CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ATHANASIOS RANTOS
présentées le 24 février 2022 (1)
Affaire C‑99/21 P
Danske Slagtermestre
contre
Commission européenne
« Pourvoi – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Régime de contributions pour la collecte des eaux usées – Plainte – Décision constatant l’absence d’aide d’État – Recours en annulation – Recevabilité – Qualité pour agir – Article 263, quatrième alinéa, TFUE – Acte réglementaire ne comportant pas de mesures d’exécution – Affectation directe »
I. Introduction
1. Par son pourvoi, Danske Slagtermestre demande l’annulation de l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 1er décembre 2020, Danske Slagtermestre/Commission (T‑486/18, non publiée, ci-après l’« ordonnance attaquée », EU:T:2020:576), par laquelle celui-ci a rejeté comme irrecevable son recours tendant à l’annulation de la décision C(2018) 2259 final de la Commission européenne, du 19 avril 2018, relative à l’aide d’État SA.37433 (2017/FC) – Danemark (ci-après la « décision litigieuse »), déclarant, au terme de la phase préliminaire d’examen, que la contribution instituée par la lov nr. 902/2013 om ændring af lov om betalingsregler for spildevandsforsyningsselskaber m.v. (Betalingsstruktur for vandafledningsbidrag, bemyndigelse til opgørelse af særbidrag for behandling af særlig forurenet spildevand m.v.) [loi no°902/2013 modifiant la loi établissant les règles relatives aux contributions dues aux opérateurs de traitement des eaux usées (structure des contributions pour l’évacuation des eaux usées, autorisant l’instauration de contributions particulières pour le traitement d’eaux usées particulièrement polluées, etc.)], du 4 juillet 2013 (ci-après la « mesure litigieuse ») ne constitue pas une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.
2. Cette affaire offre à la Cour l’occasion de préciser les conditions de recevabilité d’un recours formé par des concurrents des bénéficiaires de mesures d’aides dans le cadre de la troisième hypothèse visée à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, et, plus particulièrement, les notions d’« affectation directe » et de « mesures d’exécution », telles qu’interprétées par la Cour dans l’arrêt du 6 novembre 2018, Scuola Elementare Maria Montessori/Commission, Commission/Scuola Elementare Maria Montessori et Commission/Ferracci (2).
II. Les antécédents du litige
3. Danske Slagtermestre est une association professionnelle qui représente des petits boucheries, abattoirs, grossistes et entreprises de transformation danois. Le 26 septembre 2013, elle a déposé une plainte auprès de la Commission, au motif que le Royaume de Danemark aurait, par l’adoption de la mesure litigieuse, octroyé une aide d’État en faveur de grands abattoirs sous la forme d’une réduction des contributions pour la collecte des eaux usées.
4. Cette mesure a modifié le système des contributions pour la collecte des eaux usées (3) et a instauré un modèle dégressif « par palier » prévoyant un tarif au mètre cube d’eaux usées en fonction du volume d’eaux usées déchargé en trois tranches (ci-après le « modèle par palier »), dont la première correspond à une consommation d’eau inférieure ou égale à 500 m³ par an par bien immobilier, la deuxième correspond à la partie de la consommation d’eau qui est comprise entre 500 m³ et 20 000 m³ par an par bien immobilier et prévoit un tarif par mètre cube de 20 % inférieur à celui de la première tranche, et la troisième correspond à la partie de la consommation d’eau qui excède 20 000 m³ par an par bien immobilier et prévoit un tarif par mètre cube de 60 % inférieur à celui de la première tranche (4).
5. À l’issue de la phase préliminaire de la procédure, la Commission a adopté la décision litigieuse, par laquelle elle a estimé que la nouvelle tarification instituée par la mesure litigieuse ne constituait pas une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.
III. La procédure devant le Tribunal et l’ordonnance attaquée
6. Par requête déposée au greffe du Tribunal le 15 août 2018, la requérante a introduit un recours fondé sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la décision litigieuse.
