Language of document : ECLI:EU:T:2010:228

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

9 juin 2010 (*)

« Référé – Aides d’État – Exploitation d’un réseau de communications électroniques à très haut débit – Compensation de charges de service public – Décision constatant que la mesure notifiée ne constitue pas une aide – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑79/10 R,

COLT Télécommunications France SAS, établie à Paris (France), représentée par Me M. Debroux, avocat,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. B. Stromsky et C. Urraca Caviedes, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande de sursis à l’exécution de la décision C (2009) 7426 final de la Commission, du 30 septembre 2009, relative au projet d’octroi d’une compensation de charges de service public de 59 millions d’euros pour l’établissement et l’exploitation d’un réseau de communications électroniques à très haut débit dans le département des Hauts-de-Seine (France),

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente


Ordonnance

 Antécédents du litige

1        La requérante, COLT Télécommunications France SAS, est une filiale de COLT Telecom Group S.A. (ci-après le « groupe COLT »). Elle exploite trois boucles métropolitaines dans les agglomérations de Paris, de Lyon et de Marseille (France), ainsi qu’un réseau longue distance de 5 000 km et trois centres d’hébergement. Elle dessert en fibre optique 25 des 36 communes du département des Hauts-de-Seine (France) qui recouvre la périphérie immédiate nord-ouest, ouest et sud-ouest de Paris, dont la population s’élève à près de 1,5 millions d’habitants et dans lequel de nombreuses sociétés françaises et internationales sont présentes, notamment dans le quartier d’affaires de la Défense. La requérante s’y trouve en situation de concurrence avec d’autres entreprises.

2        En ce qui concerne le groupe COLT auquel la requérante appartient, il ressort d’une lettre de cette dernière du 8 septembre 2006, jointe en annexe à la demande en référé, d’une part, qu’il s’agissait d’un opérateur de télécommunications dédié aux entreprises qui était présent dans 32 villes dans 13 pays européens et qui a construit son propre réseau en fibre optique desservant plus de 10 000 bâtiments d’affaires et, d’autre part, que le principal investisseur du groupe COLT était la société Fidelity Capital, membre du groupe US américain Fidelity, leader mondial de la gestion de fonds d’investissement.

3        En 2008, les autorités françaises ont notifié à la Commission des Communautés européennes un projet d’octroi à un groupement d’entreprises, choisi à l’issue d’une mise en concurrence, d’une compensation de charges de service public de 59 millions d’euros pour l’établissement et l’exploitation d’un réseau de communications électroniques à très haut débit (en fibres optiques) dans le département des Hauts-de-Seine (ci-après le « projet THD 92 » ou le « réseau THD 92 »), afin d’offrir un socle pérenne en matière de technologies de l’information et de la communication, lesquelles auraient un poids économique déterminant pour ce département, qui serait caractérisé par une hétérogénéité des caractéristiques économiques, sociologiques, topographiques et « infrastructurelles » des communes.

4        Par la décision C (2009) 7426 final, du 30 septembre 2009, ayant fait l’objet d’un corrigendum le 16 décembre 2009 et d’une publication sur le site Internet de la Commission le 4 janvier 2010, la Commission a constaté que la mesure notifiée ne constituait pas une aide d’État (ci-après la « décision attaquée »). La décision attaquée est fondée, en substance, sur les considérations suivantes.

5        Dans la décision attaquée, la Commission a relevé que, pour remédier aux insuffisances techniques des réseaux métalliques existants et au « déploiement déséquilibré du territoire départemental en matière de très haut débit », le projet THD 92 viserait à atteindre, selon les autorités françaises, notamment, la couverture, endéans une période de six ans, de la totalité du territoire départemental par une infrastructure de desserte à très haut débit, au lieu d’une concentration sur les zones les plus denses du territoire départemental en ignorant celles dans lesquelles un investissement similaire ne serait pas rentable, et la péréquation des prix pratiqués à l’échelle du département, l’exploitant du réseau THD 92 étant tenu de proposer des tarifs identiques quelle que soit la localisation des infrastructures mises à disposition sur le territoire départemental afin que les recettes tirées des zones plus rentables viennent compenser les pertes occasionnées par la construction de l’infrastructure dans les zones non rentables.

