Language of document : ECLI:EU:C:2009:472

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. Paolo Mengozzi

présentées le 16 juillet 2009 (1)

Affaire C‑153/08

Commission des Communautés européennes

contre

Royaume d’Espagne

«Manquement d’État – Libre prestation des services – Article 49 CE et article 36 de l’accord EEE – Fiscalité directe – Impôt sur le revenu – Impositions des sommes gagnées dans les loteries, jeux et paris –Exonération des gains provenant de loteries, jeux et paris organisés par certaines entités nationales – Discrimination»






I –    Introduction

1.        Par son recours introduit le 15 avril 2008, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en maintenant en vigueur une législation fiscale imposant les gains tirés d’une participation à tous les types de loteries, jeux et paris organisés en dehors du Royaume d’Espagne, alors que les gains procurés par certains types de loteries, jeux et paris organisés au Royaume d’Espagne sont exonérés de l’impôt sur le revenu, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire et, en particulier, de l’article 49 CE et de l’article 36 de l’accord sur l’Espace économique européen, signé le 2 mai 1992 (ci‑après l’«accord EE») (2).

II – Le cadre juridique

A –    Le droit communautaire

2.        Aux termes de l’article 49, premier alinéa, CE:

«Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation.»

3.        Selon l’article 36, paragraphe 1, de l’accord EEE:

«Dans le cadre du présent accord, toute restriction à la libre prestation des services à l’intérieur du territoire des parties contractantes à l’égard des ressortissants des États membres de la CE et des États de l’AELE établis dans un État membre de la  CE ou dans un État de l’AELE, autre que celui du destinataire de la prestation, est interdite.»

B –    La réglementation nationale

4.        L’article 7 de la loi n° 35/2006, du 28 novembre 2006, relative à l’impôt sur le revenu des personnes physiques et modifiant partiellement les lois relatives aux impôts sur les sociétés, sur le revenu des non-résidents et sur le patrimoine (ci‑après la «loi relative à l’impôt sur le revenu») (3), dispose ce qui suit:

«Article 7. Revenus exonérés.

Les revenus suivants sont exonérés:

[…]

ñ) Les gains issus des loteries et paris organisés par l’entreprise publique Loterías y Apuestas del Estado (organisme public national des loteries et paris, ci-après la «LAE») et par les organes ou entités des communautés autonomes, ainsi que les gains des tombolas organisées par la Croix-Rouge espagnole et des types de jeux autorisés pour l’Organización Nacional de Ciegos Españoles (organisation nationale des aveugles espagnols, ci-après l’«ONCE»).

[…]»

5.        Au contraire, les gains provenant de loteries, jeux et paris organisés par d’autres organismes nationaux et étrangers, y compris ceux établis dans des pays membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen, s’ajoutent à la base imposable et sont soumis à des taux d’imposition progressifs (articles 33.1, 45 et 63, paragraphe 1, de la loi relative à l’impôt sur le revenu, modifiée par l’article 67 de la loi n° 51/2007, du 26 décembre 2007, relative au budget général de l’État pour l’exercice 2008 (4)).

III – La procédure précontentieuse

6.        Par lettre de mise en demeure du 4 avril 2006, la Commission a informé le gouvernement espagnol qu’elle considérait le traitement fiscal réservé par la réglementation espagnole aux gains issus de loteries, jeux et paris organisés en dehors du Royaume d’Espagne incompatible avec l’article 49 CE et l’article 36 de l’accord EEE, dans la mesure où ces gains sont soumis à des impôts qui les grèvent davantage que les gains issus de certaines loteries et certains jeux espagnols et a invité ce gouvernement à lui transmettre ses observations à ce sujet.

7.        Dans sa réponse du 13 juin 2006, le gouvernement espagnol a fait valoir que l’exonération en cause ne s’applique que dans certains cas et est liée au caractère particulier de certaines entités organisatrices. Il n’existerait aucune discrimination puisque les organisateurs de loteries établis en Espagne se trouvent, de manière générale, dans la même situation que ceux qui ne sont pas établis en Espagne. À titre de justification de l’exonération en cause, le gouvernement espagnol a avancé la lutte contre les effets nocifs de ce type d’activités et la marge d’appréciation étendue dont les États membres disposent pour réglementer ce type de jeux.

8.        Le 15 décembre 2006, la Commission a émis un avis motivé par lequel elle invitait le Royaume d’Espagne à adopter les mesures nécessaires pour se conformer à cet avis dans les deux mois à compter de la notification de ce dernier.

9.        Par lettre du 22 février 2007, le gouvernement espagnol a informé la Commission qu’il maintenait sa position. La réglementation espagnole en cause ne contiendrait aucune discrimination fondée sur la nationalité, la résidence ou le lieu d’établissement des organisateurs de loteries ou de jeux de hasard et serait justifiée par des motifs de protection des consommateurs et de l’ordre social.

10.      La Commission, ayant noté que le Royaume d’Espagne avait réitéré ses observations initiales et n’avait pas adopté les mesures pour se conformer à l’avis motivé dans le délai qui lui avait été imparti, a décidé d’introduire le présent recours.

IV – Conclusions des parties

11.      La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–        constater que, en maintenant en vigueur une législation fiscale imposant les gains tirés d’une participation à tous les types de loteries, jeux et paris organisés en dehors du Royaume d’Espagne, alors que les gains procurés par certains types de loteries, jeux et paris organisés au Royaume d’Espagne sont exonérés de l’impôt sur le revenu, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire et, en particulier, de l’article 49 CE et de l’article 36 de l’accord EEE(5) ;

–        condamner le Royaume d’Espagne aux dépens.

12.      Le Royaume d’Espagne conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–        rejeter le recours;

–        condamner la Commission aux dépens.

V –    Sur le manquement

A –    Résumé des arguments des parties

13.      La Commission fait valoir que, eu égard à la jurisprudence de la Cour en matière de libre prestation des services et, notamment, l’arrêt Lindman (6), les dispositions espagnoles en question sont contraires à l’article 49 CE en ce qu’elles instaurent une discrimination injustifiée au détriment des organisateurs étrangers de loteries, étant donné que les produits de ces dernières, si la vente s’est faite auprès de résidents espagnols, génèrent une charge fiscale qui n’existe pas dans le cas des produits équivalents des organisateurs espagnols, énumérés à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu.

14.      S’il est vrai que l’exonération en cause ne couvre pas tous les organisateurs de loteries et de jeux de hasard établis en Espagne et se limite à certaines entités déterminées, il n’en demeurerait pas moins que ladite exonération, dès lors qu’elle ne profite qu’à des entités espagnoles, revêtirait un caractère discriminatoire. Force serait à cet égard de constater que la législation espagnole n’est pas formulée en des termes généraux qui permettent à tout organisme respectant une série de critères objectifs de bénéficier de l’exonération. Bien au contraire, comme la législation espagnole se réfère explicitement à certaines entités nationales, la discrimination serait manifeste. Ainsi, la Croix‑Rouge espagnole bénéficierait de l’exonération, mais pas la Croix‑Rouge française. Par conséquent, il serait erroné de prétendre, ainsi que le fait le gouvernement espagnol, que l’exonération en cause a été créée «en faveur des prix provenant de certaines entités déterminées, sans que la nationalité ou la qualité de résident soit un facteur déterminant».

15.      La marge d’appréciation dont disposent, conformément à la jurisprudence de la Cour (7), les États membres pour réguler ce type d’activités ne permettrait pas de justifier la disposition législative en cause. En effet, cette dernière, au lieu d’exiger certaines caractéristiques pour accorder le traitement fiscal favorable, limiterait l’exonération à certaines entités désignées de manière précise, alors même qu’elle permettrait la prestation de services similaires de la part d’autres entités qui ne bénéficient pas de ce traitement fiscal favorable, parmi lesquelles figurent les entités du même type se trouvant dans d’autres États membres ou les entités poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles visées à ladite disposition. La Commission conteste par ailleurs que les entités publiques et les organismes sans but lucratif établis dans d’autres États membres qui exercent des activités à caractère social ne se trouvent pas dans la même situation que les bénéficiaires de l’exonération. Au surplus, les motifs qui ont amené le Royaume d’Espagne à prévoir cette exonération seraient de nature à corroborer la thèse de la Commission, car si ces motifs reposent sur le caractère social des entités et sur l’absence de but lucratif, il n’existerait aucune raison valable de ne pas étendre l’exonération en question aux entités possédant les mêmes caractéristiques mais établies dans les autres États membres.

