de sources anonymes, non fiables et comme ne résultant d’aucun travail d’analyse ou de recoupement.

39      La seconde branche est tirée du caractère erroné des appréciations effectuées par le Conseil. Le requérant conteste l’inscription et le maintien de son nom sur les listes litigieuses au titre des critères a) et d) et soutient que la motivation des actes attaqués est entachée d’erreurs d’appréciation. À cet égard, il conteste les appréciations du Conseil selon lesquelles, premièrement, il apporterait un soutien actif à des actions et des politiques qui compromettraient ou menaceraient l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, deuxièmement, il apporterait un soutien matériel ou financier actif aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et, troisièmement, il aurait tiré avantage de ces décideurs.

40      Le Conseil, soutenu par la République de Lettonie, conteste les arguments du requérant et soutient que l’inscription ainsi que le maintien du nom du requérant sur les listes litigieuses sont justifiés au titre des critères a) et d). En outre, il ajoute que le requérant n’a pas fermement pris position contre la guerre en Ukraine et qu’il aurait seulement appelé de manière mitigée à une fin des hostilités, sans prendre une position directe contre la guerre en Ukraine.

41      En ce qui concerne le critère a), il convient de rappeler que ce critère lié au soutien à des actions ou des politiques compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, implique que soit établie l’existence d’un lien, direct ou indirect, entre les activités ou les actions de la personne ou de l’entité visée et la situation en Ukraine à l’origine de l’adoption des mesures restrictives en cause. Autrement dit, ces personnes doivent, par leur comportement, avoir soutenu des personnes s’étant rendues responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, point 74).

42      En ce qui concerne le critère d), il ressort de la décision 2014/145 modifiée modifié que ledit critère vise de manière ciblée et sélective les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui, même s’ils n’ont, en tant que tels, aucun lien avec l’annexion de la Crimée ou la déstabilisation de l’Ukraine, apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de celles-ci, ou tirent avantage de ces décideurs. Le critère d) se compose ainsi de deux éléments, à savoir le soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine et le fait qu’un avantage soit tiré de ces décideurs, ces deux éléments n’étant pas cumulatifs. En outre, ce critère n’exige pas que les personnes ou les entités concernées tirent personnellement avantage de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine. Il suffit qu’elles tirent avantage d’un des « décideurs russes » responsables de ces événements, sans qu’il soit nécessaire d’établir un lien entre les avantages dont bénéficient les personnes ou entités désignées et l’annexion de la Crimée ou la déstabilisation de l’Ukraine (voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, point 87).

43      En l’espèce, s’agissant du bien-fondé des appréciations portées par le Conseil dans la motivation des actes attaqués en ce qui concerne le requérant, il convient de relever ce qui suit.

44      En premier lieu, les motifs tirés de ce que le requérant fait partie des oligarques les plus proches de M. Poutine et des 50 hommes d’affaires russes puissants que ce dernier reçoit régulièrement au Kremlin, qu’il n’agit pas indépendamment des demandes de celui-ci, que leur amitié remonte au début des années 1990 et qu’il est également connu pour être un ami personnel particulièrement proche du président directeur général de Rosneft Igor Setchine, un allié essentiel de M. Poutine, ne sont, même à les supposer suffisamment établis sur la base du dossier de preuves du Conseil, pas pertinents pour justifier l’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses.

45      En effet, bien que ces motifs puissent être de nature à établir, le cas échéant, une forme de proximité du requérant avec M. Poutine ou son entourage, ils ne permettent pas de démontrer que le requérant a soutenu des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, au sens du critère a), ni qu’il a apporté un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qu’il a tiré avantage de ces décideurs, au sens du critère d).

46      En deuxième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que M. Poutine a récompensé Alfa Group, dont le requérant serait un actionnaire important, pour sa loyauté envers les autorités russes en apportant un appui politique aux plans d’investissement du groupe à l’étranger, il ressort de l’élément de preuve no 12 que M. Poutine aurait apporté en 2005 un appui politique à Alfa Group pour aider ledit groupe à racheter à un groupe turc une participation de 27 % dans un opérateur de téléphonie.