7. Par l’ordonnance attaquée, le Tribunal a déclaré le recours irrecevable, au motif que la requérante n’avait pas qualité pour agir, ni en son nom propre ni en tant que représentant des intérêts de ses membres. Plus particulièrement, le Tribunal a jugé que la requérante n’avait pas de qualité pour agir par son statut de partie intéressée (n’ayant pas fait valoir, dans son recours, la violation de ses droits procéduraux) ni par l’affectation directe et individuelle de ses membres.
8. S’agissant, plus particulièrement, de la recevabilité de ce recours, au sens de la troisième hypothèse visée à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE (5), le Tribunal, tout en reconnaissant que la décision litigieuse constituait un « acte réglementaire » au sens de cette disposition (points 94 à 96 de l’ordonnance attaquée), a jugé que cette décision ne concernait pas directement la requérante (points 97 à 104 de cette ordonnance), de sorte que le recours introduit par celle-ci était irrecevable, sans qu’il soit besoin de déterminer si ladite décision comportait des mesures d’exécution (point 105 de ladite ordonnance).
IV. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
9. Le 17 février 2021, Danske Slagtermestre a introduit un pourvoi contre l’ordonnance attaquée. Elle conclut qu’il plaise à la Cour d’annuler cette ordonnance (6).
10. La Commission, soutenue par le Royaume de Danemark, demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner la requérante aux dépens.
11. Les parties ont également répondu par écrit aux questions posées par la Cour. Cette dernière a décidé de statuer sans audience de plaidoiries, conformément à l’article 76, paragraphe 2, de son règlement de procédure.
V. Analyse
12. À l’appui de son pourvoi, Danske Slagtermestre invoque cinq moyens tirés, en substance, des mauvaises interprétation et application, de la part du Tribunal, de la condition de l’« affectation directe », au sens de la troisième hypothèse de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, tel qu’interprétée par la Cour dans l’arrêt Montessori.
13. La Commission, à titre liminaire, exprime des doutes quant à la recevabilité du pourvoi, au motif que les conclusions formulées par la requérante visent seulement l’annulation de l’ordonnance attaquée, tandis que, selon l’article 170, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, les conclusions du pourvoi tendent à ce qu’il soit fait droit, en tout ou en partie, aux conclusions présentées en première instance. Sur le fond, la Commission, soutenue par le gouvernement danois, demande, à titre principal, de rejeter le pourvoi et, à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour estimerait que le Tribunal a commis une erreur de droit en ce qui concerne l’appréciation de l’affectation directe de la requérante, de rejeter le pourvoi au motif que la décision litigieuse est un acte réglementaire qui comporte des mesures d’exécution au sens de la troisième hypothèse de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, en opérant une substitution des motifs de l’ordonnance attaquée.
14. S’agissant, à titre liminaire, de la recevabilité du pourvoi aux sens de l’article 170, paragraphe 1, du règlement de procédure, il est vrai que, si la requérante ne conclut pas expressément à ce qu’il soit fait droit aux conclusions présentées en première instance, voire à faire annuler la décision litigieuse (7), il me semble que ses conclusions ne sauraient être regardées autrement que comme tendant, en substance, au même résultat, sous peine de faire preuve d’un formalisme excessif (8). J’estime donc que le pourvoi est recevable.
15. Ci-après, j’analyserai d’abord les cinq moyens du pourvoi, concernant l’appréciation du Tribunal quant à l’affectation directe de la requérante (section A). Ensuite, j’examinerai la recevabilité du recours en première instance dans l’hypothèse où la Cour, suivant le raisonnement que je lui propose, prononce l’annulation de l’ordonnance attaquée (section B), en ce qui concerne, d’une part, l’affectation directe de la requérante (section B.1) et, d’autre part, la question de l’éventuelle absence de mesures d’exécution, qui n’a pas été analysée par le Tribunal dans l’ordonnance attaquée (section B.2).
