Language of document : ECLI:EU:T:2024:287

ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre)

8 mai 2024 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Restrictions en matière d’admission sur le territoire des États membres – Liste des personnes, des entités et des organismes faisant l’objet de restrictions en matière d’admission sur le territoire des États membres – Inscription et maintien du nom du requérant sur les listes – Notion d’“association” – Article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145/PESC – Article 3, paragraphe 1, in fine, du règlement (UE) no 269/2014 – Compétence du Tribunal – Obligation de motivation – Erreur d’appréciation – Droits de la défense – Droit de propriété et liberté d’entreprendre – Liberté de circulation – Proportionnalité »

Dans l’affaire T‑234/22,

Gulbakhor Ismailova, demeurant à Tachkent (Ouzbékistan), représentée par Mes J. Grand d’Esnon, C. Durrleman et S. Lescanne, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. B. Driessen et A. Vitro, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de M. D. Spielmann, président, Mme M. Brkan (rapporteure) et M. I. Gâlea, juges,

greffier : Mme H. Eriksson, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure, notamment :

–        la requête déposée au greffe du Tribunal le 29 avril 2022,

–        l’ordonnance du 21 juin 2022, Ismailova /Conseil (T‑234/22 R, non publiée, EU:T:2022:377), par laquelle le président du Tribunal a rejeté la demande en référé et réservé les dépens,

–        le mémoire en adaptation déposé par la requérante au greffe du Tribunal le 24 mai 2023,

à la suite de l’audience du 26 juin 2023,

vu l’ordonnance de réouverture de la phase orale de la procédure du 7 février 2024 et les réponses écrites des parties aux questions du Tribunal à la suite de la réouverture de la procédure,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, Mme Gulbakhor Ismailova, demande l’annulation, d’une part, de la décision (PESC) 2022/329 du Conseil, du 25 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 50, p. 1), et du règlement (UE) 2022/330 du Conseil, du 25 février 2022, modifiant le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 51, p. 1), et, d’autre part, de la décision (PESC) 2022/582 du Conseil, du 8 avril 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 110, p. 55), et du règlement d’exécution (UE) 2022/581 du Conseil, du 8 avril 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 110, p. 3) (ci-après les « actes initiaux »), et, après adaptation, de la décision (PESC) 2023/572 du Conseil, du 13 mars 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 134), et du règlement d’exécution (UE) 2023/571 du Conseil, du 13 mars 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 1) (ci-après les « actes de maintien »), en tant que ces actes (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») la concernent.

 Antécédents du litige

2        La requérante est un médecin gynécologue ayant les nationalités russe, ouzbek et chypriote.

3        Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/145/PESC, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16). Le même jour, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement (UE) no 269/2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

4        Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et les forces armées russes ont commencé à attaquer l’Ukraine.

5        Le même jour, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a publié une déclaration au nom de l’Union européenne condamnant avec la plus grande fermeté l’invasion non provoquée de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie et l’implication de la République de Biélorussie dans cette agression contre l’Ukraine. Le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a indiqué que la riposte de l’Union comprendrait des mesures restrictives à la fois sectorielles et individuelles.

6        À cette même date, le Conseil européen a condamné avec la plus grande fermeté l’agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, indiquant que, par ses actions militaires illégales, la Fédération de Russie violait de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies et portait atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales. Le Conseil européen a demandé à la Fédération de Russie et aux formations armées qu’elle soutenait de respecter le droit humanitaire international et de cesser leur campagne de désinformation et leurs cyberattaques. Le Conseil européen a marqué son accord sur de nouvelles mesures restrictives, en coordination étroite avec les partenaires et alliés de l’Union.

7        Le 25 février 2022, le Conseil a adopté une deuxième série de mesures restrictives. Il s’agissait notamment de mesures individuelles visant des hommes politiques et des hommes d’affaires impliqués dans l’atteinte à l’intégrité du territoire ukrainien et de mesures restrictives applicables dans le domaine de la finance, de la défense, de l’énergie, dans le secteur de l’aviation et de l’industrie spatiale.

8        Le même jour, compte tenu de la gravité de la situation, le Conseil a, d’une part, adopté la décision 2022/329, modifiant la décision 2014/145, et, d’autre part, le règlement 2022/330, modifiant le règlement no 269/2014, afin de modifier les critères d’inscription en application desquelles des personnes physiques ou morales, des entités ou organismes pouvaient être visés par les mesures restrictives en cause.

9        L’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145, dans sa version modifiée par la décision 2022/329, prévoit ce qui suit :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire :

a)      des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

[…]

b)      des personnes physiques qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ; […]

et les personnes physiques qui leur sont associées, dont la liste figure en annexe. »

10      L’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 telle que modifiée se lit comme suit :

« Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :

c)      à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

[…]

d)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;

[…]

et les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui leur sont associés, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent, dont la liste figure en annexe. »

11      Les modalités de ce gel de fonds sont définies à l’article 2, paragraphes 3 à 6, de la décision 2014/145.

12      Le règlement no 269/2014 dans sa version modifiée par le règlement 2022/330 a prévu l’adoption de mesures de gel de fonds et en a défini les modalités en des termes identiques à ceux de la décision 2014/145 telle que modifiée. En effet, l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement a repris les mêmes critères que ceux énoncés à l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 telle que modifiée.

13      Le 28 février 2022, le Conseil a adopté une troisième série de mesures restrictives incluant des mesures restrictives individuelles, avec l’ajout de vingt-six personnes, dont le frère de la requérante, M. Alisher Usmanov, sur les listes des personnes visées par lesdites mesures.

14      Le 8 avril 2022, par la décision 2022/582 et le règlement d’exécution 2022/581, le Conseil a ajouté le nom de la requérante sur les listes des personnes physiques ou morales, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives annexées à la décision 2014/145 et au règlement no 269/2014 (ci-après les « listes litigieuses »). Les motifs de l’inscription du nom de la requérante sur ces listes ont été les suivants :

« Gulbakhor Ismailova est une sœur d’Alisher Usmanov, un oligarque pro-Kremlin inscrit sur la liste figurant dans la décision 2014/145 […] Des enquêtes menées par l’Office fédéral allemand de la police judiciaire (Bundeskriminalamt) ont révélé qu’Alisher Usmanov avait transféré indirectement des actifs à sa sœur Gulbakhor Ismailova. En particulier, le propriétaire du yacht “Dilbar” est Navis Marine Ltd (Îles Caïmans), dont l’actionnaire est Almenor Holdings Ltd. (Chypre). Toutes les actions de cette société holding sont détenues par Pomerol Capital SA (Suisse) en fiducie/trust au profit de “The Sisters Trust”. Depuis 2017, Alisher Usmanov n’est plus actionnaire de cette société fiduciaire ; sa sœur, Gulbakhor Ismailova, est dès lors la seule propriétaire bénéficiaire du yacht “Dilbar”.

