Language of document : ECLI:EU:C:2024:101

ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)

30 janvier 2024 (*)

« Pourvoi – Marque de l’Union européenne – Procédure d’annulation – Marque verbale tagesschau – Déclaration partielle de déchéance – Représentation par un avocat – Exigence d’indépendance »

Dans l’affaire C‑580/22 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 1er septembre 2022,

bonnanwalt Vermögens- und Beteiligungsgesellschaft mbH, établie à Bonn (Allemagne), représentée par Me T. Wendt, Rechtsanwalt,

partie requérante,

les autres parties à la procédure étant :

Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), représenté par M. D. Hanf et Mme D. Stoyanova-Valchanova, en qualité d’agents,

partie défenderesse en première instance,

soutenu par :

Commission européenne, représentée par MM. F. Erlbacher et C. Urraca Caviedes, en qualité d’agents,

partie intervenante au pourvoi,

Bayerischer Rundfunk, établie à Munich (Allemagne),

Hessischer Rundfunk, établie à Francfort-sur-le-Main (Allemagne),

Mitteldeutscher Rundfunk, établie à Leipzig (Allemagne),

Norddeutscher Rundfunk, établie à Hambourg (Allemagne),

Rundfunk Berlin-Brandenburg, établie à Berlin (Allemagne),

Saarländischer Rundfunk, établie à Sarrebruck (Allemagne),

Südwestrundfunk, établie à Mayence (Allemagne),

Westdeutscher Rundfunk Köln, établie à Cologne (Allemagne),

Radio Bremen, établie à Brême (Allemagne),

représentées par Me B. Krause, Rechtsanwältin,

parties intervenantes en première instance,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Piçarra, président de chambre, MM. M. Safjan (rapporteur) et N. Jääskinen, juges,

avocat général : Mme L. Medina,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        Par son pourvoi, bonnanwalt Vermögens- und Beteiligungsgesellschaft mbH demande l’annulation de l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 16 juin 2022, bonnanwalt/EUIPO – Bayerischer Rundfunk e.a. (tagesschau) (T‑83/20, ci-après l’« ordonnance attaquée », EU:T:2022:369), par laquelle celui-ci a rejeté, comme irrecevable, son recours tendant à l’annulation de la décision de la deuxième chambre de recours de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), du 12 décembre 2019 (affaire R 1487/2019-2), relative à une procédure de déchéance entre bonnanwalt Vermögens- und Beteiligungsgesellschaft et les parties intervenantes en première instance (ci-après la « décision litigieuse »).

 Le cadre juridique

2        Aux termes de l’article 19, premier à quatrième alinéas, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, applicable au Tribunal en vertu de l’article 53, premier alinéa, de ce statut :

« Les États membres ainsi que les institutions de l’Union [européenne] sont représentés devant la Cour de justice par un agent nommé pour chaque affaire ; l’agent peut être assisté d’un conseil ou d’un avocat.

Les États parties à l’accord sur l’Espace économique européen, autres que les États membres, ainsi que l’Autorité de surveillance AELE visée par ledit accord, sont représentés de la même manière.

Les autres parties doivent être représentées par un avocat.

Seul un avocat habilité à exercer devant une juridiction d’un État membre ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen peut représenter ou assister une partie devant la Cour. »

 Les antécédents du litige

3        Le 15 novembre 2017, la requérante a présenté à l’EUIPO une demande en déchéance de la marque verbale de l’Union européenne tagesschau enregistrée le 27 septembre 2012, pour des produits et des services compris dans les classes 9, 16, 21, 25, 26, 28, 38, 41 et 42, au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié.

4        Le motif invoqué à l’appui de la demande en déchéance était celui visé à l’article 58, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne (JO 2017, L 154, p. 1).

5        Le 15 mai 2019, la division d’annulation a déchu les titulaires de la marque contestée de leurs droits, pour tous les produits et services attaqués, à l’exception des services compris dans la classe 41 correspondant à la description suivante : « Production et diffusion d’émissions et de programmes d’actualités ».

