Affaire C‑61/21
JP
contre
Ministre de la Transition écologique
et
Premier ministre
(demande de décision préjudicielle, introduite par la Cour administrative d’appel de Versailles)
Arrêt de la Cour (grande chambre) du 22 décembre 2022
« Renvoi préjudiciel – Environnement – Directives 80/779/CEE, 85/203/CEE, 96/62/CE, 1999/30/CE et 2008/50/CE – Qualité de l’air – Valeurs limites fixées pour les microparticules (PM10) et pour le dioxyde d’azote (NO2) – Dépassement – Plans relatifs à la qualité de l’air – Préjudices qui auraient été causés à un particulier par la dégradation de l’air résultant d’un dépassement de ces valeurs limites – Responsabilité de l’État membre concerné – Conditions d’engagement de cette responsabilité – Exigence que la règle du droit de l’Union violée ait pour objet de conférer des droits aux particuliers lésés – Absence »
1. Questions préjudicielles – Compétence de la Cour – Identification des éléments de droit de l’Union pertinents – Reformulation des questions
(Art. 267 TFUE)
(voir point 34)
2. Droit de l’Union européenne – Droits conférés aux particuliers – Violation par un État membre – Obligation de réparer le préjudice causé aux particuliers – Conditions – Règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers – Notion – Directives imposant, d’une part, le respect par les États membres des valeurs limites des polluants dans l’air ambiant et, d’autre part, l’adoption de mesures appropriées en cas de dépassement de ces valeurs – Exclusion – Possibilité pour les particuliers directement concernés d’obtenir des autorités nationales compétentes l’adoption de mesures appropriées – Absence d’incidence
(Directive du Parlement européen et du Conseil 2008/50, art. 13, § 1, et 23, § 1 ; directive du Conseil 80/779, art. 3 et 7 ; directive du Conseil 85/203, art. 3 et 7 ; directive du Conseil 96/62, art. 7 et 8 ; directive du Conseil 1999/30, art. 4, § 1, et 5, § 1)
(voir points 43-62, 65 et disp.)
Résumé
Dans le cadre d’un recours introduit auprès du tribunal administratif de Cergy-Pontoise (France), JP, résident de l’agglomération de Paris, a demandé, notamment, l’indemnisation, par la République française, d’un préjudice tenant à la détérioration de son état de santé qui lui aurait été causée par la dégradation de la qualité de l’air ambiant dans cette agglomération. Cette dégradation résulterait des dépassements des valeurs limites de concentration en dioxyde d’azote (NO2) et en microparticules (PM10), fixées par la directive 2008/50 sur la qualité de l’air ambiant (1), en raison de manquements par les autorités françaises aux obligations qui leur incombent en vertu des articles 13 (2) et 23 (3) de cette directive.
Son recours ayant été rejeté au motif, en substance, que les dispositions de la directive 2008/50 sur la qualité de l’air ambiant qu’il invoquait ne confèrent aucun droit aux particuliers à obtenir l’indemnisation d’un éventuel préjudice subi du fait de la dégradation de la qualité de l’air, JP a interjeté appel du jugement devant la cour administrative d’appel de Versailles (France).
Saisie à titre préjudiciel par cette dernière juridiction, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions d’engagement de la responsabilité d’un État membre pour les préjudices causés à un particulier par la dégradation de l’air résultant d’un dépassement des valeurs limites de polluants dans l’air ambiant.
Appréciation de la Cour
Tout d’abord, la Cour relève que la directive 2008/50 sur la qualité de l’air ambiant, invoquée par JP, est entrée en vigueur le 11 juin 2008, soit en partie postérieurement aux préjudices de santé qui lui auraient été prétendument causés, lesquels auraient débuté en 2003. Ainsi, afin d’examiner l’éventuelle responsabilité de la République française pour les préjudices en cause, elle estime opportun de prendre en considération non seulement les dispositions pertinentes de cette directive, mais également celles des directives l’ayant précédée (4) et prévoyant des exigences analogues.
La Cour rappelle ensuite que l’engagement de la responsabilité d’un État par des particuliers suppose la réunion de trois conditions cumulatives, à savoir que la règle du droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité directe entre cette violation et le dommage subi par ces particuliers.
S’agissant de la première condition tenant à ce que la règle violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers, ces droits naissent non seulement lorsqu’une attribution explicite en est faite par des dispositions du droit de l’Union, mais également en raison d’obligations positives ou négatives que celles-ci imposent d’une manière bien définie tant aux particuliers qu’aux États membres ou aux institutions de l’Union. En effet, la violation de telles obligations, par un État membre, est susceptible d’entraver l’exercice des droits qui sont implicitement conférés aux particuliers par les dispositions en cause et ainsi d’altérer la situation juridique que ces dispositions visent à créer pour ceux-ci. C’est pourquoi la pleine efficacité de ces normes et la protection des droits qu’elles confèrent exigent que les particuliers aient la possibilité d’obtenir réparation, et ce indépendamment de la question de savoir si les dispositions concernées sont d’effet direct, cette qualité n’étant ni nécessaire ni suffisante en elle-même pour satisfaire à cette première condition.
En l’occurrence, l’article 13, paragraphe 1, et l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2008/50 sur la qualité de l’air ambiant, à l’instar des dispositions analogues des directives précédentes, imposent aux États membres, en substance, d’une part, une obligation de veiller à ce que les niveaux, notamment, de NO2 et de PM10 ne dépassent pas, sur leur territoire respectif et à compter de certaines dates, les valeurs limites fixées par ces directives et, d’autre part, une obligation de prévoir des mesures appropriées pour remédier aux éventuels dépassements de ces valeurs, notamment dans le cadre de plans relatifs à la qualité de l’air. Il s’ensuit que ces dispositions prévoient des obligations assez claires et précises quant au résultat que les États membres doivent veiller à assurer. Cependant , ces obligations poursuivent un objectif général de protection de la santé humaine et de l’environnement dans son ensemble et ne permettent pas de considérer qu’elles confèrent implicitement des droits aux particuliers dont la violation serait susceptible d’engager la responsabilité d’un État membre pour des dommages qui leur auraient été causés. Dès lors, la première des trois conditions d’engagement de la responsabilité de l’État, conditions qui sont cumulatives, n’est pas satisfaite.
N’est pas de nature à modifier ce constat la faculté reconnue aux particuliers, par la jurisprudence de la Cour, d’obtenir des autorités nationales, le cas échéant en saisissant les juridictions compétentes, l’adoption d’un plan relatif à la qualité de l’air en cas de dépassement des valeurs limites visées dans la directive 2008/50 ainsi que dans les directives précédentes. Cette faculté, découlant en particulier du principe d’effectivité du droit de l’Union, effectivité à laquelle les particuliers concernés sont fondés à contribuer, en engageant des procédures administratives ou juridictionnelles en raison de la situation particulière qui est la leur, n’implique pas que les obligations résultant de l’article 13, paragraphe 1, et de l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2008/50, ainsi que des dispositions analogues des directives précédentes, aient eu pour objet de conférer aux intéressés des droits individuels, au sens de la première des trois conditions susmentionnées.
Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que l’article 13, paragraphe 1, et l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2008/50 sur la qualité de l’air ambiant, ainsi que les dispositions analogues des directives précédentes, doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’ont pas pour objet de conférer des droits individuels aux particuliers susceptibles de leur ouvrir un droit à réparation à l’égard d’un État membre, au titre du principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables.