Language of document : ECLI:EU:T:2007:83

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

12 mars 2007 (*)

« Recours en annulation – Règlement (CE) n° 1429/2004 – Agriculture – Organisation commune du marché vitivinicole – Régime d’utilisation des noms des variétés de vigne ou de leurs synonymes – Limitation de l’utilisation dans le temps – Personnes morales – Personnes individuellement concernées – Irrecevabilité »

Dans l’affaire T-418/04,

Confcooperative, Unione regionale della Cooperazione Friuli‑Venezia Giulia Federagricole, établie à Udine (Italie),

Friulvini Soc. coop. rl, établie à Zoppola (Italie),

Cantina Produttori di Ramuscello e San Vito Soc. coop. rl, établie à Sesto Al Reghena (Italie),

Cantina Produttori Cormons ‑ Vini del Collio e dell’Isonzo Soc. coop. rl, établie à Cormòns (Italie),

Luigi Soini, établi à Cormòns (Italie),

représentés par Me F. Capelli, avocat,

parties requérantes,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée par M. L. Visaggio et Mme E. Righini, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenue par

République de Hongrie, représentée par M. G. Péter, en qualité d’agents,

ayant pour objet une demande d’annulation de la disposition limitant au 31 mars 2007 le droit d’utiliser le nom « Tocai friulano » figurant, sous la forme d’une note explicative, au point 103 de l’annexe I du règlement (CE) n° 1429/2004 de la Commission, du 9 août 2004, modifiant le règlement (CE) n° 753/2002 fixant certaines modalités d’application du règlement (CE) n° 1493/1999 du Conseil en ce qui concerne la désignation, la dénomination, la présentation et la protection de certains produits vitivinicoles (JO L 263, p. 11),


LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (quatrième chambre),

composé de MM. H. Legal, président, V. Vadapalas et N. Wahl, juges,

greffier : M. E. Coulon,

rend la présente

Ordonnance

 Cadre juridique

1        Le règlement (CE) n° 1493/1999 du Conseil, du 17 mai 1999, portant organisation commune du marché vitivinicole (JO L 179, p. 1, ci-après le « règlement de base »), rendu applicable à partir du 1er août 2000, prévoit à l’article 19 que « [l]es États membres établissent un classement des variétés de vigne destinées à la production de vin » et que, dans leur classement, ils « indiquent les variétés de vigne aptes à la production de chacun des [vins de qualité produits dans des régions déterminées] de leur territoire ».

2        Le règlement de base expose, dans ses articles 47 à 53 et ses annexes VII et VIII, la réglementation communautaire applicable à la désignation, à la dénomination, à la présentation et à la protection de certains produits vitivinicoles.

3        L’article 47, paragraphe 1, du règlement de base prévoit :

« Les règles relatives à la désignation, à la dénomination et à la présentation de certains produits relevant du présent règlement, ainsi qu’à la protection de certaines indications et mentions et de certains termes, figurent au présent chapitre et aux annexes VII et VIII […] »

4        En vertu de l’article 50 du règlement de base :

« 1. Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires permettant aux intéressés d’empêcher, dans les conditions prévues aux articles 23 et 24 de l’accord relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, l’utilisation dans la Communauté d’une indication géographique identifiant des produits visés à l’article 1er, paragraphe 2, [sous] b), pour des produits qui ne sont pas originaires du lieu désigné par l’indication géographique en question, même lorsque la véritable origine des produits est indiquée ou que l’indication géographique est employée en traduction ou accompagnée de mentions telles que ‘genre’, ‘type’, ‘style’, ‘imitation’ ou d’autres mentions analogues.

2. Aux fins du présent article, on entend par ‘indications géographiques’, des indications qui servent à identifier un produit comme étant originaire du territoire d’un pays tiers qui est membre de l’Organisation mondiale du commerce ou d’une région ou localité de ce territoire, dans les cas où une qualité, une réputation ou une autre caractéristique déterminée du produit peut être attribuée essentiellement à cette origine géographique.