6        La Commission a précisé, dans la décision attaquée, que les autorités françaises avaient choisi de confier la réalisation du projet THD 92 à un tiers dans le cadre d’une délégation de service public (ci-après la « DSP ») sous forme de concession en lui accordant une subvention pour couvrir les coûts y afférents, le titulaire de la convention devant se rémunérer sur toute la durée de celle-ci en exploitant l’infrastructure construite. S’agissant de la procédure de sélection, six candidatures auraient été reçues et examinées et suivies d’une invitation par les autorités françaises à présenter une offre, la requérante n’ayant pas participé à cette procédure. À l’issue de la procédure de sélection, l’offre d’un groupement de trois entreprises aurait été retenue.

7        S’agissant du contenu de la DSP, la Commission a indiqué, dans la décision attaquée, que le délégataire s’engageait à construire et à déployer un réseau universel de communications électroniques de desserte en fibre optique et à l’exploiter en le mettant à disposition de ses usagers, à savoir des opérateurs de communications électroniques et éventuellement des utilisateurs de réseaux indépendants. La Commission a également constaté, dans la décision attaquée, que, afin de compenser les surcoûts induits par la couverture intégrale du département des Hauts-de-Seine et la péréquation tarifaire, le délégataire bénéficierait d’une subvention de 59 millions d’euros et que le département s’engageait à lui verser un montant de 25 millions d’euros pour la première phase de réalisation et de 34 millions d’euros pour la seconde phase.

8        Dans la décision attaquée, il est également précisé que la requérante, en tant qu’opérateur alternatif des réseaux de communications électroniques pour le secteur professionnel, a fait valoir, au cours de la procédure, que le département des Hauts-de-Seine était une zone composée de communes très denses dans lesquelles plusieurs opérateurs pourraient déployer leur propres réseaux à très haut débit sans qu’il soit nécessaire d’octroyer une subvention publique. Elle aurait soutenu que, si la Commission devait approuver le projet THD 92, son modèle économique serait « mis en échec » et les investissements privés futurs en réseaux à très haut débit seraient fortement découragés. En réponse à cette critique, la Commission a souligné, dans la décision attaquée, que l’examen du projet THD 92 avait démontré que la subvention accordée au délégataire ne constitue qu’une compensation pour les obligations du service public souscrites par ce dernier dans des zones non rentables du département des Hauts-de-Seine qui correspondraient à 40 % du territoire à couvrir. En effet, les coûts du déploiement du réseau THD 92 en dehors de ces zones non rentables resteraient à charge du délégataire et n’entreraient pas dans le calcul de la subvention, de sorte que les effets de ce déploiement sur la position de la requérante sur le marché ne seraient pas différents de ceux du déploiement d’un réseau similaire par des opérateurs tiers concurrents.

9        Enfin, la Commission a estimé, dans la décision attaquée, que le service d’intérêt économique général mis en place par la mesure notifiée était conforme aux exigences de la « jurisprudence Altmark » (arrêt de la Cour du 24 juillet 2003, Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, C‑280/00, Rec. p. I‑7747). En particulier, la Commission a considéré que le groupement bénéficiaire avait effectivement été chargé de l’exécution d’obligations de service public clairement définies, que les paramètres du financement public avaient été préalablement établis de façon objective et transparente, que la compensation prévue ne dépassait pas ce qui était nécessaire pour couvrir les coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public et que la DSP avait été attribuée à l’issue d’une procédure ayant effectivement permis de sélectionner le candidat capable de fournir ce service au moindre coût pour la collectivité.

 Procédure et conclusions des parties

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 22 février 2010, la requérante a introduit un recours visant, en substance, à l’annulation de la décision attaquée.

11      Par acte séparé, déposé au greffe du Tribunal le 24 février 2010, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        surseoir à l’exécution de la décision attaquée jusqu’à ce que le Tribunal se soit prononcé sur le recours principal ;

–        ordonner la communication par la Commission, au titre des articles 49, 64 et 65 du règlement de procédure du Tribunal, de plusieurs documents mentionnés aux paragraphes 73, 99 et 127 de la décision attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

12      Dans ses observations écrites déposées au greffe du Tribunal le 17 mars 2010, la Commission conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé comme irrecevable ou, à titre subsidiaire, comme dénuée de fondement ;

–        rejeter la demande de production de documents ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

13      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 TFUE et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

14      L’article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence, ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent. Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts du requérant, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets dès avant la décision sur le recours principal. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (ordonnance du président de la Cour du 23 février 2001, Autriche/Conseil, C‑445/00 R, Rec. p. I‑1461, point 73). Ces conditions sont cumulatives, de sorte que les mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut [ordonnances du président de la Cour du 14 octobre 1996, SCK et FNK/Commission, C‑268/96 P(R), Rec. p. I‑4971, point 30, et du 12 mai 2010, Torresan/OHMI, C‑5/10 P-R, non publiée au Recueil, points 14 et 15].

