CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 21 mars 2024 (1)
Affaire C‑399/22
Confédération paysanne
contre
Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire,
Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique
[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]
« Renvoi préjudiciel – Information du consommateur sur les denrées alimentaires – Mention obligatoire du “Pays d’origine” – Fruits et légumes récoltés au Sahara occidental – Compétence des États membres d’interdire unilatéralement l’importation de produits non revêtus d’un étiquetage conforme du “pays d’origine” »
I. Introduction
1. Le territoire du Sahara occidental ne fait pas partie du royaume du Maroc ; en conséquence, l’étiquetage indiquant que les produits qui y sont récoltés ont pour origine le Maroc enfreint la réglementation de l’Union européenne relative à l’étiquetage des produits alimentaires.
2. Telle est en somme la demande à laquelle conclut le requérant devant la juridiction nationale. Le requérant sollicite du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire et du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (ci-après les « ministères ») qu’ils interdisent l’importation de tomates cerises et de melons charentais (ci-après les « produits en cause ») récoltés sur le territoire du Sahara occidental qui sont revêtus d’un étiquetage indiquant comme origine le royaume du Maroc.
3. Le litige soulève deux questions.
4. La première est de savoir si les États membres sont habilités à agir unilatéralement dans le domaine de la politique commerciale commune pour interdire l’importation de certains produits en provenance de pays tiers. Si la question n’est pas nouvelle, elle est certainement d’actualité sur un plan plus vaste au vu des mesures récentes prises par des États membres contre des importations d’Ukrain e (2).
5. La deuxième question à résoudre est liée à l’étiquetage de produits alimentaires originaires du territoire du Sahara occidental. La question qui se pose à cet égard est de savoir si ces produits peuvent être présentés à la vente comme étant originaires du royaume du Maroc. Cette question s’inscrit dans le contexte des arrêts que la Cour a rendus dans les affaires Conseil/Front Polisario (3) et Sahara occidental/Campaigne UK (4) reconnaissant le statut distinct du territoire du Sahara occidental (5).
II. Les contextes en fait et en droit de la présente affaire et les questions préjudicielles
6. Le Sahara occidental est un territoire situé au nord-ouest de l’Afrique. Il a été colonisé par le royaume d’Espagne au 19e siècle. En 1963, dans le contexte de la décolonisation, ce territoire a été inscrit par les Nations-Unies sur la liste des territoires non autonomes (6). Il y figure toujours.
7. La décolonisation n’a pas (encore) abouti et le territoire du Sahara occidental est le dernier territoire non autonome d’Afrique. L’Espagne a renoncé à sa responsabilité de pouvoir d’administration coloniale en 1976. Depuis lors, un conflit, qui a également une dimension militaire, n’a cessé d’opposer sur ce territoire le royaume du Maroc, qui contrôle près de 80 % du territoire du Sahara occidental et revendique sa souveraineté sur son ensemble, au Front Populaire pour la libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro (ci-après le « Front Polisario »), qui contrôle le reste du territoire du Sahara occidental et prétend représenter le peuple sahraoui. Dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, la Cour internationale de justice a reconnu au peuple sahraoui le droit à l’autodétermination (7).
8. Le conflit au Sahara occidental n’est pas nouveau pour la Cour. Reconnaissant que le principe d’autodétermination lie l’Union européenne dans sa conduite des relations extérieures, la Cour a jugé dans les arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK que le territoire du Sahara occidental jouit d’un statut séparé et distinct par rapport à celui de tout État, en ce compris le royaume du Maroc (8).
9. C’est sur cette base que la Cour a interprété l’accord d’association et l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche (9) dont le champ d’application géographique était limité au « territoire du royaume du Maroc » et aux « eaux relevant de la souveraineté ou de la juridiction du royaume du Maroc » en ce sens qu’il n’incluait pas le territoire du Sahara occidental ni les eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental (10).
10. Le Conseil de l’Union européenne a mandaté la Commission pour agir dans le cadre tracé par la Cour dans ses arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK (11) Les négociations qui s’en sont suivies avec le royaume du Maroc ont abouti, d’une part, à un accord étendant les tarifs préférentiels aux produits originaires du territoire du Sahara occidental (12), et, d’autre part, à l’accord et au protocole de mise en œuvre relatifs à la pêche durable dans les eaux adjacentes au Sahara occidental (13).
11. Le Front Polisario a contesté la décision portant approbation de ces accords. Les pourvois dirigés contre les arrêts du Tribunal de l’Union européenne annulant lesdites décisions (14) sont pendants devant la Cour. Parallèlement aux présentes conclusions, je présenterai également aujourd’hui mes conclusions dans ces deux pourvois (15). Cependant, et quel que soit l’accueil que la Cour réservera à mes conclusions dans ces affaires, leur issue n’aura pas d’incidence sur la solution de la présente affaire.
12. En l’espèce, la requérante dans la procédure au principal devant le juge national est la Confédération paysanne, un syndicat agricole français. Elle avait sollicité des ministères un arrêté d’interdiction des importations des produits en cause récoltés sur le territoire du Sahara occidental. Ces produits sont importés et commercialisés en France avec un étiquetage indiquant qu’ils proviennent du royaume du Maroc (16). La requérante soutient que cet étiquetage ne répond pas à la réglementation de l’Union relative à l’étiquetage des denrées alimentaires qui impose d’indiquer le véritable pays d’origine du produit. La requérante soutient que, lorsque les produits en cause sont importés en France, ils indiquent comme pays d’origine le royaume du Maroc, erronément, aux yeux de la requérante, et non pas le territoire du Sahara occidental. Leur importation devrait de ce fait être interdite.
13. Assimilant le silence des ministères à un rejet implicite de cette demande, la requérante a saisi le Conseil d’État (France).