[…] »

5        Aux termes de l’article 52, paragraphe 1, du règlement de base :

« 1. Si un État membre attribue le nom d’une région déterminée à un [vin de qualité produit dans des régions déterminées] ainsi que, le cas échéant, à un vin destiné à être transformé en un tel [vin de qualité produit dans des régions déterminées], ce nom ne peut être utilisé pour la désignation de produits du secteur vitivinicole ne provenant pas de cette région et/ou auxquels ce nom n’a pas été attribué conformément aux réglementations communautaire et nationale applicables […]

Sans préjudice des dispositions communautaires concernant spécifiquement certains types de [vins de qualité produits dans des régions déterminées], les États membres peuvent admettre, selon des conditions de production qu’ils déterminent, que le nom d’une région déterminée soit combiné avec une précision concernant le mode d’élaboration ou le type de produit, ou avec le nom d’une variété de vigne ou son synonyme […] »

6        L’annexe VII, point B, paragraphe 1, du règlement de base précise les indications facultatives pouvant figurer sur l’étiquette des vins. Elle prévoit :

« L’étiquetage des produits élaborés dans la Communauté peut être complété par les indications suivantes dans des conditions à déterminer :

[…]

b)      pour les vins de table avec indication géographique et les [vins de qualité produits dans des régions déterminées] :

[…]

–        le nom d’une ou plusieurs variétés de vigne […] »

7        L’annexe VII, point G, paragraphe 3, du règlement de base, indique :

« Chaque État membre assure le contrôle et la protection des [vins de qualité produits dans des régions déterminées] et des vins de table avec une indication géographique, commercialisés conformément au présent règlement. »

8        Le règlement de base a été mis en œuvre par le règlement (CE) n° 753/2002 de la Commission, du 29 avril 2002, fixant certaines modalités d’application du règlement n° 1493/1999 en ce qui concerne la désignation, la dénomination, la présentation et la protection de certains produits vitivinicoles (JO L 118, p. 1). Le règlement n° 753/2002 est applicable depuis le 1er août 2003.

9        L’article 19 du règlement n° 753/2002, intitulé « Indication des variétés de vignes », dispose :

«1. Le nom des variétés de vigne, utilisées pour l’élaboration d’un vin de table avec indication géographique ou d’un [vin de qualité produit dans des régions déterminées], ou leurs synonymes, peut figurer dans l’étiquetage des vins concernés, pour autant que :

[…]

c)       le nom de la variété ou l’un de ses synonymes ne comprenne pas une indication géographique utilisée pour désigner un [vin de qualité produit dans des régions déterminées] ou un vin de table ou un vin importé figurant dans les listes des accords conclus entre les pays tiers et la Communauté, et, lorsqu’il est accompagné d’un autre terme géographique, figure dans l’étiquetage sans ce terme géographique ;

[…]

2. Par dérogation au paragraphe 1, [sous] c) :

a)       le nom d’une variété de vigne ou l’un de ses synonymes qui comprend une indication géographique peut figurer dans l’étiquetage d’un vin désigné avec cette indication géographique ;

b)       les noms des variétés et leurs synonymes figurant à l’annexe II peuvent être utilisés dans les conditions nationales et communautaires en application à la date de l’entrée en vigueur du présent règlement […] »

10      L’annexe II du règlement n° 753/2002, intitulée « Noms des variétés de vignes ou de leurs synonymes qui comprennent une indication géographique et qui peuvent figurer dans l’étiquetage des vins en application de l’article 19, paragraphe 2 », vise, notamment, en ce qui concerne l’Italie, la mention « Tocai friulano, Tocai italico ». Selon une note en bas de page relative à cette mention, « [l]e nom ‘Tocai friulano’ et le synonyme ‘Tocai italico’ peuvent être utilisés pour une période transitoire, jusqu’au 31 mars 2007 ».

11      Le règlement n° 753/2002 a été modifié à la suite de l’adhésion à l’Union européenne de dix nouveaux États, dont la République de Hongrie, le 1er mai 2004, par le règlement (CE) n° 1429/2004 de la Commission, du 9 août 2004, modifiant le règlement n° 753/2002 (JO L 263, p. 11, ci-après le « règlement attaqué »). Le règlement attaqué est applicable depuis le 1er mai 2004.

12      L’article 19 du règlement n° 753/2002, précité, n’a pas subi de modifications. L’annexe II dudit règlement, susmentionnée, n’a pas non plus été modifiée en substance en ce qui concerne la mention « Tocai friulano, Tocai italico ».