47      Force est de constater qu’un tel motif vise à établir que le requérant a tiré avantage des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

48      Or, il convient de rappeler qu’il est nécessaire, pour que le critère d) puisse s’appliquer, que les décideurs russes à l’origine des avantages dont bénéficient les personnes visées aient déjà à tout le moins entamé la préparation de l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’est de l’Ukraine. C’est lorsque cette condition est remplie qu’il doit être considéré que les bénéficiaires desdits avantages ne peuvent pas ignorer l’implication de ces décideurs dans cette préparation et peuvent s’attendre à ce que leurs ressources, obtenues au moins en partie grâce auxdits avantages, soient visées par des mesures restrictives, dans le but d’empêcher qu’ils puissent apporter un soutien aux décideurs en question. Sur ce point, il doit être relevé que les mesures restrictives en cause constituent une réaction aux politiques et aux activités des autorités russes concernant spécifiquement l’Ukraine, et non à la conduite de ces autorités en général. Or, lesdites politiques et activités ont été mises en œuvre à partir de fin février 2014 (arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, points 91 et 92).

49      Il s’ensuit que le motif tiré d’un appui politique apporté en 2005 par M. Poutine à Alfa Group, dont le requérant serait un actionnaire important, n’est, même à le supposer avéré, pas susceptible d’être pris en compte aux fins de justifier l’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses.

50      En troisième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que le requérant, lorsqu’il était ministre des relations économiques extérieures, aurait aidé M. Poutine, alors adjoint au maire de Saint-Pétersbourg (Russie), en ce qui concerne la commission d’enquête dite « Salié », il ressort de la pièce no 4 que, en 1992, une commission spéciale du conseil municipal de Saint-Pétersbourg, dirigée par une députée, Mme Salié, avait établi des irrégularités lors de la signature, par M. Poutine, alors président de la Commission des relations extérieures de la mairie de Saint-Pétersbourg, et par son adjoint, de contrats prévoyant l’exportation à l’étranger de métaux, de terres rares, de produits pétroliers et d’autres matières premières, pour une valeur de plus de cent millions de dollars, en échange de cargaisons de viande, de pommes de terre et de volaille devant être livrées à Saint-Pétersbourg, alors confrontée à des problèmes d’approvisionnement en nourriture. Le requérant, sollicité en ce sens par M. Poutine en décembre 1991, aurait accordé à celui-ci les quotas d’exportation qu’il demandait ainsi que le pouvoir de conclure les contrats en cause.

51      Il convient de constater qu’un tel motif vise à établir que le requérant a apporté un soutien matériel et financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

52      À cet égard, il y a lieu de considérer, conformément à la jurisprudence rappelée au point 48 ci-dessus, que, pour que le critère d) puisse s’appliquer, il est nécessaire que les décideurs russes auxquels les personnes visées sont supposées avoir apporté un soutien matériel et financier aient déjà à tout le moins entamé la préparation de l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’est de l’Ukraine. En effet, c’est lorsque cette condition est remplie qu’il doit être considéré que les personnes ayant soutenu matériellement ou financièrement lesdits décideurs ne peuvent pas ignorer l’implication de ces décideurs dans cette préparation et peuvent s’attendre à ce que leurs ressources soient visées par des mesures restrictives, dans le but d’empêcher qu’ils puissent continuer d’apporter un tel soutien aux décideurs en question.

53      Or, en l’espèce, les travaux de la commission d’enquête Salié datant de 1992, le motif tiré de l’aide apportée par le requérant à M. Poutine dans ce contexte, même à le supposer avéré, n’est pas susceptible d’être pris en compte aux fins de motiver l’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses.

