Language of document : ECLI:EU:T:2002:26

ARRÊT DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

7 février 2002 (1)

«Recours en indemnisation - Responsabilité extracontractuelle - Lait - Prélèvement supplémentaire - Quantité de référence - Règlement (CE) n° 2187/93 - Indemnisation des producteurs - Interruption de la prescription»

Dans l'affaire T-201/94,

Erwin Kustermann, demeurant à Eggenthal (Allemagne), représenté par Mes H.-P. Ried, Y. Schur et R. Brukhardt, avocats, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

Conseil de l'Union européenne, représenté par Mme A.-M. Colaert, en qualité d'agent,

et

Commission des Communautés européennes, représentée par MM. D. Booß et M. Niejahr, en qualité d'agents, assistés de Mes H.-J. Rabe et M. Núñez-Müller, avocats, ayant élu domicile à Luxembourg,

parties défenderesses,

ayant pour objet une demande d'indemnisation en application des articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité CE (devenus articles 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE) des préjudices subis par le requérant du fait qu'il a été empêché de commercialiser du lait en application du règlement (CEE) n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 13), tel que complété par le règlement (CEE) n° 1371/84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement n° 804/68 (JO L 132, p. 11),

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (quatrième chambre),

composé de M. P. Mengozzi, président, Mme V. Tiili et M. R. M. Moura Ramos, juges,

greffier: Mme D. Christensen, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 3 mai 2001,

rend le présent

Arrêt

Cadre réglementaire

1.
    En 1977, confronté à un excédent de production de lait dans la Communauté, le Conseil a adopté le règlement (CEE) n° 1078/77, du 17 mai 1977, instituant un régime de primes de non-commercialisation du lait et des produits laitiers et de reconversion de troupeaux bovins à orientation laitière (JO L 131, p. 1). Ce règlement offrait aux producteurs la possibilité de souscrire à un engagement de non-commercialisation de lait, ou de reconversion des troupeaux, pendant une période de cinq ans, en contrepartie du paiement d'une prime.

2.
    En dépit de la souscription à de tels engagements par de nombreux producteurs, la situation de surproduction persistait en 1983. Le Conseil a donc adopté le règlement (CEE) n° 856/84, du 31 mars 1984 (JO L 90, p. 10), modifiant le règlement (CEE) n° 804/68 du Conseil, du 27 juin 1968, portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 148, p. 13). Le nouvel article 5 quater de ce dernier texte institue un «prélèvement supplémentaire» sur les quantités de lait livrées par les producteurs qui dépassent une «quantité de référence».

3.
    Le règlement (CEE) n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 13), a fixé la quantité de référence pour chaque producteur, sur la base de la production livrée au cours d'une année de référence, à savoir l'année civile 1981, sous réserve de la possibilité pour les États membres de choisir l'année civile 1982 ou l'année civile 1983. La République fédérale d'Allemagne a choisi cette dernière comme année de référence.

4.
    Les engagements de non-commercialisation souscrits par certains producteurs dans le cadre du règlement n° 1078/77 couvraient les années de référence retenues. N'ayant pas produit de lait pendant celles-ci, ils n'ont pu se voir attribuer une quantité de référence ni, en conséquence, commercialiser aucune quantité de lait exempte du prélèvement supplémentaire.

5.
    Par arrêts du 28 avril 1988, Mulder (120/86, Rec. p. 2321, ci-après l'«arrêt Mulder I»), et von Deetzen (170/86, Rec. p. 2355), la Cour a déclaré invalide, pour violation du principe de protection de la confiance légitime, le règlement n° 857/84, tel que complété par le règlement (CEE) n° 1371/84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement n° 804/68 (JO L 132, p. 11).

6.
    En exécution de ces arrêts, le Conseil a adopté le règlement (CEE) n° 764/89, du 20 mars 1989, modifiant le règlement n° 857/84 (JO L 84, p. 2). En application de ce règlement modificatif, les producteurs qui avaient souscrit à des engagements de non-commercialisation ont reçu une quantité de référence dite «spécifique» (appelée aussi «quota»).