13      Il ressort, en effet, de cette annexe, telle que modifiée conformément à l’annexe I du règlement attaqué, que figurent, parmi les variétés de vigne ou leurs synonymes concernant l’Italie qui y sont désignés, le nom « Tocai friulano » au point 103 et le nom « Tocai italico » au point 104. S’agissant du « Tocai friulano », il est indiqué en nota bene que « [l]e nom ‘Tocai friulano’ peut être utilisé exclusivement pour les [vins de qualité produits dans des régions déterminées] originaires des régions de Veneto et Friuli et pour une période transitoire, jusqu’au 31 mars 2007 ». S’agissant du « Tocai italico », il est indiqué, de même, en nota bene que « le synonyme ‘Tocai friulano’ peut être utilisé exclusivement pour les [vins de qualité produits dans des régions déterminées] originaires des régions de Veneto et Friuli et pour une période transitoire, jusqu’au 31 mars 2007 ».

14      Une mention analogue, assortie de la même mesure transitoire, figure au point 105 de l’annexe I concernant, pour la France, le nom de variété tokay pinot gris pour laquelle il est également prévu en nota bene que « le synonyme ‘tokay pinot gris’ peut être utilisé exclusivement pour les [vins de qualité produits dans des régions déterminées] originaires des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin et pour une période transitoire, jusqu’au 31 mars 2007 ».

15      Il ressort de l’ensemble de l’annexe I du règlement attaqué qu’un tel dispositif, interdisant l’utilisation de certains noms de variétés ou de leurs synonymes au-delà du 31 mars 2007, n’est prévu qu’en ce qui concerne les trois noms susmentionnés.

 Procédure et conclusions des parties

16      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 15 octobre 2004, les requérants ont introduit le présent recours.

17      Les requérants, au nombre de cinq, se présentent comme les plus importants producteurs du vin « Tocai friulano » dont ils commercialiseraient également sur les marchés les volumes les plus importants.

18      Par acte séparé, déposé au greffe du Tribunal le 27 janvier 2005, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité au titre de l’article 114, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.

19      Par ordonnance en date du 21 février 2005, le président de la quatrième chambre du Tribunal a admis la République de Hongrie à intervenir au soutien des conclusions de la Commission.

20      Les requérants ont déposé leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission le 30 mars 2005.

21      La République de Hongrie a déposé son mémoire en intervention le 13 avril 2005.

22      La Commission et les requérants, respectivement, les 28 et 29 juin 2005, ont déposé leurs observations sur le mémoire en intervention de la République de Hongrie.

23      Dans leur requête, les requérants concluent à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        déclarer le recours recevable ;

–        annuler la disposition limitant au 31 mars 2007 le droit d’utiliser le nom « Tocai friulano » figurant, sous la forme d’une note explicative, au point 103 de l’annexe I du règlement attaqué ;

–        condamner la Commission aux dépens.

24      Dans son exception d’irrecevabilité, la Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner les requérantes aux dépens.

25      Dans son mémoire en intervention, la République de Hongrie conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner les requérantes aux dépens.

 En droit

26      En vertu de l’article 114, paragraphe 1, du règlement de procédure, si une partie le demande, le Tribunal peut statuer sur l’irrecevabilité sans engager le débat au fond. Conformément au paragraphe 3 du même article, la suite de la procédure est orale, sauf décision contraire du Tribunal. Le Tribunal estime, en l’espèce, qu’il est suffisamment éclairé par les pièces du dossier et qu’il n’y a pas lieu d’ouvrir la procédure orale.

 Arguments des parties

27      La Commission soutient que les producteurs requérants ne sont pas individuellement concernés, au sens de l’article 230, paragraphe 4, CE, par le règlement attaqué.

28      Elle fait valoir que ce règlement et, plus particulièrement, le point 103 de l’annexe I, contient des règles générales et abstraites, qu’il s’adresse à tous les opérateurs économiques exerçant leur activité dans les secteurs de la production et de la commercialisation des vins, c’est-à-dire à des personnes considérées de manière générale et abstraite et qu’il présente ainsi un caractère normatif général.

29      La Commission expose que, à supposer établi que les requérants soient les principaux producteurs de « Tocai friulano » et commercialisent les volumes les plus importants de ce produit, cette circonstance ne suffirait pas à les faire considérer comme individuellement concernés par le règlement attaqué. En effet, le fait qu’un acte normatif puisse avoir des effets concrets différents sur les divers sujets de droit auxquels il s’applique ne serait pas de nature à les caractériser par rapport à tous les autres opérateurs concernés, dès lors que l’application de cet acte s’effectue en vertu d’une situation objectivement déterminée. Par ailleurs, la possibilité de déterminer le nombre ou l’identité des sujets de droit auxquels le règlement attaqué s’applique ne saurait être utilement invoquée dès lors qu’il serait constant que cette application s’effectue en vertu d’une situation objective de droit ou de fait définie par l’acte en relation avec la finalité de ce dernier.