14. Le juge de renvoi estime que les règles applicables requièrent d’indiquer le pays ou le territoire d’origine du produit. Cette condition qui constitue un élément d’une norme de commercialisation des produits alimentaires, doit en principe être respectée dès l’importation. Toutefois, le juge de renvoi relève également qu’aucun des règlements applicables ne confère expressément compétence aux États membres pour adopter des mesures d’interdiction des importations des produits non revêtus de l’étiquetage requis pour indiquer leur origine. De surcroît, compte tenu des arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK, le juge de renvoi considère que la question se pose de savoir si les règles de l’Union européenne en matière d’étiquetage des produits alimentaires doivent être interprétées en ce sens que les produits originaires du territoire du Sahara occidental ne peuvent pas indiquer le royaume du Maroc en tant que pays d’origine mais doivent au contraire mentionner le territoire du Sahara occidental.
15. C’est dans ces conditions que le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les dispositions du règlement [(UE) no 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2011, concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, modifiant les règlements (CE) nº 1924/2006 et (CE) nº 1925/2006 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 87/250/CEE de la Commission, la directive 90/496/CEE du Conseil, la directive 1999/10/CE de la Commission, la directive 2000/13/CE du Parlement européen et du Conseil, les directives 2002/67/CE et 2008/5/CE de la Commission et le règlement (CE) nº 608/2004 de la Commission (JO 2011, L 304, p. 18)], du règlement [(UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) nº 922/72, (CEE) nº 234/79, (CE) nº 1037/2001 et (CE) nº 1234/2007 du Conseil (JO 2013, L 347, p. 671)], du règlement [d’exécution (UE) no 543/2011 de la Commission, du 7 juin 2011, portant modalités d’application du règlement (CE) nº 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne les secteurs des fruits et légumes et des fruits et légumes transformés (JO 2011, L 157, p. 1)] et du règlement [(UE) no 952/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 9 octobre 2013, établissant le code des douanes de l’Union (JO 2013, L 269, p. 1)] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles autorisent un État membre à adopter une mesure nationale d’interdiction des importations, en provenance d’un pays déterminé, de fruits et légumes qui méconnaissent l’article 26 du règlement no 1169/2011 et l’article 76 du règlement no 1308/2013 faute de mentionner le pays ou territoire dont ils sont réellement originaires, notamment lorsque cette méconnaissance présente un caractère massif et qu’elle peut difficilement être contrôlée une fois les produits entrés sur le territoire de l’Union ?
2 ) En cas de réponse positive à la première question, l’accord sous forme d’échange de lettres, approuvé par la décision du Conseil du 28 janvier 2019, modifiant les protocoles no 1 et nº 4 de l’accord d’association euro‑méditerranéen du 26 février 1996 établissant une association entre l’Union européenne et ses États membres et le Maroc, doit-il être interprété en ce sens que, pour l’application des articles 9 et 26 du règlement (UE) no 1669/2011 et de l’article 76 du règlement (UE) no 1308/2013, d’une part, les fruits et légumes récoltés sur le territoire du Sahara occidental ont comme pays d’origine le Maroc et, d’autre part, les autorités marocaines sont compétentes pour délivrer les certificats de conformité prévus par le règlement no 543/2011 aux fruits et légumes récoltés sur ce territoire ?
3 ) En cas de réponse positive à la deuxième question, la décision du Conseil du 28 janvier 2019 approuvant cet accord sous forme d’échange de lettres est‑elle conforme à l’article 3, paragraphe 5, du traité sur l’Union européenne, à l’article 21 du même traité et au principe coutumier d’autodétermination rappelé notamment à l’article 1er de la Charte des Nations unies ?
4 ) Les articles 9 et 26 du règlement (UE) no 1669/2011 et l’article 76 du règlement (UE) no 1308/2013 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’au stade de l’importation comme de la vente au consommateur, l’emballage des fruits et légumes récoltés sur le territoire du Sahara occidental ne peut mentionner le Maroc au titre du pays d’origine, mais doit faire mention du territoire du Sahara occidental ? »
16. Des observations écrites ont été déposées devant la Cour par la Confédération paysanne, le gouvernement français, le Conseil et la Commission. Ces mêmes parties ont également présenté des observations orales à l’audience de plaidoiries qui s’est tenue le 24 octobre 2023.
III. Analyse
17. Ainsi que je l’ai indiqué plus haut, le présent renvoi préjudiciel est traité concurremment à deux pourvois dans lesquels je présente également mes conclusions aujourd’hui (17). Un des deux pourvois concerne la validité du traitement préférentiel accordé notamment aux produits en cause importés du territoire du Sahara occidental dans l’Union européenne (18).
18. Quelle que soit l’issue de ces pourvois, les première et quatrième questions sur lesquelles la Cour a souhaité que je concentre mon analyse restent pertinentes (19).
19. Je vais examiner ces deux questions successivement. En ce qui concerne la première question, j’examinerai si les État membres sont habilités par le droit de l’Union à interdire unilatéralement les importations dans l’Union de certains produits qui ne sont prétendument pas revêtus d’un étiquetage indiquant de manière conforme le pays d’origine (20). En ce qui concerne la quatrième question, telle que posée, j’examinerai si les produits en cause devraient indiquer le Sahara occidental comme étant leur « pays » d’origine et s’ils peuvent également indiquer le royaume du Maroc comme étant leur pays d’origine.
A. Sur l a première question
1. Reformulation de la question
20. Avant de me risquer à un examen au fond de la première question, j’estime nécessaire de la reformuler. Je l’estime nécessaire parce que le juge de renvoi explique la nécessité de répondre à la première question en visant le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires (21), le règlement sur les produits agricoles (22), le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes (23) et le code des douanes de l’Union (24)en tant que fondements juridiques éventuels de l’interdiction unilatérale des importations sollicitée par la requérante.
21. L’interdiction d’importation de certains produits est une mesure politique régissant le commerce de marchandises (25), qui relève de la politique commerciale commune conformément à l’article 207, paragraphe 1, TFUE. En effet, dans sa décision de renvoi, le juge de renvoi expose que la mesure sollicitée par la requérante ne consiste pas à interdire la vente ou la commercialisation des produits en cause en France. Au contraire, la requérante a sollicité les autorités françaises d’imposer unilatéralement une interdiction d’importation de ces produits originaires du Sahara occidental en raison de la violation alléguée des conditions requises par l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires.
