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DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (sixième chambre)

16 mai 2024 (*)

« Recours en indemnité – Responsabilité non contractuelle – Politique économique et monétaire – Surveillance prudentielle des établissements de crédit – Missions spécifiques de surveillance confiées à la BCE – Décision de retrait de l’agrément d’un établissement de crédit – Méconnaissance des exigences de forme – Article 76, sous d), du règlement de procédure – Irrecevabilité manifeste »

Dans l’affaire T‑421/23,

Versobank AS, établie à Tallinn (Estonie), représentée par Me O. Behrends, avocat,

partie requérante,

contre

Banque centrale européenne (BCE), représentée par Mmes E. Yoo, A. Pizzolla et G. Marafioti, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (sixième chambre),

composé de Mmes M. J. Costeira (rapporteure), présidente, M. Kancheva et M. P. Zilgalvis, juges,

greffier : M. V. Di Bucci,

vu la phase écrite de la procédure, notamment :

–        l’exception d’irrecevabilité soulevée par la BCE par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 9 octobre 2023,

–        les observations de la requérante sur l’exception d’irrecevabilité déposées au greffe du Tribunal le 22 novembre 2023,

–        la demande d’intervention du Conseil de l’Union européenne déposée au greffe du Tribunal le 26 septembre 2023,

rend la présente

Ordonnance

1        Par son recours fondé sur l’article 268 TFUE, la requérante, Versobank AS, demande la réparation du préjudice qu’elle aurait subi du fait, d’une part, de l’adoption de la décision ECB-SSM-2018-EE2 WHD-2017-0012 de la Banque centrale européenne (BCE) du 17 juillet 2018 portant retrait de son agrément d’établissement de crédit et, d’autre part, du comportement de la BCE associé à cette décision.

 Antécédents du litige

2        La requérante était un établissement de crédit établi en Estonie, qui était classé comme un établissement moins important au sens de l’article 6 du règlement (UE) no 1024/2013 du Conseil, du 15 octobre 2013, confiant à la BCE des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit (JO 2013, L 287, p. 63).

3        Le 26 mars 2018, sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, sous a), et de l’article 14, paragraphe 5, du règlement no 1024/2013, de l’article 83 du règlement (UE) no 468/2014 de la BCE, du 16 avril 2014, établissant le cadre de la coopération au sein du mécanisme de surveillance unique entre la BCE, les autorités compétentes nationales et les autorités désignées nationales (JO 2014, L 141, p. 1) et de l’article 17 de la Krediidiasutuste seadus (loi estonienne sur les établissements de crédit) du 9 février 1999, qui a transposé la directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, modifiant la directive 2002/87/CE et abrogeant les directives 2006/48/CE et 2006/49/CE (JO 2013, L 176, p. 338), la BCE a adopté et a notifié à la requérante sa décision par laquelle elle lui a retiré son agrément (ci-après la « décision du 26 mars 2018 »).

4        Le 27 mars 2018, le juge estonien compétent a adopté une décision ouvrant la procédure de liquidation de la requérante.

5        Le 26 avril 2018, la commission administrative de réexamen de la BCE a reçu de la requérante une demande de révision de la décision du 26 mars 2018.

6        Le 22 juin 2018, la commission administrative de réexamen de la BCE a adopté et communiqué au conseil de surveillance de la BCE l’avis AB/2018/03 par lequel elle lui proposait de considérer que les violations substantielles et procédurales invoquées étaient non fondées et d’adopter une décision au contenu identique à celui de la décision du 26 mars 2018.

7        Le 17 juillet 2018, le conseil des gouverneurs de la BCE a suivi cet avis et a adopté une décision, qui a été notifiée aux liquidateurs de la requérante, abrogeant et remplaçant la décision du 26 mars 2018 (ci-après la « décision du 17 juillet 2018 »). Dans cette décision, la BCE a estimé que, sur la base des preuves recueillies et des résultats des inspections sur place effectuées par la Finantsinspektsioon (FSA, Estonie), les conditions de retrait de l’agrément prévues à l’article 18, sous f), de la directive 2013/36, tel que transposé en droit estonien, devaient être considérées comme étant remplies en ce qui concerne la requérante.

8        Par requêtes déposées au greffe du Tribunal le 5 juin 2018 et le 27 septembre 2018, la requérante a introduit des recours tendant à l’annulation des décisions du 26 mars 2018 (affaire T‑351/18) et du 17 juillet 2018 (affaire T‑584/18).

9        Par arrêt du 6 octobre 2021, Ukrselhosprom PCF et Versobank/BCE (T‑351/18 et T‑584/18, EU:T:2021:669), le Tribunal a, d’une part, s’agissant de l’affaire T‑351/18, constaté que l’objet du recours avait disparu postérieurement à son introduction et que, dès lors, il n’y avait plus lieu de statuer sur celui-ci et, d’autre part, s’agissant de l’affaire T‑584/18, rejeté le recours comme non fondé.