A. Sur le pourvoi
16. Les cinq moyens du pourvoi, qu’il convient de traiter ensemble, sont tirés, le premier, d’une mauvaise application de la notion d’« affectation directe », le deuxième, de ce que le Tribunal a confondu l’appréciation de l’affectation directe avec celle de l’affectation individuelle, le troisième, de ce que les critères dégagés par l’arrêt Montessori relatifs à l’affectation directe sont remplis en l’espèce, le quatrième, de ce que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que la requérante n’avait pas démontré que ses membres subissaient une concurrence faussée et, le cinquième, de ce que le Tribunal a mal interprété les critères relatifs à l’affectation individuelle, à supposer qu’ils soient pertinents pour l’appréciation de celle-ci.
1. Sur le critère de l’affectation directe tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour
17. À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 263, quatrième alinéa, TFUE établit que toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux premier et deuxième alinéas, un recours contre les actes dont il est destinataire (première hypothèse) ou qui la concernent directement et individuellement (deuxième hypothèse) (9), ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution (troisième hypothèse) (10).
18. En outre, l’expression « qui la concerne directement » apparaissant de façon identique dans les deuxième et troisième hypothèses prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, il a déjà été jugé que la notion d’« affectation directe » relevant de la troisième hypothèse ne saurait faire l’objet d’une interprétation plus restrictive que celle relevant de la deuxième hypothèse (11).
19. Selon une jurisprudence constante de la Cour, la condition selon laquelle une personne physique ou morale doit être directement concernée par la décision faisant l’objet du recours, telle que prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, requiert que deux critères soient cumulativement réunis, à savoir que la mesure contestée, d’une part, produise directement des effets sur la situation juridique du particulier et, d’autre part, ne laisse aucun pouvoir d’appréciation aux destinataires chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère purement automatique et découlant de la seule réglementation de l’Union, sans application d’autres règles intermédiaires (12).
20. S’agissant des règles relatives aux aides d’État, il convient de souligner que celles-ci ont pour objectif de préserver la concurrence. Ainsi, dans ce domaine, le fait qu’une décision de la Commission laisse entiers les effets de mesures nationales dont le requérant a, dans une plainte adressée à cette institution, fait valoir qu’elles n’étaient pas compatibles avec cet objectif et le plaçaient dans une situation concurrentielle désavantageuse permet de conclure que cette décision affecte directement sa situation juridique, en particulier son droit, résultant des dispositions du traité FUE en matière d’aides d’État, à ne pas subir une concurrence faussée par les mesures nationales en cause (13).
21. En ce qui concerne, plus particulièrement, l’application du premier des deux critères évoqués au point 19 des présentes conclusions, la Cour a précisé que, s’il n’appartient pas au juge de l’Union, au stade de l’examen de la recevabilité d’un recours, de se prononcer de façon définitive sur les rapports de concurrence entre un requérant et les bénéficiaires de mesures nationales appréciées dans une décision de la Commission en matière d’aides d’État, telle que la décision litigieuse, l’affectation directe d’un tel requérant ne saurait toutefois être inférée de la seule potentialité d’une relation de concurrence (14).
22. En effet, dans la mesure où la condition relative à l’affectation directe exige que l’acte contesté produise directement des effets sur la situation juridique du requérant, le juge de l’Union est tenu de vérifier si ce dernier « a exposé de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de le placer dans une situation concurrentielle désavantageuse et, partant, de produire des effets sur sa situation juridique » (15).
23. C’est l’application de ce critère, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour, et plus particulièrement par l’arrêt Montessori, qu’il convient d’examiner ici.
24. Je rappelle, à cet égard, que, dans la jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’appréciation de l’affectation directe au sens de la deuxième hypothèse visée à l’article 230, quatrième alinéa, CE (devenu article 263, quatrième alinéa, TFUE), souvent marginale par rapport à celle de l’affectation individuelle (16), était plutôt focalisée sur le second critère de l’affectation directe, à savoir l’absence d’une marge d’appréciation des autorités en charge de la mise en œuvre (17), tandis que toute analyse des effets matériels de la mesure litigieuse était prise en compte principalement sous l’angle de l’affectation individuelle. À la suite de l’introduction de la troisième hypothèse visée à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE par le traité de Lisbonne, le juge de l’Union, appelé à examiner la condition de l’affectation directe d’un requérant indépendamment de toute considération quant à son affectation individuelle, a interprété ce critère de façon de plus en plus exigeante (18), en tenant compte d’éléments de nature factuelle qui sont très proches, en substance, de ceux qui ont fait jusque-là partie de l’examen de l’affectation individuelle (19).