22. La politique commercial e commune étant du ressort exclusif de l’Union (26), la France n’est pas compétente pour imposer une interdiction sauf à y être habilitée ou sollicitée par l’Union.
23. À l’exception du code des douanes de l’Union, tous les autres règlements visés par le juge de renvoi ont trait à l’étiquetage des denrées alimentaires sur le marché de l’Union. De surcroît, ces règlements n’ont pas été adoptés sur le fondement des dispositions des traités régissant les échanges avec des pays tiers et la politique commerciale commune (articles 206 et 207 TFUE), à l’exception, une nouvelle fois, du code des douanes de l’Union. Ils ont au contraire été adoptés sur le fondement des dispositions régissant la politique agricole (article 43 TFUE) et le marché intérieur (article 114 TFUE).
24. Ne régissant pas les échanges avec des pays tiers, le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, le règlement sur les produits agricoles et le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes ne peuvent pas habiliter la France à adopter la mesure sollicitée. En tout état de cause, aucun de ces règlements n’autorise les États membres à interdire unilatéralement les importations de produits non‑conformes (27).
25. Afin de donner une réponse utile au juge de renvoi, je suggère dès lors de reformuler la première question en demandant plutôt si le droit de l’Union, et en particulier le code des douanes de l’Union, autorise un État membre à adopter une mesure nationale d’interdiction des importations de fruits et légumes non revêtus d’un étiquetage indiquant le véritable pays d’origine.
2. Évaluation
26. Ainsi que je l’ai exposé au point 21 des présentes conclusions, le commerce de marchandises relève de la politique commerciale commune. Cette politique doit être régie par des principes uniformes (28)
27. Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE, l’Union dispose d’une compétence exclusive dans le domaine de la politique commerciale commune. Cela signifie que seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans les échanges de marchandises avec des pays tiers (29).
28. Cette compétence de l’Union a pour corollaire d’interdire aux États membres d’agir dans le domaine des échanges internationaux sauf à y être spécialement habilités par l’Union ou lorsqu’ils transposent des actes de l’Union.
29. La question posée à la Cour est de savoir si le droit primaire ou secondaire de l’Union comporte une habilitation autonome des États membres à mettre en place le type de mesure unilatérale sollicitée par la requérante.
30. Au niveau du droit primaire de l’Union, la réponse est non. Les traités ne comporte pas de disposition habilitant les États membres à mettre en place des mesures unilatérales restreignant ou suspendant les échanges avec un pays ou un territoire tiers (30).
31. Je considère que la logique qui sous-tend cette approche réside premièrement, et principalement, dans le risque de dénaturer l’essence même des pouvoirs que le traité confère à l’Union et à ses institutions (31).
32. Deuxièmement, ce type de mesures compromettrait l’uniformité de la politique commerciale externe de l’Union, en sapant l’un des principes fondamentaux sur lesquels est fondée la politique commerciale commune (32).
33. Enfin, au-delà de sa dimension externe en tant que partenaire commercial fiable, l’Union risque d’engager sa responsabilité devant l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (33).
34. Au niveau du droit secondaire de l’Union, la réponse est plus nuancée.
35. À une occasion au moins, on retrouve des circonstances dans lesquelles l’Union permet aux États membres de conserver, à certaines conditions, des mesures nationales spécifiques qui, à proprement parler, interfèrent sur la compétence relevant de la politique commerciale commune (34). Mais tel est rarement le cas.
36. Ce qui est plus courant, ce sont les instruments spécifiques permettant à l’Union d’adopter certaines mesures de sauvegarde dans les échanges avec des pays ou territoires tiers (35). Dans ces cas, l’Union peut mettre en place certaines mesures pour réguler la mise en libre pratique dans le territoire douanier de l’Union et, si nécessaire (36) dans une partie seulement de celui-ci, de produits ne provenant pas de l’Union européenne (37).
37. Ainsi que le gouvernement français le soutient, il est vrai que tant le règlement de base applicable aux importations que le code des douanes de l’Union comportent des dispositions habilitant les États membres à instaurer des mesures commerciales unilatérales dans des cas exceptionnels. C’est ainsi que l’article 24, paragraphe 2, sous a), du règlement de base applicable aux importations dispose que « le présent règlement ne fait pas obstacle à l’adoption ou à l’application par les États membres [...] d’interdictions, de restrictions quantitatives ou de mesures de surveillance justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, [ou] de sécurité publique ». De même, aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du code des douanes de l’Union, « [l]es marchandises qui sont introduites sur le territoire douanier de l’Union [...] peuvent faire l’objet de contrôles douaniers [et,] [l]e cas échéant, elles peuvent faire l’objet de mesures de prohibition ou de restriction justifiées, entre autres, par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique ».
38. Cependant, à l’évidence, ces dispositions ne constituent pas une autorisation permanente, au niveau du droit secondaire de l’Union, d’instaurer des mesures unilatérales de suspension d’importations pour de prétendus manquements à des obligations d’étiquetage de denrées alimentaires imposées par le droit de l’Union.
39. Premièrement, les mesures du type envisagé à l’article 24, paragraphe 2, sous a), du règlement de base sur les importations doivent être appliquées erga omnes en ce qu’elles sont dirigées contre des membres de l’OMC et concernent toutes les importations du produit en question, quelle que soit leur origine (38). Le type de mesure sollicitée par la France contre des produits originaires du seul royaume du Maroc, membre de l’OMC, ne peut de ce fait pas relever de cette disposition.
40. De surcroît, les mesures envisagées à l’article 24, paragraphe 2, sous a), du règlement de base applicable aux importations doivent être imposées pour des « raisons de moralité publique, d’ordre public, [ou] de sécurité publique » notamment. Il s’ensuit que cette disposition permet d’interférer sur la liberté des échanges (39) pour des raisons spécifiques d’intérêt général analogues à celles visées à l’article 36 TFUE (40).