30      La Commission fait valoir que les requérants, quoiqu’ils arguent de la fonction de marque collective que remplirait la dénomination « Tocai friulano », ne sont pas en mesure de revendiquer la titularité juridique de cette prétendue marque. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour du 18 mai 1994, Codorníu/Conseil (C-309/89, Rec. p. I-1853), serait donc sans pertinence pour le présent litige. Elle soutient par ailleurs que le nom « Tocai friulano » n’est pas une indication géographique, mais uniquement le nom d’une variété de vigne et qu’il ne relève pas des droits de propriété industrielle et commerciale, contrairement aux appellations d’origine. La convention de Paris pour la propriété industrielle du 20 mars 1883 pas plus que l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (ci-après l’« ADPIC ») conclu dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (JO 1994, L 336, p. 214) ne seraient applicables en l’espèce.

31      La Commission fait valoir, en ce qui concerne Confcooperative, Unione regionale della Cooperazione Friuli‑Venezia Giulia Federagricole, que dans la mesure où celle-ci agit en tant qu’association représentant une catégorie de producteurs vitivinicoles du Frioul, elle ne saurait être considérée comme individuellement concernée par un acte affectant les intérêts généraux de cette catégorie de personnes dès lors que celles-ci ne sont pas concernées à titre individuel. En outre, la requérante n’aurait ni prétendu ni prouvé être individuellement concernée par le règlement attaqué en raison d’autres circonstances, relatives notamment à son rôle d’organe de représentation.

32      La Commission soutient enfin qu’une protection juridictionnelle effective est garantie dès lors que la légalité du règlement en cause peut être indirectement contestée en attaquant les actes nationaux qui lui sont liés, contestation pouvant conduire le juge national à saisir la Cour d’une question préjudicielle, comme ce fut déjà le cas pour la dénomination « Tocai friulano ».

33      La République de Hongrie, qui soutient l’argumentation développée par la Commission dans son exception d’irrecevabilité, fait en outre valoir que la disposition du règlement attaqué dont l’annulation est demandée figurait déjà à l’identique dans le règlement n° 753/2002, pour lequel le délai pour former un recours en annulation est expiré.

34      La partie intervenante soutient par ailleurs que les requérants n’établissent pas être directement concernés par le règlement attaqué, le poids économique des particuliers affectés par la réglementation contestée ou l’importance du préjudice allégué étant sans pertinence à cet égard. La République de Hongrie fait également observer que l’Italie ayant adopté une mesure nationale d’exécution du règlement attaqué, nonobstant son caractère directement applicable dans tout État membre, les droits et obligations des producteurs de vin tirent leur validité, selon l’interprétation des autorités italiennes, du décret ministériel adopté par celles-ci le 26 septembre 2002, et non de la disposition contestée.

35      L’absence d’intérêt individuel des requérants serait également démontrée par le fait qu’ils ne seraient pas les seules personnes intéressées par la limitation temporelle litigieuse, une telle mesure s’appliquant également aux viticulteurs français en ce qui concerne le cépage tokay pinot gris.

36      Les requérants soutiennent que leur recours est recevable.

37      Ils font valoir qu’ils sont directement concernés par la disposition attaquée, car celle-ci est directement applicable, elle ne laisse aucune marge d’appréciation aux autorités chargées de prendre les mesures nécessaires à son application et elle vise de façon explicite la dénomination « Tocai friulano », dont elle limite l’utilisation dans le temps. Or, les requérants auraient un intérêt direct au maintien de cette dénomination, car la perte du droit d’utiliser le nom « Tocai friulano » leur porterait préjudice. Les requérants font valoir que, cultivateurs frioulans de la variété de vigne « Tocai friulano », ils sont les producteurs les plus importants du vin du même nom, dont ils commercialisent sur le marché les volumes les plus importants.