25. Toutefois, en dépit de ces évolutions jurisprudentielles, il ne saurait être nié, à mon avis, que l’appréciation de l’affectation directe est liée, de façon prépondérante, à des éléments de nature juridique, ainsi que cela ressort du même libellé de la formule constamment utilisée par la Cour, à savoir la condition que la mesure contestée produise directement des effets sur la situation juridique du particulier (20), tandis que celle de l’affectation individuelle comporte une véritable appréciation matérielle de la situation factuelle du requérant, fondée principalement sur des indicateurs de nature économique (21).
2. Sur l’appréciation du Tribunal concernant l’affectation directe de la requérante
26. En premier lieu, le Tribunal, après avoir rappelé, faisant référence aux principes dégagés par l’arrêt Montessori, que, en ce qui concerne la question de savoir si la décision attaquée produit directement des effets sur la situation juridique de la partie requérante, « le juge de l’Union est tenu de vérifier si cette dernière a exposé de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de la placer dans une situation concurrentielle désavantageuse et, partant, de produire des effets sur sa situation juridique » (22), a relevé, en renvoyant aux points 71 à 77 de l’ordonnance attaquée, que, « en l’espèce, la requérante n’[avait] pas démontré que ses membres, voire lesquels d’entre eux, seraient concrètement affectés par la mesure en question et encore moins quelles seraient les conséquences de celle-ci sur leur position concurrentielle » et a conclu que « [l]a requérante n’a[vait] donc pas établi de façon pertinente que la décision attaquée était susceptible de placer ses membres dans une situation concurrentielle désavantageuse et que, partant, cette décision affectait directement leur situation juridique, en particulier leur droit à ne pas subir sur le marché pertinent un concurrence faussée par ladite mesure » (23).
27. Ainsi que le fait valoir la requérante, par l’emploi des verbes « démontrer » et « établir », le Tribunal me semble avoir soumis la condition de l’affectation directe au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, à des exigences qui vont au-delà de celles qui découlent de l’interprétation donnée par la Cour à cette condition dans l’arrêt Montessori. En effet, dans cet arrêt, la Cour a bien précisé que, si l’affectation directe d’un requérant ne saurait être inférée de la seule potentialité d’une relation de concurrence (24), elle est appelée à vérifier que le requérant « a exposé de façon pertinente » qu’il existe la « potentialité d’une situation concurrentielle désavantageuse » (25). Or, je doute fortement que l’application de ce principe dans le cas d’espèce implique que la requérante était tenue de « démontrer » que certains de ses membres « seraient concrètement affectés par la mesure en question » et « quelles seraient les conséquences de celle-ci sur leur position concurrentielle ».
28. Il me semble ainsi que l’appréciation du Tribunal est entachée d’une erreur de droit au regard de l’interprétation donnée par la Cour dans l’arrêt Montessori.
29. En second lieu et en tout état de cause, pour éviter de se limiter à une appréciation excessivement formaliste, il convient de vérifier si, indépendamment du critère utilisé, les éléments évoqués par le Tribunal suffisent néanmoins à étayer la conclusion selon laquelle la requérante n’a pas « exposé de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de la placer dans une situation concurrentielle désavantageuse ».
30. Ainsi que le fait valoir la requérante, pour ce qui concerne l’appréciation relative à l’absence d’affectation directe de ses membres dans le cas d’espèce, le Tribunal, au point 103 de l’ordonnance attaquée, se borne à renvoyer aux points 71 à 77 de celle-ci, qui concernent explicitement l’appréciation, bien différente, relative à l’absence d’affectation individuelle des membres (26).