41. Je n’exclus pas la possibilité que la notion de « moralité publique » en particulier, qui renvoie à des croyances du bien et du mal par une communauté particulière, puisse s’étendre à un étiquetage de produits alimentaires faux ou trompeur.
42. Cependant, compte tenu de la stricte interprétation que doivent recevoir ces types de dérogation envisagées à l’article 24, paragraphe 2, sous a), du règlement de base applicable aux importations (41), je ne suis pas convaincu qu’un manquement à des normes de commercialisation puisse justifier de restreindre les importations d’un type particulier de produit dans un seul État membre.
43. En effet, ainsi que le gouvernement français l’a expliqué, il est évident que l’on ne peut pas considérer que la libéralisation des importations de produits de pays tiers à travers le règlement de base applicable aux importations et le code des douanes de l’Union ait également pour objet ou pour effet de libéraliser la commercialisation des produits après leur importation.
44. C’est tout simplement logique dès lors que dans le parcours d’un produit importé aux fins de vente sur le marché de l’Union, le stade de l’importation précède celui de la commercialisation.
45. Il est vrai que ces deux stades peuvent se compléter mutuellement (42).
46. Cependant, une fois dédouané, un produit ne répond pas nécessairement aux règles d’étiquetage pour le consommateur, et vice-versa. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt Expo Casa Manta, « [d]e même qu’un produit légalement fabriqué dans la Communauté ne peut être mis sur le marché en raison de cette seule circonstance, l’importation légale d’un produit n’implique pas que celui-ci est automatiquement admis sur le marché » (43).
47. Mais même à admettre (erronément) qu’une fois dédouané un produit répond aux règles d’étiquetage pour le consommateur, la mesure ambitionnée par la requérante serait en tout état de cause inefficace dès lors que les produits en cause pourraient toujours être vendus au consommateur français en étant importés en passant par d’autres États membres.
48. Dans ce contexte, je ne considère pas qu’un État membre soit fondé à invoquer un motif tiré de la moralité publique pour restreindre unilatéralement les importations de certains produits de pays tiers (et rompre de ce fait la circulation de ce produit à l’intérieur de l’Union) au prétexte de remédier à un prétendu manquement à des normes de commercialisation harmonisées dans l’Union.
49. Deuxièmement, la surveillance douanière visée à l’article 134, paragraphe 1, du code des douanes de l’Union ne fait pas office d’habilitation autonome permettant aux États membres d’instaurer, notamment, des interdictions d’importation pour certains produits.
50. Au contraire, la notion de surveillance douanière vise un certain type de statut douanier de produits importés dans l’Union européenne. C’est sur la base de ce statut que les autorités douanières nationales réalisent ensuite des contrôles douaniers. (44) Ces contrôles incluent la vérification du régime imposé aux marchandises en cause (par exemple leur traitement tarifaire préférentiel) et de la conformité aux obligations imposées à l’importateur concerné (par exemple, le paiement de droits de douane et d’importation).
51. De surcroît, le type de mesure contrôlée au titre de la surveillance douanière doit être lui-même établi par le droit de l’Union ou par la législation de transposition de l’État membre. Ce sont les types de prohibitions et de restrictions auxquels se réfère la deuxième phrase de l’article 134, paragraphe 1, du code des douanes de l’Union (45).
52. En l’espèce cependant, la requérante ne désigne aucune disposition du droit de l’Union ou de la législation de transposition d’un État membre qui habiliterait la France à adopter les mesures sollicitées des ministères (46).
53. Il s’ensuit dès lors que, en eux-mêmes, ni le code des douanes de l’Union ni le règlement de base applicable aux importations ne peuvent être invoqués pour permette au gouvernement français de mettre en place une interdiction unilatérale d’importation de certains produits originaires du territoire du Sahara occidental pour ne pas présenter un étiquetage indiquant correctement le pays d’origine.
54. En conséquence, je propose à la Cour de donner une réponse négative à la première question posée par le juge de renvoi.
B. Sur la quatrième question
55. Par sa quatrième question, le juge de renvoi demande en substance si les dispositions pertinentes de la réglementation de l’Union en matière d’étiquetage doivent être interprétées en ce sens qu’au stade de l’importation comme de la vente au consommateur, l’emballage des fruits et légumes récoltés sur le territoire du Sahara occidental ne peut pas mentionner le Maroc au titre du pays d’origine, mais doit faire mention du territoire du Sahara occidental.
1. Sur la recevabilité
56. Dans leurs observations écrites, le gouvernement français et la Commission contestent tous deux la recevabilité de cette question. Tous deux soutiennent que le litige devant le juge de renvoi se limite à vérifier la légalité de la décision implicite des ministères de ne pas interdire unilatéralement les importations du produit en cause en provenance du Sahara occidental. La solution de ce litige ne requiert dès lors pas de répondre à la question de savoir si des produits importés du Sahara occidental doivent indiquer ce territoire comme origine.
57. À mon sens, on n’aperçoit pas dans la décision du juge de renvoi que l’interprétation des règles d’étiquetage de l’Union applicables aux produits en cause n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal.
58. L’article 267 TFUE établit la procédure de coopération directe entre la Cour et les juridictions des États membres (47). Dans cette procédure, fondée sur une nette distinction des fonctions, c’est le juge national qui détermine les éléments du droit de l’Union que requiert la solution du litige dont il est saisi dès lors que c’est également lui seul qui endosse la responsabilité de la décision à intervenir (48). Les questions posées par un juge national bénéficiant dès lors d’une présomption de pertinence, la Cour est en principe tenue de statuer (49).
59. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation du droit de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (50).
60. En l’espèce, même si la première question ne vise que l’interdiction des importations, il n’est pas évident que la mesure sollicitée devant le juge de renvoi ne fût pas censée couvrir à la fois le stade de l’importation et l’offre des produits en question au consommateur sur le marché français. La quatrième question de la décision du juge de renvoi est également posée de telle manière qu’elle vise les deux stades.