16.      La Commission ajoute que la destination des fonds récoltés par les entités bénéficiant de l’exonération en cause ne serait pas pertinente pour exclure le caractère discriminatoire de ladite exonération.

17.      S’agissant de la portée, en termes économiques, de l’exonération litigieuse, la Commission fait valoir, d’une part, qu’il ressort du Rapport annuel sur le jeu en Espagne de 2006, publié par le ministère de l’Intérieur espagnol, que, selon la répartition en pourcentage par type de gestion, 40,8 % des jeux (en termes de sommes jouées) ont été organisés par la LAE et l’ONCE (33,4 % et 7,4 % respectivement), pour un montant total de sommes jouées en 2006 de 11,790 milliards d’euros et dont les gains sont exonérés de l’impôt sur le revenu.

18.      Elle soutient, d’autre part, que la réglementation espagnole exonère de l’impôt sur le revenu la quasi-totalité des gains issus d’un secteur particulier de services fournis par des organisateurs établis en Espagne, à savoir l’organisation de jeux dont les gains sont différés dans le temps et dans lesquels le joueur se borne à acheter une participation ou un bulletin de jeu, tandis que les gains provenant des mêmes services fournis par des organisateurs établis dans d’autres États membres sont imposés. Or, ce seraient les organisateurs de ce type de jeux qui seraient les plus susceptibles de tenter de fournir leurs services de façon transfrontalière, puisque pareille prestation de services ne nécessite, contrairement au cas des casinos ou des machines à sous, aucune infrastructure dans les autres pays. Par conséquent, ces organisateurs seraient précisément les plus susceptibles d’être victimes d’une discrimination fiscale.

19.      En ce qui concerne les raisons justificatives susceptibles d’être invoquées par un État membre, la Commission tout d’abord fait valoir que, tandis qu’elles devraient être accompagnées, selon la jurisprudence constante (8), d’une analyse de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure restrictive adoptée par cet État, le gouvernement espagnol n’a pas fourni, en l’espèce, la moindre information susceptible de la justifier.

20.      Par ailleurs, à la lumière de la jurisprudence en question, cette mesure n’est pas justifiée du point de vue de la protection de l’ordre social puisque rien ne permet de supposer que la participation aux loteries organisées par les pouvoirs publics des autres États membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen, ou par des organismes analogues à la Croix-Rouge ou à l’ONCE, aurait des effets plus pernicieux pour les citoyens espagnols que la participation aux loteries dont les gains bénéficient du traitement fiscal favorable en question. En outre, dans le cas du Royaume d’Espagne, il ne semblerait pas exister de restrictions importantes à l’organisation de loteries, hormis l’exigence d’une autorisation administrative. D’ailleurs, ce serait un organisme public qui serait chargé d’organiser la majeure partie des loteries et jeux en Espagne et la publicité faite à cet égard serait considérable. La position du gouvernement espagnol serait ainsi pour le moins contraire aux objectifs prétendument poursuivis.

21.      La Commission relève encore que le recours à une mesure d’exonération fiscale n’est pas le moyen le mieux adapté pour atteindre l’objectif poursuivi par le gouvernement espagnol, qui serait de décourager le jeu, ladite exonération étant plutôt de nature à encourager la participation des citoyens à ces jeux.

22.      S’agissant des objectifs de prévention de blanchiment de capitaux et de lutte contre la fraude fiscale, la Commission affirme ne pas comprendre comment l’exonération fiscale en cause en l’espèce pourrait contribuer à la réalisation desdits objectifs. De même, elle prétend ne pas discerner les raisons pour lesquelles la fraude fiscale ou le blanchiment de capitaux augmenteraient si on étendait l’exonération litigieuse aux gains issus des services fournis par des organismes d’autres États membres de même nature que ceux couverts par la règle relative à ladite exonération.

23.      Les arguments relatifs aux procédures de contrôle liées à l’exonération et destinées à la prévention de blanchiment de capitaux ne pourraient pas non plus justifier cette mesure, puisque la législation espagnole empêcherait de manière absolue les entités des autres États membres de même nature que celles envisagées dans la règle sur l’exonération de bénéficier de ce traitement fiscal privilégié. Ces organismes sont exclus du bénéfice de l’exonération, même s’ils sont disposés à remplir les conditions exigées par la réglementation sur la prévention du blanchiment de capitaux, la lutte contre la fraude fiscale et la protection des consommateurs.

24.      En ce qui concerne la nécessité de garantir la protection des consommateurs conformément aux règles fixées en Espagne, la Commission est d’avis que l’on ne saurait valablement affirmer que cette protection est menacée du fait que les loteries en question sont organisées par des entités établies dans d’autres États membres. De même l’on ne saurait valablement arguer que l’extension de l’exonération encouragerait des activités qui ne garantissent pas suffisamment la protection des consommateurs. En effet, outre le fait que les activités en question sont déjà réglementées dans chaque État membre, il existerait des mécanismes de contrôle susceptibles de garantir cette protection et compatibles avec le droit communautaire.

25.      En tout état de cause, la réglementation espagnole aurait un caractère discriminatoire et ne saurait donc être considérée comme compatible avec le traité CE et l’accord EEE.

26.      Le Royaume d’Espagne conteste le manquement en soutenant, à titre principal, que l’exonération fiscale en cause ne constitue pas une restriction discriminatoire. Ladite exonération, dont le champ d’application serait personnel en ce qu’il est limité à certains établissements publics de l’État ou des communautés autonomes, à la Croix-Rouge espagnole et à l’ONCE, générerait certes une différence de traitement à l’égard de ceux qui ne sont pas visés. Toutefois, cette différence de traitement ne serait pas discriminatoire ni contraire au principe d’égalité de traitement puisque les entités non visées par la disposition litigieuse ne seraient pas dans la même situation que celles relevant de son champ d’application.

27.      Le gouvernement espagnol précise que le champ d’application de l’exonération ne s’étend pas à tous les gains issus des loteries et jeux de hasard organisés en Espagne ou par des entités résidentes en Espagne. Ainsi, sous réserve de la disposition litigieuse, les gains distribués dans le cadre de jeux organisés par des entités résidentes sont soumis aux mêmes impositions que les gains distribués dans le cadre de jeux organisés par des non-résidents. Par conséquent, il ne saurait être conclu que la disposition litigieuse produit ou est susceptible de produire une discrimination à l’encontre des organisateurs de loteries non établis en Espagne.

28.      Le gouvernement espagnol fait valoir qu’il n’y a aucune discrimination à l’encontre des entités non-résidentes présentant des caractéristiques analogues à celles qui sont énumérées dans la disposition espagnole en cause, étant donné que cette dernière ne définit pas le champ d’application de l’exonération en fonction de certaines caractéristiques déterminées et que, par conséquent, il n’existe aucune référence aux notions de nationalité, de résidence ou de lieu d’établissement des entités. Le gouvernement espagnol confirme néanmoins, à plusieurs reprises, qu’il s’agit d’exonérations établies en considération de certaines qualités particulières des organisateurs qui exercent tous des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif. Par conséquent, les différences de traitement par rapport aux autres organisateurs de loteries offrant des produits équivalents découlent du fait que ces derniers (qu’ils soient espagnols ou étrangers) ne possèdent pas ces qualités particulières. En ce qui concerne ces caractéristiques particulières, le gouvernement espagnol affirme que les raisons qui ont amené le législateur espagnol à octroyer cette exonération sont de nature sociale et qu’il s’agit d’entités à but non lucratif.

29.      S’agissant des exemples avancés par la Commission, et plus précisément de celui de l’organisation en Espagne d’une loterie par la Croix-Rouge française, le gouvernement espagnol fait notamment valoir qu’il s’agit d’une hypothèse dépourvue de tout rapport avec la réalité puisque cette entité n’aurait jamais introduit une demande d’agrément à cet effet et ne disposerait, dans cet État, d’aucun réseau de points de vente similaire à celui dont disposent les entités visées par la disposition contenant l’exonération litigieuse. Partant, «il serait évident que la Croix-Rouge française et la Croix-Rouge espagnole ne sont pas dans une situation comparable».