31. Ces points de l’ordonnance attaquée concernent, en substance, la « démonstration d’une atteinte substantielle portée à la position d’un concurrent sur le marché ». Or, le critère de l’« affectation substantielle de la position concurrentielle » de la requérante, pertinent aux fins de l’analyse de l’affectation individuelle, constitue un paramètre incontestablement différent de celui de la « potentialité d’une situation concurrentielle désavantageuse », pertinent aux fins de l’analyse de l’affectation directe. En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour citée au point 69 de l’ordonnance attaquée, aux fins d’établir son affectation individuelle, une entreprise ne saurait se prévaloir uniquement de sa qualité de concurrente par rapport à l’entreprise bénéficiaire, mais doit établir, en outre, qu’elle est dans une situation de fait qui l’individualise d’une manière analogue à celle du destinataire de la décision litigieuse (27), tandis que, aux fins d’établir son affectation directe, il suffit qu’une telle entreprise expose de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de le placer dans une situation concurrentielle désavantageuse et, partant, de produire des effets sur sa situation juridique (28).
32. Certes, ainsi que le fait valoir la Commission, en l’espèce, il ne saurait être exclu que les éléments sur lesquels se fondait l’appréciation de l’absence d’affectation individuelle des membres de la requérante, ou plutôt certains parmi ces éléments, pourraient être également pertinents afin d’établir qu’elle n’avait pas « exposé de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de la placer dans une situation concurrentielle désavantageuse ». Toutefois, le Tribunal n’a pas fourni la moindre explication à cet égard.
33. Au demeurant, il est clair, à mon avis, que les éléments évoqués par le Tribunal aux points 71 à 77 de l’ordonnance attaquée ne sauraient soutenir la conclusion de celui-ci quant au défaut d’affectation directe des membres de la requérante (29).
34. En effet, tout d’abord, contrairement aux conclusions du Tribunal exposées aux points 71, 72 et 74 de l’ordonnance attaquée, l’appréciation de l’affectation directe de la requérante ne doit pas se fonder sur des chiffres concrets des parts de marché ni du chiffre d’affaires ou des recettes des membres de celle-ci. Cette appréciation ne nécessite pas davantage, contrairement aux conclusions du Tribunal énoncées aux points 73 et 75 de l’ordonnance attaquée, d’une démonstration des répercussions des redevances pour le traitement des eaux usées sur les prix appliqués par les membres de la requérante à leurs clients ou offerts à leurs fournisseurs (30).
35. Ensuite, au point 76 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a demandé, en substance, une analyse comparative des désavantages de la mesure en termes de compétitivité à l’égard des grandes entreprises danoises et des avantages découlant de la diminution des coûts des petites et moyennes entreprises danoises par rapport aux entreprises concurrentes établies dans d’autres États membres. Or, si une telle analyse pourrait être pertinente pour établir une distorsion de concurrence, qui constitue un des éléments constitutifs de la notion d’« aide d’État », au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, il ne me semble pas que celle-ci soit nécessaire pour l’appréciation de l’affectation directe des membres de la requérante (31).
36. Enfin, il est évident, ainsi que je l’ai rappelé au point 31 des présentes conclusions, que le critère de l’affectation substantielle de la position concurrentielle des membres de la requérante, évoqué aux point 77 et 78 de l’ordonnance attaquée, renvoie à un critère typique concernant l’affectation individuelle (32).
37. Partant, j’estime que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’appréciation de l’affectation directe de la requérante lorsqu’il a motivé, en substance, l’absence d’affectation directe de ses membres par l’absence d’affectation individuelle de ceux-ci.
38. Je propose donc d’accueillir le premier moyen et, en conséquence, d’annuler l’ordonnance attaqué.
B. Sur le recours en première instance
39. Conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, peut soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.
40. Si la Cour n’est pas en mesure, à ce stade de la procédure, de statuer sur le fond du recours introduit devant le Tribunal, elle dispose, en revanche, des éléments nécessaires pour statuer définitivement sur la recevabilité dudit recours contre la décision litigieuse. En effet, la question de la qualité pour agir de la requérante au sens de la troisième hypothèse prévue à l’article 263 TFUE a fait l’objet d’un débat contradictoire devant le Tribunal et son examen ne nécessite l’adoption d’aucune mesure supplémentaire d’organisation de la procédure ou d’instruction du dossier.