61. Bien que je soutienne que ces deux stades ne puissent pas se confondre (voir également, point 44 des présentes conclusions), il est évident que la demande de la requérante, qu’elle soit ou non fondée, est également liée au respect par les produits en cause de l’étiquetage requis pour les denrées alimentaires par le droit de l’Union. Cet élément apparaît dès lors utile au juge de renvoi pour statuer sur la légalité de la décision implicite en cause. De surcroît, le juge de renvoi considère qu’il est habilité, en droit interne, à prescrire d’office la mesure sollicitée par la requérante sans qualifier plus avant les situations dans lesquelles cette mesure peut être ordonnée. C’est la raison pour laquelle il apparaît également que le juge de renvoi estime nécessaire d’apprécier le bien-fondé de la requête de la requérante jusqu’au point soulevé dans la quatrième question.
62. La quatrième question est dès lors recevable.
2. Sur le fond
63. La quatrième question est énoncée de manière à demander si l’étiquetage conforme des produits en cause imposé par le droit de l’Union comporte à la fois des obligations négatives et positives lorsqu’ils proviennent du territoire du Sahara occidental. Le juge de renvoi demande si l’étiquetage des denrées alimentaires imposé par le droit de l’Union interdit de mentionner ou d’indiquer le royaume du Maroc comme pays d’origine et requiert au contraire d’indiquer le territoire du Sahara occidental comme pays d’origine.
64. Je propose d’interpréter les règles d’étiquetage des denrées alimentaires de l’Union en ce sens qu’elles requièrent bel et bien que les produits originaires du territoire du Sahara occidental indiquent ce territoire en tant que leur territoire d’origine (l’obligation positive) à l’exclusion d’autres références territoriales (l’obligation négative). Il s’ensuit que ces produits ne peuvent comporter aucune référence au royaume du Maroc.
65. L’analyse qui me conduira à cette conclusion est structurée comme suit : Premièrement, je vais établir que les règles générales et/ou spécifiques de l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires, applicables aux produits en cause, requièrent d’abord d’indiquer le pays d’origine (a). Deuxièmement, je vais démontrer que le territoire du Sahara occidental peut être considéré comme un pays d’origine au sens de ces règles (b). Troisièmement, je vais expliquer en quoi l’omission du Sahara occidental comme pays d’origine des produits en cause risque d’induire les consommateurs de l’Union en erreur dans leurs choix (c) Quatrièmement, pour terminer, je vais considérerai si les règles de l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires interdisent d’ajouter une référence au royaume du Maroc (d).
a) La réglementation de l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires
1) Règles générales applicables aux denrées alimentaires
66. Le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires tend à permettre aux consommateurs à travers des informations « correctes, neutres et objectives » de « se décider en pleine connaissance de cause » dans les choix des denrées alimentaires qu’ils consomment (51) et de prévenir toute pratique pouvant induire le consommateur en erreur (52). À cette fin, ce règlement impose « un étiquetage clair, intelligible et lisible des denrées alimentaires ». (53)
67. Un élément de l’information qui doit (généralement) être donnée au consommateur est le « pays d’origine » ou le « lieu de provenance » (54). Cela fait référence au lieu d’où provient la denrée alimentaire en question (55)
68. Cette exigence est une expression du principe interdisant les informations trompeuses sur les denrées alimentaires (56).
69. Le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires est donc spécifiquement centré sur la protection du consommateur contre l’absence ou l’insuffisance d’information qui risque de l’induire en erreur sur la véritable origine du produit (57).
70. Je reviendrai plus bas sur l’importance du risque d’induire le consommateur en erreur (points 102 et suivants des présentes conclusions) ; cependant, il convient tout d’abord de déterminer les exigences découlant spécifiquement de la réglementation en matière d’étiquetage des fruits et légumes pour les produits en cause.
2) Exigences spécifiques pour les fruits et légumes
71. Adoptés en complément du règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires (58), le règlement sur les produits agricoles et le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes fixent des normes de commercialisation de fruits et légumes (59).
72. Tout produit destiné à être vendu aux consommateurs sur le marché de l’Union doit être conforme aux règles de commercialisation du règlement sur les produits agricoles (60). Le législateur de l’Union considère que le respect de ces normes est « dans l’intérêt des producteurs, des commerçants et des consommateurs » (61).
73. Une des normes de commercialisation établie par le règlement sur les produits agricoles veut que le lieu de production et/ou le pays d’origine soit indiqué (62)
74. Cette indication est requise pour les fruits et légumes frais destinés à la vente au consommateur (63).
75. L’indication de l’origine des fruits et légumes est requise à tous les stades de commercialisation, y compris à celui de l’importation des fruits et légumes (64). Un marchand de fruits et légumes « ne peut exposer ces produits, les mettre en vente, les livrer ou les commercialiser à l’intérieur de l’Union d’une manière qui ne soit pas conforme à ces normes » (65).
76. Le règlement sur les produits agricoles a ensuite été mis en œuvre par le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes (66) qui énonce les normes de commercialisation générales et spécifiques applicables aux fruits et légumes en détail (67)
77. Les tomates (cerises) sont soumises à des normes de commercialisation spécifiques (68). Celles-ci comportent une indication obligatoire du pays d’origine (69). Cette indication peut être complétée éventuellement par la « zone de production ou appellation nationale, régionale ou locale » (70).
78. Les melons (charentais) sont soumis aux normes générales de commercialisation du règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes (71). Celles-ci requièrent également d’indiquer le pays d’origine (72). Cependant, contrairement aux tomates (cerises), ce règlement ne prévoit pas l’ajout d’une indication plus précise de l’origine.
79. Ces exigences font l’objet de contrôles de conformité à tous les stades de commercialisation (73).
80. Ainsi que la Commission l’a expliqué à l’audience, les produits jugés non‑conformes ne pourront être déplacés sans autorisation de l’organisme de contrôle compétent. Ces produits doivent alors être conformé au règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes. S’il n’est pas possible de les conformer, les autorités concernées peuvent exiger que les produits soient destinés à l’alimentation animale, à la transformation industrielle ou à tout autre utilisation non alimentaire, ou même à la destruction (74).