6        Le 12 juillet 2019, la requérante a formé un recours auprès de l’EUIPO contre la décision de la division d’annulation dans la mesure où la demande en déchéance avait été rejetée.

7        Par la décision litigieuse, la chambre de recours a annulé la décision de la division d’annulation et déclaré la déchéance de la marque contestée pour l’ensemble des produits et des services en cause, à l’exception des services compris dans la classe 41 et correspondant à la description suivante : « Diffusion d’émissions et de programmes d’actualités ».

 Le recours devant le Tribunal et l’ordonnance attaquée

8        Par requête déposée le 12 février 2020, la requérante a demandé au Tribunal d’annuler la décision litigieuse en tant que la chambre de recours a rejeté la demande en déchéance de la marque contestée pour les services compris dans la classe 41, au sens de l’arrangement de Nice, correspondant à la description suivante : « Diffusion d’émissions et de programmes d’actualités » et de déclarer la déchéance de la marque contestée.

9        Le 6 avril 2020, l’EUIPO a soulevé une exception d’irrecevabilité en soutenant que la requérante n’était pas dûment représentée par un avocat, au sens de l’article 51, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, lu en combinaison avec l’article 19, troisième et quatrième alinéas, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. À l’appui de cette exception, l’EUIPO a invoqué une fin de non-recevoir, tirée du fait que l’avocat de la requérante devant le Tribunal travaillait, en tant que salarié, pour le cabinet d’avocats dirigé par le gérant et représentant légal de cette dernière. Compte tenu du rapport d’emploi qui le lierait au gérant de la requérante, l’avocat de cette dernière se trouverait dans une situation de subordination à son égard. Il en résulterait un risque de confusion entre les intérêts propres de la requérante et les intérêts personnels de son représentant, de sorte que celui-ci ne posséderait pas l’indépendance nécessaire pour remplir son rôle essentiel d’auxiliaire de justice de la manière la plus appropriée.

10      Par l’ordonnance attaquée, le Tribunal a accueilli cette exception d’irrecevabilité et rejeté le recours comme étant irrecevable.

11      Il a tout d’abord constaté, aux points 25 et 26 de l’ordonnance attaquée, que le propriétaire et directeur du cabinet d’avocats mandaté par la requérante était également le représentant légal et le gérant de cette dernière et que Me Tilo Wendt, avocat exerçant dans ledit cabinet en tant que collaborateur salarié, a été chargé d’assurer la représentation de la requérante par le propriétaire directeur dudit cabinet, dont il est l’unique collaborateur.

12      Ensuite, le Tribunal a rappelé, au point 28 de cette ordonnance, que l’exigence d’indépendance de l’avocat chargé de représenter une partie privée devant une juridiction de l’Union s’applique avec la même force dans une situation dans laquelle cet avocat est employé par une entité liée à la partie qu’il représente.

13      Le Tribunal a ainsi relevé, au point 30 de ladite ordonnance, en se fondant sur le point 80 de l’arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO (C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218), que, si un avocat collaborateur dans un cabinet est présumé satisfaire, en principe, aux exigences d’indépendance au sens de l’article 19 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, y compris dans l’hypothèse où il exercerait ses fonctions dans le cadre d’un contrat de travail ou dans le cadre d’une autre relation subordonnée, il convenait d’opérer une distinction en fonction de la situation du client représenté.

14      Enfin, au point 31 de l’ordonnance attaquée, il a constaté que le client représenté était, en l’espèce, géré par la même personne physique que celle qui dirige et est propriétaire du cabinet d’avocats au sein duquel travaille l’avocat de la requérante.

15      Il en a déduit, au point 32 de cette ordonnance, que, compte tenu du lien de subordination existant au sein du cabinet d’avocats dans lequel travaille l’avocat de la requérante, il convenait de considérer que le propriétaire dudit cabinet, qui en est également le responsable, pouvait exercer, de ce fait, un contrôle effectif sur ledit avocat, lequel est, de surcroît, son unique collaborateur.