30.      Le gouvernement espagnol examine également le point de savoir si les bénéficiaires des gains se trouvent dans une situation comparable. Or, les différences existant entre un contribuable espagnol, qui bénéficie de l’exonération fiscale des gains provenant de loteries ou de jeux organisés par la LAE, l’ONCE ou la Croix-Rouge espagnole, d’une part, et un contribuable d’un autre État membre dans lequel ces gains sont assujettis à l’impôt, d’autre part, seraient dues non pas au fait que le droit fiscal espagnol prévoit une exonération subjective en faveur des entités en cause, mais à la circonstance que le droit fiscal de cet autre État a considéré que ces revenus étaient soumis à l’impôt sur le revenu. Une telle différence de traitement ne saurait toutefois être considérée comme ayant un caractère discriminatoire au sens des dispositions du traité ou de l’accord EEE.

31.      Il soutient que la jurisprudence établie dans l’arrêt Lindman, précité, ne serait pas transposable en l’espèce, puisque, à la différence de la législation finlandaise en cause dans ladite affaire, la réglementation espagnole soumettrait, en principe, à l’impôt sur le revenu les gains provenant de jeux de hasard quels que soient le lieu où ceux-ci sont organisés et le lieu de résidence de leur organisateur. L’exonération litigieuse couvrirait en effet non pas tous les gains de loteries et de jeux organisés ou autorisés en Espagne, mais seulement ceux distribués par des organismes choisis en raison de leur caractère particulier.

32.      En ce qui concerne la distinction entre les deux types de jeux (des jeux dont les gains sont différés dans le temps et des jeux à résultat instantané) et la position de la Commission selon laquelle la législation espagnole exonère de l’impôt sur le revenu la quasi-totalité des gains issus d’un secteur particulier de services fournis par des organisateurs établis en Espagne, à savoir l’organisation de jeux dont les gains sont différés dans le temps, le gouvernement espagnol soutient que cette distinction serait sans pertinence du point de vue fiscal. L’exonération serait de nature subjective et comprendrait tous les gains provenant de loteries, paris et tombolas organisés par les entités exemptées, sans distinguer selon que le gain est obtenu de manière instantanée ou différée. En effet, la loterie instantanée est également un type de jeu organisé par les entités distribuant des gains bénéficiant de l’exonération fiscale, ce qui démontrerait l’incohérence de l’argumentation de la Commission sur ce point.

33.      À titre subsidiaire, le gouvernement espagnol fait valoir que, à supposer même que l’exonération en cause en l’espèce constituerait une restriction discriminatoire à la libre prestation des services, cette restriction peut, eu égard à la spécificité des activités en question, être justifiée par des motifs d’ordre social, par des raisons de prévention du blanchiment de capitaux et de lutte contre la fraude fiscale ainsi que par des objectifs de protection des consommateurs.

34.      S’agissant, en premier lieu, de l’ordre social, le gouvernement espagnol considère que, dans la mesure où la réglementation en cause en l’espèce serait comparable à celles dont la Cour a eu à connaître dans le cadre des affaires Schindler et Läärä e.a.(9) ainsi que dans l’arrêt Zenatti, précité, le raisonnement adopté par la Cour dans ces arrêts serait transposable en l’espèce. L’unique différence qui existerait entre la législation en cause dans l’affaire Schindler, précitée, et la réglementation espagnole, et qui jouerait en faveur de la thèse défendue par le Royaume d’Espagne, serait que, alors que la législation britannique interdisait l’organisation de loteries sous réserve de quelques exceptions, la disposition espagnole soumet à l’impôt sur le revenu des personnes physiques les gains provenant de loteries et de jeux. Il ne saurait être raisonnablement soutenu que, si le droit communautaire admet l’interdiction d’effectuer, sauf certaines exceptions, une activité de cette nature, ce qui constituerait une restriction essentielle à la libre prestation des services, un État membre ne saurait imposer, tout en prévoyant des exceptions telles que celles prévues par la réglementation espagnole, le produit de cette même activité, étant donné que l’impôt ne serait qu’un élément incident par rapport à la réalisation de cette activité, d’autant plus que la disposition espagnole en cause en l’espèce n’établirait aucune discrimination fondée sur la nationalité, la résidence ou le lieu d’établissement.

35.      Ce serait précisément dans la perspective de la protection de l’ordre social que l’exonération litigieuse aurait été adoptée, à savoir, d’une part, décourager le jeu en général en établissant le principe de l’imposition de ce type de revenus et, d’autre part, accorder un traitement préférentiel aux gains provenant de loteries et de jeux organisés par des établissements publics en raison de l’utilité publique de leur bénéfice. Ainsi, les revenus perçus par les entités dont les jeux bénéficient de ladite exonération contribueraient à financer des infrastructures et des projets d’utilité publique.

36.      Le gouvernement espagnol souligne que l’assujettissement à l’impôt des gains provenant des jeux de hasard vise à décourager le jeu en général, tandis que l’exonération prévue à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu vise à orienter la demande existante en matière de jeu vers certaines modalités de jeu qui se caractérisent par l’exigence de dépenses de petites quantités pouvant difficilement générer une addiction ou une ludopathie et qui sont soumises à de nombreux contrôles.

37.      En ce qui concerne, en deuxième lieu, la prévention du blanchiment de capitaux et la lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement espagnol fait valoir que la réalisation de ces objectifs serait sérieusement compromise si l’exonération litigieuse devait s’appliquer aux gains provenant de jeux organisés par certains organismes publics ou d’assistance non soumis à la législation espagnole puisque l’administration fiscale n’aurait pas la possibilité de contrôler ces revenus de manière similaire à ce qu’elle fait actuellement. Le système mis en place en Espagne permettrait en effet aux autorités compétentes de disposer des listes de gagnants et de procéder à des recoupements de données en vue de détecter des opérations suspectes. En contrepartie de l’exonération des gains qu’elles distribuent, les entités en question devraient respecter une série d’obligations spécifiques de collaboration en ce qui concerne le contrôle de ces pratiques délictueuses et frauduleuses.

38.      Ainsi, aux termes de l’article 69.4 du règlement relatif à l’impôt sur le revenu des personnes physiques, approuvé par le décret royal n° 439/2007, du 30 mars 2007 (10), lesdites entités «présentent, dans les trente premiers jours civils du mois de janvier de l’année immédiatement postérieure, une déclaration indiquant les prix qui ont été exonérés de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et qui, outre les données d’identification, pourra comporter l’identification, avec prénoms, nom de famille et numéro d’identification fiscale, des bénéficiaires ainsi que du montant ou de la valeur des prix reçus par ceux-ci dépassant le seuil fixé [3 000 euros] à cet effet par le ministre de l’Économie et des Finances».

39.      L’efficacité de ce système de contrôle serait due au degré très élevé de collaboration et d’implication des entités concernées, à leur nombre réduit et à leur soumission à la législation et à l’administration espagnoles. Or, ces conditions ne seraient pas remplies dans l’hypothèse où les exonérations en question s’étendraient, comme le voudrait la Commission, à une multitude d’entités échappant à la réglementation espagnole ainsi qu’au contrôle direct des autorités espagnoles. En effet, l’extension de ce système de contrôle à des entités non‑résidentes constituerait un cas d’application extraterritoriale de la loi nationale, étant donné que la transmission d’informations dans ces conditions n’est pas prévue par la directive 77/799/CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l’assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (11). Ainsi, il pourrait être difficilement exigé d’entités situées dans un autre État membre qu’elles communiquent les informations et respectent les conditions prévues par ledit système au motif hypothétique que certains des gagnants aux jeux et loteries de cet autre État membre pourraient être des résidents espagnols. Dès lors, la proposition de la Commission selon laquelle les autorités espagnoles pourraient exiger des entités bénéficiaires étrangères qu’elles se soumettent au système de contrôle en question serait totalement disproportionnée.