41. Il convient donc d’abord d’examiner la recevabilité du recours en première instance pour, ensuite, dans l’hypothèse où ce recours se révélerait recevable, renvoyer celui-ci devant le Tribunal afin que ce dernier puisse statuer sur le fond.
42. En l’occurrence, le Tribunal a rejeté le recours comme étant irrecevable pour défaut de qualité pour agir de la requérante, en premier lieu en raison de l’affectation de ses intérêts propres en tant qu’association et, en second lieu, en tant que représentante des intérêts de ses membres, en ce qui concerne leur qualité pour agir au sens, respectivement, de chacune des hypothèses prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.
43. J’examinerai d’emblée la recevabilité du recours s’agissant de la qualité pour agir de la requérante en tant que représentante des intérêts de ses membres en ce qui concerne la troisième hypothèse prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. La qualification de la décision attaquée d’« acte réglementaire » n’étant pas en question et n’ayant pas d’ailleurs été contestée (33), je concentrerai mon analyse sur l’affectation directe de la requérante (section B.1) et sur l’absence de mesures d’exécution (section B.2).
1. Sur l’affectation directe de la requérante
44. À titre liminaire, je rappelle que, pour qu’un particulier soit directement affecté, il importe que la mesure contestée, d’une part, produise directement des effets sur la situation juridique de ce particulier et, d’autre part, ne laisse aucun pouvoir d’appréciation aux destinataires chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère purement automatique et découlant de la seule réglementation de l’Union, sans application d’autres règles intermédiaires (34).
45. Le second volet de cette condition n’étant pas véritablement discuté en l’occurrence (35), je concentrerai mon analyse sur la question de savoir si la décision litigieuse produit directement des effets sur la situation juridique de la requérante et, plus particulièrement, de ses membres.
46. Conformément aux enseignements de la jurisprudence citée aux points 21 et 22 des présentes conclusions, il convient de vérifier si la requérante a « exposé de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision litigieuse est susceptible de placer ses membres dans une situation concurrentielle désavantageuse et, partant, de produire des effets sur sa situation juridique ».
47. Au point 50 de l’arrêt Montessori, la Cour a reconnu que les requérantes avaient satisfait à ces exigences, ayant allégué leurs raisons « preuve à l’appui et sans être contredit[e]s sur ce point par la Commission ». Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, les requérantes avaient fait valoir que leurs établissements respectifs étaient situés à proximité immédiate d’entités qui exerçaient des activités semblables et qui étaient donc actives sur le même marché de services et sur le même marché géographique, et que ces entités étaient, a priori, éligibles aux mesures litigieuses. Il me semble donc que la Cour s’est contentée, pour l’essentiel, de constater que les requérantes avaient fait valoir l’existence d’une relation de concurrence avec des bénéficiaires potentiels de la mesure en cause.
48. Ces mêmes exigences, qui demandent une appréciation au cas par cas, ont été interprétées de façon plus ou moins large dans la jurisprudence postérieure du Tribunal (36).
49. Pour ce qui est pertinent aux fins de cette évaluation, la requérante a fait valoir, tout d’abord, qu’elle est une association professionnelle qui représente des petits boucheries, abattoirs, grossistes et entreprises de transformation danois, ensuite, que plusieurs de ses membres, par leur activité, sont dans une relation de concurrence avec une grande entreprise qui opère dans le même domaine sur le territoire danois, à savoir Danish Crown, laquelle aurait des parts de marché extrêmement importantes, à savoir 95 % et 63 % respectivement dans l’abattage des porcs et des génisses, et, enfin, que Danish Crown, en raison de son volume élevé d’eaux usées, est soumis, par la mesure litigieuse, à la contribution prévue par la troisième tranche du modèle par palier (37), ce qui lui donne droit à des redevances moins élevées que celles qui sont dues par ses membres, qui ne sont soumis qu’aux contributions, plus élevées, prévues par les deux premières tranches de ce modèle.