38      Les requérants soutiennent qu’ils sont individuellement concernés par la disposition contestée. Ils se présentent comme, d’une part, la plus importante société coopérative et les plus importantes coopératives de producteurs de raisins de la variété « Tocai friulano » et, d’autre part, la plus importante structure confédérative de la Regione autonoma Friuli‑Venezia Giulia. Ils constitueraient donc une fraction importante des producteurs de la dénomination en cause. En outre, ces producteurs seraient les seuls, à l’intérieur de la Communauté européenne, à avoir le droit d’utiliser la dénomination « Tocai friulano ». La disposition litigieuse frapperait ainsi de manière spécifique certains producteurs déterminés précisément identifiables. L’annexe I du règlement attaqué contiendrait en substance un faisceau de 120 décisions individuelles positives à destination de diverses catégories de producteurs et une décision négative concernant les seuls producteurs utilisant la dénomination « Tocai friulano ». Le cas du tokay pinot gris serait tout à fait différent, car le cépage en cause serait simplement le pinot gris auquel la dénomination tokay aurait été ajoutée afin de lui conférer des caractères distinctifs dont il aurait été dépourvu, si bien que la France pourrait sans difficulté renoncer à la dénomination « tokay ».

39      Les circonstances de l’affaire Codorníu seraient transposables en l’espèce. Les requérants font valoir que les États membres sont autorisés par le règlement de base à compléter une indication géographique déterminée en y accolant le nom d’une variété de vigne, ce qui aurait été fait en Italie s’agissant de la dénomination « Tocai friulano », laquelle a une fonction de « marque collective ». Partant, le nom de la variété de vigne serait un élément essentiel d’une indication géographique susceptible de désigner un vin. En outre, le nom d’une variété de vigne constituerait un bien patrimonial dont la valeur économique et commerciale particulière serait reconnue par le droit international, en particulier par l’ADPIC.

40      Les requérants font également valoir que le Tribunal a reconnu dans l’arrêt du 15 juin 1999, Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia/Commission (T-288/97, Rec. p. II-1871, point 30), qu’une protection juridique doit être accordée à celui qui, sans être le destinataire de l’acte litigieux, est en fait concerné par celui-ci d’une manière analogue à celle du destinataire.

41      Par ailleurs, les requérants soutiennent qu’il y a lieu de tenir compte du projet de traité instituant une Constitution pour l’Europe qui prévoit de modifier l’article 230, quatrième alinéa, CE, car la nouvelle version de cette disposition ne requiert plus, pour admettre la recevabilité des recours formés par les requérants à l’encontre d’actes communautaires les concernant directement, qu’ils soient également concernés individuellement.

42      S’agissant de l’argument soulevé par la République de Hongrie relatif à la forclusion, les requérants observent que la défenderesse n’a, pour sa part, soulevé aucune exception d’irrecevabilité. Ils font valoir que la limitation temporelle à l’utilisation du nom « Tocai friulano », qui figurait dans le règlement n° 753/2002, était fondée sur l’accord sur les vins conclu entre la Communauté et la République de Hongrie, dont la validité avait été contestée par la Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia dans le cadre du renvoi préjudiciel qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour du 12 mai 2005, Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia et ERSA (C‑347/03, Rec. p. I-3785). Il n’aurait par conséquent pas eu de sens de contester le règlement susmentionné pour autant qu’il reposait sur un accord international. La situation aurait néanmoins été radicalement modifiée depuis l’adhésion de la partie intervenante à l’Union européenne, car le traité d’adhésion aurait annulé les accords antérieurs et, en l’absence de dérogation explicite contenue dans ledit traité, seul serait applicable le droit commun de la Communauté.

 Appréciation du Tribunal

43      Aux termes de l’article 230, quatrième alinéa, CE, « toute personne physique ou morale peut former […] un recours contre les décisions qui, bien que prises sous l’apparence d’un règlement […], la concernent directement et individuellement ».

 Sur la nature de la disposition attaquée

44      Selon une jurisprudence constante, le critère de distinction entre un règlement et une décision doit être recherché dans la portée générale ou non de l’acte en question (arrêt de la Cour du 14 décembre 1962, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes e.a./Conseil, 16/62 et 17/62, Rec. p. 901, 918, et arrêt du Tribunal du 3 février 2005, Comafrica et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, T-139/01, Rec. p. II-409, point 87). Un acte a une portée générale s’il s’applique à des situations déterminées objectivement et s’il produit des effets juridiques à l’égard de catégories de personnes envisagées de manière abstraite (arrêt Comafrica et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, précité, point 87 ; voir également, en ce sens, arrêt de la Cour du 21 novembre 1989, Usines coopératives de déshydratation du Vexin e.a./Commission, C-244/88, Rec. p. 3811, point 13).