40.      Pour ce qui est, en troisième lieu, de la protection des consommateurs, le gouvernement espagnol rappelle que, en Espagne, l’organisation de loteries et de jeux de hasard est une activité soumise à une réglementation qui vise à protéger les droits et intérêts des joueurs en assurant une application ininterrompue de la réglementation en vigueur. L’activité préventive serait intimement liée à celle de contrôle du respect de la législation applicable et viserait à éviter les éventuelles modifications ou manipulations frauduleuses des conditions dans lesquelles l’exploitation des différents jeux gérés par des entités privées est autorisée. Sont établies à cet effet des règles telles que la nécessité d’un agrément administratif pour exercer l’activité, l’établissement d’un pourcentage minimum de sommes mises en jeu et réparties en prix, la publicité contrôlée ainsi que la surveillance administrative de l’activité réalisée.

41.      L’extension de l’exonération en cause à des entités non soumises à la réglementation gouvernant l’organisation desdits jeux aurait pour effet de réduire le niveau de protection des consommateurs. Ladite exonération serait dès lors justifiée par la nécessité de garantir une protection des consommateurs que les autorités espagnoles jugent adaptée, motif qui aurait été amplement reconnu par la Cour dans sa jurisprudence.

B –    Appréciation

1.      Sur la jurisprudence dans le domaine des jeux de hasard et sur le rapport de la présente affaire avec l’arrêt Lindman

42.      Tout d’abord, avant de commencer l’appréciation relative à la prétendue violation de l’article 49 CE et de l’article 36 de l’accord EEE, il me semble utile de rappeler la jurisprudence dans le domaine des jeux de hasard, ainsi que celle relative à la fiscalité directe.

43.      En ce qui concerne cette dernière, il faut retenir que, selon la Cour(12), même si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire et s’abstenir de toute discrimination fondée sur la nationalité.

44.      D’autre part, les dispositions du traité relatives à la libre prestation des services s’appliquent, ainsi que la Cour l’a déjà spécifiquement établi au sujet de l’organisation de loteries, à une activité qui consiste dans la participation, contre rémunération, à un jeu d’argent, dès lors que l’un au moins des prestataires est établi dans un État membre autre que celui dans lequel le service est offert (13).

45.      Par conséquent, il ne fait pas de doute que l’offre, destinée aux résidents espagnols, de services de loteries et de jeux d’argent organisés dans un autre État membre, relève du champ d’application de l’article 49 CE, dès lors que l’un au moins des prestataires est établi dans un État membre autre que le Royaume d’Espagne. Il y a donc lieu d’examiner la législation espagnole en cause en l’espèce sous l’optique de la libre prestation des services.

46.      La Cour a déjà eu, dans l’affaire Lindman, précitée, à statuer sur la compatibilité des dispositions d’une réglementation fiscale relative aux jeux de hasard avec les libertés fondamentales et, notamment, avec la libre prestation des services. Il me semble donc utile de relever les similarités et les différences entre le contexte de la présente affaire et celui de l’arrêt Lindman, précité, afin d’identifier la nouveauté de la problématique soulevée dans le recours en question.

47.      Ladite affaire Lindman concernait la réglementation finlandaise selon laquelle les gains provenant de jeux de hasard non autorisés en Finlande étaient considérés comme des revenus imposables, tandis que les gains provenant de jeux de hasard organisés dans cet État membre ne constituaient pas des revenus imposables. Étant donné que, selon la réglementation en cause, la non-imposition ne valait que pour les jeux de hasard organisés en Finlande, la Cour a constaté que les loteries étrangères reçoivent un traitement fiscal différent de celui dont bénéficient les loteries finlandaises et se trouvent dans une position désavantageuse par rapport à celle de ces dernières qui est contraire à l’article 49 CE (14).

48.      Dans la présente affaire, la différence de traitement à l’égard des organisateurs étrangers n’est pas aussi évidente et manifeste comme dans cette affaire Lindman, puisque l’exonération en cause se limite uniquement aux gains provenant de loteries, jeux et paris organisés par certaines entités publiques espagnoles et par certains organismes espagnols sans but lucratif et ne s’étend pas à tous les prix, loteries et jeux de hasard organisés en Espagne ou par des entités établies en Espagne.

49.      En outre, le champ d’application de cette exonération n’est pas directement établi sur la base de critères objectifs, à la différence de ladite affaire Lindman dans laquelle, toutes les loteries étrangères ayant reçu un traitement fiscal différent de celui dont bénéficiaient les jeux de hasard organisés en Finlande, le critère d’application de la réglementation discriminatoire était un critère unique et objectif: l’origine du service.

50.      Ce sont ces deux différences qui caractérisent la présente affaire et la distinguent de l’arrêt Lindman, précité, à savoir une exonération dont le champ d’application ne couvre pas tous les organisateurs espagnols de jeux et l’absence, à première vue, d’un critère objectif sur lequel repose la discrimination dont la Commission allègue qu’elle résulte de la législation espagnole.

51.      Dans son recours, la Commission maintient que la discrimination à l’égard des organisateurs étrangers de jeux qu’elle affirme être établie par la législation espagnole viole la liberté de prestation de services, garantie par l’article 49 CE et l’article 36 de l’accord EEE.

52.      Par conséquent, il y a lieu d’examiner si la réglementation espagnole contient une discrimination ou a des effets discriminatoires.

2.      Sur l’existence d’une discrimination

53.      Il convient de rappeler tout d’abord que, selon l’article 49 CE, premier alinéa, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation.

54.      Il résulte d’une jurisprudence constante que la libre prestation des services implique, notamment, l’élimination de toute discrimination exercée à l’encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu’il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être exécutée (15).

55.      D’une manière générale, il faut admettre que toute exonération fiscale génère une différence de traitement à l’égard de ceux qui n’en sont pas destinataires. Par ailleurs, il n’est pas contesté, en l’espèce, que la réglementation espagnole en cause accorde aux gains provenant de paris organisés par les entités énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu un traitement fiscal plus favorable par rapport à celui qu’elle prévoit à l’égard des gains provenant de paris organisés par d’autres entités nationales ainsi que par toutes les entités étrangères, quelles que soient leurs caractéristiques.

56.      Il convient maintenant d’examiner si cette différence de traitement indiscutablement opérée par la législation espagnole en cause constitue une discrimination au détriment des organisateurs de jeux qui ont leur siège à l’étranger.

57.      Selon une jurisprudence constante de la Cour, le principe général d’égalité, dont l’interdiction de discrimination en raison de la nationalité n’est qu’une expression spécifique, est un des principes fondamentaux du droit communautaire. Ce principe exige que les situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée (16).

58.      Ainsi, pour apprécier si la législation espagnole peut être qualifiée de discriminatoire, il est nécessaire de définir quelles sont les entités espagnoles et étrangères qui sont dans une situation comparable en l’espèce.

59.      Il convient de constater que tous les organisateurs de jeux couverts par l’exonération prévue par la législation en cause en l’espèce sont non seulement établis en Espagne, mais ils sont des entités publiques ou des organismes sans but lucratif exerçant des activités à caractère social.

60.      S’agissant, à cet égard, de l’argument du gouvernement espagnol selon lequel la réglementation espagnole en cause ne définit pas le champ d’application de l’exonération en fonction de certaines caractéristiques déterminées et, par conséquence, il n’y a aucune discrimination à l’encontre des entités non-résidentes présentant des caractéristiques analogues à celles qui sont énumérées dans la disposition en cause, il est important de souligner que ledit gouvernement a contredit, à plusieurs reprises, cette thèse dans son mémoire en défense. Il a confirmé qu’«il s’agit d’exonérations établies en considération de la personnalité des organisateurs» «qui exercent tous des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif». Il relève même que «les différences de traitement par rapport aux autres organisateurs de loteries offrant des produits équivalents découlent du simple fait que ces derniers (qu’ils soient espagnols ou étrangers) ne possèdent pas ces qualités particulières». Enfin, le gouvernement espagnol souligne que «les raisons qui ont amené le législateur espagnol à octroyer cette exonération sont de nature sociale et il s’agit d’entités à but non lucratif».