 Fait postérieur à l’introduction du présent recours

10      Par arrêt du 7 septembre 2023, Versobank/BCE (C‑803/21 P, non publié, EU:C:2023:630), la Cour a rejeté dans son intégralité le pourvoi de la requérante tendant à l’annulation de l’arrêt du 6 octobre 2021, Ukrselhosprom PCF et Versobank/BCE (T‑351/18 et T‑584/18, EU:T:2021:669).

 Conclusions des parties

11      La requérante conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        condamner la BCE à réparer le préjudice qu’elle aurait subi en raison de l’adoption de la décision du 17 juillet 2018 et de son comportement associé à cette décision ;

–        condamner la BCE aux dépens.

12      Dans l’exception d’irrecevabilité, la BCE conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner la requérante aux dépens.

13      Dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité, la requérante conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal de rejeter l’exception d’irrecevabilité.

 En droit

14      En vertu de l’article 130, paragraphes 1 et 7, du règlement de procédure du Tribunal, si la partie défenderesse le demande, le Tribunal peut statuer sur l’irrecevabilité ou l’incompétence sans engager le débat au fond.

15      Par ailleurs, aux termes de l’article 126 du règlement de procédure, lorsqu’un recours est manifestement irrecevable ou manifestement dépourvu de tout fondement en droit, le Tribunal peut, sur proposition du juge rapporteur, à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

16      En l’espèce, le Tribunal, s’estimant suffisamment éclairé par les pièces du dossier, décide de statuer sans poursuivre la procédure.

17      À l’appui de son exception d’irrecevabilité, la BCE estime que la demande en indemnité est irrecevable, étant donné que la requête ne satisfait pas aux exigences de l’article 76, sous d), du règlement de procédure. Celle-ci ne contiendrait, en effet, aucun élément susceptible de démontrer l’existence d’un comportement illégal de la BCE, d’un préjudice réel et certain et d’un lien de causalité entre le comportement reproché à la BCE et le préjudice allégué.

18      La requérante conteste l’exception d’irrecevabilité et soutient que la position de la BCE est abusive, en ce qu’elle insiste notamment sur la production de documents qui est rendue impossible en raison de son comportement illégal. Par ailleurs, la requérante fait valoir qu’elle a indiqué à de nombreuses reprises dans sa requête les violations du droit de l’Union et de ses droits commises par la BCE, le préjudice que ces violations lui auraient causé et le lien de causalité directe entre ce préjudice et le comportement illégal de la BCE. En particulier, la requête ferait spécifiquement référence aux violations du droit de l’Union suivantes : violation du droit de représentation de la requérante, violation des droits de la défense de la requérante, violation des principes énoncés dans l’arrêt du 5 novembre 2019, BCE e.a./Trasta Komercbanka e.a. (C‑663/17 P, C‑665/17 P et C‑669/17 P, EU:C:2019:923), et dans les conclusions de l’avocate générale Kokott dans les affaires jointes BCE e.a./Trasta Komercbanka e.a. (C‑663/17 P, C‑665/17 P et C‑669/17 P, EU:C:2019:323), violation du droit incontesté de la requérante d’être traitée légalement, y compris conformément à la répartition adéquate des compétences par la BCE en sa qualité d’autorité de surveillance. En définitive, l’exception d’irrecevabilité présentée équivaudrait à un refus de la BCE de lire la requête.

19      À titre liminaire, il convient de rappeler que l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de l’Union et la mise en œuvre du droit à la réparation du préjudice subi, prévu par l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, dépendent de la réunion d’un ensemble de conditions en ce qui concerne l’illégalité du comportement reproché aux institutions, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre ce comportement et le préjudice invoqué (arrêt du 28 avril 1971, Lütticke/Commission, 4/69, EU:C:1971:40, point 10 ; voir, également, arrêt du 9 septembre 2008, FIAMM e.a./Conseil et Commission, C‑120/06 P et C‑121/06 P, EU:C:2008:476, point 106 et jurisprudence citée).

20      Il convient également de rappeler que, en vertu de l’article 21, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, applicable à la procédure devant le Tribunal conformément à l’article 53, premier alinéa, du même statut, ainsi que de l’article 76, sous d), du règlement de procédure, la requête doit contenir l’objet du litige, les moyens et arguments invoqués ainsi qu’un exposé sommaire desdits moyens. Ces éléments doivent être suffisamment clairs et précis pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur le recours, le cas échéant, sans autres informations. Afin de garantir la sécurité juridique et une bonne administration de la justice, il est nécessaire, pour qu’un recours soit recevable, que les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celui-ci se fonde ressortent d’une façon cohérente et compréhensible du texte de la requête elle-même (voir ordonnance du 23 janvier 2018, Campailla/Union européenne, T‑759/16, non publiée, EU:T:2018:26, point 23 et jurisprudence citée).