Elle est également liée à des biens immobiliers de luxe en Italie et en Lettonie, pour lesquels un lien peut être établi avec son frère Alisher Usmanov. Elle est donc une personne physique associée à Alisher Usmanov (son frère), lequel a apporté un soutien matériel ou financier actif à des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et a soutenu activement les politiques de déstabilisation de l’Ukraine menées par le gouvernement russe. »

15      Par une lettre datée du 10 avril 2022, le Conseil a informé la requérante des mesures prises contre elle.

16      Le 11 avril 2022, un avis à l’attention des personnes et entités faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2014/145, modifiée par la décision 2022/582, et par le règlement no 269/2014, mis en œuvre par le règlement d’exécution 2022/581 a été publié au Journal officiel (JO 2022, C 157, p. 11) et a précisé notamment que les personnes et entités concernées pouvaient adresser au Conseil, avant le 1er juin 2022, une demande de réexamen de la décision par laquelle elles avaient été inscrites sur les listes litigieuses, en y joignant des pièces justificatives.

17      Le 13 mars 2023, le Conseil a adopté les actes de maintien, dont il a résulté que la décision 2014/145 telle modifiée a été applicable jusqu’au 15 septembre 2023 et que les mesures restrictives individuelles applicables à la requérante ont été ainsi prolongées, le nom de celle-ci étant maintenu sur les listes litigieuses pour les motifs suivants :

« Gulbakhor Ismailova est une sœur d’Alisher Usmanov, un oligarque pro-Kremlin inscrit sur la liste figurant dans la décision 2014/145 […] Des enquêtes menées par l’Office fédéral allemand de la police judiciaire (Bundeskriminalamt) ont révélé qu’Alisher Usmanov avait transféré indirectement des actifs à sa sœur Gulbakhor Ismailova. En particulier, le propriétaire du yacht Dilbar est Navis Marine Ltd (Îles Caïmans), dont l’actionnaire est Almenor Holdings Ltd (Chypre). Toutes les actions de cette société holding sont détenues par Pomerol Capital SA (Suisse) en fiducie/trust au profit de “The Sisters Trust”. Depuis 2017, Alisher Usmanov n’est plus actionnaire de cette société fiduciaire ; sa sœur, Gulbakhor Ismailova, est dès lors la seule propriétaire bénéficiaire du yacht Dilbar.

Elle est également liée à des biens immobiliers de luxe en Italie et en Lettonie, pour lesquels un lien peut être établi avec son frère Alisher Usmanov. Elle s’appuie sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère. Elle est donc une personne physique associée à Alisher Usmanov (son frère), lequel a apporté un soutien matériel ou financier actif à des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et a soutenu activement les politiques de déstabilisation de l’Ukraine menées par le gouvernement russe. »

 Conclusions des parties

18      La requérante conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués en ce qui la concerne ;

–        annuler la décision 2022/329 et le règlement 2022/330 ;

–        à titre subsidiaire, annuler l’article 1er, paragraphe 2, sous f) et g), de la décision 2022/329 ainsi que l’article 1er, sous f) et g), du règlement 2022/330 ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

19      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        à titre subsidiaire, si les actes attaqués sont annulés en ce qui concerne la requérante, ordonner le maintien des effets de la décision 2022/582 en ce qui concerne la requérante jusqu’à la prise d’effet de l’annulation partielle du règlement d’exécution 2022/581 ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

20      À titre liminaire, il convient d’examiner la compétence du Tribunal en ce que le recours vise l’annulation de la décision 2022/329 et la compétence du Tribunal et la recevabilité du recours en ce qu’il vise l’annulation du règlement 2022/330.

 Sur la compétence du Tribunal pour connaître du chef de conclusion visant l’annulation de la décision 2022/329

21      La requérante demande l’annulation de la décision 2022/329, en ce qu’elle modifie l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 et introduit de nouveaux critères pour l’inscription sur la liste des personnes physiques ou morales, entités ou organismes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par cette disposition.

22      À cet égard, la requérante demande, à titre principal, l’annulation de la décision 2022/329 dans son intégralité. L’article 1er, paragraphe 2, de la décision 2022/329 modifie l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 en modifiant les critères d’inscription dont la liste est dressée à l’article 2, paragraphe 1, sous a) à g), de cette décision. À titre subsidiaire, elle demande l’annulation des seuls critères prévus à l’article 2, paragraphe 1, sous f) et g), de la décision 2014/145 telle que modifiée.

23      Il convient d’examiner d’office si les conclusions en annulation de la décision 2022/329 sont portées devant une juridiction compétente pour en connaître. En effet, dans la mesure où la question de la compétence du Tribunal pour connaître d’un litige est d’ordre public, une telle question peut à tout moment de la procédure être examinée, même d’office, par le Tribunal (voir arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil, C‑134/19 P, EU:C:2020:793, point 25 et jurisprudence citée).

24      Il y a lieu de relever que la décision 2022/329 a été adoptée sur le fondement de l’article 29 TUE, qui est une disposition relative à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) au sens de l’article 275 TFUE.

25      Si, par application de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne n’est, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur le fondement de ces dispositions, il y a lieu de rappeler, toutefois, que les traités établissent explicitement deux exceptions à ce principe. En effet, d’une part, tant l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE que l’article 275, second alinéa, TFUE prévoient que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour contrôler le respect de l’article 40 TUE. D’autre part, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE attribue à la Cour de justice de l’Union européenne la compétence pour contrôler la légalité de certaines décisions visées à l’article 275, second alinéa, TFUE. Pour sa part, cette dernière disposition prévoit la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne pour se prononcer sur les recours, formés dans les conditions prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, concernant le contrôle de la légalité des décisions du Conseil, adoptées sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, qui prévoient des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales (arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 60).

26      Par conséquent, il convient de vérifier si les dispositions de la décision 2022/329 prévoient des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, au sens de l’article 275, second alinéa, TFUE.

27      À cet égard, en ce qui concerne les actes adoptés sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, c’est la nature individuelle de ces actes qui ouvre, conformément aux termes de l’article 275, second alinéa, TFUE et de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, l’accès au juge de l’Union (arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil, C‑478/11 P à C‑482/11 P, EU:C:2013:258, point 57 ; voir, également, arrêt du 17 février 2017, Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil, T‑14/14 et T‑87/14, EU:T:2017:102, point 37 et jurisprudence citée).

28      Des mesures de portée générale ne constituent pas des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales au sens de l’article 275, second alinéa, TFUE. Cela est notamment le cas lorsque des dispositions prévoient des mesures dont le champ d’application est déterminé par référence à des critères objectifs et que ces mesures ne ciblent pas des personnes physiques ou morales identifiées, mais s’appliquent de manière générale (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, points 97 et 98).

29      La décision 2022/329 modifie, d’une part, l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145, relatif à des restrictions en matière d’admission sur le territoire de l’Union, et, d’autre part, l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145, portant sur des mesures de gels de fonds, en ce qu’elle modifie les critères d’inscription sur la liste des personnes physiques ou morales, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives annexée à la décision 2014/145.