54      En quatrième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que le requérant serait un actionnaire important d’Alfa Group, un conglomérat qui comprend l’une des principales banques de Russie, Alfa Bank, il ressort de l’élément de preuve no 1 qu’Alfa Group, dont fait partie Alfa Bank, qui est l’une des plus grandes banques privées de Russie, a été créé en 1989 et que le requérant est un actionnaire d’Alfa Bank. En outre, le requérant y est mentionné comme étant l’un des « milliardaires d’Alfa Group ». De surcroît, dans l’élément de preuve no 2, le requérant et M. Fridman sont identifiés comme étant les « dirigeants d’Alfa Group ». Par ailleurs, le requérant admet lui-même avoir été président d’Alfa Bank entre 2004 et 2011.

55      Partant, contrairement à l’allégation du requérant selon laquelle Alfa Group n’existerait pas, les éléments qui précèdent parviennent à établir que le requérant est un actionnaire important d’Alfa Group, un conglomérat qui comprend l’une des principales banques de Russie.

56      Toutefois, il convient de constater que cette circonstance de nature factuelle ne permet pas de considérer que, du fait de sa seule qualité d’actionnaire d’Alfa Group, le requérant aurait soutenu des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, au sens du critère a), ni, apporté un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou tiré avantage de ces décideurs, au sens du critère d).

57      En cinquième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que la fille aînée de M. Poutine aurait animé un projet caritatif, Alfa-Endo, qui était financé par Alfa Bank, il ressort des éléments de preuve nos 10 et 11 que celle-ci était doctorante au Centre de recherche en endocrinologie de Moscou, et qu’elle était impliquée dans ledit projet caritatif dirigé par ledit centre de recherche et ayant pour objectif d’aider des enfants touchés par des maladies endocriniennes.

58      Ces constatations sont de nature à établir l’existence de liens entre le requérant et M. Poutine par le biais de la fille de ce dernier et d’Alfa Bank. En revanche, elles ne sont pas suffisantes en elles-mêmes pour démontrer que des liens existent entre le requérant et M. Poutine, susceptibles de procurer des avantages au premier dans ses relations avec le second, au sens du critère d) (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2015, Ternavsky/Conseil, T‑163/12, non publié, EU:T:2015:271, points 79 et 101).

59      Par ailleurs, la circonstance que la fille de M. Poutine soit impliquée dans le projet caritatif en cause ne saurait suffire à considérer que le financement de ce projet par Alfa Bank, que le requérant a présidée et qui fait partie d’Alfa Group, dont il était actionnaire, constitue un acte de soutien matériel ou financier du requérant aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

60      Un tel motif ne saurait davantage établir que le requérant a soutenu des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, au sens du critère a).

61      En sixième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que le requérant aurait écrit une lettre à M. Poutine pour se plaindre d’une décision de la Cour d’arbitrage de Moscou dans une procédure portant sur les intérêts d’une de ses entreprises et que M. Poutine aurait donné pour instruction au Procureur général de Russie d’enquêter sur cette affaire, force est de constater qu’il vise à établir que le requérant a tiré avantage des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

62      À cet égard, il ressort l’élément de preuve no 8, qui est un article paru sur le site Internet du journal Vedomosti le 12 juin 2019, ce qui suit. En avril 2019, le requérant a demandé par courrier à M. Poutine de charger le bureau du procureur général compétent de vérifier le respect de la loi par la Cour d’arbitrage de Moscou dans le cadre d’une procédure opposant une société dans laquelle le requérant a des intérêts à l’ancien propriétaire de cette société au sujet de transactions effectuées par ce dernier pour le compte de ladite société. Selon ledit article, dans cette lettre, le requérant a fait valoir que les décisions de justice prises par les juridictions saisies dans cette affaire ont rejeté ses demandes en ayant omis de tenir compte des circonstances des affaires en cause, en ignorant la législation applicable et en commettant des violations flagrantes des règles de procédure. Dans ladite lettre, le requérant fait valoir que lesdites juridictions auraient eu une approche partiale du dossier et que les magistrats ont pu être influencés par l’ancien propriétaire de la société en cause. M. Poutine aurait donné instruction au bureau du procureur général de donner suite à la demande du requérant.