16      Il a jugé, au point 33 de ladite ordonnance, que la relation d’emploi liant l’avocat de la requérante au responsable du cabinet d’avocats était susceptible d’influer sur l’indépendance de cet avocat, et ce même si ledit cabinet est une entité juridique distincte de la requérante. Il a estimé que les intérêts de ce cabinet, dont le responsable est également le gérant de la requérante, étaient largement communs à ceux de cette dernière et qu’il existait donc un risque que l’opinion professionnelle de l’avocat de la requérante soit, à tout le moins en partie, influencée par son environnement professionnel. 

17      À cet égard, il a considéré, au point 34 de l’ordonnance attaquée, qu’était sans incidence la circonstance que la requérante n’était pas, contrairement au cas d’espèce tranché par l’arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO (C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218), une personne physique. Il a précisé que l’objectif de la représentation par un avocat des parties non visées aux deux premiers alinéas de l’article 19 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne consiste non seulement à empêcher que les parties privées agissent elles-mêmes en justice sans avoir recours à un intermédiaire, mais aussi à garantir que les personnes morales soient défendues par un représentant qui est suffisamment détaché de la personne morale qu’il représente.

18      Dans ces conditions, tout en relevant qu’il n’existait pas formellement de rapport d’emploi entre la requérante et son avocat dans la présente procédure, le Tribunal a considéré, au point 35 de ladite ordonnance, que les liens qui existaient entre ce dernier, compte tenu de sa qualité d’avocat collaborateur du représentant légal de la requérante, et cette dernière étaient tels qu’ils portaient manifestement atteinte à l’indépendance de l’avocat, telle qu’elle est exigée par la jurisprudence de la Cour.

 La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

19      Par une requête déposée au greffe de la Cour le 1er septembre 2022, la requérante a introduit le présent pourvoi contre l’ordonnance attaquée.

20      Par un acte déposé à la même date, elle a demandé, au titre de l’article 170 bis, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, que son pourvoi soit admis, conformément à l’article 58 bis, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

21      Par une ordonnance du 30 janvier 2023, bonnanwalt/EUIPO (C‑580/22 P, EU:C:2023:126), le pourvoi a été admis.

22      Par une décision du président de la Cour du 22 mai 2023, la Commission européenne a été autorisée à intervenir au litige au soutien des conclusions de l’EUIPO.

23      La requérante demande à la Cour :

–        d’annuler l’ordonnance attaquée ;

–        de déclarer la déchéance de la marque de l’Union européenne no 10 237 543 avec effet au 15 novembre 2017, y compris pour les services « diffusion d’émissions et de programmes d’actualités » ;

–        de condamner les titulaires de la marque de l’Union européenne aux dépens de la procédure de recours ainsi qu’à ceux de la présente procédure, et

–        à titre subsidiaire, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.

24      L’EUIPO conclut au rejet du pourvoi et à la condamnation de la requérante aux dépens.

25      La Commission et les parties intervenantes en première instance concluent également au rejet du pourvoi et à la condamnation de la requérante aux dépens.

 Sur le pourvoi

26      À l’appui de son pourvoi, la requérante invoque deux moyens.

27      Le premier moyen, tiré d’une interprétation erronée de l’article 19, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, comporte deux branches. Par la première branche de ce moyen, la requérante soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant de manière extensive le point 74 de l’arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO (C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218), alors que celui-ci prévoit que l’exigence d’indépendance des représentants des parties non privilégiées doit être interprétée strictement, afin de limiter les cas d’irrecevabilité aux hypothèses où il apparaît que l’avocat n’a manifestement pas été en mesure d’assurer sa mission de défense. Par la seconde branche dudit moyen, la requérante fait valoir que le Tribunal a ignoré le fait que la procédure en déchéance, prévue à l’article 63, paragraphe 1, du règlement 2017/1001 sert un intérêt général et que cet intérêt coïncide avec celui de tout représentant potentiel, de telle sorte qu’un avocat représentant un demandeur en déchéance agit également dans son propre intérêt.

28      Le second moyen est tiré d’une violation par le Tribunal de son obligation, en vertu de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, d’indiquer à la partie concernée son intention de déclarer irrecevable le recours pour défaut de représentation indépendante, afin de permettre à celle-ci de changer de représentant.