21      Pour satisfaire à ces exigences, une requête tendant à la réparation de dommages prétendument causés par une institution de l’Union doit contenir les éléments qui permettent d’identifier le comportement que la partie requérante reproche à l’institution, les raisons pour lesquelles elle estime qu’un lien de causalité existe entre le comportement et le préjudice qu’elle prétend avoir subi ainsi que le caractère et l’étendue de ce préjudice (voir ordonnance du 23 janvier 2018, Campailla/Union européenne, T‑759/16, non publiée, EU:T:2018:26, point 24 et jurisprudence citée).

22      S’agissant du caractère et de l’étendue du préjudice allégué, selon la jurisprudence, une partie requérante peut ne pas avoir chiffré le montant du préjudice qu’elle estime avoir subi, tout en ayant clairement indiqué les éléments qui permettent d’en apprécier la nature et l’étendue, la partie défenderesse étant, dès lors, en mesure d’assurer sa défense. Dans de telles circonstances, l’absence de données chiffrées dans la requête n’affecte pas les droits de la défense de l’autre partie (ordonnance du 22 juillet 2005, Polyelectrolyte Producers Group/Conseil et Commission, T‑376/04, EU:T:2005:297, point 55).

23      En l’espèce, la requérante se limite à affirmer, au point 75 de la requête, qu’elle a subi un dommage matériel, mais qu’elle « n’est pas actuellement en mesure de quantifier ce dommage du fait qu’elle a été entravée de manière persistante dans l’exercice de ses droits de la défense et qu’elle ne bénéficie pas actuellement d’une représentation effective ». Ce faisant, elle reste en défaut de fournir des éléments suffisants pour permettre au Tribunal et à la BCE d’apprécier la nature et l’étendue du préjudice subi.

24      S’agissant du lien de causalité, il y a lieu de rappeler que le préjudice invoqué doit découler de façon suffisamment directe du comportement reproché, ce dernier devant constituer la cause déterminante du préjudice, alors qu’il n’y a pas d’obligation de réparer toute conséquence préjudiciable, même éloignée, d’une situation illégale. Il appartient à la partie requérante d’apporter la preuve de l’existence d’un lien de causalité entre le comportement reproché et le préjudice invoqué (voir arrêt du 8 novembre 2017, De Nicola/Cour de justice de l’Union européenne, T‑99/16, non publié, EU:T:2017:790, point 25 et jurisprudence citée).

25      En l’espèce, la requérante ne précise pas les raisons pour lesquelles elle estime qu’un tel lien existe entre le comportement reproché à la BCE et le préjudice prétendument subi. Elle se contente, en effet, d’affirmer, au point 75 de la requête, « qu’il ne fait aucun doute que le traitement abusif de la requérante par la BCE a causé un dommage matériel considérable ».

26      En outre, les éléments contenus dans la requête concernant le comportement reproché à la BCE par la requérante, tenant, en substance, aux violations de ses droits de la défense au cours de la procédure administrative, et plus particulièrement, à la question de sa représentation effective au cours de cette procédure et à la circonstance selon laquelle la BCE aurait agi en tant que porte-parole de fait du liquidateur de la requérante, ne permettent pas d’identifier les raisons pour lesquelles elle estime qu’un lien de causalité existe entre ce comportement et le préjudice qu’elle aurait subi à la suite de la décision de retrait de son agrément, ainsi que le caractère et l’étendue de ce préjudice.

27      Or, il ne relève pas des compétences du Tribunal de procéder par lui-même à la vérification de l’existence d’un éventuel lien de causalité entre le comportement de l’institution mis en cause et le préjudice allégué (voir ordonnance du 23 janvier 2018, Campailla/Union européenne, T‑759/16, non publiée, EU:T:2018:26, point 28 et jurisprudence citée).

28      Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que la requête ne satisfait pas aux exigences de clarté et de précision telles qu’énoncées à l’article 21, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, applicable à la procédure devant le Tribunal conformément à l’article 53, premier alinéa, du même statut, et à l’article 76, sous d), du règlement de procédure, pour permettre à la BCE de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur la demande indemnitaire.

29      Ainsi, l’exception d’irrecevabilité présentée par la BCE doit être accueillie et le recours rejeté dans son intégralité comme étant manifestement irrecevable, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la régularité du mandat du représentant de la requérante.

30      Dans ces conditions, et conformément à l’article 142, paragraphe 2, du règlement de procédure, il n’y a également plus lieu de statuer sur la demande d’intervention présentée par le Conseil de l’Union européenne.

 Sur les dépens

31      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

32      La requérante ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la BCE.

33      Par ailleurs, en application de l’article 144, paragraphe 10, du règlement de procédure, le Conseil supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (sixième chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté comme manifestement irrecevable.

2)      Il n’y a plus lieu de statuer sur la demande d’intervention du Conseil.

3)      Versobank AS est condamnée aux dépens, à l’exception de ceux afférents à la demande d’intervention.

4)      Le Conseil supportera ses propres dépens.

Fait à Luxembourg, le 16 mai 2024.

Le greffier

 

La présidente

V. Di Bucci

 

M. J. Costeira


*      Langue de procédure : l’anglais.