63      Le requérant ne conteste aucune des informations contenues dans cet article. En revanche, il soutient que le Conseil n’a pas établi que sa démarche et la suite qui y a été donnée étaient anormales ou caractérisées par un abus de pouvoir. Il se réfère à cet égard à l’article 80 de la Constitution de la Fédération de Russie, relatif aux compétences du Président de celle-ci, à la loi fédérale relative au parquet de la Fédération de Russie, ainsi qu’à un avis juridique établi par un avocat établi à Saint-Pétersbourg et au site Internet de la présidence de la Fédération de Russie, qui comporte des conseils pratiques pour saisir le Président et mentionne les fondements juridiques d’une telle possibilité de saisine. Il ajoute que le Président n’a pas outrepassé ses pouvoirs, n’a pas interféré dans la procédure judiciaire en cours et n’a pas ordonné de mesure de rétorsion contre l’autre partie.

64      Selon l’auteur de l’avis juridique produit par le requérant, le droit de faire appel au Président de la Fédération de Russie comme garant de la Constitution en vue de la protection des droits et libertés des citoyens est ordinaire et très répandu. Ce constat serait également reflété par la création du Bureau du Président de la Fédération de Russie chargé du traitement des communications des citoyens et des organisations. L’auteur de l’avis juridique ajoute que ladite lettre ne contient aucune tentative d’influencer de quelque façon que ce soit, par l’entremise du Président de la Fédération de Russie, les juridictions saisies de la procédure en cause. Il ajoute que le Parquet de la Fédération de Russie est un système unique, fédéral et centralisé d’organes chargés de veiller au respect de la Constitution et à l’exécution des lois en vigueur. Enfin, l’auteur de l’avis juridique estime que, compte tenu des dispositions de la loi fédérale relative au Parquet de la Fédération de Russie et vu l’importance et l’ampleur des infractions alléguées, le requérant a émis la requête raisonnable que le Parquet examine les circonstances exposées dans sa lettre.

65      Il convient de rappeler que, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information et tenir compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration, de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable (voir, en ce sens, arrêt du 21 février 2018, Klyuyev/Conseil, T‑731/15, EU:T:2018:90, point 124).

66      En l’espèce, contrairement à ce que soutient le Conseil, la circonstance que l’avis juridique produit par le requérant ait été établi à sa demande aux fins de sa défense dans le cadre du présent recours n’est pas de nature à ôter toute valeur probante à ce document. En outre, la circonstance que ledit avis ne mentionne pas les critères qui encadrent le pouvoir d’appréciation du Président russe dans les suites qu’il donne aux saisines dont il est l’objet en vertu de l’article 80 de la Constitution de la Fédération de Russie n’est pas de nature à remettre en cause le contenu de ce document.

67      Au demeurant, il ressort de l’élément de preuve no 8 que M. Poutine aurait seulement donné instruction au bureau du procureur général de donner suite à la demande du requérant, laquelle tendait uniquement à ce que M. Poutine charge le bureau du procureur général compétent de vérifier le respect de la loi par la Cour d’arbitrage de Moscou.

68      Ainsi, le requérant a fait usage d’une procédure dont il n’est pas contesté qu’elle était prévue par la Constitution et dont l’usage par le requérant, en l’espèce, tendait à faire assurer le respect de la loi par une juridiction. De même, comme le Conseil l’a retenu dans la motivation des actes attaqués, la suite qui a été donnée à cette demande a seulement été l’ouverture d’une enquête.

69      Force est de constater que ces circonstances ne permettent pas de considérer que le requérant ait sollicité un avantage, ni qu’il ait obtenu un tel avantage.