50. Certes, il est vrai que l’exposé des motifs de la requérante en première instance est très superficiel et, par ailleurs, ne distingue pas clairement les différentes conditions de recevabilité du recours. Toutefois, si on s’en tient aux allégations susvisées, qui n’ont pas été valablement contestées par la Commission et par le Royaume de Danemark au cours de l’instance, il ne saurait être sérieusement contesté que la requérante a évoqué des éléments pertinents sur la base desquels il est très vraisemblable que ses membres (ou au moins certains d’entre eux) se trouvent en concurrence avec une société qui exerce la même activité sur le territoire danois pouvant bénéficier, selon ses allégations, des mesures litigieuses (38).
51. Dans ces circonstances, dans la mesure où il n’appartient pas au juge de l’Union, au stade de l’examen de la recevabilité, de se prononcer de façon définitive sur les rapports de concurrence entre une partie requérante et les bénéficiaires de la mesure litigieuse (39), il y a lieu de considérer, à mon avis, que la requérante a « exposé de façon pertinente » que la décision litigieuse, qui laisse entiers les effets de la mesure litigieuse, est susceptible de placer ses membres dans une situation concurrentielle désavantageuse et que, partant, cette décision affecte directement leur situation juridique, en particulier leur droit à ne pas subir sur ce marché une concurrence faussée par cette mesure.
52. J’estime donc que la requérante est directement affectée par la mesure litigieuse, au sens de la troisième hypothèse prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.
2. Sur l’absence de mesures d’exécution
53. Selon la Commission et le gouvernement danois, il existe en l’espèce des mesures d’exécution au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, de sorte que la troisième hypothèse prévue à cette disposition ne serait pas applicable. Plus précisément, ils font valoir que, selon le système mis en place par la mesure litigieuse, les opérateurs des installations d’épuration fixent, chaque année, le tarif applicable aux trois tranches du modèle par palier et que les conseils municipaux compétents approuvent ce tarif. Ensuite, chaque entreprise danoise émettant des eaux usées recevrait un avis d’imposition concernant le paiement de sa redevance pour le traitement des eaux usées par celle-ci. Par conséquent, les membres de la requérante pourraient contester cet avis d’imposition devant une juridiction nationale en faisant valoir que le régime en question constitue une aide d’État illégale en faveur des entreprises qui consomment de grandes quantités d’eau.
54. À titre liminaire, je rappelle que, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’expression « qui ne comportent pas de mesures d’exécution », au sens de l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE, doit être interprétée à la lumière de l’objectif de cette disposition qui consiste, ainsi que cela ressort de sa genèse, à éviter qu’un particulier soit contraint d’enfreindre le droit pour pouvoir accéder au juge. Or, lorsqu’un acte réglementaire produit directement des effets sur la situation juridique d’une personne physique ou morale sans requérir des mesures d’exécution, cette dernière risquerait d’être dépourvue d’une protection juridictionnelle effective si elle ne disposait pas d’une voie de recours devant le juge de l’Union aux fins de mettre en cause la légalité de cet acte réglementaire. En effet, en l’absence de mesures d’exécution, une personne physique ou morale, bien que directement concernée par l’acte en question, ne serait en mesure d’obtenir un contrôle juridictionnel de cet acte qu’après avoir violé les dispositions dudit acte en se prévalant de l’illégalité de celles-ci dans le cadre des procédures ouvertes à son égard devant les juridictions nationales (40).
55. En revanche, lorsqu’un acte réglementaire comporte des mesures d’exécution, le contrôle juridictionnel du respect de l’ordre juridique de l’Union est assuré indépendamment de la question de savoir si lesdites mesures émanent de l’Union ou des États membres. Les personnes physiques ou morales ne pouvant pas, en raison des conditions de recevabilité prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, attaquer directement devant le juge de l’Union un acte réglementaire de l’Union sont protégées contre l’application à leur égard d’un tel acte par la possibilité d’attaquer les mesures d’exécution que cet acte comporte (41).
56. La Cour a, par ailleurs, itérativement jugé que, aux fins d’apprécier si un acte réglementaire comporte des mesures d’exécution, il y a lieu de s’attacher à la position de la personne invoquant le droit de recours au titre de l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE. Il est donc sans pertinence de savoir si l’acte en question comporte des mesures d’exécution à l’égard d’autres justiciables. En outre, dans le cadre de cette appréciation, il convient de se référer exclusivement à l’objet du recours (42).