15      En outre, dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [ordonnances du président de la Cour du 19 juillet 1995, Commission/Atlantic Container Line e.a., C‑149/95 P(R), Rec. p. I‑2165, point 23, et du 3 avril 2007, Vischim/Commission, C‑459/06 P(R), non publiée au Recueil, point 25].

16      Enfin, il importe de souligner que l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 17 décembre 2009, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht/Commission, T‑396/09 R, non publiée au Recueil, point 31, et la jurisprudence citée).

17      Eu égard aux éléments du dossier, le juge des référés estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

 Arguments des parties

 Sur le fumus boni juris

18      La requérante fait valoir que la Commission ne pouvait pas se contenter d’un examen préliminaire pour autoriser l’aide d’État litigieuse, mais aurait été tenue d’ouvrir la procédure formelle d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE, et ce en raison de plusieurs indices, tels que la complexité manifeste du dossier, la longueur de la procédure, les évidentes contradictions entre la décision attaquée et la pratique décisionnelle antérieure de la Commission, ainsi que les doutes sérieux entourant l’application au cas d’espèce des critères de la « jurisprudence Altmark ».

19      À cet égard, la requérante précise que la chronologie du dossier suffit, à elle seule, à démontrer les difficultés sérieuses rencontrées par la Commission, puisque la décision attaquée a été adoptée à l’issue d’un examen « préliminaire » qui a duré, si les nombreux contacts préliminaires antérieurs sont pris en compte, presque trois ans. En outre, il n’aurait pas été nécessaire de verser une subvention au délégataire de la mission de service public durant la phase de déploiement initial du réseau, c’est-à-dire pendant les trois ou quatre premières années de ce déploiement, les surcoûts engendrés par l’obligation d’universalité imposée à ce délégataire ne devant être supportés qu’à la fin de ce déploiement. De plus, la méthodologie retenue pour définir de prétendues zones non rentables serait très critiquable et contraire au classement opéré par l’autorité française de régulation des communications électroniques et des postes.

20      La requérante ajoute que les nombreuses objections formulées par cinq opérateurs concurrents du délégataire de service public auraient dû conduire la Commission à ouvrir une phase d’examen approfondi. Elle dénonce encore l’absence de contrôle, par la Commission, de l’erreur manifeste d’appréciation commise par les autorités françaises dans la création du service d’intérêt économique général, notamment en raison de l’absence tant de défaillance du marché que de caractère spécifique de l’intervention publique envisagée. Enfin, la requérante reproche à la Commission de ne pas avoir pris en compte un risque réel de surcompensation des prétendus surcoûts liés aux obligations de service public alléguées, notamment parce que le délégataire sera remboursé du coût d’utilisation d’infrastructures dont il dispose à titre gratuit.

21      La Commission conteste l’ensemble des arguments de la requérante et conclut à l’absence de fumus boni juris. S’agissant de la durée de la procédure, elle s’expliquerait par les nombreuses interventions des concurrents du délégataire de la mission de service public, lesquelles auraient été systématiquement transmises aux autorités françaises, qui auraient cherché à apporter à ces interventions et aux questions qu’elle a posées des réponses aussi complètes et détaillées que possible. Une fois ces informations obtenues, à la fin d’une période de 15 mois, la Commission aurait dissipé tous les doutes que l’examen du projet THD 92 aurait pu soulever. Dans ce contexte, toutes les observations soumises par les parties tierces à l’encontre de ce projet auraient dûment été prises en considération.

22      La Commission souligne que, tous les opérateurs ayant pris part à la consultation publique ayant précédé l’appel d’offres, ainsi que les six entreprises qui s’y sont manifestées, ont admis qu’il existait effectivement, au sein du département des Hauts-de-Seine, des zones non rentables, dont la couverture en réseaux fibrés nécessiterait l’octroi d’une subvention publique. Par ailleurs, il serait constant que, au sein des communes, zones, voire quartiers, dits « rentables », les opérateurs déploient de la fibre à des endroits spécifiques rentables en ignorant des rues et des zones entières qui ne le sont pas.