45      En l’espèce, la disposition du règlement attaqué dont les requérants demandent l’annulation, à savoir la note explicative contenant une limitation dans le temps pour l’utilisation du nom « Tocai friulano » visée au point 103 de l’annexe I dudit règlement, prévoit que « [l]e nom ‘Tocai friulano’ peut être utilisé exclusivement pour les [vins de qualité produits dans des régions déterminées] originaires des régions de Veneto et Friuli et pour une période transitoire, jusqu’au 31 mars 2007 ». Cette disposition figure dans une annexe intitulée « Noms des variétés de vigne ou leurs synonymes qui comprennent une indication géographique et qui peuvent figurer dans l’étiquetage des vins en application de l’article 19, paragraphe 2 [du règlement n° 753/2002] ». Cette annexe comporte deux colonnes, la première, indiquant les noms de variété ou leurs synonymes et, la seconde, indiquant pour chaque dénomination mentionnée dans la première colonne, le ou les pays qui peuvent l’utiliser. L’annexe mentionne 122 noms de variétés de vigne ou leurs synonymes et comporte une note explicative énonçant une limitation du droit d’utiliser la dénomination visée dans trois cas. Il ressort de l’annexe que la limitation temporelle de l’utilisation du nom « Tocai friulano » vise également, au point 104, son synonyme, le « Tocai italico », et qu’une limitation temporelle identique est prévue au point 105 pour le nom « tokay pinot gris », intéressant la France. Les 119 noms ou synonymes autres que les trois susmentionnés ne font pas l’objet d’une telle limitation du droit de les utiliser.

46      Ainsi la disposition attaquée s’insère dans une réglementation générale dont l’objet est de spécifier les règles d’utilisation des noms des variétés de vigne ou de leurs synonymes comportant une indication géographique, en vue de la protection de certains produits vitivinicoles dans l’ensemble de la Communauté européenne. Cette réglementation vise des situations objectivement définies. Celles-ci sont constituées par les 122 cas dans lesquels des noms de variétés de vigne ou de leurs synonymes peuvent figurer sur l’étiquetage des vins à titre dérogatoire. Dans le cadre de l’article 19, paragraphe 2, sous b), du règlement n° 753/2002, l’annexe II dudit règlement, dans sa rédaction issue de l’annexe I du règlement attaqué, prévoit trois cas de limitation temporelle imposée à l’utilisation d’un nom, parmi lesquels la disposition dont les requérantes demandent l’annulation.

47      Cette disposition s’applique à l’ensemble des cultivateurs, producteurs et commerçants – actuels et potentiels – concernés par l’utilisation du terme qu’elle vise. Elle s’inscrit dans le cadre général des dispositions relatives à la désignation, à la dénomination, à la présentation et à la protection de certains produits vitivinicoles établi par le règlement attaqué, lequel concerne tous les opérateurs et toutes les collectivités de la Communauté européenne.

48      La réglementation communautaire a ainsi prévu, en considération de situations définies objectivement, de limiter dans le temps l’utilisation de certains noms de variétés de vigne ou de leurs synonymes, ce dispositif, qui comporte des effets juridiques à l’égard de catégories de personnes envisagées de manière générale et abstraite, trouvant en l’espèce à s’appliquer dans trois cas (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 31 mai 2001, Sadam Zuccherifici e.a./Conseil, C-41/99 P, Rec. p. I‑4239, point 25).

49      L’argument des requérants, tiré des arrêts de la Cour du 13 mai 1971, International Fruit Company e.a./Commission (41/70 à 44/70, Rec. p. 411, points 21 et 22), et du 6 novembre 1990, Weddel /Commission (C-354/87, Rec. p. I‑3847, points 21 à 23), selon lequel l’annexe I du règlement litigieux s’analyserait en un faisceau de 122 décisions individuelles ne saurait être accueilli. Dans ces affaires étaient en cause des demandes individuelles de titres ou de certificats d’importation de produits, quantitativement déterminées, qui avaient été soumises par les opérateurs économiques intéressés à la Commission et sur lesquelles celle-ci s’était prononcée dans les règlements contestés. Ces circonstances ne sont par conséquent pas comparables à l’énoncé, dans les conditions déterminées de manière générale et abstraite par l’article 19, paragraphe 2, du règlement n° 753/2002, des noms des variétés de vigne et de leurs synonymes figurant à l’annexe II dudit règlement dans sa rédaction issue de l’annexe I du règlement attaqué. De plus, les requérants ne soutiennent pas et il n’est, d’ailleurs, pas établi qu’une identification précise des opérateurs économiques susceptibles d’être concernés par la disposition contestée, pas plus que par chacune des 121 autres mentions figurant dans l’annexe en cause, aurait été effectuée par la défenderesse avant l’adoption du règlement litigieux.