7.
    L'attribution d'une quantité de référence spécifique était soumise à plusieurs conditions. Certaines de ces conditions, qui avaient trait, notamment, au moment auquel expirait l'engagement de non-commercialisation, ont été déclarées invalides par la Cour, dans les arrêts du 11 décembre 1990, Spagl (C-189/89, Rec. p. I-4539), et Pastätter (C-217/89, Rec. p. I-4585).

8.
    À la suite de ces arrêts, le Conseil a adopté le règlement (CEE) n° 1639/91, du 13 juin 1991, modifiant le règlement n° 857/84 (JO L 150, p. 35), qui, en supprimantles conditions déclarées invalides, a permis l'attribution aux producteurs en question d'une quantité de référence spécifique.

9.
    Par arrêt du 19 mai 1992, Mulder e.a./Conseil et Commission (C-104/89 et C-37/90, Rec. p. I-3061, ci-après l'«arrêt Mulder II»), la Cour a déclaré la Communauté responsable des dommages causés à certains producteurs laitiers qui avaient été empêchés de commercialiser du lait du fait de l'application du règlement n° 857/84, pour avoir souscrit à des engagements en application du règlement n° 1078/77.

10.
    À la suite de cet arrêt, le Conseil et la Commission ont publié, le 5 août 1992, la communication 92/C 198/04 (JO C 198, p. 4, ci-après la «communication du 5 août 1992»). Après y avoir rappelé les implications de l'arrêt Mulder II, et dans le but de donner plein effet à celui-ci, les institutions ont exprimé leur intention d'adopter les modalités pratiques d'indemnisation des producteurs concernés.

11.
    Jusqu'à l'adoption de ces modalités, les institutions se sont engagées à renoncer, à l'égard de tout producteur ayant droit à une indemnisation, à invoquer la prescription résultant de l'article 43 du statut CEE de la Cour de justice. Toutefois, l'engagement était soumis à la condition que le droit à l'indemnisation ne soit pas encore prescrit à la date de publication de la communication du 5 août 1992 ou à la date à laquelle le producteur s'était adressé à l'une des institutions.

12.
    Au point 3, paragraphe 2, de la communication du 5 août 1992, il était précisé:

«Les institutions préciseront auprès de quelles autorités et dans quel délai les demandes devront être introduites. Les producteurs sont assurés qu'il ne sera pas porté préjudice à la possibilité de faire reconnaître leurs droits s'ils ne se manifestent pas avant l'ouverture de ce délai auprès des institutions communautaires ou des autorités nationales.»

13.
    Ensuite, le Conseil a adopté le règlement (CEE) n° 2187/93, du 22 juillet 1993, prévoyant l'offre d'une indemnisation à certains producteurs de lait ou de produits laitiers qui ont été empêchés temporairement d'exercer leur activité (JO L 196, p. 6). Ce règlement prévoit, au bénéfice des producteurs ayant obtenu une quantité de référence définitive, une offre d'indemnisation forfaitaire des préjudices subis dans le cadre de l'application de la réglementation visée par l'arrêt Mulder II.

14.
    L'article 10, paragraphe 2, de ce règlement énonce:

«Le producteur adresse sa demande à l'autorité compétente. La demande du producteur doit parvenir à l'autorité compétente, sous peine de rejet, au plus tard le 30 septembre 1993.

Le délai de prescription visé à l'article 43 du statut de la Cour de justice recommence à courir à l'égard de tous les producteurs à partir de la date visée au premier alinéa si la demande visée audit alinéa n'a pas été faite antérieurement àcette date, à moins que la prescription n'ait été interrompue par une requête formée devant la Cour de justice conformément à l'article 43 de son statut.»

15.
    L'article 14, troisième alinéa, de ce règlement, dispose:

«La non-acceptation de l'offre dans un délai de deux mois à compter de sa réception a pour conséquence qu'elle ne lie plus à l'avenir les institutions communautaires concernées.»