 Sur l’urgence et sur la mise en balance des intérêts

23      Premièrement, la requérante reproche à la Commission d’avoir autorisé la subvention litigieuse en dépit d’un déphasage complet entre son calendrier de versement et le calendrier de déploiement du réseau THD 92 dans les zones supposées non rentables. Ainsi, la subvention serait versée immédiatement et pendant au moins trois ans, alors que le déploiement dans ces zones n’interviendrait pas avant trois ans, ce qui reviendrait à subventionner un déploiement intrinsèquement rentable. Le délégataire aurait déjà, au début de l’année 2009, reçu 5 millions d’euros et recevrait ensuite une subvention égale à 25 % du coût lié au déploiement du réseau THD 92. Or, il ne ferait aucun doute que le délégataire n’attendra pas la fin de ce déploiement pour en commencer l’exploitation commerciale. Selon la requérante, le sursis à l’exécution de la décision attaquée s’impose donc parce que seule une suspension provisoire de la subvention litigieuse serait cohérente avec le calendrier de déploiement dans les zones non rentables.

24      Deuxièmement, la requérante soutient que la décision attaquée, à défaut d’être suspendue, altérerait rapidement et durablement le paysage économique dans lequel s’effectue le déploiement naissant des réseaux à très haut débit. En effet, dans un marché tant français qu’européen du très haut débit qui évolue rapidement, la subvention injustifiée autorisée par la décision attaquée, en réduisant à néant la distinction entre les zones « noires », « grises » et « blanches », conduirait à altérer les conditions économiques de déploiement des infrastructures ainsi que le « signal prix » adéquat, tant pour elle-même que pour les autres opérateurs non subventionnés. Ces deux conséquences seraient irrémédiables et non susceptibles d’une correction en cas d’annulation ultérieure de la décision attaquée. La requérante observerait déjà un « début de contagion » des effets indésirables de la décision attaquée. À titre d’illustration, elle renvoie à un projet similaire qui serait sur le point d’être lancé dans la ville de Lyon, l’annonce d’autres projets similaires à court ou moyen terme n’étant pas exclue. La requérante indique qu’elle se réserve le droit de communiquer les éléments pertinents dès qu’ils seront connus.

25      Troisièmement, la requérante soutient que la décision attaquée affecte à court terme gravement et irrémédiablement ses intérêts, ainsi que ceux de tous les opérateurs non subventionnés qui ont investi dans les infrastructures de télécommunication. Se fondant sur une étude économique, la requérante affirme que la subvention d’un réseau intrinsèquement rentable aura pour effet, au moment précis où se cristallise la structure du marché du très haut débit en France, de réduire la part de marché, et donc les économies d’échelle, des opérateurs non aidés, de dévaluer les actifs des concurrents du délégataire subventionné et de les priver ainsi de ressources pour investir en amont dans leur propre infrastructure et, enfin, de la contraindre artificiellement à des baisses de prix de gros et de détail déconnectées des conditions normales de marché.

26      La Commission conteste l’ensemble des arguments avancés par la requérante pour établir l’urgence.

27      En ce qui concerne la balance des intérêts, la Commission souligne que la requérante demande le sursis à l’exécution d’une décision qui a autorisé le financement d’un service d’intérêt économique général. L’octroi du sursis pourrait conduire les autorités françaises à ne plus financer ce service et le prestataire à cesser le service en cause dans l’attente du jugement au fond. Un tel résultat serait difficile à justifier lorsque sont mis en balance, d’une part, la prestation du service d’intérêt économique général et, d’autre part, l’intérêt, nécessairement particulier, du concurrent de ce prestataire à la préservation de ses intérêts individuels, d’autant que le préjudice allégué n’est pas irréparable. Ce ne serait qu’en présence de circonstances tout à fait extraordinaires que les intérêts particuliers pourraient primer l’intérêt général. Or, la requérante n’aurait invoqué aucune telle circonstance.