30      La décision 2022/329 définit les critères d’inscription applicables de manière générale et abstraite. En effet, concernant les mesures de gel de fonds, la décision 2022/329 modifie l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 et prévoit que « sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :

a)      à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

b)      à des personnes morales, des entités ou des organismes qui soutiennent matériellement ou financièrement des actions qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ;

c)      à des personnes morales, des entités ou des organismes de Crimée ou de Sébastopol dont la propriété a été transférée en violation du droit ukrainien, ou à des personnes morales, des entités ou des organismes qui ont bénéficié d’un tel transfert ;

d)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;

e)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui réalisent des transactions avec les groupes séparatistes de la région du Donbas en Ukraine ;

f)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ce gouvernement ; ou

g)      à des femmes et hommes d’affaires influents ou des personnes morales, des entités ou des organismes ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine,

et les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui leur sont associés, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent, dont la liste figure en annexe. »

31      Il convient ainsi de distinguer, d’une part, la décision qui définit les critères d’inscription ou les modifie de manière générale et, d’autre part, la décision par laquelle le Conseil décide d’inscrire le nom d’une personne physique ou morale identifiée en application de ces critères. Or en l’espèce, la décision 2022/329 ne fait que modifier de manière générale la définition des critères d’inscription sur la liste des personnes faisant l’objet de mesures restrictives annexée à la décision 2014/145. Cette décision du 25 février 2022 se distingue de la décision 2022/582 du 8 avril 2022, par laquelle le nom de la requérante a été inscrit sur la liste annexée à la décision 2014/145 et de la décision 2023/572 du 13 mars 2023 qui maintient cette inscription. En l’espèce, la « décision prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales », au sens de l’article 275, second alinéa, TFUE, est à trouver dans l’acte par lequel l’inscription du nom de la requérante a été effectuée, à savoir la décision 2022/582 du 8 avril 2022, par laquelle le nom de la requérante a été ajouté à l’annexe de la décision 2014/145 puis la décision 2023/572 du 13 mars 2023 par laquelle son nom a été maintenu dans cette annexe.

32      Cette situation est à distinguer de celle des points 100 à 107 de l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236), dans lequel la Cour s’est reconnue compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur la validité de dispositions relatives à la PESC, à savoir l’article 1er, paragraphe 2, sous b) à d), et paragraphe 3, de l’article 7 et l’annexe III de la décision 2014/512. En l’occurrence, l’objet des mesures restrictives prévues par ces dispositions était défini par référence à des entités spécifiques qui étaient clairement identifiées en annexe à la décision en cause au moment de son adoption, parmi lesquelles figurait la société requérante Rosneft comme précisé au point 104 dudit arrêt. Ainsi, ces dispositions n’étaient pas des mesures s’appliquant de manière générale, mais ciblaient des personnes physiques ou morales identifiées.

33      Au surplus, il y a lieu de relever que, en l’espèce, la requérante n’a pas soulevé d’exception d’illégalité au titre de l’article 277 TFUE contre l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 telle que modifiée par la décision 2022/329.

34      Interrogée lors de l’audience sur la question de savoir si elle entendait, par le chef de conclusion visant l’annulation de la décision 2022/329, soulever une exception d’illégalité visant l’article 2, paragraphe 1, sous a) et d), de la décision 2014/145 telle que modifiée, la requérante a maintenu son chef de conclusions visant l’annulation de la décision 2022/329.

35      Ainsi, la décision 2022/329 ne peut être qualifiée de « décision prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales », au sens de l’article 275, second alinéa, TFUE. Par conséquent, il y a lieu, en l’espèce, de rejeter les conclusions en annulation de la décision 2022/329 comme étant portées devant une juridiction incompétente pour en connaître.

 Sur la compétence du Tribunal pour connaître du chef de conclusions visant l’annulation du règlement 2022/330 et sur la recevabilité dudit chef

36      La requérante demande l’annulation du règlement 2022/330. Ce règlement modifie l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 portant sur des mesures de gels de fonds en ce qu’il modifie les critères d’inscription sur la liste des personnes physiques ou morales, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives annexée au règlement no 269/2014. À titre principal, la requérante demande l’annulation de l’intégralité du règlement 2022/330, en ce qu’il modifie l’article 3, paragraphe 1, sous a) à g), du règlement no 269/2014. À titre subsidiaire, la requérante demande l’annulation du règlement 2022/330 en ce qu’il modifie l’article 3, paragraphe 1, sous f) et g), du règlement no 269/2014.

37      Il convient de rappeler que la compétence du Tribunal ne se trouve aucunement limitée s’agissant d’un règlement adopté sur le fondement de l’article 215 TFUE, qui donne effet à des décisions de l’Union arrêtées dans le contexte de la PESC. En effet, de tels règlements constituent des actes de l’Union adoptés sur le fondement du traité FUE à l’égard desquels les juridictions de l’Union doivent, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu des traités, assurer un contrôle en principe complet de légalité [voir arrêt du 22 juin 2021, Venezuela/Conseil (Affectation d’un État tiers), C‑872/19 P, EU:C:2021:507, point 21 et jurisprudence citée].

38      Le règlement 2022/330 a été adopté sur le fondement de l’article 215 TFUE, qui régit les mesures restrictives adoptées par le Conseil dans le cadre de l’action extérieure de l’Union, et le Tribunal est ainsi compétent pour connaître du chef de conclusions soulevé par la requérante visant l’annulation du règlement 2022/330.

39      Toutefois, il convient de vérifier si ce chef de conclusions est recevable.

40      Il convient de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, un recours en annulation intenté par une personne physique ou morale n’est recevable que dans la mesure où cette dernière a un intérêt à voir l’acte attaqué être annulé. Un tel intérêt suppose que l’annulation de cet acte soit susceptible, par elle-même, d’avoir des conséquences juridiques et que le recours puisse ainsi, par son résultat, procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté. La preuve d’un tel intérêt, qui s’apprécie au jour où le recours est formé et qui constitue la condition essentielle et première de tout recours en justice, doit être rapportée par la requérante (arrêts du 18 octobre 2018, Gul Ahmed Textile Mills/Conseil, C‑100/17 P, EU:C:2018:842, point 37, et du 27 mars 2019, Canadian Solar Emea e.a./Conseil, C‑236/17 P, EU:C:2019:258, point 91).

41      En l’espèce, il ressort des motifs d’inscription cités au point 14 ci-dessus que la requérante a été ajoutée sur la liste annexée au règlement no 269/2014 tel que modifié, en application de l’article 3, paragraphe 1, in fine, dudit règlement, en tant que personne associée à M. Usmanov, dont le nom a été inscrit sur ladite liste en application de l’article 3, paragraphe 1, sous a) et d), du règlement no 269/2014 tel que modifié.

42      Par conséquent, dans la mesure où l’inscription du nom de la requérante sur la liste annexée au règlement no 269/2014 est sans lien avec les critères prévus à l’article 3, paragraphe 1, sous b) et c), ainsi que sous e) à g), dudit règlement, la requérante n’a aucun intérêt à demander l’annulation du règlement 2022/330 en ce qu’il a modifié l’article 3, paragraphe 1, sous b) et c) ainsi que sou e) à g), du règlement no 269/2014. Le chef de conclusion visant l’annulation desdits critères doit donc être déclaré irrecevable.

43      Il convient de poursuivre l’examen de la recevabilité de ce chef de conclusions uniquement en prenant en considération le règlement 2022/330 en ce qu’il modifie l’article 3, paragraphe 1, in fine, du règlement no 269/2014 associé à l’article 3, paragraphe 1, sous a) et d), dudit règlement.

44      L’article 3, paragraphe 1, in fine, du règlement no 269/2014 tel que modifié par le règlement 2022/330 reprend les mêmes critères que ceux énoncés à l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 et vise les personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui sont associés au personnes physiques ou morales, entités ou organismes visés, en l’espèce, à l’article 3, paragraphe 1, sous a) à g), du règlement no 269/2014 tel que modifié.