70      Dès lors, il convient de conclure que le Conseil n’a pas établi que, du fait de l’instruction donnée au Procureur général de Russie par M. Poutine d’enquêter sur les faits portés à sa connaissance par le requérant, ce dernier ait tiré avantage de décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

71      En septième lieu, s’agissant du motif tiré de ce que, en 2016, M. Poutine aurait prévenu le requérant que les États-Unis pourraient imposer des sanctions supplémentaires à son encontre ou à l’encontre d’Alfa Bank et lui a suggéré qu’il lui serait nécessaire de prendre des mesures pour se protéger lui-même et protéger Alfa Bank, ce que le requérant aurait fait, force est de constater qu’il vise à établir que le requérant a tiré avantage des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

72      À cet égard, il convient de relever ce qui suit. Il ressort des éléments de preuve nos 3 et 7 que, lors d’une entrevue avec M. Poutine au quatrième trimestre de l’année 2016, ce dernier aurait évoqué la possibilité que les États-Unis imposent des sanctions supplémentaires à l’encontre des intérêts russes, y compris des sanctions contre le requérant ou Alfa Bank. En outre, M. Poutine aurait laissé entendre que le requérant devait prendre des mesures pour se protéger et protéger Alfa Bank. Le requérant a également affirmé avoir déclaré à M. Poutine qu’il prendrait des mesures pour se protéger et protéger les actionnaires d’Alfa Bank d’éventuelles sanctions.

73      Le requérant ne conteste pas les faits rapportés dans les pièces nos 3 et 7, qui se corroborent l’une l’autre. Au contraire, il admet avoir reçu de manière non sollicitée de la part de M. Poutine le conseil, qu’il considère avoir été une rumeur, de prendre des mesures pour se protéger et protéger Alfa Bank d’éventuelles sanctions américaines.

74      Toutefois, il ne ressort pas du dossier de preuves que les sanctions américaines supplémentaires évoquées dans les pièces nos 3 et 7 aient été finalement adoptées. Dès lors, d’une part, le seul fait pour le requérant d’avoir été informé de l’éventualité, incertaine, que des sanctions, dont la nature et l’étendue ne ressortent pas du dossier, puissent être adoptées à son encontre ou à l’encontre d’Alfa Bank ne suffit pas, à lui seul, à établir que le requérant a tiré avantage de M. Poutine, et ce même s’il a pu anticiper l’éventuelle adoption de telles sanctions. D’autre part, il n’est pas établi qu’un tel supposé avantage se soit concrétisé et, partant, qu’il ait perduré jusqu’à l’adoption des actes initiaux.

75      Dès lors, il convient de considérer que le Conseil n’a pas établi que, du fait de la mise en garde et du conseil reçus par le requérant de la part de M. Poutine quant à d’éventuelles sanctions américaines pouvant viser Alfa Bank ou lui-même et quant à la nécessité de se protéger de telles sanctions, le requérant avait tiré avantage de décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).

76      En huitième lieu, s’agissant du motif selon lequel le requérant et son associé M. Fridman « ont participé aux efforts du Kremlin en vue de lever les sanctions occidentales adoptées en réponse à [la] politique agressive de la Russie à l’encontre de l’Ukraine », « [e]n 2018, avec M. Fridman, [le requérant] s’est rendu à Washington DC avec une délégation officieuse pour transmettre un message du gouvernement russe au sujet des sanctions américaines et des contre-sanctions infligées par la Fédération de Russie » et le requérant avait « activement soutenu des actions et des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine », il convient de relever ce qui suit.

77      Il ressort de la pièce no 2, qui est une lettre ouverte envoyée à l’Atlantic Council par douze journalistes, intellectuels, militants et historiens, que le requérant s’est rendu en 2018 à Washington à une réunion informelle ayant pris la forme d’un dîner et d’une table ronde avec des représentants de l’Atlantic Council. Selon les signataires de la lettre ouverte adressée aux représentants de l’Atlantic Council, l’objectif de cette réunion était d’empêcher, à la suite de la décision du Trésor américain de geler les avoirs aux États-Unis d’oligarques et de fonctionnaires liés au gouvernement russe, l’adoption de nouvelles sanctions.