16.
    Par arrêt du 27 janvier 2000, Mulder e.a./Conseil et Commission (C-104/89 et C-37/90, Rec. p. I-203), la Cour a statué sur le montant des indemnisations demandées par les requérants.

Faits à l'origine du litige

17.
    Le requérant est un producteur de lait en Allemagne. Il a souscrit, dans le cadre du règlement n° 1078/77, à un engagement de non-commercialisation, qui a expiré le 31 mars 1986.

18.
    Avant même l'expiration de cet engagement, le requérant a demandé aux autorités nationales compétentes de lui attribuer une quantité de référence. Cette demande a été rejetée par décision du 11 juin 1985 parce que le requérant n'avait pas produit du lait pendant l'année de référence retenue par l'Allemagne pour l'attribution des quotas laitiers.

19.
    Le requérant a contesté cette décision devant les juridictions nationales.

20.
    Le 14 août 1989, à la suite de l'entrée en vigueur du règlement n° 764/89, il a obtenu une quantité de référence spécifique lui permettant de reprendre la production de lait.

21.
    Le requérant a recommencé la production de lait le 1er février 1990.

22.
    Par lettre du 27 septembre 1993, le requérant a sollicité une indemnisation dans le cadre du règlement n° 2187/93.

23.
    Par lettre du 28 janvier 1994, les autorités nationales compétentes lui ont fait une offre d'indemnisation forfaitaire couvrant la période du 5 août 1987 au 29 mars 1989. Le requérant ne l'a pas acceptée dans le délai de deux mois prévu à l'article 14, troisième alinéa, de ce règlement.

Procédure et conclusions des parties

24.
    Par requête déposée au greffe du Tribunal le 31 mai 1994, le requérant a introduit le présent recours.

25.
    Par ordonnance du 31 août 1994, le Tribunal a suspendu la procédure jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour mettant fin à l'instance dans les affaires jointes C-104/89 (Mulder e.a./Conseil et Commission) et C-37/90 (Heinemann/Conseil et Commission).

26.
    La procédure a été reprise après le prononcé par la Cour de l'arrêt mettant fin aux affaires susmentionnées.

27.
    Par décision du Tribunal du 5 octobre 2000, l'affaire a été renvoyée à une chambre composée de trois juges.

28.
    Par décision du 13 mars 2001, le Tribunal (quatrième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale.

29.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience du 3 mai 2001.

30.
    Dans sa requête, le requérant a conclu à ce qu'il plaise au Tribunal:

-     condamner les défendeurs à lui verser la somme de 26 968,95 écus avec intérêts;

-    condamner les défendeurs aux dépens.

31.
    Dans sa réplique, le requérant a limité sa demande en principal à la somme de 29 903,89 marks allemands (DEM), correspondant au montant de l'offre d'indemnisation qui lui a été faite par les autorités nationales compétentes par lettre du 28 janvier 1994.

32.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours;

-    condamner le requérant aux dépens.

33.
    Le Conseil conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours;

-    condamner le requérant aux dépens.

En droit

Arguments des parties

34.
    Le requérant fait valoir qu'il a droit à être dédommagé du préjudice qu'il a subi, entre le 5 août 1987 et le 31 mars 1989, du fait qu'il a été empêché de produire du lait en application du règlement n° 857/84.

35.
    Il conteste l'argumentation des défendeurs selon laquelle la demande serait entièrement prescrite.

36.
    En ce qui concerne le montant du préjudice, le requérant, en réponse aux objections soulevées par le Conseil, a précisé les chiffres sur la base desquels il calcule son préjudice réel. Cependant, il a exprimé à nouveau son accord sur le montant de 29 903,89 DEM, qui lui a été offert à titre d'indemnisation forfaitaire dans le cadre du règlement n° 2187/93.