45      Dans la mesure où le nom de la requérante a été inscrit sur la liste annexée au règlement no 269/2014 sur le fondement d’un critère d’association, en lien avec l’article 3, paragraphe 1, sous a) et d), du règlement no 269/2014, elle a un intérêt à agir contre le règlement 2022/330 en ce qu’il a modifié ce critère à l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 269/2014.

46      Aux termes de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, toute personne physique ou morale peut former un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution.

47      En l’espèce, tout d’abord, il convient de relever que la requérante n’est pas destinataire du règlement 2022/330.

48      Ensuite, il convient de vérifier si le règlement 2022/330 constitue un acte réglementaire qui concerne directement la requérante et qui ne comporte pas de mesures d’exécution.

49      À cet égard, il convient de relever que le règlement 2022/330 est un acte réglementaire en ce qu’il a une portée générale et que, adopté sur le fondement de l’article 215 TFUE et selon la procédure prévue à cet article, il ne l’a pas été conformément à la procédure législative ordinaire, visée à l’article 289, paragraphe 1, TFUE et définie à l’article 294 TFUE [voir, par analogie, arrêt du 22 juin 2021, Venezuela/Conseil (Affectation d’un État tiers), C‑872/19 P, EU:C:2021:507, point 92].

50      En outre, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’expression « qui ne comportent pas de mesures d’exécution », au sens de l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE, doit être interprétée à la lumière de l’objectif de cette disposition qui consiste, ainsi qu’il ressort de sa genèse, à éviter qu’un particulier soit contraint d’enfreindre le droit pour pouvoir accéder à un juge. Or, lorsqu’un acte réglementaire produit directement des effets sur la situation juridique d’une personne physique ou morale sans requérir de mesures d’exécution, cette dernière risque d’être dépourvue d’une protection juridictionnelle effective si elle ne dispose pas d’une voie de recours devant le juge de l’Union aux fins de mettre en cause la légalité de cet acte réglementaire. En effet, en l’absence de mesures d’exécution, une personne physique ou morale, bien que directement concernée par l’acte en question, ne serait en mesure d’obtenir un contrôle juridictionnel de cet acte qu’après avoir violé les dispositions dudit acte en se prévalant de l’illégalité de celles-ci dans le cadre des procédures ouvertes à son égard devant les juridictions nationales (arrêts du 19 décembre 2013, Telefónica/Commission, C‑274/12 P, EU:C:2013:852, point 27, et du 6 novembre 2018, Scuola Elementare Maria Montessori/Commission, Commission/Scuola Elementare Maria Montessori et Commission/Ferracci, C‑622/16 P à C‑624/16 P, EU:C:2018:873, point 58).

51      La Cour a, par ailleurs, itérativement jugé que, aux fins d’apprécier si un acte réglementaire comporte des mesures d’exécution, il y a lieu de s’attacher à la position de la personne invoquant le droit de recours au titre de l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE (voir arrêt du 6 novembre 2018, Scuola Elementare Maria Montessori/Commission, Commission/Scuola Elementare Maria Montessori et Commission/Ferracci, C‑622/16 P à C‑624/16 P, EU:C:2018:873, point 61 et jurisprudence citée).

52      En l’espèce, il y a lieu de constater que, pour son application, le règlement 2022/330, modifiant le règlement no 269/214, nécessite l’adoption d’une mesure d’exécution consistant, comme il ressort de l’article 14, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 tel que modifié, en l’inscription ou, après réexamen, le maintien de l’inscription du nom de la personne, de l’entité ou de l’organisme visé à l’annexe I dudit règlement. Partant, le règlement 2022/330 ne constitue pas un acte réglementaire qui ne comporte pas de mesures d’exécution au sens de l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE.

53      Enfin, il convient de vérifier si la requérante est directement et individuellement concernée par le règlement 2022/330 en ce qu’il modifie le critère d’association en cause.

54      Il convient ainsi de distinguer, d’une part, le règlement 2022/330, modifiant l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 269/2014, qui définit les critères d’inscription de manière générale sans que des personnes physiques ou morales inscrites en annexe soient identifiées ou identifiables au moment de son adoption, et, d’autre part, le règlement d’exécution ultérieur par lequel le Conseil a décidé d’inscrire le nom d’une personne physique ou morale identifiée en application de ces critères. Or, en l’espèce, le règlement 2022/330 ne fait que modifier de manière générale la définition des critères d’inscription sur la liste des personnes faisant l’objet de mesures restrictives annexée au règlement no 269/2014, de sorte qu’il n’affecte pas individuellement la requérante. L’acte individuel directement attaquable par la requérante est l’acte par lequel son nom a été inscrit à l’annexe I du règlement no 269/2014, à savoir le règlement d’exécution 2022/582.

55      Par conséquent, le règlement 2022/330, modifiant l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 269/2014, n’est pas, en tant que tel, un acte dont la requérante peut demander l’annulation sur le fondement de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.

56      Partant, le chef de conclusions visant l’annulation, à titre principal, du règlement 2022/330 dans son intégralité et, à titre subsidiaire, de l’article 1er du règlement 2022/330 en ce qu’il modifie l’article 3, paragraphe 1, sous f) et g), du règlement no 269/2014 doit être rejeté comme étant irrecevable.

 Sur le fond

57      La requérante invoque, en substance, sept moyens, tirés, le premier, d’une violation des droits de la défense, du droit d’être entendu et du droit à une protection juridictionnelle effective, le deuxième, de l’illégalité des critères définis par la décision 2022/329 et par le règlement 2022/330, le troisième, de l’illégalité de l’inscription de la requérante sur les listes litigieuses en ce qu’elle reposerait sur des critères eux-mêmes illégaux, le quatrième, d’une violation de l’obligation de motivation, le cinquième, d’une absence de valeur probante des preuves produites par le Conseil et d’une erreur manifeste d’appréciation, le sixième, d’une violation des droits fondamentaux et, le septième, d’une violation du principe de proportionnalité.

58      Dans la mesure où les chefs de conclusion visant l’annulation de la décision 2022/330 et du règlement 2022/330 ont été, comme il ressort des points 21 à 56 ci-dessus, rejetés, respectivement, pour incompétence et comme étant irrecevable, il n’y a pas lieu d’examiner les deuxième et troisième moyens, tirés de l’illégalité des critères définis par la décision 2022/329 et par le règlement 2022/330 et de l’illégalité de l’inscription de la requérante sur les listes en ce qu’elle reposerait sur des critères illégaux.

 Sur le premier moyen, tiré d’une violation des droits de la défense, du droit d’être entendu et du droit à une protection juridictionnelle effective

59      La requérante invoque une violation de ses droits de la défense, de son droit d’être entendu et de son droit à une protection juridictionnelle effective, au motif qu’elle n’a pas reçu en temps utile les motifs de l’inscription de son nom sur les listes litigieuses. Elle reproche au Conseil de ne pas lui avoir adressé une communication individuelle de la décision par laquelle son nom a été inscrit sur les listes litigieuses, étant donné qu’elle n’aurait reçu que dix-neuf jours après l’adoption des actes initiaux un courrier du Conseil qui ne précisait ni les motifs de l’inscription de son nom, ni qu’elle avait la possibilité de saisir le Tribunal d’un recours en annulation contre les actes initiaux. En outre, elle soutient que le Conseil renverse la charge de la preuve et qu’il appartenait au Conseil de lui communiquer, en même temps ou immédiatement après l’adoption de la décision en cause, les motifs de l’inscription de son nom.