28      La requérante ne se prononce pas sur la balance des intérêts.

 Appréciation du juge des référés

29      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

30      Selon une jurisprudence constante, l’urgence doit s’apprécier par rapport à la nécessité de statuer provisoirement, afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la mesure provisoire. Si l’imminence du préjudice ne doit pas être établie avec une certitude absolue, sa réalisation doit néanmoins être prévisible avec un degré de probabilité suffisant (voir ordonnance du président du Tribunal du 7 juin 2007, IMS/Commission, T‑346/06 R, Rec. p. II‑1781, points 121 et 123, et la jurisprudence citée). La partie qui s’en prévaut est tenue de prouver les faits qui sont censés fonder la perspective de ce qu’elle subirait, personnellement, un préjudice grave et irréparable [ordonnances du président de la Cour du 14 décembre 1999, HFB e.a./Commission, C‑335/99 P(R), Rec. p. I‑8705, point 67 , et du 24 mars 2009, Cheminova e.a./Commission, C‑60/08 P(R), non publiée au Recueil, points 35 et 36 ; ordonnance du président du Tribunal du 15 novembre 2001, Duales System Deutschland/Commission, T‑151/01 R, Rec. p. II‑3295, point 188].

31      En l’occurrence, il convient d’examiner successivement les trois motifs d’urgence avancés par la requérante, étant précisé que l’allégation de préjudices qui seraient causés à des opérateurs non subventionnés autres que la requérante doit être écartée d’emblée puisque la requérante ne peut invoquer, afin d’établir l’urgence, qu’un préjudice qu’elle subirait à titre personnel.

32      En premier lieu, dans la mesure où la requérante dénonce le déphasage complet qui existerait entre le calendrier de versement de la subvention litigieuse et le calendrier de déploiement du réseau THD 92, en estimant que seule une suspension de cette subvention serait cohérente avec ledit calendrier de déploiement, force est de constater que la requérante se limite à critiquer ce qu’elle considère comme un dysfonctionnement, notamment temporel, de la mesure autorisée par la décision attaquée. En revanche, elle s’abstient de démontrer que ce dysfonctionnement, à lui seul, serait de nature à lui causer un préjudice personnel grave et irréparable. Pour ce qui est de la circonstance que le délégataire aurait déjà reçu 5 millions d’euros et recevrait encore une subvention égale à 25 % du coût lié au déploiement du réseau THD 92, rien ne permet de considérer que ces chiffres reflètent, en tant que tels, un préjudice équivalent, de surcroît grave et irréparable, causé à la requérante. Par conséquent, le premier motif d’urgence, pris isolément, doit être rejeté.

33      En deuxième lieu, il convient de considérer qu’il en va de même du motif d’urgence fondé sur l’altération imminente du paysage économique, à savoir du marché français et européen du déploiement des infrastructures des réseaux à très haut débit, au détriment de la requérante, ainsi que sur le « risque de contagion » des prétendus effets négatifs de la décision attaquée.

34      En effet, de telles prévisions concernant le paysage économique sont trop générales et vagues pour pouvoir démontrer l’urgence en l’espèce. Il s’agit de simples suppositions non étayées par des éléments de preuve, qui ne sont à l’évidence pas susceptibles d’établir le caractère certain ou, à tout le moins, probable de la survenance d’un préjudice grave et irréparable au détriment de la requérante. Cela est également vrai, et à plus forte raison, pour la référence au « début de contagion » des effets de la décision attaquée et aux projets similaires qui seraient sur le point d’être lancés, au regard desquels la requérante a indiqué qu’elle se réservait le droit de communiquer les éléments pertinents « dès qu’ils seront connus ». Pour autant que la requérante vise ainsi à invoquer l’imminence d’un préjudice personnel, ce dernier serait de nature purement hypothétique, en ce qu’il serait fondé sur la probabilité aléatoire d’événements futurs et incertains, ce qui ne peut justifier l’octroi de mesures provisoires (voir, en ce sens, ordonnance HFB e.a./Commission, précitée, point 67).

35      En troisième lieu, la requérante fait valoir, en substance, que la décision attaquée, en autorisant la subvention d’un réseau rentable de communications électroniques à très haut débit, aura pour effet de réduire sa part de marché, et donc ses économies d’échelle, en tant qu’opérateur non subventionné, de dévaluer ses actifs en tant que concurrent du délégataire subventionné en la privant ainsi de ressources pour investir dans sa propre infrastructure, et de la contraindre artificiellement à des baisses de prix.