61.      Partant, bien que la réglementation espagnole en cause ne prévoie expressément aucun critère objectif relatif à la détermination des entités distribuant des gains bénéficiant de l’exonération fiscale, il n’en demeure pas moins que ces organismes auraient pu être définis par le biais de critères tels que leurs caractères d’entités publiques et d’organismes sans but lucratif exerçant des activités sociales.

62.      À cet égard il convient de rappeler que la Cour a déclaré dans l’arrêt Persche que, s’il est légitime pour un État membre de réserver l’octroi d’avantages fiscaux aux organismes poursuivant certains objectifs d’intérêt général, un État membre ne saurait toutefois réserver le bénéfice de tels avantages aux seuls organismes établis sur son territoire et dont les activités sont donc susceptibles de le décharger de certaines de ses responsabilités (17).

63.      La Cour a précisé qu’un organisme établi dans un État membre qui poursuit les mêmes objectifs d’intérêt général et qui est reconnu comme poursuivant ces objectifs par un autre État membre, s’il remplit les conditions imposées par cet autre État membre pour l’octroi d’avantages fiscaux, se trouve, à l’égard de l’octroi par ce dernier État membre de ces avantages, dans une situation comparable à celle des organismes reconnus d’intérêt général qui sont établis dans ce dernier État (18).

64.      Bien que l’affaire Persche, précitée, concerne la déductibilité aux fins fiscales de la valeur de dons consentis par un résident d’un État membre à un organisme reconnu d’intérêt général dans un autre État membre – et non l’exonération des impôts sur les gains de jeux de hasard –, il n’en demeure pas moins que le principe établi dans l’arrêt Persche peut trouver application par analogie dans la présente affaire.

65.      Les organismes publics et les entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif par rapport auxquels le recours de la Commission est présenté poursuivent, comme l’organisme reconnu d’intérêt général dans l’affaire Persche, précitée, des objectifs d’intérêt général et leurs activités sont, de la même manière, susceptibles de décharger l’État membre de certaines de ses responsabilités. Tant la déductibilité de la valeur de dons, en cause de ladite affaire Persche, que l’exonération des gains, faisant l’objet de la présente affaire, constituent des mesures qui trouvent application en matière d’impôt sur le revenu et donnent lieu à un avantage fiscal en faveur de leurs bénéficiaires.

66.      Partant, il y a lieu de constater que la LAE, les organes ou entités des communautés autonomes, la Croix-Rouge espagnole et l’ONCE sont dans une situation comparable à celle des organismes publics et des entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs.

67.      Comme je l’ai déjà mis en exergue au point 55 des présentes conclusions, la réglementation espagnole en cause accorde aux gains provenant de paris organisés par les entités énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu un traitement fiscal plus favorable par rapport à celui qu’elle prévoit pour les gains provenant de paris organisés par d’autres entités nationales ainsi que par toutes les entités étrangères. Par conséquent, les organismes publics et les entités exerçant des activités à but non lucratif établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles concernées par cette exonération sont dans une situation moins favorable par rapport à ces dernières.

68.      En tenant compte du fait, également non contesté, que tous les organismes concernés par l’exonération fiscale en question sont établis en Espagne, j’estime que les dispositions fiscales en cause en l’espèce constituent une discrimination fondée sur la nationalité au détriment des organismes publics et des entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles bénéficiaires de cette mesure.

69.      Toutefois, il importe de souligner que cette discrimination ne concerne pas tous les organisateurs de jeux établis dans un autre État membre. Ainsi, comme le gouvernement espagnol le met en exergue, sous réserve de la disposition de l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu, les gains provenant de tout type de jeu organisé par des entités résidentes sont soumis au même impôt que ceux provenant de jeux organisés par des non-résidents. Par conséquent, les entités étrangères privées à but lucratif ou qui exercent des activités à caractère social, mais poursuivent des objectifs différents par rapport à ceux des entités espagnoles concernées par l’exonération sont soumises au même traitement fiscal que tous les organismes espagnols non visés par ladite disposition.

70.      Cependant, on ne saurait ignorer que le dispositif du recours reproche au Royaume d’Espagne que sa législation établit une différence de traitement entre les gains provenant de loteries, jeux et paris organisés en Espagne qui sont exonérés de l’impôt sur le revenu et ceux provenant de loteries, jeux et paris organisés en dehors de l’Espagne (19). De cette manière, la Commission reproche au gouvernement espagnol que sa législation établit une discrimination plus étendue concernant tous les organisateurs de jeux de hasard établis en dehors de l’Espagne. Partant, je propose que la Cour ne reconnaisse la discrimination que partiellement, dans la mesure où elle se réalise entre, d’une part, les entités énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu et, d’autre part, les organismes publics et les entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif, établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles concernées et de rejeter le recours, comme étant non fondé pour le surplus.

71.      Bien que l’exonération discriminatoire ne concerne, en nombre, que quelques entités espagnoles, ses conséquences économiques sont considérables. Comme la Commission souligne qu’il ressort du Rapport annuel sur le jeu en Espagne de 2006 publié par le ministère de l’Intérieur espagnol que, selon la répartition en pourcentage par type de gestion, 40,8 % des jeux (en termes de sommes jouées) ont été organisés par la LAE et l’ONCE (33,4 % et 7,4 % respectivement), avec la conséquence que plus de 40 % du marché espagnol de jeux de hasard est concerné par cette exonération.

72.      Cette conséquence est d’autant plus importante car le gouvernement espagnol n’a pas démenti l’argument de la Commission – confirmé, par ailleurs, par le Rapport annuel sur le jeu en Espagne de 2006 – selon lequel la réglementation espagnole exonère de l’impôt sur le revenu la quasi-totalité des gains issus d’un secteur particulier des services fournis par des organisateurs de paris établis en Espagne, à savoir l’organisation des jeux dont les gains sont différés dans le temps et par rapport auxquels le joueur se borne à acheter une participation ou un bulletin de jeu. Le gouvernement espagnol fait valoir uniquement que certains jeux à résultat instantané sont également organisés par les entités distribuant des gains bénéficiant de l’exonération fiscale, affirmation qui n’exclut pas que la majorité des jeux dont les gains sont différés dans le temps sont organisés par les entités concernées par l’exonération. Au demeurant, il importe de relever que ce type de jeux sont les plus susceptibles d’être prestés de façon transfrontalière, puisqu’ils ne nécessitent aucune infrastructure dans les autres pays, ces services pouvant être fournis à partir de n’importe quel autre État membre.

73.      En tenant compte de cette conséquence économique de l’exonération discriminatoire il convient de rejeter l’argument du gouvernement espagnol selon lequel la Croix-Rouge espagnole et la Croix-Rouge française ne sont pas dans une situation comparable puisque cette dernière a) ne disposerait, en Espagne, d’aucun réseau de points de vente similaire et b) n’aurait jamais introduit en Espagne une demande d’agrément pour pouvoir organiser des jeux de hasard. Quant au premier argument, au-delà du fait que les deux organisations poursuivent indiscutablement les mêmes objectifs et présentent les mêmes caractéristiques – ce qui rend leur situation non seulement comparable, mais aussi similaire –, il y a lieu de rappeler le fait, mis en exergue au point précédent, que la majeure partie des jeux concernés par l’exonération en cause sont les jeux qui n’exigent aucun système de distribution.

74.      Quant à l’autre argument, j’estime qu’il n’est pas nécessaire qu’une entité non-résidente introduise une demande d’autorisation pour que la discrimination en cause puisse être constatée. Partant, cet argument du gouvernement espagnol me semble être sans pertinence.

75.      Enfin, en ce qui concerne l’argument du gouvernement espagnol relatif à la non-comparabilité de la situation d’un contribuable espagnol qui bénéficie de l’exonération fiscale des gains provenant de jeux organisés par les entités visées et celle d’un contribuable d’un autre État membre dans lequel ces gains sont assujettis à l’impôt, il convient de rappeler que la loi relative à l’impôt sur le revenu ne concerne que les contribuables espagnoles et que la discrimination s’exerce non pas à l’encontre des contribuables des autres États membres, mais au détriment des organisateurs de jeux établis dans d’autres États membres et souhaitant étendre leurs activités au territoire espagnol. Par conséquence, cet argument du gouvernement espagnol me semble également être non pertinent.