78      Par ailleurs, il est explicitement indiqué dans la pièce no 2 que « la décision du Trésor américain du 6 avril [2018] de geler tous les avoirs soumis à la juridiction américaine de vingt-quatre oligarques et fonctionnaires liés au Kremlin a été la première mesure vraiment douloureuse contre Poutine et son entourage ». En outre, selon les auteurs, « la mission d’Aven et Fridman est d’empêcher que de telles actions ne se reproduisent à l’avenir ».

79      Pour autant que le Conseil ait entendu s’appuyer sur la participation du requérant à la table ronde organisée par l’Atlantic Council le 21 mai 2018 pour retenir que celui-ci avait participé aux efforts du régime en vue de lever les sanctions occidentales adoptées en réponse à la politique agressive de la Russie à l’encontre de l’Ukraine et que, ce faisant, il soutenait activement des actions et des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, il convient de rappeler ce qui suit.

80      L’inscription ou le maintien sur les listes litigieuses au titre du critère a), qui vise notamment des personnes physiques qui « soutiennent » des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté ou l’indépendance de l’Ukraine, implique, du fait de l’emploi du présent de l’indicatif, que les actes de soutien concernés aient lieu lors de l’adoption des actes attaqués ou, à tout le moins, qu’ils aient une proximité temporelle avec ceux-ci qui permette de conclure que lesdits actes de soutien sont rattachés aux situations combattues par les actes initiaux, et non en raison d’actes passés ayant épuisé leurs effets au moment où ils ont été réalisés.

81      Par conséquent, le Conseil ne saurait déduire, du seul fait que le requérant a participé à la réunion de l’Atlantic Council en mai 2018, c’est-à-dire quatre ans environ avant l’adoption des actes initiaux, que celui-ci soutenait activement, à la date d’adoption des actes initiaux, des actions ou des politiques qui compromettaient ou menaçaient l’intégrité territoriale, la souveraineté ou l’indépendance de l’Ukraine. Une telle conclusion conduirait à figer la situation du requérant dans le passé (voir, en ce sens, arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 86).

82      À cet égard, l’argument du Conseil selon lequel le requérant n’a pas pris de position ferme contre l’invasion de l’Ukraine doit être écarté. En effet, certes, dans certaines circonstances propres à chaque situation, le Conseil peut considérer l’absence de distanciation de la personne concernée à l’égard du régime au pouvoir comme un élément à prendre en compte au soutien du maintien de mesures restrictives à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 77). Toutefois, ainsi qu’il a été rappelé au point 31 ci-dessus, afin de satisfaire à la charge de la preuve qui lui incombe, il revient au Conseil de faire état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une mesure de gel de ses fonds et le régime ou, en général, les situations combattues. Or, le Conseil ne saurait considérer que le critère a), qui supposait, en l’espèce, des actions concrètes de soutien à des politiques déstabilisant l’Ukraine de la part du requérant, est rempli par la simple inaction de ce dernier. Ainsi, la prétendue absence d’une prise de position contre l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie ne peut être considérée comme un tel acte de soutien, requis par le critère a).

83      Au vu de ce qui précède, il y a lieu de conclure que la seule participation du requérant à la table ronde organisée à Washington par l’Atlantic Council en mai 2018 ne suffit pas à établir l’existence d’un lien suffisant entre le requérant et le régime ou, en général, les situations combattues par les actes attaqués et, partant, à caractériser un soutien apporté par le requérant à des actions ou à des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, au sens du critère a).

84      La même conclusion s’impose en ce qui concerne le critère d). La participation du requérant à la table ronde organisée en mai 2018 à Washington ne peut ainsi être qualifiée de soutien matériel ou financier, au sens du critère d), en ce qu’elle ne constitue pas une assistance ou une aide apportée par le requérant sous forme monétaire ou matérielle aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ni un avantage tiré de tels décideurs.

85      En conséquence, il y a lieu de conclure qu’aucun des motifs figurant dans les actes initiaux n’est étayé à suffisance de droit et que l’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses n’était donc pas justifiée.