60      Le Conseil conteste les arguments de la requérante.

61      Il y a lieu de rappeler que le droit d’être entendu dans toute procédure, prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte »), qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant qu’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ne soit prise à son égard (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 75 et jurisprudence citée).

62      Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire le nom d’une personne sur une liste figurant à l’annexe d’un acte portant mesures restrictives, le respect des droits de la défense exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les motifs et les éléments retenus à sa charge sur lesquels cette autorité envisage de fonder sa décision. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 111 et 112).

63      L’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet toutefois des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle-ci, pour autant que la limitation concernée respecte le contenu essentiel du droit fondamental en cause et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elle soit nécessaire et réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 101 et jurisprudence citée).

64      À cet égard, la Cour a, à plusieurs reprises, jugé que les droits de la défense pouvaient être soumis à des limitations ou dérogations, et ce notamment dans le domaine des mesures restrictives adoptées dans le contexte de la PESC (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 67 et jurisprudence citée).

65      En outre, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 102 et jurisprudence citée).

66      C’est à la lumière de ces principes jurisprudentiels qu’il convient d’analyser les arguments de la requérante.

–       Concernant les actes initiaux

67      En premier lieu, la requérante soutient que le Conseil ne lui a pas communiqué de manière individuelle les actes initiaux ainsi que les motifs justifiant l’inscription de son nom sur les listes litigieuses.

68      Il convient de relever que l’article 3, paragraphe 2, de la décision 2014/145 et l’article 14, paragraphe 2, du règlement no 269/2014 prévoient que le Conseil communique à la personne physique ou morale, à l’entité ou à l’organisme concerné la décision et l’exposé des motifs de l’inscription de son nom sur la liste concernée « soit directement, si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en donnant à cette personne, cette entité ou cet organisme la possibilité de présenter des observations ».

69      En outre, il y a lieu de rappeler que le principe de protection juridictionnelle effective implique que l’autorité de l’Union qui adopte un acte entraînant des mesures restrictives à l’égard d’une personne ou d’une entité communique à la personne ou à l’entité concernée les motifs sur lesquels cet acte est fondé, dans toute la mesure du possible soit au moment où cet acte est adopté, soit, à tout le moins, aussi rapidement que possible après qu’il l’a été, afin de permettre à cette personne ou à cette entité l’exercice de son droit de recours (voir arrêt du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil, C‑548/09 P, EU:C:2011:735, point 47 et jurisprudence citée).

70      Il en découle que le délai pour l’introduction d’un recours en annulation contre un acte imposant des mesures restrictives à l’égard d’une personne ou d’une entité commence uniquement à courir soit à partir de la date de la communication individuelle de cet acte à l’intéressé, si son adresse est connue, soit à partir de la publication d’un avis au Journal officiel, lorsqu’il était impossible de procéder à la communication directe de cet acte à l’intéressé (voir arrêt du 3 juillet 2014, Sharif University of Technology/Conseil, T‑181/13, non publié, EU:T:2014:607, point 30 et jurisprudence citée).

71      À cet égard, il convient de rappeler que le Conseil n’est pas libre de choisir le mode de communication aux personnes intéressées des actes par lesquels il les soumet à des mesures restrictives. En effet, une communication indirecte de tels actes par la publication d’un avis au Journal officiel n’est autorisée que dans les seuls cas où il est impossible pour le Conseil de procéder à une communication individuelle. À défaut, il serait permis au Conseil de se soustraire aisément à son obligation de communication individuelle (voir, en ce sens, ordonnance du 10 juin 2016, Pshonka/Conseil, T‑381/14, EU:T:2016:361, point 41 et jurisprudence citée).

72      En l’espèce, il ressort des actes initiaux que l’adresse de la requérante était connue du Conseil au moment de leur adoption. Le Conseil était donc tenu d’informer directement la requérante, par le moyen d’une communication individuelle, des mesures adoptées à son égard.

73      À cet égard, il y a lieu de constater que le Conseil a adressé à la requérante une lettre datée du 10 avril 2022 et envoyée le 11 avril 2022, à savoir le premier jour ouvré après l’adoption des actes initiaux, ce que la requérante ne conteste pas. Elle conteste le caractère tardif de cette notification. Or, comme le souligne à juste titre le Conseil, le fait que la lettre soit parvenue à la requérante le 27 avril 2022 n’est pas imputable au Conseil et a seulement pour conséquence que le délai de recours de deux mois pour l’introduction d’un recours contre les actes initiaux a commencé à courir le 27 avril 2022.

74      Il convient de relever que la lettre du Conseil datée du 10 avril 2022 comportait une référence au Journal officiel de l’Union européenne permettant à la requérante de prendre connaissance des actes initiaux par lesquels son nom a été ajouté sur les listes litigieuses. Or, les indications fournies par le Conseil dans les actes initiaux comportaient les motifs cités au point 14 ci-dessus et étaient suffisantes pour lui permettre de connaître les éléments ayant conduit le Conseil à inscrire son nom sur les listes litigieuses.

75      En second lieu, la requérante fait valoir que le Conseil renverse la charge de la preuve en alléguant qu’elle n’a pas demandé les preuves sur lesquelles il s’est fondé pour justifier l’inscription de son nom sur les listes litigieuses.

76      Il convient de rappeler que, lorsque des informations suffisamment précises, permettant à la personne intéressée de faire connaître utilement son point de vue sur les éléments retenus à sa charge par le Conseil, ont été communiquées, le principe du respect des droits de la défense n’implique pas l’obligation pour cette institution de donner spontanément accès aux documents contenus dans son dossier. Ce n’est que sur demande de la partie intéressée que le Conseil est tenu de donner accès à tous les documents administratifs non confidentiels concernant la mesure en cause (voir arrêt du 14 octobre 2009, Bank Melli Iran/Conseil, T‑390/08, EU:T:2009:401, point 97 et jurisprudence citée).

77      Le fait que la requérante doive elle-même demander le dossier de preuves ne signifie pas pour autant un renversement de la charge de la preuve, mais implique uniquement que ledit dossier est transmis non pas à l’initiative du Conseil, mais sur demande de la personne concernée.

78      En l’espèce, il y a lieu de relever que le Conseil a, par la lettre datée du 10 avril 2022, communiqué à la requérante les informations lui permettant de prendre connaissance des actes initiaux, par lesquels son nom a été ajouté sur les listes litigieuses, ainsi que des motifs de cette inscription. Dès lors, le Conseil n’était pas tenu de communiquer spontanément le dossier de preuves concernant l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses.

79      Dès lors, au vu de la lettre datée du 10 avril 2022 adressée par le Conseil à la requérante, il convient de considérer qu’il n’a pas été porté atteinte à ses droits de la défense ou à son droit à la protection juridictionnelle effective.