37.
    La Commission ne conteste pas que le requérant fait partie des producteurs ayant, en principe, à la suite de l'arrêt Mulder II, le droit d'être indemnisés du préjudice résultant de leur exclusion temporaire de la production laitière. Elle estime, cependant, que les droits à indemnisation du requérant sont intégralement prescrits.

38.
    Le Conseil estime, pour sa part, qu'il appartient à la partie qui met en cause la responsabilité de la Communauté de prouver l'existence et l'étendue du dommage qu'elle invoque et d'établir le lien de causalité entre ce dommage et le comportement incriminé des institutions communautaires.

39.
    Or, à la suite de son refus de l'offre d'indemnisation faite au titre du règlement n° 2187/93, le requérant ne pourrait plus se prévaloir de cette offre et il ne saurait tirer aucun droit dudit règlement (voir article 14, troisième alinéa, de ce règlement et arrêt du Tribunal du 16 avril 1997, Hartmann/Conseil et Commission, T-20/94, Rec. p. II-595, point 68). En conséquence, il ne pourrait se référer aux paramètres financiers de ce règlement pour prouver et évaluer le dommage prétendu, mais il devrait établir ce dommage sur la base de sa situation individuelle. Le Conseil estime que, dans ces conditions, le recours n'est pas fondé.

40.
    Le Conseil fait valoir, en outre, que la demande en indemnisation est entièrement prescrite.

41.
    Concernant la prescription, les défendeurs font observer que le délai de cinq ans prévu à l'article 43 du statut de la Cour a commencé de courir le jour où le requérant aurait pu reprendre les livraisons de lait si une quantité de référence ne lui avait pas été refusée, soit le 1er avril 1986.

42.
    Les défendeurs relèvent que, comme le dommage subi dans le cas d'espèce n'est pas un dommage causé instantanément mais s'est poursuivi quotidiennement tant que le requérant s'est vu dans l'impossibilité d'obtenir une quantité de référence et donc de livrer du lait, la prescription de l'article 43 du statut de la Cour s'applique à la période antérieure de plus de cinq ans à la date de l'acte interruptif,sans affecter les droits nés au cours des périodes postérieures (arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité, points 130 à 132).

43.
    Ils exposent que le requérant invoque un manque à gagner subi entre le 1er avril 1986 et le 29 mars 1989, date de l'entrée en vigueur du règlement n° 764/89. Pour déterminer ceux des dommages subis entre ces dates qui sont prescrits, les défendeurs estiment nécessaire de déterminer la date de l'interruption de la prescription.

44.
    Selon eux, la prescription n'a été interrompue que par l'introduction du recours le 31 mai 1994.

45.
    En effet, le requérant ne pourrait se prévaloir d'une suspension de la prescription sur le fondement de l'engagement pris par les défendeurs dans leur communication du 5 août 1992. La renonciation à invoquer la prescription, contenue dans ladite communication, ne s'appliquerait que jusqu'à l'adoption des modalités pratiques d'indemnisation des producteurs concernés, lesquelles auraient été fixées par le règlement n° 2187/93.

46.
    Les défendeurs font valoir que, comme le Tribunal l'a indiqué dans l'arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité (point 137), il résulte du système de ce règlement que l'autolimitation que les institutions se sont imposée de leur droit d'invoquer la prescription a pris fin, pour les producteurs ayant présenté une demande d'indemnisation, à l'expiration du délai d'acceptation de l'offre d'indemnisation faite à la suite de cette demande.

47.
    Les défendeurs font également valoir que, comme le Tribunal l'a, par ailleurs, jugé dans son arrêt du 25 novembre 1998, Steffens/Conseil et Commission (T-222/97, Rec. p. II-4175, points 36 à 41), un producteur qui n'a ni accepté dans le délai prévu l'offre d'indemnisation qui lui a été faite dans le cadre du règlement n° 2187/93 ni introduit un recours dans ce délai d'acceptation ne peut réclamer le bénéfice de la renonciation à invoquer la prescription que les institutions ont accordée à l'époque à tous les producteurs concernés.