81. Il s’ensuit que les normes générales et spécifiques de commercialisation applicables aux produits en cause requièrent une indication de leur pays d’origine.
b) Le Sahara occidental en tant que pays d’origine des fruits et légumes cultivés dans ce territoire
82. Les précisions données ci-dessus sur les règles générales et spécifiques applicables à la réglementation de l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires requièrent que les produits en cause indiquent leur pays d’origine.
83. Aux fins de la présente affaire, cela pose bien sûr la question de savoir si le territoire autonome du Sahara occidental constitue un pays d’origine aux fins de ces règles.
84. À cet égard, je relève que, à l’instar du règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires et du règlement sur les produits agricoles, le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes ne définit pas le pays d’origine (75).
85. Cela étant, le code des douanes de l’Union, qui comporte des règles spécifiques relatives à la détermination de l’origine non‑préférentielle de marchandises, étend expressément ses règles sur ce point à d’autres mesures de l’Union se rapportant à l’origine des marchandises (76).
86. Ainsi que la Cour l’a précisé à l’égard du règlement sur les produits agricoles, cela inclut la norme de commercialisation visant le pays d’origine (77).
87. Je considère qu’il en va de même du règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires et du règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes. Après tout, c’est ce que commande une interprétation uniforme, effective et cohérente de l’étiquetage requis mentionnant le pays d’origine (78).
88. Il s’ensuit que dans les différents règlements de l’Union en matière de denrées alimentaire, le pays d’origine à indiquer dans l’étiquetage doit être interprété en se reportant aux règles et déterminations pertinentes du code des douanes de l’Union.
89. Aux termes de l’article 60 du code des douanes de l’Union, les marchandises entièrement obtenues dans un même « pays » ou « territoire » sont considérées comme originaires de ce pays ou territoire.
90. Les produits végétaux récoltés dans un « pays » ou « territoire » sont réputés y avoir été entièrement obtenus (79). Ils sont dès lors censés être originaires de ce territoire (80).
91. Dans l’arrêt Organisation juive européenne et Vignoble Psagot, la Cour a interprété la notion de « territoire » en ce sens qu’elle couvre toute entité ne relevant pas de la catégorie de « pays » ou d’« État » (81) tels « des espaces géographiques qui, tout en se trouvant placés sous la juridiction ou sous la responsabilité internationale d’un État, disposent néanmoins, au regard du droit international, d’un statut propre et distinct de celui de cet État » (82).
92. Dans ses arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK, la Cour a reconnu que le territoire du Sahara occidental constitue un territoire propre aux fins du droit international public et distinct du territoire du royaume du Maroc (83).
93. Le territoire du Sahara occidental doit dès lors être traité en tant que territoire douanier distinct aux fins de l’ article 60 du code des douanes de l’Union.
94. Ainsi que la Commission l’a expliqué à l’audience, ce statut a déjà été reconnu dans les règles de l’Union sur les statistiques du commerce extérieur qui attribuent au territoire du Sahara occidental son propre code (« EH ») dans la nomenclature des pays d’origine (84). C’est ce code que le tarif douanier de l’Union (TARIC) (85)adopte et que les importateurs de produits originaires du territoire du Sahara occidental doivent inscrire dans leur déclaration en douane et à l’appui duquel ils doivent produire une déclaration d’origine.
95. Il s’ensuit que la notion de « pays d’origine », telle qu’elle figure dans la réglementation de l’Union en matière d’étiquetage des denrées alimentaires, englobe également le territoire du Sahara occidental.
96. Les produits en cause, entièrement obtenus dans le territoire du Sahara occidental, doivent de ce fait être étiquetés en conséquence.
97. Cette conclusion n’est pas remise en cause par le fait que, en réalité, un pays tiers, à savoir le royaume du Maroc, est considéré par l’Union européenne avoir endossé (de facto) la responsabilité de l’administration du territoire du Sahara occidental (ou à tout le moins des parties qui sont s ous son contrôle). Aux fins des importations dans l’Union européenne, c’est dès lors aux autorités marocaines qu’il appartient de vérifier et de certifier l’origine des produits prétendument originaires du territoire du Sahara occidental.
98. Ainsi que l’expliquent à la fois le Conseil et la Commission, ce dispositif a été mis en place parce que le territoire non‑autonome du Sahara occidental n’a pas d’autorités douanières propres (reconnues) susceptibles de contrôler le statut de l’origine des produits issus de ou cultivés dans ce territoire (86).
99. Ainsi que je l’explique dans les conclusions que je présente aujourd’hui dans l’affaire Commission et Conseil /Front Polisario, passer un accord avec un territoire non‑autonome respecte à la fois le statut actuel de droit international et la réalité du terrain sans toutefois ouvrir la question (politique) de la reconnaissance d’État (87). Cela ne change, cependant, rien à la conclusion selon laquelle le Sahara occidental constitue un territoire distinct à des fins douanières.
100. On doit dès lors conclure que, sous l’empire de la réglementation de l’Union en matière de denrées alimentaires, l’étiquetage des produits en cause récoltés dans le territoire du Sahara occidental doit indiquer qu’ils sont originaires de ce territoire.
c) L’absence de référence au territoire du Sahara occidental induirait le consommateur en erreur
101. Ayant établi que la réglementation de l’Union en matière de fruits et légumes commande d’indiquer le pays d’origine des produits en cause et ayant confirmé que la notion de « pays d’origine » inclut également le territoire non‑autonome du Sahara occidental, on peut conclure que ces produits doivent mentionner le Sahara occidental comme pays d’origine. La question supplémentaire à résoudre est dès lors de savoir si l’absence de référence à ce territoire est susceptible d’induire le consommateur de l’Union en erreur.
102. Ainsi que je l’ai relevé au point 69 des présentes conclusions, l’objectif des mentions figurant sur l’étiquetage des denrées alimentaires dans l’Union relatives au pays d’origine est de protéger le consommateur pour qu’il ne soit pas (ou ne risque pas d’être) « induit en erreur » sur la véritable origine du produit (88).