86      Par ailleurs, s’agissant des actes de maintien, le Conseil n’a apporté aucun élément de preuve supplémentaire par rapport à ceux sur lesquels il s’était fondé dans le cadre des actes initiaux pour inscrire le nom du requérant sur les listes litigieuses. Or, comme il ressort des points 44 à 85 ci-dessus, le Conseil est resté en défaut de faire état d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles d’étayer de manière suffisante les motifs de l’inscription initiale du nom du requérant sur les listes en cause, au titre des critères a) et d). Dans la mesure où les motifs du maintien du nom du requérant sur les listes litigieuses sont demeurés les mêmes que ceux des actes initiaux, cette conclusion est également valable en ce qui concerne les actes de maintien.

87      Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de conclure qu’aucun des motifs figurant dans les actes attaqués n’est étayé à suffisance de droit et que l’inscription et le maintien du nom du requérant sur les listes litigieuses n’étaient donc pas justifiés.

88      Par conséquent, il convient d’accueillir le premier moyen et d’annuler les actes attaqués, en ce qu’ils visent le requérant, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur les autres arguments et sur les autres moyens invoqués par ce dernier à leur égard.

 Sur les effets de l’annulation des actes attaqués

89      Le Conseil a demandé, dans le cadre de son deuxième chef de conclusions, que, dans l’hypothèse où le Tribunal annulerait les actes attaqués en ce qu’ils concernent le requérant, le Tribunal ordonne le maintien des effets des décisions 2022/337 et 2022/1530 en qui concerne le requérant jusqu’à ce que l’annulation partielle des règlements d’exécution 2022/336 et 2022/1529 prenne effet.

90      À cet égard, il convient de rappeler que, par les décisions 2022/337 et 2022/1530, le Conseil a mis à jour la liste des personnes visées par les mesures restrictives qui figure à l’annexe I de la décision 2014/145 modifiée, respectivement en y ajoutant et en y maintenant le nom du requérant jusqu’au 15 mars 2023.

91      Or, par la décision (PESC) 2023/572 du Conseil, du 13 mars 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75I, p. 134), le Conseil a mis à jour la liste des personnes visées par les mesures restrictives qui figure à l’annexe I de la décision 2014/145 modifiée, respectivement en y ajoutant et en y maintenant le nom du requérant jusqu’au 15 septembre 2023.

92      Partant, si l’annulation des décisions 2022/337 et 2022/1530, en ce qu’elles visent le requérant, comporte l’annulation de l’inscription de son nom sur la liste qui figure à l’annexe I de la décision 2014/145 modifiée pour la période allant du 28 février 2022 au 15 mars 2023, une telle annulation ne s’étend pas, en revanche, à la décision 20223/572, qui n’est pas visée par le présent recours.

93      Par conséquent, dès lors que, à ce jour, le requérant fait l’objet de nouvelles mesures restrictives, la demande subsidiaire du Conseil relative aux effets dans le temps de l’annulation partielle des décisions 2022/337 et 2022/1530 est devenue sans objet.

 Sur les dépens

94      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

95      En outre, selon l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs dépens.

96      En l’espèce, le Conseil ayant succombé, il y a lieu de le condamner à supporter ses propres dépens ainsi que ceux du requérant, conformément aux conclusions de ce dernier. La République de Lettonie supportera, quant à elle, ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision (PESC) 2022/337 du Conseil, du 28 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, le règlement d’exécution (UE) 2022/336 du Conseil, du 28 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du 14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et le règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine sont annulés, dans la mesure où le nom de M. Petr Aven a été inscrit et maintenu sur la liste des personnes, entités et organismes auxquels s’appliquent ces mesures restrictives.

2)      Le Conseil de l’Union européenne est condamné à supporter ses propres dépens ainsi que ceux exposés par M. Aven.

3)      La République de Lettonie supportera ses propres dépens.

Spielmann

Mastroianni

Tóth

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 10 avril 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : le français.