–       Concernant les actes de maintien

80      La requérante soutient, dans son mémoire en adaptation, tout d’abord, que le Conseil n’a pas procédé à une appréciation actualisée de sa situation et que les mesures restrictives prises à son égard ont été maintenues de manière automatique. En particulier, la requérante soutient que, au moment de l’adoption des actes de maintien, elle n’était plus bénéficiaire du « Sister Trust » et du « Pauillac Trust » et que le Conseil n’a pas pris en compte cet élément, ce qui démontre qu’il n’a pas procédé à une véritable appréciation actualisée de sa situation.

81      Ensuite, le Conseil n’aurait pas tenu compte des observations formulées par la requérante depuis l’inscription initiale de son nom, en maintenant le même raisonnement malgré les observations formulées par la requérante dans la réplique, dans les demandes de réexamen du 28 avril 2022 et du 1er novembre 2022 et dans les observations de janvier 2023.

82      Enfin, la requérante estime que seul un arrêt du Tribunal, après la tenue d’une audience de plaidoirie, lui permettra d’être entendue.

83      Il convient de rappeler que, dans le cas d’une décision de gel de fonds par laquelle le nom d’une personne ou d’une entité figurant déjà sur la liste des personnes et des entités dont les fonds sont gelés est maintenu sur cette liste, l’adoption d’une telle décision doit, en principe, être précédée d’une communication des éléments retenus à charge ainsi que de l’opportunité conférée à la personne ou à l’entité concernée d’être entendue (voir, en ce sens, arrêts du 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 62).

84      Le respect des droits de la défense implique que, avant d’adopter une décision portant renouvellement de mesures restrictives imposées à l’égard d’une personne ou d’une entité, le Conseil, même lorsqu’il ne modifie pas les motifs retenus à l’égard de cette personne ou de cette entité, lui communique les éléments nouveaux par lesquels il a procédé, lors du réexamen périodique des mesures en cause, à une actualisation des informations qui avaient justifié l’inscription précédente de son nom sur la liste des personnes et des entités faisant l’objet de telles mesures restrictives, afin de vérifier si une telle inscription demeurait justifiée (voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, point 60 et jurisprudence citée).

85      En effet, une telle appréciation actualisée des informations vise à permettre au Conseil d’établir un bilan de l’impact des mesures restrictives dans le cadre de leur réexamen périodique, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur les listes litigieuses ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 58 et 59 et jurisprudence citée). Une telle appréciation impliquait donc que le Conseil examine les éléments qu’il avait rassemblés à la lumière, le cas échéant, des observations transmises par la requérante.

86      En outre, lorsque des observations sont formulées par la personne concernée au sujet de l’exposé des motifs, l’autorité compétente de l’Union a l’obligation d’examiner, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués, à la lumière de ces observations et des éventuels éléments à décharge joints à celles-ci (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 114 et jurisprudence citée).

87      Selon la jurisprudence, si le respect des droits de la défense et du droit d’être entendu exige que les institutions de l’Union permettent à la personne visée par un acte faisant grief de faire connaître utilement son point de vue, il ne peut leur imposer d’adhérer à celui-ci (arrêts du 7 juillet 2017, Arbuzov/Conseil, T‑221/15, non publié, EU:T:2017:478, point 84, et du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 330).

88      Ainsi, le seul fait que le Conseil n’a pas conclu à l’absence de bien-fondé de la prorogation des mesures restrictives, ni même jugé utile de procéder à des vérifications au vu des observations présentées par elles, ne saurait impliquer que de telles observations n’ont pas été prises en compte (voir, en ce sens, arrêt du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 331).

89      En l’espèce, par lettre du 22 décembre 2022, le Conseil a informé la requérante qu’il envisageait de maintenir l’inscription de son nom sur les listes litigieuses. Dans ce courrier, il a joint, en annexe, un dossier de preuves portant la référence WK 17698/2022 et comportant de nouveaux éléments de preuve (ci-après le « second dossier de preuves »). En outre, dans ledit courrier, la requérante était expressément invitée à formuler ses observations avant le 12 janvier 2023.

90      Ainsi, conformément à la jurisprudence citée au point 83 ci-dessus, le Conseil a transmis à la requérante en temps utile, avant l’adoption des actes de maintien, les éléments sur le fondement desquels il considérait, au terme de son appréciation actualisée effectuée lors du réexamen périodique des mesures restrictives, que l’inscription du nom de celle-ci sur les listes litigieuses demeurait justifiée.

91      Premièrement, la requérante allègue que le Conseil n’aurait pas procédé à une appréciation actualisée de sa situation, étant donné qu’il n’aurait pas pris en compte le fait que, au moment de l’adoption des actes de maintien, elle n’était plus bénéficiaire du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust ». Il y a lieu de constater que cet argument de la requérante porte sur le bien-fondé du maintien de son nom sur les listes litigieuses et sera examiné dans le cadre du cinquième moyen.

92      Deuxièmement, s’agissant de l’argument selon lequel le Conseil n’aurait pas tenu compte des observations de la requérante, il convient de noter que cette dernière a transmis au Conseil des observations par deux lettres adressées au Conseil et datées du 1er novembre 2022 et du 20 janvier 2023. Le Conseil a accusé réception de ces lettres par une lettre du 14 mars 2023 dans laquelle il a pris position sur les arguments formulés par la requérante dans ces observations. À cet égard, le Conseil a procédé au réexamen de la décision d’inscrire le nom de la requérante, à la lumière de l’ensemble des informations et des éléments qui lui avaient été fournis, mais a conclu dans ladite lettre que les informations fournies n’étaient pas de nature à modifier sa position. En effet, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au point 87 ci-dessus, le Conseil n’était pas tenu d’adhérer aux conclusions formulées par la requérante. Partant, contrairement à ce que prétend la requérante, le Conseil a tenu compte de ses observations transmises par ses lettres datées du 1er novembre 2022 et du 20 janvier 2023.

93      Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme la requérante, le maintien de son nom sur les listes litigieuses n’a pas été automatique, mais a résulté d’une appréciation actualisée par le Conseil des mesures restrictives en cause prenant en compte les observations formulées par elle.

94      Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter le premier moyen.

 Sur le quatrième moyen, tiré d’une violation de l’obligation de motivation

95      Il ressort de la jurisprudence que l’obligation de motiver un acte faisant grief, qui constitue un corollaire du principe du respect des droits de la défense, a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (arrêt du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba, C‑417/11 P, EU:C:2012:718, point 49 ; voir, également, arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 60 et jurisprudence citée).

96      La motivation exigée par l’article 296 TFUE doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications des mesures prises aux fins d’en apprécier le bien-fondé et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle (arrêt du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba, C‑417/11 P, EU:C:2012:718, point 50 ; voir, également, arrêt du 22 avril 2021, Conseil/PKK, C‑46/19 P, EU:C:2021:316, point 47 et jurisprudence citée).

97      En outre, la motivation exigée par l’article 296 TFUE doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et au contexte dans lequel il a été adopté. L’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de cet acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires ou d’autres personnes concernées directement et individuellement par ledit acte peuvent avoir à recevoir des explications. Il n’est notamment pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, ni qu’elle réponde de manière détaillée aux considérations formulées par l’intéressé lors de sa consultation avant l’adoption du même acte, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée. Par conséquent, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard (arrêt du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba, C‑417/11 P, EU:C:2012:718, points 53 et 54 ; voir, également, arrêt du 22 avril 2021, Conseil/PKK, C‑46/19 P, EU:C:2021:316, point 48 et jurisprudence citée).