57. En outre, la Cour a jugé que, si, à l’égard des bénéficiaires d’un régime d’aides, les dispositions nationales instaurant ce régime et les actes mettant en œuvre ces dispositions, tels qu’un avis d’imposition, constituent des mesures d’exécution que comporte une décision déclarant ledit régime incompatible avec le marché intérieur ou déclarant ce même régime compatible avec ce marché sous réserve du respect d’engagements pris par l’État membre concerné (43), cette jurisprudence n’est pas transposable à la situation des concurrents de bénéficiaires d’une mesure nationale ayant été considérée comme ne constituant pas une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, du fait que la situation d’un tel concurrent se distingue de celle des bénéficiaires d’aides visés par cette même jurisprudence dans la mesure où ce concurrent ne remplit pas les conditions prévues par la mesure nationale en cause pour être éligible au bénéfice de celle-ci (44).
58. En l’espèce, d’une part, il n’existe pas de mesure d’exécution de la décision attaquée émanant de la Commission ou d’autres institutions de l’Union et, d’autre part, il me semble que les membres de la requérante ne sont pas concernés par des mesures nationales d’exécution.
59. Il est vrai que, en l’espèce, la situation de la requérante est, dans une certaine mesure, différente de celle ayant fait l’objet de l’arrêt Montessori, en ce sens que ses membres sont eux-mêmes concernés par le régime litigieux et reçoivent un avis d’imposition de la même manière du prétendu bénéficiaire de l’aide d’État. Néanmoins, la situation de ces membres se distingue de celle des bénéficiaires de la mesure litigieuse dans la mesure où ils n’ont pas droit au tarif, plus avantageux, prévu par cette mesure dans le cadre de la troisième tranche et qui, selon leurs allégations, constitue une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.
60. Dans ces conditions, à mon sens, il serait artificiel d’attendre de ces membres qu’ils demandent que leur soit appliqué ce tarif, tout en sachant ne pas y avoir droit, aux seules fins de contester le refus devant une juridiction nationale pour amener cette juridiction à interroger la Cour sur la validité de la décision litigieuse (45).
61. En conclusion, j’estime que la décision litigieuse constitue un acte réglementaire qui ne comporte pas de mesure d’exécution en ce qui concerne la requérante, au sens de la troisième hypothèse prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.
62. Partant, je propose de déclarer le recours en première instance comme étant recevable.
C. Sur le renvoi de l’affaire au Tribunal
63. S’agissant de la question de savoir si la décision litigieuse est entachée d’illégalité, je rappelle que le Tribunal a jugé le recours comme étant irrecevable sans examiner les moyens de fond soulevés contre cette décision. Or, ces moyens impliquent de procéder à des appréciations factuelles pour lesquelles la Cour n’est pas compétente (46).
64. Par conséquent, j’estime que le litige n’est pas en état d’être jugé sur le fond et que, conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, il convient de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur le bien-fondé du recours.
VI. Sur les dépens
65. Aux termes de l’article 184, paragraphe 2, de son règlement de procédure, la Cour, lorsque le pourvoi est fondé et qu’elle juge elle-même définitivement le litige, statue sur les dépens.
66. En vertu de l’article 138, paragraphe 1, de ce règlement, rendu applicable à la procédure de pourvoi par l’article 184, paragraphe 1, de celui-ci, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s’il est conclu en ce sens.
67. En vertu de l’article 140, paragraphe 1, dudit règlement, rendu applicable à la procédure de pourvoi par l’article 184, paragraphe 1, de celui-ci, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.
68. En l’espèce, dans l’hypothèse où la Cour décide de renvoyer l’affaire au Tribunal, il n’y aura pas lieu de statuer sur les dépens (47).
VII. Conclusion
69. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour :
– d’annuler l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 1er décembre 2020, Danske Slagtermestre/Commission (T‑486/18, non publiée, EU:T:2020:576) ;
– de déclarer le recours en première instance comme étant recevable ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur le bien-fondé du recours en première instance ;
– de réserver les dépens.