103. N’étant pas le principal facteur agissant sur le comportement du consommateur (89), l’indication du pays d’origine d’un produit n’a pas d’incidence sur les décisions d’achat (90).
104. Aucun consommateur ne ressemble à un autre. Certains peuvent être extrêmement attentifs à l’origine de leurs produits. D’autres ne regardent même pas la provenance de leur achat.
105. Ainsi que la Cour l’a déjà indiqué, le risque d’induire le consommateur en erreur s’apprécie au regard d’un consommateur moyen, c’est-à-dire « normalement informé, et raisonnablement attentif et éclairé quant à l’origine, la provenance, la qualité liée à la denrée alimentaire » (91) .
106. L’article 3, paragraphe 1, du règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires dispose que l’information sur les denrées alimentaires donnée au consommateur, y compris l’information sur l’origine d’un produit doit lui permettre de « décider en toute connaissance de cause » dans le respect notamment « de considérations éthiques » (92).
107. On pourrait penser qu’un consommateur normalement informé et éclairé puisse considérer qu’il importe de savoir qu’un produit provient du Sahara occidental. Cependant, la question de savoir comment l’information sur l’origine d’un produit provenant du Sahara occidental est susceptible d’avoir une incidence sur la décision d’achat d’un consommateur est propre à ce seul consommateur (93).
108. Cette décision n’est pas nécessairement liée à la neutralité de la position de l’Union dans la résolution du statut futur du territoire du Sahara occidental.
109. Dans le même temps, sans être informé qu’un produit provient du Sahara occidental, un consommateur raisonnablement bien informé et prudent pourrait être induit en erreur sur la véritable origine du produit qu’il décide d’acheter.
110. Comment réconcilier ces positions juridiques et politiques ?
111. Il est évident que, lorsqu’il examine le risque pour un consommateur d’être induit en erreur par des mentions inexactes relatives au pays d’origine, le juge national statuera sur cette question sans avoir besoin, s’il n’y parvenait pas, de prendre en considération les différences que les consommateurs peuvent éventuellement avoir dans leurs préférences éthiques.
112. Dans mon esprit, le critère que la réglementation de l’Union a cherché à établir est nettement plus objectif.
113. La question qu’un juge peut poser est simple : un produit revêtu de la mention d’un pays d’origine indiquant un territoire X alors que ce produit est originaire du territoire Y peut-il induire le risque qu’une décision d’achat soit fondée sur une information inexacte (94) ?
114. La réponse est affirmative : une étiquette suggérant que la denrée alimentaire provient d’un autre endroit que son véritable lieu d’origine est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à l’origine objectivement (au regard de la réglementation de l’Union) exacte de ce produit (95).
115. En l’espèce, une étiquette affichant qu’un produit est d’origine marocaine alors que ce produit provient au contraire du territoire du Sahara occidental est de ce fait trompeuse pour le consommateur.
116. Une étiquette de cette sorte ne serait jamais conforme à l’idée maîtresse appelant à assister le consommateur à faire dans ses achats un « choix informé » en fonction éventuellement d’éléments de nature éthique et ne reflèterait pas adéquatement la position politique actuelle de l’Union européenne.
117. Sur cette base, je propose que la Cour réponde au volet de la quatrième question relatif à l’obligation positive d’étiquetage en précisant que le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, le règlement sur les produits agricoles et le règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes requièrent que les produits en cause soient étiquetés en indiquant un pays d’origine reflétant leur provenance du territoire du Sahara occidental.
d) Une référence au royaume du Maroc peut-elle se concevoir ?
118. Cette conclusion permet-elle encore de concevoir une référence complémentaire au royaume du Maroc ?
119. Dans l’arrêt du 12 novembre 2019, Organisation juive européenne et Vignoble Psagot (C‑363/18, EU:C:2019:954, invoqué dans la présente affaire, la Cour était appelée à préciser si l’indication exacte du territoire d’origine (dans cette affaire le plateau du Golan ou la Cisjordanie) pouvait être jugée insuffisante en soi pour donner des informations exactes au consommateur sur le pays d’origine des produits venant de ce territoire.
120. On peut dès lors se demander si l’ajout de « royaume du Maroc » à l’indication du pays d’origine sur l’étiquetage des produits originaires du territoire du Sahara occidental donnerait également des informations objectivement exactes au consommateur de l’Union.
121. La situation spécifique de la zone géographique qui a donné lieu à l’arrêt Organisation juive européenne et Vignoble Psagot dans laquelle certaines parties de la République arabe syrienne (le plateau du Golan) ou du territoire palestinien (la Cisjordanie en ce compris Jerusalem Est) d’où provenaient les produits en cause dans cette affaire étaient occupées par des « colonies israéliennes » , a incité la Cour à conclure que l’absence d’information complémentaire sur le lieu est susceptible d’induire le consommateur en erreur (96).
122. Il s’ensuit que faute d’indication du véritable lieu de provenance, les consommateurs pourraient être induits en erreur et penser qu’un produit provienne, dans le cas de la Cisjordanie (incluant Jérusalem Est), d’un producteur palestinien ou, dans le cas du plateau du Golan, d’un producteur syrien (97).
123. La simple mention d’une « colonie israélienne » ne suffirait pas à empêcher ce type de malentendu (98).
124. Les circonstances de fait et de droit, ainsi que la question qui se pose à la Cour, sont différentes en l’espèce.
125. Le territoire de Cisjordanie est un territoire distinct aux fins de l’indication d’origine à des fins douanières.
126. Il est vrai que, actuellement, seules les autorités marocaines peuvent vérifier l’origine d’un produit présenté comme originaire du territoire du Sahara occidental et sont reconnues par l’Union européenne y être habilitées (voir points 97 et 98 des présentes conclusions).
127. Cela ne veut cependant pas dire que l’origine d’un produit venant du Sahara occidental change lorsque ce type de certification est fait.