76.      Dans la mesure où l’on considère que la législation espagnole en cause est discriminatoire au sens de l’article 49, première alinéa, CE et de l’article 36 de l’accord EEE, elle constitue en soi une restriction à la liberté de prestation de services au sens du traité et est donc, en principe, contraire au droit communautaire.

3.      Sur les justifications

77.      Des restrictions à la libre prestation de services peuvent, quand même, être admises au titre des mesures dérogatoires expressément prévues aux articles 45 CE et 46 CE ou justifiées, conformément à la jurisprudence de la Cour, par des raisons impérieuses d’intérêt général (20).

78.      S’agissant, d’une part, des restrictions à la libre prestation de services à caractère discriminatoire, la Cour a affirmé à de nombreuses reprises que de telles mesures ne peuvent être justifiées que par des motifs expressément prévus aux articles 45 CE et 46 CE, à savoir la participation, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique ou des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique (21).

79.      En ce qui concerne, d’autre part, les restrictions résultant de mesures indistinctement applicables, la Cour a admis que, dans la mesure où sont indistinctement applicables aux opérateurs établis sur le territoire et à ceux établis dans un autre État membre, elles peuvent être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général, telles que la protection des consommateurs et de l’ordre social, à condition qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles visent et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (22).

80.      Dans le domaine des jeux de hasard, la Cour n’a pas encore repris, d’une façon rigide, la distinction décrite aux deux points précédents (23). Dans les affaires précitées Läärä e.a. et Zenatti, même si on se trouvait en présence de réglementations indistinctement applicables, qui pouvaient être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général, la Cour a également renvoyé aux motifs justificatifs au titre de l’article 46 CE sans avoir procédé à un examen distinct sur la base de cette disposition (24). Dans l’arrêt Gambelli e.a., précité, la Cour a constaté que les mesures en cause constituent une restriction à la libre prestation des services, mais elle a laissé au juge national la tâche d’établir s’il s’agissait d’une réglementation discriminatoire (25). Dans l’arrêt Lindman, précité, où on était en présence d’une réglementation discriminatoire, la Cour n’a pas procédé à l’examen des motifs justificatifs invoqués; elle s’est limitée à décider en se référant à l’absence de la présentation par l’État membre d’une analyse de l’opportunité et de la proportionnalité de la mesure restrictive (26).

81.      En effet, il est difficile d’établir des critères de distinction clairs entre les raisons justificatives susceptibles d’être invoquées pour les mesures discriminatoires et pour les mesures indistinctement applicables dans ce domaine où les particularités d’ordre moral, religieux ou culturel, ainsi que les conséquences moralement et financièrement préjudiciables pour l’individu et la société qui entourent les jeux et les paris sont de nature à justifier l’existence au profit des autorités nationales d’un pouvoir d’appréciation suffisant pour déterminer les exigences capables de faire éclater l’application des différents motifs de justification (27).

82.      En l’espèce, il convient de constater que l’argumentation développée par le gouvernement espagnol et par la Commission reflète la situation décrite dans le point précédent. En effet, afin de faire face à l’affirmation de la Commission relative à l’existence d’une discrimination fondée sur la nationalité, le gouvernement espagnol invoque des motifs justificatifs qui sont susceptibles, en principe, de justifier des mesures indistinctement applicables et non des mesures discriminatoires. Il fait valoir des motifs d’ordre social, des raisons de prévention du blanchiment de capitaux et de lutte contre la fraude fiscale ainsi que des objectifs de protection des consommateurs.

83.      Par conséquent, pour pouvoir apprécier ces arguments au fond, en restant dans la logique de la distinction que, comme il est indiqué aux points 78 et 79 précédents, la Cour a généralement faite entre les justifications de mesures discriminatoires et celles de mesures indistinctement applicables, je procéderai à l’examen de ces trois groupes de justifications – que le Royaume d’Espagne a tirées de raisons impérieuses d’intérêt général – en vérifiant l’idonéité des éléments sur lesquels elles sont fondées pour être prises en considération du point de vue des dérogations prévues à l’article 46 CE. En effet, si nous considérons qu’il s’agit de discriminations fondées sur la nationalité, nous devons prendre en considération les justifications invoquées par le gouvernement espagnol seulement dans la mesure où, dans leur contenu concret, elles seraient propres à être entendues comme répondant aux caractéristiques propres des motifs de justification susceptibles d’être invoqués en cas de discrimination.

a)      Sur les arguments susceptibles d’être ramenés à la protection de la santé publique

84.      Tout d’abord, il convient de noter qu’une partie des arguments présentés par le gouvernement espagnol dans le cadre des raisons liées à la protection de l’ordre social peut être ramenée au motif de la protection de la santé publique, prévu à l’article 46 CE. Selon le gouvernement espagnol, la réglementation en question devrait décourager le jeu en général en établissant le principe de l’imposition de ce type de revenus et l’exonération en question viserait à orienter la demande existante en matière de jeu vers certaines modalités de jeu qui se caractérisent par l’exigence de dépenses de petites quantités pouvant difficilement générer une addiction ou une ludopathie.

85.      S’agissant de l’argument concernant l’objectif de décourager la participation aux jeux de hasard, il y a peu de doutes que le caractère attractif d’un jeu de hasard est lié, en majeure partie, au montant possible du gain. En diminuant le montant net des sommes gagnées, l’imposition des gains provenant des jeux de hasard est susceptible de rendre moins attrayant la participation à ce type de jeu. Cependant, le recours de la Commission vise non pas l’imposition elle-même des gains provenant de jeux de hasard, mais le caractère prétendument discriminatoire de l’exonération des gains provenant des jeux organisés par les entités espagnoles énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu. Cette exonération des gains est apte à plutôt encourager les consommateurs à participer à ces loteries, jeux et paris en les rendant plus attrayants par rapport à des jeux de hasard organisés par des entités dont les gains sont soumis à l’impôt. Par conséquent, l’exonération en cause n’est pas propre à garantir la réalisation de l’objectif de décourager la participation aux jeux de hasard.

86.      En ce qui concerne l’argument relatif à l’objectif d’orienter l’envie de jouer vers certaines modalités de jeu pour prévenir la ludopathie, il convient de noter que le gouvernement espagnol, malgré la jurisprudence constante qui exige la présentation d’analyses aptes à prouver l’opportunité et la proportionnalité des mesures restrictives (28), n’a fourni aucune preuve de nature statistique ou autre permettant de conclure que, d’une part, ce sont uniquement les entités bénéficiaires de l’exonération qui organisent des jeux caractérisés par l’exigence de dépenses de petites quantités et, d’autre part, qu’elles n’organisent que telles sortes de jeu de hasard. Par ailleurs, il n’est pas contesté que la législation en question ne tient pas compte de la typologie de jeu pour accorder l’exonération, mais est fondée sur les caractéristiques et les objectifs poursuivis par les organisateurs de jeux; partant, il est difficile de comprendre de quelle manière cette règle est apte à orienter l’envie de jouer vers les jeux qui exigent des petites dépenses. Il me semble donc que l’exonération en cause n’est pas propre à garantir la réalisation d’un tel objectif.

87.      S’agissant de l’argument du gouvernement espagnol selon lequel les revenus perçus par les entités dont les jeux bénéficient de l’exonération en question contribueraient à financer des infrastructures et des projets d’utilité publique, il y a lieu de rappeler que les motifs économiques ne font partie ni des motifs de l’article 46 CE ni des raisons impérieuses d’intérêt général qui pourraient justifier la restriction de la libre prestation de services garantie par le traité (29).

88.      Ainsi que la Cour a déjà constaté dans les arrêts précités Zenatti et Gambelli e.a., bien qu’il ne soit pas indifférent que les loteries et autres jeux d’argent puissent participer, de manière significative, au financement d’activités sans but lucratif ou d’intérêt général, un tel motif ne peut, en lui-même, être regardé comme une justification objective de restrictions à la libre prestation de services (30). Par conséquent, la réglementation espagnole en cause ne saurait être justifiée par la garantie du financement de certains objectifs d’utilité publique.