98      Le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 104 et jurisprudence citée).

99      En outre, la jurisprudence a précisé que la motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure restrictive ne devait pas seulement identifier la base juridique de cette mesure, mais également les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil considérait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé devait faire l’objet d’une telle mesure (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 105 et jurisprudence citée).

100    En outre, il convient de rappeler que l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE constitue une formalité substantielle qui doit être distinguée de la question du bien‑fondé des motifs, celui‑ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 1998, Commission/Sytraval et Brink’s France, C‑367/95 P, EU:C:1998:154, point 67). En effet, la motivation d’une décision consiste à exprimer formellement les motifs sur lesquels repose cette décision. Si ces motifs sont entachés d’erreurs, celles‑ci entachent la légalité au fond de la décision, mais non la motivation de celle‑ci, qui peut être suffisante tout en exprimant des motifs erronés (voir, en ce sens, arrêt du 10 juillet 2008, Bertelsmann et Sony Corporation of America/Impala, C‑413/06 P, EU:C:2008:392, point 181). Il s’ensuit que les griefs et les arguments visant à contester le bien-fondé d’un acte sont dénués de pertinence dans le cadre d’un moyen tiré du défaut ou de l’insuffisance de motivation (arrêt du 18 juin 2015, Ipatau/Conseil, C‑535/14 P, EU:C:2015:407, point 37).

101    C’est à l’aune de ces principes jurisprudentiels qu’il convient d’examiner les arguments soulevés par la requérante.

–       Concernant les actes initiaux

102    La requérante soutient que les motifs ayant justifié l’inscription de son nom sur les listes litigieuses et repris au point 14 ci-dessus sont vagues, imprécis et manquent d’éléments circonstanciés, de sorte qu’elle n’est pas en mesure de savoir ce qui lui est reproché, ni de connaître les raisons individuelles spécifiques et concrètes ayant conduit à l’inscription de son nom sur lesdites listes.

103    En outre, la requérante fait valoir que le Conseil ne fait pas référence à des événements précis et datés dans ces motifs, de sorte qu’il n’aurait pas respecté son obligation de charge de la preuve.

104    Le Conseil conteste l’argumentation de la requérante.

105    En l’espèce, il convient de relever que les mesures restrictives en cause ont été adoptées par les actes initiaux, lesquels précisent le contexte, dans le cadre de leurs considérants respectifs, et les fondements juridiques sur lesquels ces actes ont été adoptés.

106    En premier lieu, il y a lieu de considérer que le contexte dans lequel se sont inscrites les mesures restrictives prises à l’encontre de la requérante était connu de celle-ci. Il suffit de relever, à cet égard, que les actes initiaux font mention, dans leurs considérants 4 respectifs, de « l’agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine » et, dans leurs considérants 6 respectifs, de la « guerre d’agression menée par la [Fédération de] Russie contre l’Ukraine ». En outre, ils font référence à la décision 2014/145 et au règlement no 269/2014, qui eux-mêmes font référence à « la violation par la Fédération de Russie, sans qu’il y ait eu provocation, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ».

107    En second lieu, en ce qui concerne les raisons pour lesquelles des mesures restrictives visant la requérante ont été adoptées, il convient de relever que le Conseil a motivé l’inscription de son nom sur les listes ainsi que cela ressort du point 14 ci-dessus.

108    Premièrement, il ressort des motifs d’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses mentionnés au point 14 ci-dessus qu’elle a vu son nom être inscrit sur les listes litigieuses en tant que personne physique associée à son frère, M. Usmanov, lequel a apporté un soutien matériel ou financier actif à des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et a soutenu activement les politiques de déstabilisation de l’Ukraine menées par le gouvernement russe. La requérante est donc associée à une personne dont l’inscription sur les listes litigieuses est fondée, d’une part, sur le critère défini à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 telle que modifiée et à l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 269/2014 tel que modifié et, d’autre part, sur le critère défini à l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 et à l’article 3, paragraphe 1, sous d), du règlement no 269/2014.

109    Deuxièmement, il convient d’examiner les raisons spécifiques et concrètes ayant conduit à l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses. À cet égard, la requérante dénonce le caractère vague et imprécis des motifs, qui ne lui permettait pas de connaître les raisons ayant conduit à l’inscription de son nom sur les listes litigieuses. Or, il ressort des motifs des actes initiaux que le nom de la requérante a été inscrit sur les listes litigieuses parce qu’elle était associée à son frère, M. Usmanov. Si les motifs indiquent leur lien familial en précisant que M. Usmanov est le frère de la requérante, les motifs indiquent également l’existence de transferts d’actifs entre M. Usmanov et la requérante et mentionnent spécifiquement le transfert du yacht Dilbar par le biais de plusieurs sociétés, qui sont explicitement énumérées, au profit du « Sister Trust », dont la requérante serait la bénéficiaire. Les motifs indiquent également un lien entre la requérante et M. Usmanov concernant des biens immobiliers de luxe en Italie et en Lettonie.

110    Troisièmement, la requérante allègue que les motifs justifiant l’inscription de son nom sur les listes litigieuses ne sont pas prouvés et ne sont pas circonstanciés. Cet argument vise en réalité une erreur d’appréciation et non une violation de l’obligation de motivation et sera examiné dans le cadre de l’analyse du cinquième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation. En effet, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence rappelée au point 100 ci-dessus, l’obligation de motiver un acte constitue une forme substantielle qui doit être distinguée de la question du bien-fondé des motifs, celui-ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux. En effet, la motivation d’un acte consiste à exprimer formellement les motifs sur lesquels repose cet acte. Si ces motifs sont entachés d’erreurs, celles-ci entachent la légalité au fond dudit acte, mais non la motivation de celui-ci, qui peut être suffisante tout en exprimant des motifs erronés.

111     Dès lors, les actes initiaux contiennent l’énoncé suffisamment précis des circonstances factuelles qui justifient l’inscription de la requérante sur les listes litigieuses, rappelées au point 14 ci-dessus. Ainsi, la motivation des actes initiaux permet d’identifier les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil considère que la requérante doit faire l’objet des mesures restrictives en cause, de sorte qu’elle doit être regardée comme suffisante pour lui permettre de connaître les justifications des mesures prises aux fins d’en apprécier le bien-fondé, de se défendre devant le Tribunal et à ce dernier d’exercer son contrôle.

–       Concernant les actes de maintien

112    La requérante invoque, tout d’abord, le manque de clarté de la signification et de l’application du critère d’association et estime que le Conseil a eu recours à des définitions contradictoires, ambiguës et changeantes du terme « associé », ce qui la privait de la possibilité d’évaluer le bien-fondé de l’inscription de son nom et de pouvoir se défendre devant le juge de l’Union. Ensuite, selon la requérante, le Conseil considère qu’elle a reçu des avantages financiers de M. Usmanov qui vont au-delà de la normale, mais elle estime que la notion de normalité employée par le Conseil manque de clarté. Enfin, la requérante soutient que le Conseil s’appuie sur des affirmations selon lesquelles M. Usmanov et elle auraient tiré profit du gouvernement russe et de certains décideurs russes, alors même que cet élément ne figure pas dans les motifs d’inscription.