 Argumentation des parties

29      Dans le cadre de la première branche de son premier moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir appliqué de manière erronée le point 74 de l’arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO (C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218), visé au point 27 du présent arrêt.

30      La requérante considère que cet arrêt, par lequel la Cour a interprété l’exigence d’indépendance imposée par le droit de l’Union aux représentants des parties non privilégiées, pose deux conditions pour constater une défaillance dans la mission de représentation. Premièrement, il y aurait lieu de constater que l’avocat n’a pas la capacité ou la possibilité de défendre au mieux les intérêts de ses clients. Deuxièmement, une telle incapacité devrait ressortir de manière manifeste des pièces du dossier.

31      Le Tribunal aurait déduit du seul fait que l’avocat chargé de représenter la requérante est un employé du cabinet d’avocats appartenant au gérant et représentant légal de la requérante que cet avocat n’est manifestement pas en mesure de défendre au mieux les intérêts de celle-ci. Ce faisant, le Tribunal aurait fait abstraction de plusieurs faits et circonstances évidents qui auraient une incidence sur la question de savoir si l’avocat concerné peut protéger au mieux les intérêts de la requérante.

32      Selon l’EUIPO, la requérante estime à tort qu’un avocat est, en principe, suffisamment indépendant en raison des règles professionnelles et déontologiques qui lui incombent en vertu de sa profession. L’EUIPO soutient que l’exigence d’indépendance énoncée à l’article 19, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne s’applique aux « avocats », auxquels cette disposition se réfèrerait de manière exclusive, et que la qualité d’avocat ne confère pas en soi au représentant désigné une indépendance suffisante au sens de ladite disposition.

33      En particulier, en se fondant sur le point 81 de l’arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO (C529/18 P et C531/18 P, EU:C:2022:218), l’EUIPO fait valoir que la qualité d’avocat en tant que telle ne protège pas nécessairement l’avocat contre les atteintes spécifiques à son indépendance qui peuvent résulter, par exemple, d’obligations de l’avocat à l’égard de son client en vertu du droit du travail ou du droit des sociétés – ou d’un contrôle effectif de l’avocat par son client.

34      La Cour aurait certes précisé, dans sa jurisprudence récente et notamment dans l’arrêt du 14 juillet 2022, Université de Brême/REA (C110/21 P, EU:C:2022:555, point 48), que l’exigence d’indépendance de l’avocat prévue à l’article 19, troisième alinéa, de ce statut doit être appréciée avant tout à la lumière de la meilleure protection possible des intérêts du client.

35      Toutefois, cela ne signifierait pas que, pour la représentation en justice, l’intérêt de la bonne administration de la justice soit devenu sans pertinence ou que la meilleure protection possible des intérêts du client soit nécessairement identique à l’issue subjectivement souhaitée du litige. Une telle assimilation risquerait d’ailleurs également de contrecarrer l’exercice utile et donc effectif des droits de la partie.

36      Selon la jurisprudence de la Cour, l’existence d’un « contrôle effectif » de la partie sur l’avocat, notamment en tant que conséquence d’une relation de subordination résultant d’un lien d’employé, exclurait l’indépendance suffisante exigée par l’article 19, troisième alinéa, dudit statut.

37      Dans un tel cas, l’indépendance de l’avocat serait affectée tant dans sa décision de représenter ou non la partie que dans la manière de le faire, notamment en ce qui concerne un éventuel refus de se conformer à certaines instructions lorsqu’elles sont contraires aux normes légales ou déontologiques applicables. Un « contrôle effectif » de la partie par rapport à l’avocat dans le cadre d’une relation de travail au sein d’une entité organisationnelle ou de telles entités liées entre elles constituerait un lien qui affecterait manifestement la capacité de l’avocat à s’acquitter de sa mission et qui porterait atteinte à son indépendance, au sens de l’article 19, troisième alinéa, du même statut.