48.
    Dans le cas d'espèce, comme le requérant n'aurait ni accepté l'offre du 28 janvier 1994 ni introduit de recours dans le délai d'acceptation de l'offre, il ne pourrait, conformément à cette jurisprudence, bénéficier de la renonciation à invoquer la prescription contenue dans la communication du 5 août 1992.

49.
    En conséquence, dès lors que le requérant n'a interrompu la prescription que par l'introduction du recours le 31 mai 1994, c'est-à-dire plus de cinq ans après l'expiration, le 29 mars 1989, de la période au titre de laquelle il disposait de droits à indemnisation, la présente demande est, selon les défendeurs, entièrement prescrite.

50.
    Selon la Commission, les arguments du requérant tendant à réfuter cette conclusion ne sont pas fondés, pour trois raisons.

51.
    Premièrement, il ressortirait du point 3 de la communication du 5 août 1992 que les producteurs ne garantissaient leurs droits que s'ils respectaient certains délais, fixés ultérieurement dans le règlement n° 2187/93. Ce règlement aurait fixé le 30 septembre 1993 comme date limite pour l'introduction des demandes d'indemnisation. Il aurait également fixé un délai, pour l'acceptation des offres qui seraient faites aux producteurs, de deux mois à compter de la date de réception de ces offres. Selon la Commission, s'ils n'observaient pas ces délais, les producteurs perdaient également la protection accordée par la communication du 5 août 1992, à moins d'avoir entre-temps formé un recours devant le Tribunal.

52.
    Deuxièmement, l'offre d'indemnisation proposée au requérant par les autorités nationales dans leur lettre du 28 janvier 1994 ainsi que la propre demande du requérant du 27 septembre 1993 feraient référence au règlement n° 2187/93. Le requérant aurait donc connu la base juridique pertinente et aurait pu s'assurer, par la lecture de ce document, tant du droit communautaire applicable que des conséquences juridiques attachées à un refus de l'offre.

53.
    Troisièmement, une solution différente de celle qui aurait été retenue dans l'arrêt Steffens/Conseil et Commission, précité, contredirait l'économie de l'article 43 du statut de la Cour. Conformément à cette disposition, une demande adressée à l'institution compétente n'interromprait la prescription que si la victime a formé une requête, en cas de réponse négative de l'institution, dans un délai de deux mois à compter de ladite réponse. Le délai de recours commencerait donc à courir à partir de la réaction de l'institution communautaire. En l'espèce, selon la Commission, cette réaction était l'offre d'indemnisation qui a été faite au requérant par la lettre du 28 janvier 1994, lettre dans laquelle les défendeurs ont implicitement refusé que le requérant fasse valoir d'autres droits à indemnité. Ainsi, pour respecter le délai de recours visé à l'article 43 du statut de la Cour et pour bénéficier de l'«avancée» de la date d'interruption de la prescription qui y serait prévue, le requérant aurait dû former sa requête dans un délai de deux mois après la réception de l'offre.

54.
    Concernant le montant du dommage prétendu, la Commission n'estime pas nécessaire de le discuter à ce stade de la procédure et se réserve le droit, le cas échéant, de le faire à une date ultérieure.

55.
    Pour sa part, le Conseil demande au Tribunal, au cas où celui-ci considérerait que l'action du requérant n'est pas entièrement prescrite, d'accorder aux parties un délai de six mois pour s'entendre sur le montant de l'indemnisation.

Appréciation du Tribunal

56.
    À titre liminaire, il y a lieu de relever que, contrairement à ce que le Conseil soutient, le requérant ne fonde pas sa demande sur le règlement n° 2187/93 mais sur l'article 215, deuxième alinéa, du traité CE (devenu article 288, deuxième alinéa, CE) et que, s'il se réfère aux paramètres de ce règlement, c'est uniquement pour faciliter le calcul du préjudice allégué.