36      À cet égard, il convient de relever que le préjudice consistant en la prétendue dévaluation des actifs de la requérante et en la prétendue contrainte à baisser ses prix est d’ordre purement financier. Il en va de même en ce qui concerne la prétendue perte de parts de marché [voir, en ce sens, ordonnances du président de la Cour du 23 mai 1990, Comos-Tank e.a./Commission, C‑51/90 R et C‑59/90 R, Rec. p. I‑2167, points 30 et 31, et du 11 avril 2001, Commission/Cambridge Healthcare Supplies, C‑471/00 P(R), Rec. p. I‑2865, points 110 et 113]. En effet, la part de marché détenue par une entreprise ne désigne que le pourcentage de tous les produits ou services qui ont été vendus ou prestés par cette entreprise sur le marché en cause au cours d’une période de référence déterminée. Par conséquent, la perte de cette part de marché consiste en la perte des revenus susceptibles d’être tirés à l’avenir des mêmes activités sur le marché en cause. Une part de marché se traduit donc en des termes financiers, son détenteur ne pouvant en bénéficier que dans la mesure où elle lui procure des revenus.

37      Or, il est de jurisprudence bien établie qu’un préjudice d’ordre purement financier ne peut, sauf circonstances exceptionnelles, justifier l’octroi d’une mesure provisoire, dès lors qu’il peut normalement faire l’objet d’une compensation financière ultérieure (ordonnance Commission/Cambridge Healthcare Supplies, précitée, point 113, et ordonnance du président du Tribunal du 15 juin 2001, Bactria/Commission, T‑339/00 R, Rec. p. II‑1721, point 94), de telles circonstances exceptionnelles étant établies s’il apparaît que, en l’absence d’une telle mesure, la partie qui sollicite la mesure provisoire se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril son existence avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure principale (ordonnance du président du Tribunal du 3 décembre 2002, Neue Erba Lautex/Commission, T‑181/02 R, Rec. p. II‑5081, point 84). L’imminence de la disparition du marché constituant effectivement un préjudice tant irrémédiable que grave, l’adoption de la mesure provisoire demandée apparaît justifiée dans une telle hypothèse.

38      S’il a également été tenu compte d’une modification irrémédiable des parts de marché de la partie qui sollicite la mesure provisoire (ordonnances du président du Tribunal du 30 juin 1999, Pfizer Animal Health/Conseil, T‑13/99 R, Rec. p. II‑1961, point 138, et du 11 avril 2003, Solvay Pharmaceuticals/Conseil, T‑392/02 R, Rec. p. II‑1825, point 107), il doit être précisé que ce cas de figure ne saurait être mis sur un pied d’égalité avec celui du risque de la disparition du marché et justifier l’adoption de la mesure provisoire demandée que si cette modification présente aussi un caractère grave. Il ne suffit donc pas qu’une part de marché risque d’être irrémédiablement perdue par une entreprise, mais il importe que cette part de marché soit suffisamment importante au regard, notamment, de la taille de cette entreprise, compte tenu des caractéristiques du groupe auquel elle se rattache par son actionnariat (voir ordonnances du président du Tribunal du 18 juin 2008, Dow AgroSciences e.a./Commission, T‑475/07 R, non publiée au Recueil, points 77 à 82, et la jurisprudence citée, et du 28 avril 2009, United Phosphorus/Commission, T‑95/09 R, non publiée au Recueil, point 35). La partie qui se prévaut d’un tel préjudice doit démontrer, en outre, que des obstacles de nature structurelle ou juridique l’empêchent de reconquérir une fraction appréciable de ladite part de marché (ordonnance Cheminova e.a./Commission, précitée, point 64).

39      S’agissant notamment de la gravité du préjudice allégué, la partie qui sollicite l’octroi d’une mesure provisoire doit, notamment, produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière, ce qui implique un exposé détaillé de l’actionnariat du groupe auquel elle appartient et des ressources dont dispose globalement ce dernier, y compris, en fonction de la structure de cet actionnariat, des participations minoritaires [voir, en ce sens, ordonnances du président du Tribunal du 27 avril 2010, Parlement/U, T‑103/10 P(R), non publiée au Recueil, point 39, et du 7 mai 2010, Almamet/Commission, T‑410/09 R, non publiée au Recueil, points 47 et 57].