38      Selon l’EUIPO, le Tribunal a relevé à juste titre que le titulaire responsable du cabinet d’avocats en cause peut exercer un contrôle effectif et efficace sur l’avocat de la requérante. Ce dernier étant employé par une entité organisationnelle liée à la requérante, la dimension négative de la définition d’« indépendance », qui présuppose l’absence de relation de travail, ferait défaut. Le fait que la requérante est une personne morale serait sans incidence à cet égard.

39      Selon les parties intervenantes en première instance, il est nécessaire que la relation entre la partie représentée et son avocat ne porte pas manifestement préjudice à l’avocat dans l’exercice de ses fonctions. Tel ne saurait être le cas s’agissant d’un avocat qui représente une partie dont le gérant est le propriétaire du cabinet d’avocats dont cet avocat est l’unique salarié. En tant qu’avocat salarié, l’avocat représentant la requérante serait soumis aux directives et aux instructions du propriétaire du cabinet d’avocats et gérant de la partie requérante.

40      Selon la Commission, dans la relation triangulaire entre la requérante, qui est la cliente, l’avocat de celle-ci et le propriétaire/associé du cabinet d’avocats qui emploie l’avocat, un lien de subordination entre l’avocat et le propriétaire/associé du cabinet d’avocats ne saurait, en tant que tel, remettre en cause l’indépendance de l’avocat vis-à-vis de la cliente.

41      Cependant, lors d’un conflit d’intérêts trop important entre le propriétaire/associé du cabinet d’avocats et la cliente, il ne saurait être exclu que le propriétaire/associé du cabinet d’avocats exerce une influence sur l’avocat d’une manière qui ne permette plus à ce dernier de conseiller et de représenter la cliente de manière appropriée, conformément aux règles professionnelles et déontologiques auxquelles il est soumis.

42      Dans une telle relation triangulaire, la nature des liens entre le propriétaire/associé du cabinet d’avocats dans lequel l’avocat est employé et la cliente serait par conséquent déterminante.

43      Pour la Commission, l’influence du gérant et représentant légal de la cliente, qui est en même temps propriétaire/associé du cabinet d’avocats dans lequel l’avocat est employé, apparaît si étendue que cette situation doit être assimilée à celle dans laquelle la cliente est une personne physique.

44      Le Tribunal aurait donc estimé à juste titre que l’indépendance de l’avocat était en l’espèce manifestement compromise.

 Appréciation de la Cour

45      S’agissant de la représentation devant les juridictions de l’Union d’une partie non visée à l’article 19, premier et deuxième alinéas, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, il y a lieu de rappeler que l’article 19, troisième et quatrième alinéas, de ce statut, applicable à la procédure devant le Tribunal conformément à l’article 56 dudit statut, prévoit deux conditions distinctes et cumulatives, à savoir, la première, que les parties non visées à l’article 19, premier et deuxième alinéas, du même statut doivent être représentées par un avocat et, la seconde, que seul un avocat habilité à exercer devant une juridiction d’un État membre ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen peut représenter ou assister une partie devant les juridictions de l’Union (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 58 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 28).

46      Quant à la première condition, relative à la notion d’« avocat », la Cour a jugé que, en l’absence de renvoi par l’article 19, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne au droit national des États membres, il convient d’interpréter cette notion de manière autonome et uniforme dans toute l’Union, en tenant compte non seulement du libellé de cette disposition, mais également de son contexte et de son objectif (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 60 ainsi que jurisprudence citée).

47      Ainsi, elle a relevé qu’il ressort de l’article 19, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne qu’une « partie », au sens de cette disposition, quelle que soit sa qualité, n’est pas autorisée à agir elle-même devant une juridiction de l’Union, mais doit recourir aux services d’un tiers (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 61 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 29 ainsi que jurisprudence citée). Elle a précisé que ce tiers ne peut être qu’un avocat (voir, en ce sens, arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 62).