50      La disposition attaquée constitue ainsi une mesure de portée générale au sens de l’article 249, deuxième alinéa, CE, et donc une mesure de nature normative.

 Sur l’affectation individuelle des requérants

51      Selon la jurisprudence, il n’est pas exclu qu’une disposition qui a, par sa nature et sa portée, un caractère normatif, en ce qu’elle s’applique à la généralité des opérateurs économiques intéressés, puisse concerner individuellement certains d’entre eux. Tel est le cas lorsque l’acte en question atteint une personne physique ou morale en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle dont le destinataire d’une décision serait individualisé (voir arrêts de la Cour Codorníu/Conseil, précité, points 19 et 20, et du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, C-50/00 P, Rec. p. I-6677, point 36, et la jurisprudence citée).

52      En l’espèce, les requérants font valoir qu’ils sont, à la fois, cultivateurs de la variété de vigne « Tocai friulano », producteurs les plus importants du vin du même nom et négociants des volumes les plus importants de ce vin. Ils se présentent comme, d’une part, la plus importante société coopérative et les plus importantes coopératives de producteurs de raisins de la variété « Tocai friulano » et, d’autre part, la plus importante structure confédérative de la Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia. Ils constitueraient donc une fraction importante des producteurs de la dénomination en cause, lesquels seraient les seuls, à l’intérieur de la Communauté européenne, à avoir le droit d’utiliser le nom « Tocai friulano ». Partant, la perte du droit d’utiliser ce nom au-delà du 31 mars 2007 porterait préjudice à leurs intérêts.

53      Toutefois, cette situation ne permet pas de considérer que les producteurs requérants sont individualisés d’une manière analogue à celle dont le destinataire d’une décision le serait. En effet, en supposant – ce qui n’est pas le cas puisque les intéressés reconnaissent ne pas représenter la totalité des opérateurs économiques intéressés – que les requérants soient, en leur qualité de producteurs de « Tocai Friulano », les seuls destinataires concrets de la disposition dont ils demandent l’annulation, cette circonstance n’est pas suffisante, en soi, pour qu’ils soient considérés comme individuellement concernés par cette disposition. Il est de jurisprudence constante que la portée générale et, partant, la nature normative d’un acte ne sont pas mises en cause par la possibilité de déterminer avec plus ou moins de précision le nombre ou même l’identité des sujets de droit auxquels il s’applique à un moment donné, dès lors que cette application s’effectue en vertu d’une situation objective de droit ou de fait définie par l’acte en relation avec la finalité de ce dernier (voir arrêts Codorníu/Conseil, précité, point 18, et Sadam Zuccherifici e.a./Conseil, précité, point 29).

54      Or, il convient de relever que l’interdiction d’utiliser le nom « Tocai friulano » au-delà du 31 mars 2007 s’applique de façon générale et pour une période indéterminée à tout opérateur économique concerné, à savoir les cultivateurs de cette variété de vigne, les producteurs et les négociants du vin en question.

55      De plus, le fait qu’un règlement affecte la situation juridique d’un particulier n’est pas suffisant pour le distinguer (ordonnance du Tribunal du 2 avril 2004, Gonnelli et AIFO/Commission, T-231/02, Rec. p. II-1051, point 38).

56      Au demeurant, même si la disposition de l’annexe I du règlement attaqué dont les requérants demandent l’annulation est susceptible de provoquer pour ceux-ci, producteurs italiens de « Tocai friulano », des conséquences économiques importantes, une disposition exactement identique figure dans la même annexe en ce qui concerne le tokay pinot gris, laquelle emporte des conséquences similaires pour les producteurs français concernés, une limitation temporelle assortie de la même date butoir étant, dans l’un et l’autre cas, apportée au droit d’utiliser un nom de variété de vigne (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 10 avril 2003, Commission/Nederlandse Antillen, C-142/00 P, Rec. p. I-3483, point 77). Par conséquent, les effets considérés par les requérants comme préjudiciables aux producteurs italiens ne sauraient les individualiser par rapport aux autres opérateurs économiques concernés.