89.      Enfin, il convient d’examiner les deux observations que le gouvernement espagnol a faites dans le cadre de son invocation d’une justification d’ordre social. D’une part, le gouvernement espagnol soulève la possibilité de transposer, dans l’évaluation des restrictions du cas d’espèce, le raisonnement suivi par la Cour dans l’application de cette justification dans les arrêts précités Schindler, Läärä e.a. et Zenatti, en raison de la similitude de la réglementation en cause avec celles dont la Cour a eu à connaître dans le cadre de ces affaires. D’autre part, le gouvernement espagnol fait valoir le caractère incident et moins restrictif de l’imposition en question par rapport à la limitation des activités de jeux de hasard faisant l’objet des trois affaires susmentionnées.

90.      À cet égard, il importe de rappeler que, dans les arrêts Schindler et Zenatti, précités, la Cour a relevé que les autorités nationales disposent d’un pouvoir d’appréciation suffisant qui leur permet de déterminer ce qui est exigé pour la protection des consommateurs et de l’ordre social; selon ces arrêts, il leur revient d’apprécier non seulement s’il est nécessaire de restreindre les activités des jeux de hasard, mais aussi de les interdire, sous réserve que ces restrictions ne soient pas discriminatoires (31).

91.      Ainsi qu’il ressort des arrêts Zenatti, Gambelli e.a., précités, et Placanica e.a., les restrictions doivent en tout état de cause répondre au souci de réduire véritablement les occasions de jeu (32). En outre, comme la Cour l’a spécifiquement affirmé dans l’arrêt Gambelli e.a., dans la mesure où les autorités d’un État membre incitent et encouragent les consommateurs à participer aux loteries, aux jeux de hasard ou aux jeux de paris, ces autorités ne sauraient invoquer l’ordre public social tenant à la nécessité de réduire les occasions de jeu pour justifier des mesures restrictives (33).

92.      En l’espèce, bien que l’imposition des gains provenant de jeux de hasard soit une mesure moins restrictive que la limitation du nombre des organisateurs de jeux ou la restriction des activités de jeux de hasard, l’exonération espagnole en cause ne saurait être justifiée par la nécessité de la protection de l’ordre social puisque cette mesure fiscale, comme je l’ai déjà mis en exergue au point 68 des présentes conclusions, a un caractère discriminatoire fondé sur la nationalité. En effet, l’exonération fiscale en question n’est pas, à la différence des dispositions nationales en cause dans les affaires précitées Schindler, Läärä e.a. et Zenatti, une réglementation indistinctement applicable et qui par conséquent pourrait être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général. Il s’agit au contraire d’une mesure discriminatoire qui ne peut être justifiée que par les motifs cités à l’article 46 CE. Par conséquent, le raisonnement adopté par la Cour dans lesdits arrêts n’est pas apte à être suivi en ce qui concerne la justification liée à la protection de l’ordre social.

93.      En tout état de cause, du point de vue des critères établis pour les justifications d’ordre social dans les arrêts précités Zenatti, Gambelli e.a. et Placanica e.a., il convient de relever que l’exonération fiscale en question ne répond pas au souci de réduire véritablement les occasions de jeux, mais qu’elle est apte, au contraire, à encourager la participation aux jeux de hasard dont les gains sont exemptés de l’impôt sur le revenu.

94.      Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que la législation espagnole en cause n’est pas propre à garantir la réalisation de l’objectif de la protection de la santé publique prévu à l’article 46 CE.

b)      Sur les arguments susceptibles d’être ramenés à la protection de l’ordre public

95.      En ce qui concerne l’objectif de la prévention du blanchiment de capitaux et de la fraude fiscale, qui peut être ramenée à la protection de l’ordre public prévu à l’article 46 CE, il m’est difficile de discerner, à partir des indications du gouvernement espagnol, en quoi l’exonération des gains provenant des jeux organisés par les entités espagnoles énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu serait adéquate ou nécessaire pour la réalisation de ces objectifs. La capacité de l’exonération à empêcher de telles manœuvres ne me semble pas évident et je suis d’avis que cette mesure à elle seule ne contribue en rien à la prévention du blanchiment de capitaux ou de la fraude fiscale.

96.      Parallèlement, je tiens à noter que le système de contrôle consistant dans la vérification des listes de gagnants en principe pourrait tout aussi bien fonctionner sans exonération de ces gains. En effet, rien n’empêche les autorités espagnoles de continuer d’obliger les mêmes organisateurs de jeux, bénéficiaires de cette exonération, à fournir les données relatives à l’identité des bénéficiaires et au montant des gains reçus sans maintenir l’exonération en cause.

97.      En ce qui concerne l’efficacité de ce système de contrôle, il importe de relever que ce contrôle ne concerne que des entités espagnoles énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu; c’est-à-dire à peine plus de 40 % (en termes de sommes jouées) du marché espagnol de jeux de hasard est couvert par ce contrôle. En outre, selon l’article 69.4 du règlement relatif à l’impôt sur le revenu des personnes physiques, cité au point 38 des présentes conclusions, cette obligation de déclaration est valable en ce qui concerne les gains provenant de jeux organisés par les entités bénéficiaires de l’exonération dans la mesure où le montant gagné dépasse le seuil fixé à 3 000 euros.

98.      Or, même en admettant l’utilité de ce contrôle pour la prévention du blanchiment de capitaux et de la fraude fiscale et les difficultés susceptibles de découler de son éventuelle extension aux organisateurs de jeux établis à l’étranger, il existe des doutes sérieux concernant son efficacité et son aptitude à réaliser cet objectif eu égard au fait que plus de la moitié du marché espagnol de jeux de hasard n’est pas soumise à cette obligation de déclaration relative à l’identité des gagnants et au montant des gains.

99.      Par ailleurs, je tiens à attirer l’attention sur le fait que les gains concernés par l’exonération de l’impôt sur le revenu ne sont pas soumis – en raison de cette exonération et contrairement aux gains provenant d’autres jeux de hasard – à la déclaration de revenus qui pèse d’une manière générale sur tous les contribuables espagnols. Or, je suis persuadé que la déclaration individuelle des revenus à l’administration fiscale espagnole – qui s’effectue annuellement, c’est-à-dire avec la même fréquence que la transmission des listes de gagnants – est apte à fournir des informations exactes sur l’identité des gagnants et sur le montant des gains de sorte que cette obligation de déclaration est également propre à prévenir d’une manière efficace le blanchiment de capitaux et la fraude fiscale. Dans ce cas-là, puisque cette obligation de déclaration couvre tous les gains et s’applique indépendamment du fait que les gains proviennent de jeux de hasard organisés par les entités espagnoles ou celles établies à l’étranger, la difficulté liée à la transmission d’informations relatives à l’identité du gagnant et au montant reçu dans le cadre de l’assistance mutuelle des autorités fiscales des États membres prévu par la directive 77/799 ainsi que la problématique de l’extraterritorialité soulevée par le gouvernement espagnol ne se posent même pas.

100. Il existe donc des mesures de contrôle fiscale autres que celle évoquée au point 96 des présentes conclusions qui sont propres à assurer la prévention du blanchiment de capitaux et de la fraude fiscale, même concernant les gains provenant de jeux de hasard organisés par les entités établies en dehors de l’Espagne, sans que l’exonération discriminatoire introduite par la législation espagnole en cause soit nécessaire pour la réalisation de ces objectifs.

101. À la lumière de ces considérations, j’estime qu’il n’existe pas de lien adéquat entre l’exonération en question et l’objectif de la protection de l’ordre public prévu à l’article 46 CE, de sorte que cet objectif n’est pas propre à justifier la restriction en cause.

c)      Sur le troisième groupe des arguments inspirés par une idée de protection des consommateurs

102. En ce qui concerne le troisième groupe de motifs, il convient de constater que les arguments développés par le gouvernement espagnol ne sont pas aptes à justifier l’exonération en cause pour deux raisons.

103. D’une part, les arguments exposés dans le cadre de justifications fondées sur la protection des consommateurs ne me semblent pas susceptibles d’être ramenés aux motifs prévus à l’article 46 CE. Le gouvernement espagnol n’a pas expliqué dans quelle mesure la nécessité d’un agrément administratif pour exercer l’activité, l’établissement d’un pourcentage minimum de sommes mises en jeu et réparties en prix, la publicité contrôlée ainsi que la surveillance administrative de l’activité réalisée, qui sont certainement propres à protéger les intérêts des consommateurs, relèvent de la protection de la sécurité publique, de l’ordre public, ou de la santé publique.