48      Cette exigence de représentation des parties non visées à l’article 19, premier et deuxième alinéas, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne par un avocat est conforme à l’objectif de cette représentation qui consiste, d’une part, à empêcher que les parties privées agissent elles-mêmes en justice sans avoir recours à un intermédiaire et, d’autre part, à garantir que les personnes morales soient défendues par un représentant qui est suffisamment détaché de la personne morale qu’il représente (voir, en ce sens, arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 63 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 30 ainsi que jurisprudence citée).

49      À cet égard, la Cour a rappelé que l’objectif de la mission de représentation par un avocat, telle que celle-ci est visée à l’article 19, troisième et quatrième alinéas, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, et qui s’exerce dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, consiste avant tout à protéger et à défendre au mieux les intérêts du mandant, en toute indépendance ainsi que dans le respect de la loi et des règles professionnelles et déontologiques (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 64 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 31 ainsi que jurisprudence citée).

50      Il résulte de ce qui précède que l’exigence d’indépendance se définit non seulement de manière négative, c’est-à-dire par l’absence d’un rapport d’emploi entre l’avocat et son client, mais également de manière positive, à savoir par une référence à la discipline professionnelle de l’avocat (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 66 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 32 ainsi que jurisprudence citée).

51      S’agissant de la définition positive de cette exigence d’indépendance, la Cour a souligné expressément que cette indépendance doit être comprise comme l’absence non pas de tout lien quelconque de l’avocat avec son client, mais uniquement de liens portant manifestement atteinte à la capacité de l’avocat à assurer sa mission de défense en servant au mieux les intérêts de son client, dans le respect de la loi ainsi que des règles professionnelles et déontologiques (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 69 ainsi que jurisprudence citée, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 33 ainsi que jurisprudence citée).

52      En effet, afin de tenir compte de l’objectif de la mission de représentation par un avocat, l’exigence d’indépendance imposée par le droit de l’Union aux représentants des parties non privilégiées doit être interprétée de sorte à limiter les cas d’irrecevabilité en raison d’une défaillance dans la mission de représentation aux hypothèses où il apparaît manifestement que l’avocat concerné n’est pas en mesure d’assurer sa mission de défense en servant au mieux les intérêts de son client, de telle sorte qu’il doit être écarté dans l’intérêt de ce dernier (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 74, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 34 ainsi que jurisprudence citée).

53      À cet égard, il importe toutefois de rappeler qu’il appartient aux avocats qui s’associent de définir librement les modalités de leur collaboration et de leurs relations contractuelles, sous réserve du respect de la loi, des règles professionnelles nationales et des règles déontologiques. Or, il doit être présumé qu’un avocat collaborateur dans un cabinet répond aux mêmes exigences d’indépendance qu’un avocat exerçant individuellement ou comme associé dans un cabinet (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 79, et ordonnance du 21 avril 2023, Kirimova/EUIPO, C‑306/22 P, EU:C:2023:338, point 37 ainsi que jurisprudence citée).

54      Cependant, si un avocat collaborateur dans un cabinet est présumé satisfaire, en principe, aux exigences d’indépendance au sens de l’article 19 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, y compris dans l’hypothèse où il exerce ses fonctions dans le cadre d’un contrat de travail ou dans le cadre d’une autre relation subordonnée, il convient d’opérer une distinction en fonction de la situation du client représenté (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 80).

55      En effet, alors que la situation dans laquelle le client est une personne physique ou morale tierce par rapport au cabinet d’avocats dans lequel le collaborateur en cause exerce ses fonctions ne soulève pas de problème d’indépendance particulier dans le chef de celui-ci, il en va différemment de la situation dans laquelle le client, personne physique, est lui-même coassocié et membre fondateur du cabinet d’avocats et peut, de ce fait, exercer un contrôle effectif sur le collaborateur. Dans cette dernière situation, il doit être considéré que les liens existant entre l’avocat collaborateur et l’associé client sont tels qu’ils portent manifestement atteinte à l’indépendance de l’avocat (arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, point 81). 

56      C’est à la lumière des considérations qui précèdent que doit être apprécié le bien-fondé de la première branche du premier moyen du pourvoi.