57.
    Ensuite, en ce qui concerne le droit à dédommagement invoqué par le requérant, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence bien établie en matière de quotas laitiers, il ressort de l'arrêt Mulder II que la responsabilité de la Communauté est engagée à l'égard de chaque producteur qui a subi un préjudice réparable du fait qu'il a été empêché de livrer du lait en application du règlement n° 857/84 (voir, notamment, arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité, point 71).

58.
    Au vu des pièces versées au dossier et non contestées par les défendeurs, le requérant se trouve dans la situation des producteurs visés par l'arrêt Mulder II. Ayant souscrit à un engagement de non-commercialisation dans le cadre du règlement n° 1078/77, il a été empêché de reprendre la commercialisation de lait à l'expiration de cet engagement en raison de l'application du règlement n° 857/84.

59.
    De plus, comme son engagement de non-commercialisation a expiré le 31 mars 1986, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur du régime des quotas laitiers, le requérant n'a pas à démontrer, afin de fonder son droit à réparation, qu'il avait l'intention de reprendre la production de lait à la suite de l'expiration de cet engagement, la manifestation d'une telle intention ayant été, à partir de l'entrée en vigueur de ce régime, rendue en pratique impossible.

60.
    Il s'ensuit qu'il y a lieu de rejeter l'argumentation du Conseil à cet égard et de considérer que, à moins que la demande du requérant ne soit prescrite, ce dernier a droit à être dédommagé de son préjudice par les défendeurs.

61.
    Il convient donc d'examiner, ensuite, si et dans quelle mesure la demande du requérant se heurte à la prescription.

62.
    À cet égard, il y a lieu de constater que, en l'espèce, le délai de prescription a commencé de courir le 1er avril 1986, lendemain du jour où l'engagement de non-commercialisation a expiré et date à laquelle le règlement n° 857/84 a commencé de produire des effets dommageables pour le requérant en l'empêchant de reprendre la commercialisation de lait (arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité, point 130).

63.
    Ensuite, comme il ressort de la jurisprudence en matière de quotas laitiers, le dommage subi par le requérant n'a pas été causé instantanément mais s'est poursuivi pendant une certaine période, tant que le requérant s'est vu dans l'impossibilité d'obtenir une quantité de référence et, donc, de livrer du lait. Il s'agit d'un dommage continu, renouvelé quotidiennement (arrêts du TribunalHartmann/Conseil et Commission, précité, point 132, et du 31 janvier 2001, Jansma/Conseil et Commission, T-76/94, Rec. p. II-243, point 78).

64.
    En conséquence, la prescription de l'article 43 du statut de la Cour s'applique à la période antérieure de plus de cinq ans à la date de l'acte interruptif de prescription, sans affecter les droits nés au cours des périodes postérieures (voir, notamment, arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité, point 132).

65.
    Il s'ensuit que, pour déterminer si et dans quelle mesure les droits du requérant sont prescrits, il convient de déterminer la date à laquelle la prescription a été interrompue.

66.
    Pour déterminer cette date, il y a lieu d'analyser l'engagement pris par les défendeurs de ne pas se prévaloir de la prescription à l'encontre des recours introduits par les producteurs qui ont fait l'objet de la communication du 5 août 1992 et de voir dans quelle mesure cet engagement, interprété à la lumière des règles dégagées de l'article 43 du statut de la Cour, produit des effets à l'égard du requérant.

67.
    Ainsi, il y a lieu de rappeler que, conformément à l'article 43 du statut de la Cour, la prescription n'est interrompue que par le dépôt d'une requête devant le juge communautaire ou par la présentation d'une demande préalable adressée à l'institution compétente de la Communauté, étant cependant entendu que, dans ce dernier cas, l'interruption n'est acquise que si la demande est suivie d'une requête formée dans le délai déterminé par référence à l'article 173 du traité CE (devenu, après modification, article 230 CE) ou à l'article 175 du traité CE (devenu article 232 CE), selon le cas (arrêt de la Cour du 5 avril 1973, Giordano/Commission, 11/72, Rec. p. 417, point 6, et arrêt Steffens/Conseil et Commission, précité, points 35 et 42).