57      En tout état de cause, il ne suffit pas que certains opérateurs soient économiquement plus touchés par un acte que leurs concurrents pour qu’ils soient considérés comme individuellement concernés par cet acte (ordonnance du Tribunal du 10 décembre 2004, EFfCI/Parlement et Conseil, T-196/03, Rec. p. II‑4263, point 47).

58      En outre, les circonstances de l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt Codorníu/Conseil, précité, ne sont pas transposables en l’espèce. Dans cette affaire, le requérant était empêché, par une disposition de portée générale, d’utiliser la marque graphique qu’il avait enregistrée et employée de manière traditionnelle durant une longue période avant l’adoption du règlement litigieux, de sorte qu’il se trouvait, compte tenu du droit exclusif résultant de l’enregistrement d’une marque, dans une situation entièrement distincte de celle de tous les autres opérateurs économiques, à la suite de l’adoption du règlement en cause.

59      Tel n’est pas le cas de l’espèce. Il ressort du dossier, et des écrits mêmes des requérants, que le nom « Tocai friulano » est, au sens de la réglementation communautaire, comme d’ailleurs de la législation nationale, une variété de vigne, comprenant une indication géographique, mais non une indication géographique en tant que telle relevant des droits de propriété intellectuelle et bénéficiant d’une protection à ce titre. Au demeurant, la Cour a jugé, sous l’empire des dispositions applicables avant l’entrée en vigueur du règlement attaqué, que les dénominations « Tocai friulano » et « Tocai italico » ne constituaient pas une indication géographique, mais le nom d’un cépage ou d’une variété de vigne reconnue en Italie comme étant apte à la production de certains vins de qualité produits dans des régions déterminées produits sur le territoire de cet État membre tandis que les vins hongrois dénommés « Tokaj » ou « Tokaji » étaient désignés à l’aide d’une indication géographique (arrêt Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia et ERSA, précité, points 92 et 94). Or, il n’est ni établi ni allégué que le statut juridique du « Tocai friulano » aurait été modifié depuis lors. Si les requérants font valoir l’ancienneté de la culture du cépage « Tocai friulano » en Italie, sa valeur tant d’un point de vue économique que social, ainsi qu’une prétendue fonction de « marque collective », ils n’ont à aucun moment établi que la dénomination « Tocai friulano » relevait des droits de propriété industrielle et commerciale pas plus que des droits de propriété intellectuelle. La référence à l’affaire Cordoníu est donc sans pertinence au regard du présent litige.

60      Il résulte des considérations qui précèdent que les requérants n’établissent pas être individuellement concernés par la disposition particulière du règlement attaqué dont ils demandent l’annulation.

61      Les arguments des requérants tirés des exigences d’une protection juridictionnelle effective et de la nécessité d’une interprétation plus large de l’article 230, quatrième alinéa, CE, ne peuvent remettre en cause cette conclusion. En effet, la Cour a jugé que l’exigence d’une protection juridictionnelle effective ne saurait aboutir à écarter la condition d’affectation individuelle posée par l’article 230, quatrième alinéa, CE (arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, point 44, et arrêt de la Cour du 1er avril 2004, Commission/Jégo-Quéré, C‑263/02 P, Rec. p. I-3425, point 36).

62      Enfin, doit être déclaré inopérant l’argument que les requérants tirent de l’article III-365, paragraphe 4, du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, étant donné que ce texte n’est pas en vigueur.

63      Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que les requérants ne peuvent être considérés comme individuellement concernés, au sens de l’article 230, quatrième alinéa, CE, par la disposition limitant au 31 mars 2007 le droit d’utiliser le nom « Tocai friulano » figurant, sous la forme d’une note explicative, au point 103 de l’annexe I du règlement attaqué et que, partant, le recours doit être rejeté, dans son ensemble, comme irrecevable, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le bien-fondé des autres griefs d’irrecevabilité exposés par la République de Hongrie.

 Sur les dépens

64      Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Les requérants ayant succombé, il y a lieu de les condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

65      Aux termes de l’article 87, paragraphe 4, du même règlement, les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. En l’espèce, la République de Hongrie, qui est intervenue au soutien des conclusions présentées par la Commission, supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté comme irrecevable.

2)      Les requérants supporteront leurs propres dépens ainsi que ceux de la Commission.

3)      La République de Hongrie supportera ses propres dépens.

Fait à Luxembourg, le 12 mars 2007.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       H. Legal


* Langue de procédure : l’italien.