57      En l’espèce, le Tribunal a, au point 27 de l’ordonnance attaquée, constaté qu’aucun rapport d’emploi ne liait directement la requérante à son avocat. Il a cependant estimé, aux points 32 et 33 de cette ordonnance, que, compte tenu du fait que l’avocat de la requérante est l’unique collaborateur du cabinet d’avocats dont le propriétaire et directeur est également le représentant légal et le gérant de la requérante, d’une part, le propriétaire du cabinet d’avocats était susceptible d’exercer un contrôle effectif sur cet avocat et, d’autre part, la relation d’emploi liant ledit avocat au propriétaire était susceptible d’influer sur l’indépendance de ce même avocat.

58      Il en a déduit, au point 33 de ladite ordonnance, qu’il existerait donc un risque que l’opinion professionnelle du représentant de la requérante soit, à tout le moins en partie, influencée par son environnement professionnel. 

59      Or, en statuant ainsi, le Tribunal a fait une interprétation erronée de l’exigence d’indépendance imposée par le droit de l’Union aux représentants des parties non privilégiées. En effet, il a considéré, alors même qu’il a relevé à juste titre l’absence de rapport d’emploi, que la présomption d’indépendance des avocats devait être renversée au seul motif qu’il existait en l’espèce un lien de subordination entre le représentant, avocat collaborateur, et son employeur, gérant de la requérante.

60      Ce faisant, il a assimilé à tort la situation de la requérante, personne morale formellement distincte du cabinet d’avocats auquel collabore le représentant de celle-ci, à celle d’une personne physique qui est à la fois le supérieur et le mandant de ce représentant.

61      En effet, même si la requérante, en tant que personne morale, doit nécessairement agir par l’intermédiaire de personnes physiques, la collaboration de l’avocat de celle-ci avec le représentant légal et gérant de la requérante, en vue de la représentation en justice de cette dernière dans le cadre de la présente affaire, ne saurait, en elle-même et en l’absence d’éléments concrets démontrant la dépendance de l’avocat concerné, constituer un élément de nature à remettre en cause l’indépendance de cet avocat (voir, en ce sens, ordonnance du 15 février 2023, Fundacja Instytut na rzecz Kultury Prawnej Ordo Iuris/Parlement, C‑546/21 P, EU:C:2023:123, point 42).

62      En l’absence, en l’espèce, d’éléments établissant concrètement que l’avocat de la requérante a agi sous le contrôle déterminant de la personne gérant tant le cabinet d’avocats auquel il collabore que la personne morale cliente, et que, de ce fait, les liens entre l’avocat de la requérante et cette dernière étaient de nature à porter manifestement atteinte à la capacité de l’avocat à assurer sa mission de défense en servant au mieux les intérêts de la requérante, la présomption d’indépendance de l’avocat en cause ne saurait être considérée comme ayant été renversée.

63      Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant, au point 35 de l’ordonnance attaquée, que les liens qui existaient entre l’avocat de la requérante, compte tenu de sa qualité d’avocat collaborateur du représentant légal de la requérante, et cette dernière étaient tels qu’ils portaient manifestement atteinte à l’indépendance de l’avocat, telle qu’elle est exigée par la jurisprudence de la Cour.

64      En conséquence, il y a lieu d’accueillir la première branche du premier moyen et d’annuler l’ordonnance attaquée sans qu’il soit besoin d’examiner la seconde branche de ce moyen et le second moyen du pourvoi.

 Sur le recours devant le Tribunal

65      Conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, soit statuer définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.

66      En l’espèce, le Tribunal ayant rejeté la demande d’annulation de la décision litigieuse comme étant irrecevable, sans l’examiner sur le fond, le litige n’est pas en état d’être jugé. Il y a lieu donc de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.

 Sur les dépens

67      Le litige étant renvoyé devant le Tribunal, il convient de réserver les dépens afférents au pourvoi.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) déclare et arrête :

1)      L’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 16 juin 2022, bonnanwalt/EUIPO – Bayerischer Rundfunk e.a. (tagesschau) (T83/20, EU:T:2022:369), est annulée.

2)      L’affaire T83/20 est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne.

3)      Les dépens sont réservés.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.