68.
    Ensuite, il y a lieu de rappeler que la renonciation à invoquer la prescription, contenue dans la communication du 5 août 1992, était un acte unilatéral qui visait, dans le but de limiter le nombre de recours juridictionnels, à encourager les producteurs à attendre la mise en oeuvre du système d'indemnisation forfaitaire prévu par le règlement n° 2187/93 (arrêt Steffens/Conseil et Commission, précité, point 38).

69.
    En application de ce règlement, les producteurs pouvaient demander que leur soit adressée une offre d'indemnisation, dont le délai d'acceptation était de deux mois. En l'espèce, l'offre de dédommagement exprimée dans la lettre du 28 janvier 1994 a été reçue par le requérant le 1er février 1994 et celui-ci ne l'a pas acceptée dans le délai de deux mois, qui a expiré le 1er avril 1994. Par conséquent, aux termes de l'article 14 du règlement n° 2187/93, à partir du 2 avril 1994, les institutions n'étaient plus liées par cette offre et elles pouvaient à nouveau se prévaloir de la prescription.

70.
    Sur la question de savoir si le Conseil et la Commission pouvaient à nouveau se prévaloir de la prescription à l'expiration du délai de deux mois prévu pour l'acceptation de l'offre, le requérant fait valoir que, comme il a introduit le présent recours dans un délai de deux mois suivant l'expiration du délai prévu dans le règlement n° 2187/93 pour accepter l'offre de transaction qui lui a été adressée, il doit pouvoir bénéficier de l'engagement pris par les institutions dans la communication du 5 août 1992, afin de pouvoir invoquer l'interruption de la prescription à la date de cette communication.

71.
    Les défendeurs invoquent à l'encontre de cette thèse l'arrêt Steffens/Conseil et Commission, précité (points 39 et 41), et font valoir que le requérant aurait dû, afin de pouvoir bénéficier de cet engagement, introduire le recours dans le délai prévu pour l'acceptation de l'offre .

72.
    Au vu des faits de l'espèce, il s'avère que l'application de cette jurisprudence à la présente demande conduit à une solution qui ne saurait être conforme à l'interprétation de l'article 43 du statut de la Cour lu en combinaison avec l'article 14 du règlement n° 2187/93, et que, par conséquent, il est nécessaire de limiter la portée de ce qui a été jugé par le Tribunal dans cet arrêt.

73.
    En effet, il y a lieu de considérer que, dans les cas où l'offre de réparation d'un préjudice s'insère dans un cadre comme celui de l'espèce, dans lequel il a été demandé aux producteurs de ne pas introduire de demande préalable ou de recours en indemnité en raison de la mise en place par les institutions d'un système d'indemnisation forfaitaire et transactionnelle, le refus de l'offre de réparation, qu'il soit exprès ou qu'il résulte de l'expiration d'un délai d'acceptation prévu dans ce cadre, ne peut avoir des conséquences plus strictes en matière de calcul du délai de prescription que celles qui découleraient d'une décision de rejet par l'administration d'une demande d'indemnisation formée par un justiciable. En effet, ce refus matérialise, au même titre qu'une décision de rejet, le désaccord entre l'administration et le demandeur en indemnisation.

74.
    Il en résulte que l'événement qui fait courir le délai de deux mois prévu à l'article 43 du statut de la Cour par référence à l'article 173 du traité est, dans un cas comme celui de l'espèce, la date d'expiration du délai d'acceptation de l'offre ou, le cas échéant, celle du refus exprès de l'offre.

75.
    Seule cette interprétation permet de respecter l'objet du délai d'acceptation, qui est d'accorder un certain temps de réflexion au justiciable pour se prononcer sur l'indemnisation transactionnelle qui lui est proposée et, le cas échéant, éviter le recours à la voie judiciaire.