128. Dans l’affaire Organisation juive européenne et Vignoble Psagot, la question qui avait été posée à la Cour n’était pas de savoir si deux pays ou territoires pouvaient être indiqués, mais au contraire si l’indication du « lieu de provenance » précisé plus avant peut être ajouté à l’information donnée sur le pays ou le territoire d’origine en dépit de la conjonction « ou » entre l’expression « pays d’origine » par opposition à « lieu de provenance » dans le règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires.
129. Compte tenu de la condamnation par la Communauté internationale et l’Union européenne des colonies israéliennes dans ces territoires, la Cour a jugé que cette omission de la mention de la véritable provenance de produits issus de ces colonies empêcherait les consommateurs de prendre une décision d’achat informée (99).
130. En l’espèce, cependant, l’ajout de la mention « royaume du Maroc » à l’information donnée sur le pays d’origine des produits en cause n’expliquerait pas davantage leur lieu de provenance.
131. Premièrement, ce type d’information n’est pas objectivement exact.
132. Deuxièmement, un consommateur bien informé et prudent pourrait déduire l’information nécessaire sur l’origine des produits en cause si la mention indique uniquement le Sahara occidental comme pays d’origine.
133. Quelle que soit la position personnelle du consommateur quant à la présence du royaume du Maroc sur le territoire du Sahara occidental, l’ajout de la mention « royaume du Maroc » sur des produits qui n’en proviennent pas est dès lors susceptible d’induire celui-ci en erreur précisément « parce qu’elles ne reflètent pas complètement la réalité » (100).
134. Enfin, troisièmement, ainsi que la Commission l’a expliqué à l’audience, la notion de « pays d’origine », telle qu’elle est comprise dans les normes générales et spécifiques de commercialisation applicables aux produits en cause (101) requiert une dénomination unique du pays d’origine (102).
135. Premièrement, je considère que cela tient à l’emploi de « pays » au singulier dans les dispositions et considérants du règlement portant régime général de la commercialisation des fruits et légumes (103).
136. Deuxièmement, cette approche est fondée sur la logique générale qui préside à la détermination de l’« origine » en vertu de l’article 60 du code des douanes de l’Union. Aux termes de cette disposition, « les marchandises entièrement obtenues dans un même pays ou territoire » (104) ne peuvent être originaires que d’un seul pays ou territoire (105).
137. Ayant cela en tête, les mêmes motifs d’interprétation cohérente qui incitent à aligner l’interprétation de l’« origine » dans la réglementation de l’Union relative à l’étiquetage des denrées alimentaires sur celle des règles applicables aux statistiques douanières et du commerce extérieur devraient également incliner à adopter une lecture similaire du singulier de l’origine aux fins de l’étiquetage.
138. Si l’on suit ces règles, les produits originaires du territoire du Sahara occidental devraient être étiquetés comme tels, à l’exclusion de tout autre provenance.
139. Ce raisonnement trouve un appui dans la position que la Commission a adoptée à l’audience en admettant que l’application de ces règles conduit à conclure qu’il est inexact d’étiqueter les produits en cause en indiquant le royaume du Maroc comme origine.
140. Toutefois, ainsi que la Commission l’a également expliqué, dans le processus en cours d’autodétermination de ce territoire, aucune issue ne doit être exclue étant donné que l’Union européenne a adopté une position neutre sur l’avenir du territoire du Sahara occidental (106).
141. Indiquer comme pays d’origine d’un produit originaire du territoire du Sahara occidental le « royaume du Maroc » à côté d’une mention du Sahara occidental heurterait dès lors la position affichée par l’Union européenne sur le territoire du Sahara occidental et enfreindrait l’obligation d’établir des informations « correctes, neutres et objectives » (107) relatives au pays d’origine des produits en cause ainsi que la décision du législateur de l’Union d’exiger une origine unique aux fins de l’étiquetage.
142. En conclusion, l’indication du pays d’origine pour les produits en cause ne doit contenir aucune autre mention que le Sahara occidental.
IV. Conclusion
143. Par ces motifs, je propose à la Cour de répondre comme suit à la première question du Conseil d’État (France) :
1) L’article 207 TFUE et l’article 134, paragraphe 1, du règlement (UE) nº 952/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 9 octobre 2013, établissant le code des douanes de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’autorisent pas, en eux-mêmes, un État membre à adopter unilatéralement une mesure nationale d’interdiction des importations sur son territoire, en provenance d’un pays tiers, de fruits et légumes ne présentant pas un étiquetage mentionnant de manière exacte le « pays d’origine »
2) L’article 5, paragraphe 1, et l’article 6, paragraphe 1, du règlement d’exécution (UE) no 543/2011 de la Commission, du 7 juin 2011, portant modalités d’application du règlement (CE) no 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne les secteurs des fruits et légumes et des fruits et légumes transformés, les articles 9 et 26 du règlement (UE) nº 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2011, concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, modifiant les règlements (CE) nº 1924/2006 et (CE) nº 1925/2006 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 87/250/CEE de la Commission, la directive 90/496/CEE du Conseil, la directive 1999/10/CE de la Commission, la directive 2000/13/CE du Parlement européen et du Conseil, les directives 2002/67/CE et 2008/5/CE de la Commission et le règlement (CE) nº 608/2004 de la Commission, ainsi que l’article 76 du règlement (UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) no 1234/2007 du Conseil, lus au regard de l’article 60 du règlement no 952/2013 et de l’annexe I du règlement d’exécution (UE) 2020/1470 de la Commission, du 12 octobre 2020, relatif à la nomenclature des pays et territoires pour les statistiques européennes du commerce international de biens et à la ventilation géographique pour les autres statistiques d’entreprise, doivent être interprétés en ce sens qu’ils requièrent que l’emballage de tomates cerises et de melons charentais originaires du territoire du Sahara occidental mentionne un « pays d’origine » fidèle à leur origine de ce territoire.
Dans l’état actuel du droit et de la politique de l’Union, ce type d’étiquetage ne doit pas mentionner le royaume du Maroc.