104. D’autre part, en tout état de cause, il n’y a pas, à mon avis, de lien direct entre l’exonération en cause et les mesures liées à la protection des consommateurs citées par le gouvernement espagnol. L’exigence d’une autorisation administrative, les restrictions relatives aux sommes mises en jeu et à la répartition des sommes de prix, les règles relatives à la publicité ainsi que le contrôle administratif de l’activité ont une portée générale de sorte que ces mesures concernent non seulement les entités énumérées à l’article 7, sous ñ), de la loi relative à l’impôt sur le revenu, mais aussi toutes les entités espagnoles ou étrangères exerçant leurs activités dans le domaine des loteries, des jeux et des paris sur le territoire espagnol. Cette absence de lien direct entre l’exonération en cause et les mesures administratives visant à protéger les intérêts des consommateurs fait en sorte que cette exonération n’est pas propre à réaliser cet objectif.

105. Par conséquent, j’estime que les arguments invoqués par le gouvernement espagnol dans le cadre de justifications fondées sur la protection des consommateurs doivent être écartés.

106. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il convient de constater que la législation espagnole en cause ne saurait être justifiée par aucune raison prévue à l’article 46 CE.

VI – Sur les dépens

107. Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. En vertu de l’article 69, paragraphe 3, de ce même règlement, la Cour peut répartir les dépens ou décider que chaque partie supporte ses propres dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs, ou pour des motifs exceptionnels.

108. Si, comme je le propose, le recours n’était accueilli que partiellement, c’est-à-dire dans la mesure où il vise la discrimination fondée sur la nationalité en ce qui concerne les organismes publics et les entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif, établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles concernées par l’exonération en cause, et non en ce qui concerne la prétendue discrimination à l’égard de tous les autres organisateurs de jeux de hasard établis en dehors de l’Espagne, il me paraîtrait équitable de procéder à une répartition des dépens entre les parties. Plus précisément, je suggère de mettre les deux tiers du total des dépens à la charge du Royaume d’Espagne et le tiers restant à la charge de la Commission.

VII – Conclusion

109. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de:

1)      accueillir partiellement le recours en constatant que, en maintenant en vigueur une législation fiscale qui accorde une exonération fiscale aux gains provenant de loteries, jeux et paris organisés au Royaume d’Espagne par certains organismes publics espagnols et entités espagnoles exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif, sans qu’une telle exonération soit accordée aux gains provenant de loteries, jeux et paris organisés par les organismes publics et les entités exerçant des activités à caractère social ou d’assistance à but non lucratif, établis dans un autre État membre et poursuivant les mêmes objectifs que les entités espagnoles concernées, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE et de l’article 36 de l’accord sur l’Espace économique européen, signé le 2 mai 1992;

2)      rejeter le recours pour le surplus;

3)      condamner le Royaume d’Espagne à supporter les deux tiers du total des dépens et la Commission des Communautés européennes à supporter le tiers restant.


1 – Langue originale: le français.


2 – JO 1994, L 1, p. 3.


3 – Publiée au Boletín Oficial del Estado du 29 novembre 2006.


4 – Publiée au Boletín Oficial del Estado du 27 décembre 2007, p. 53323.


5 – Il me semble important de faire observer que la version française du dispositif du recours, en soulevant le problème de la discrimination, fait référence aux gains provenant de certains types de loteries, jeux et paris qui sont organisés au Royaume d’Espagne et qui sont exonérés de l’impôt sur le revenu. Il convient de souligner que ni la version espagnole du recours ni celle de l’avis motivé n’utilisent l’expression «certains types». Au contraire, ils parlent uniquement de «certains loteries, jeux et paris organisés au Royaume d’Espagne». Par conséquent, il est nécessaire de préciser que la Commission ne reproche pas au Royaume d’Espagne une discrimination qui se limite à certains types de jeux. Il s’agit non pas en l’espèce, selon la Commission, d’une discrimination liée à la typologie des jeux, mais, bien au contraire, d’une restriction qui s’applique à toutes les loteries, jeux et paris indépendamment de leurs sortes.


6 – Arrêt du 13 novembre 2003 (C‑42/02, Rec. p. I‑13519).


7 – Voir, notamment, arrêt du 21 octobre 1999, Zenatti (C-67/98, Rec. p. I‑7289).


8 – Arrêt Lindman, précité (point 25).


9 – Voir arrêts du 24 mars 1994, Schindler (C‑275/92, Rec. p. I-1039), et du 21 septembre 1999, Läärä e.a. (C‑124/97, Rec. p. I-6067).


10 – Publiée au Boletín Oficial del Estado du 31 mars 2007.


11 – JO L 336, p. 15.


12 – Voir, notamment, arrêts du 11 août 1995, Wielockx (C‑80/94, Rec. p. I-2493, point 16), et du 2 octobre 2008, Heinrich Bauer Verlag (C‑360/06, non encore publié au Recueil, point 17).


13 – Voir arrêt Schindler, précité (point 19).


14 – Voir arrêt Lindman, précité (point 21).


15 – Voir arrêts du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda (C‑288/89, Rec. p. I‑4007, point 10); du 4 mai 1993, Distribuidores Cinematográficos (C‑17/92, Rec. p. I‑2239, point 13), et du 18 juillet 2007, Commission/Allemagne (C‑490/04, Rec. p. I‑6095, point 83).


16 – Voir, notamment, arrêts du 8 octobre 1980, Überschär (810/79, Rec. p. 2747, point 16); du 28 juin 1990, Hoche (C‑174/89, Rec. p. I-2681, point 25), et du 24 avril 2008, Belgique/Commission (C‑418/06 P, Rec. p. I-3047, point 93).


17 – Arrêt du 27 janvier 2009 (C‑318/07, non encore publié au Recueil, point 44).


18 – Ibidem (point 50).


19 – Italiques ajoutés par mes soins.


20 – Arrêts Läärä e.a., précité (point 30); Zenatti, précité (point 28), et du 6 novembre 2003, Gambelli e.a. (C‑243/01, Rec. p. I‑13031, point 60).


21 – Voir arrêts du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders e.a. (352/85, Rec. p. 2085, points 32 et 33); du 25 juillet 1991, Commission/Pays-Bas (C‑353/89, Rec. p. I‑4069, point 15), et du 16 janvier 2003, Commission/Italie (C‑388/01, Rec. p. I‑721, point 19).


22 – Voir arrêts précités Schindler (point 54); Läärä e.a. (point 31), et Zenatti (point 29).


23 – À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’avocat général Jacobs s’est prononcé dans ses conclusions dans l’affaire Danner, qui concernait la libre prestation des services, pour un abandon de la distinction entre les motifs justificatifs pour les mesures discriminatoires et pour les mesures indistinctement applicables, mais la Cour n’a pas suivi cette proposition. Voir point 40 des conclusions de l’avocat général Jacobs dans cette affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 3 octobre 2002 (C‑136/00, Rec. p. I‑8147).


24 – Voir arrêts précités Läärä e.a. (point 31), et Zenatti (point 29).


25 – Points 70 et 71.


26 – Point 26.


27 – Voir arrêts précités Schindler (points 60 et 61); Zenatti (point 15), et Gambelli e.a. (point 63).


28 – Arrêt Lindman, précité (point 25).


29 – Voir, notamment, arrêts du 14 novembre 1995, Svensson et Gustavsson (C‑484/93, Rec. p. I‑3955, point 15), et Commission/Italie, précité (points 19 et 22).


30 – Arrêts précités Zenatti (point 36), et Gambelli e.a. (point 62).


31 – Arrêts précités Schindler (point 61), et Zenatti (point 15).


32 – Arrêts précités Zenatti (point 36); Gambelli e.a. (point 62), et du 6 mars 2007, Placanica e.a. (C‑338/04, C‑359/04 et C‑360/04, Rec. p. I‑1891, point 53).


33 – Arrêt Gambelli e.a., précité (point 69).