40      En l’espèce, la requérante a indiqué qu’elle était une filiale du groupe COLT et que, en 2008, son chiffre d’affaires avait atteint 348 millions d’euros, dont 32 % ont été réalisés dans le département des Hauts-de-Seine. Pour ce qui est du groupe COLT, elle a précisé qu’il avait réalisé, en 2005, un chiffre d’affaires d’environ 1 806 millions d’euros et que le groupe US américain Fidelity, qui détenait une participation de 60 % dans le capital du groupe COLT, comptait des actifs d’une valeur supérieure à 1 180 milliards d’euros. S’agissant du préjudice pécuniaire allégué, la requérante a affirmé que sa perte de revenu s’élevait à 40 % du chiffre d’affaires réalisé sur le territoire des Hauts-de-Seine, en précisant que, « en termes de chiffre d’affaires, cette perte annuelle s’élèverait à plus de 15 millions d’euros de chiffre d’affaires et à peu près autant de résultat [ ; à] 9,3 % (valeur médiane du coût [de son] capital […] selon les analystes financiers), la valeur actuelle nette d’un tel flux de fonds annuel sur 10 ans (un minorant du préjudice [qu’elle] subirait […]) avoisinerait les 100 millions d’euros ».

41      Or, cette présentation décousue de données chiffrées, par ailleurs non étayées par des preuves documentaires concrètes et détaillées (voir, en ce sens, ordonnance Almamet/Commission, précitée, point 32, et la jurisprudence citée), ne permet pas au juge des référés de constater que le préjudice invoqué par la requérante peut être qualifié de grave compte tenu, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires total du groupe auquel elle appartient [voir, en ce sens, ordonnance du président de la Cour du 15 avril 1998, Camar/Commission et Conseil, C‑43/98 P(R), Rec. p. I‑1815, point 36, et la jurisprudence citée, et ordonnance Dow AgroSciences e.a./Commission, précitée, point 77].

42      Au demeurant, les affirmations de la requérante, à les supposer avérées, tendent plutôt à démontrer une absence de préjudice grave, lorsque est mise en relation sa prétendue perte annuelle de plus de 15 millions d’euros de chiffre d’affaires avec son chiffre d’affaires de 348 millions d’euros, avec celui d’environ 1 806 millions d’euros du groupe COLT pour 2005 et avec la valeur supérieure à 1 180 milliards d’euros des actifs du groupe US américain Fidelity.

43      Il s’ensuit que la requérante n’a pas établi la gravité du préjudice allégué.

44      Il y a lieu d’ajouter que la requérante n’est pas non plus parvenue à établir, avec un degré de probabilité suffisant, que le préjudice invoqué pourrait être qualifié d’irréparable. D’une part, elle a omis de se prononcer sur d’éventuels obstacles de nature structurelle ou juridique qui l’empêcheraient de reconquérir une fraction appréciable de la part de marché qu’elle aurait perdue. D’autre part, elle n’a pas démontré qu’elle serait empêchée d’obtenir une compensation ultérieure du préjudice financier allégué par la voie d’un recours en indemnité. En effet, dans la mesure où ce préjudice ne serait pas réparé par la seule annulation de la décision attaquée dans le cadre de l’affaire principale, il serait susceptible d’être réparé dans le cadre des voies de recours prévues par les articles 268 TFUE et 340 TFUE, étant entendu que la seule possibilité de former un recours en indemnité suffit à attester du caractère en principe réparable d’un tel préjudice (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 20 janvier 2010, Agriconsulting Europe/Commission, T‑443/09 R, non publiée au Recueil, point 35, et la jurisprudence citée).

45      Il résulte de tout ce qui précède que la requérante n’a pas établi l’existence d’une urgence.

46      En conséquence, la présente demande en référé doit être rejetée pour défaut d’urgence, sans qu’il soit besoin de vérifier si les autres conditions d’octroi du sursis à exécution sollicité, notamment celle de l’existence d’un fumus boni juris, sont remplies.

47      Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu d’adopter les mesures d’instruction et d’organisation de la procédure demandées par la requérante, dès lors qu’elles ne concernent pas la condition relative à l’urgence, mais visent l’exigence d’un fumus boni juris. La demande en référé devant être rejetée pour le seul défaut d’urgence, ces mesures sont donc dépourvues de toute pertinence.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 9 juin 2010.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       M. Jaeger


* Langue de procédure : le français.