76.
    Ainsi, les producteurs qui, comme le requérant, ont attendu, en raison de l'engagement pris par les institutions de leur faire une offre d'indemnisation, avant d'introduire un recours en indemnité devant le Tribunal, puis qui l'ont introduit dans un délai de deux mois suivant l'expiration du délai d'acceptation de l'offre quileur a été faite, doivent bénéficier de l'engagement des institutions à renoncer à invoquer la prescription et voir la prescription de leur action interrompue, en application de l'article 43 du statut de la Cour, à la date de la communication du 5 août 1992.

77.
    Il y a lieu de considérer, au vu de ce qui précède, le 5 août 1992 comme date d'interruption de la prescription de la présente demande. Par conséquent, conformément à la jurisprudence (arrêts de la Cour du 13 novembre 1984, Birra Wührer e.a./Conseil et Commission, 256/80, 257/80, 265/80, 267/80, 5/81, 51/81 et 282/82, Rec. p. 3693, point 16, et arrêt Hartmann/Conseil et Commission, précité, point 140), la période à indemniser correspond aux cinq années précédant cette date. Cette période est donc comprise entre le 5 août 1987 et le 28 mars 1989, veille de la date d'entrée en vigueur du règlement n° 764/89, qui, permettant désormais l'attribution de quantités de référence spécifiques aux producteurs qui étaient dans la même situation que le requérant, a mis fin au dommage subi par celui-ci.

78.
    En ce qui concerne le montant de l'indemnisation, il y a lieu de relever que les parties n'ont pas encore eu la possibilité de se prononcer spécifiquement sur le montant d'une indemnité afférente à la période retenue par le Tribunal.

79.
    En effet, lors de la reprise de la procédure dans la présente affaire, les parties ont été invitées à concentrer leur examen sur le problème de l'existence d'un droit au dédommagement, d'une part, parce que le montant de l'indemnité dépend de la période pendant laquelle les dommages subis par le requérant sont jugés par le Tribunal comme devant être réparés par la Communauté et, d'autre part, pour donner aux parties la possibilité de négocier le montant de l'indemnité d'après les critères retenus par la Cour dans l'arrêt Mulder e.a./Conseil et Commission, précité.

80.
    Dans ces conditions, le Tribunal invite les parties à rechercher un accord sur ce point dans un délai de six mois, à la lumière du présent arrêt et des précisions contenues dans l'arrêt Mulder e.a./Conseil et Commission, précité, en ce qui concerne le mode de calcul du dommage. À défaut d'accord, les parties soumettront au Tribunal, dans le délai imparti, leurs conclusions chiffrées.

Sur les dépens

81.
    Eu égard à ce qui a été exposé au point 80 du présent arrêt, la décision sur les dépens doit être réservée.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

statuant avant dire droit, déclare et arrête:

1)    Les défendeurs sont tenus de réparer le dommage subi par le requérant du fait de l'application du règlement (CEE) n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers, tel que complété par le règlement (CEE) n° 1371/84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement n° 804/68, dans la mesure où ces règlements n'ont pas prévu l'attribution d'une quantité de référence aux producteurs n'ayant pas, en exécution d'un engagement pris au titre du règlement (CEE) n° 1078/77 du Conseil, du 17 mai 1977, instituant un régime de primes de non-commercialisation du lait et des produits laitiers et de reconversion de troupeaux bovins à orientation laitière, livré de lait pendant l'année de référence retenue par l'État membre concerné.

2)    Le requérant doit être dédommagé des préjudices subis du fait de l'application du règlement n° 857/84 pour la période qui commence le 5 août 1987 et se termine le 28 mars 1989.

3)    Les parties transmettront au Tribunal, dans un délai de six mois à compter du présent arrêt, les montants à payer, établis d'un commun accord.

4)    À défaut d'accord, elles feront parvenir au Tribunal, dans le même délai, leurs conclusions chiffrées.

5)     La décision sur les dépens est réservée.

Mengozzi Tiili Moura Ramos

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 7 février 2002.

Le greffier

Le président

H. Jung

P. Mengozzi


1: Langue de procédure: l'allemand.