113    Le Conseil conteste l’argumentation de la requérante.

114    Il convient de constater que les motifs d’inscription du nom de la requérante ont été modifiés dans les actes de maintien, avec l’ajout de la phrase selon laquelle « [la requérante] s’appu[yait] sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère », ainsi que cela ressort du point 17 ci-dessus. Toutefois, comme pour les actes initiaux, il ressort clairement de cette motivation que le nom de la requérante a été inscrit sur les listes litigieuses en tant que personne physique associée à son frère, M. Usmanov.

115    Toutefois, la requérante allègue que la signification et l’application du critère d’association manque de clarté et elle se réfère à cet égard au considérant 7 du règlement d’exécution 2022/581, selon lequel, « [c]ompte tenu de la gravité de la situation, le Conseil estime qu’il convient d’imposer des mesures restrictives aux femmes et hommes d’affaires influents ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie et aux personnes qui le soutiennent ou en tirent avantage, ainsi qu’aux personnes physiques qui leur sont associées, y compris des membres de leur famille qui tirent indûment avantage de ces femmes et hommes d’affaires ». Par cet argument, la requérante vise, en réalité, à contester l’interprétation de la notion d’association et non pas la motivation justifiant l’application de ce critère à elle dans le cadre des actes de maintien. L’interprétation, la définition et la portée dudit critère relèvent du fond de l’affaire et non pas de la motivation. Comme il ressort du point 100 ci-dessus, l’obligation de motivation doit être distinguée de la question du bien‑fondé des motifs, celui‑ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux. Il s’ensuit que l’argument de la requérante visant à contester l’interprétation du critère d’association n’est pas pertinent dans le cadre d’un moyen tiré du défaut de motivation et doit ainsi être rejeté.

116    Ainsi, tout comme pour les actes initiaux, les éléments contenus dans la motivation contestée concernant les actes de maintien, étaient suffisants pour permettre à la requérante de comprendre que l’inscription de son nom sur les listes litigieuses était, en substance, motivée par le fait que le Conseil considérait que, en tant que bénéficiaire du « Sister Trust », elle avait bénéficié par l’intermédiaire de ce trust (fiducie) de la transmission de nombreux actifs appartenant à son frère, alors même que ce dernier apportait son soutien aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, de sorte qu’elle pouvait faire l’objet de mesures restrictives sur le fondement du critère de l’association.

117    S’agissant des arguments de la requérante contestant l’utilisation par le Conseil de la notion de normalité pour qualifier les avantages financiers qu’elle aurait reçus de son frère ainsi que contestant les affirmations du Conseil selon lesquelles elle aurait tiré bénéfice du gouvernement russe et de certains décideurs russes, il convient de relever que ces arguments relèvent du fond de l’affaire et visent à déterminer si le critère d’association invoqué par le Conseil est rempli. Ainsi, ils ne relèvent pas du moyen tiré de l’insuffisance de motivation.

118    Il y a lieu de considérer que les actes attaqués étaient suffisants pour mettre en évidence, de façon claire et non équivoque, le raisonnement du Conseil ainsi que pour permettre à l’intéressée de connaître les justifications spécifiques et concrètes de la mesure prise et d’être en conséquence en mesure d’exercer un recours contre les actes attaqués, ce qu’elle a d’ailleurs fait.

119    Il s’ensuit qu’il convient de rejeter le moyen tiré d’un défaut ou d’une insuffisance de motivation et, en conséquence, le quatrième moyen dans son intégralité.

 Sur le cinquième moyen, tiré d’une absence de valeur probante des preuves et d’une erreur « manifeste » d’appréciation

120    À titre liminaire, il importe de relever que ce moyen doit être considéré comme tiré d’une erreur d’appréciation, et non d’une erreur « manifeste » d’appréciation. En effet, s’il est certes vrai que le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer au cas par cas si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis, il n’en reste pas moins que les juridictions de l’Union doivent assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 1er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 70 et jurisprudence citée).

121    En outre, il convient de rappeler que l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119).

122    C’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 121, et du 3 juillet 2014, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑565/12, EU:T:2014:608, point 57).

123    L’appréciation du bien-fondé de ces motifs doit être effectuée en examinant les éléments de preuve et d’information non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. En effet, le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une mesure restrictive et le régime ou, en général, les situations combattues (voir, en ce sens, arrêt du 20 juillet 2017, Badica et Kardiam/Conseil, T‑619/15, EU:T:2017:532, point 99 et jurisprudence citée).

124    C’est à l’aune de ces principes jurisprudentiels qu’il convient de déterminer si le Conseil a considéré à bon droit, dans les actes initiaux et dans les actes de maintien, que la requérante était associée à son frère, M. Usmanov, qui lui-même faisait l’objet de mesures restrictives.

–       Sur l’inscription initiale

125    La requérante soutient qu’elle n’a aucun lien avec la situation en Ukraine et fait valoir que le Conseil a commis une erreur « manifeste » d’appréciation en considérant qu’elle était associée à son frère, M. Usmanov. Elle estime qu’il n’existe pas d’autre lien que le lien familial entre elle et M. Usmanov et que les dons dont elle aurait bénéficié de la part de son frère ne viendraient pas prouver le contraire.

126    À cet égard, elle soutient que la structure du « Sister Trust » n’a pas été créée afin de permettre à M. Usmanov de dissimuler ses actifs et d’échapper aux mesures restrictives. En effet, M. Usmanov se serait retiré de ce trust en 2017 et n’en serait plus bénéficiaire, ce qui prouverait que ce trust n’avait pas pour vocation de lui permettre de garder la propriété de ses biens. Quant à elle, elle aurait été temporairement exclue du trust en application d’une clause d’exclusion introduite le 19 décembre 2017, qui aurait prévu l’exclusion automatique de tout bénéficiaire du trust dont le nom aurait été ajouté à l’annexe du règlement no 269/2014, ce qui prouverait que le trust n’aurait pas été créé pour éviter les sanctions.

127    La requérante fait également valoir que M. Usmanov s’est acquitté du paiement d’une redevance pour l’utilisation des actifs du trust, non pas auprès d’elle, mais auprès des sociétés d’exploitation de ces biens, ce qui prouve que M. Usmanov n’était plus propriétaire de ces actifs. En outre, le montant de ces loyers serait proportionné au regard des actifs en question.

128    S’agissant des motifs relatifs aux biens immobiliers, la requérante estime que le lien entre elle et M. Usmanov ressortant de ces motifs est lointain et hypothétique. Elle soutient que M. Usmanov n’a été que le locataire de biens immobiliers en Italie, de telle façon qu’elle n’avait pas besoin de les louer à des étrangers.

129    Par ailleurs, dans la réplique, la requérante conteste le bien-fondé de l’inscription de M. Usmanov sur les listes litigieuses, en ce qu’elle repose sur des motifs erronés.

130    Le Conseil conteste cette argumentation

131    Il résulte de la motivation de l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses qu’elle est visée par les mesures restrictives en cause en tant que personne physique « associée » à une personne physique qui a été inscrite sur les listes litigieuses conformément à l’article 2, paragraphe 1, sous a) et d), de la décision 2014/145 telle que modifiée et de l’article 3, paragraphe 1, sous a) et d), du règlement no 269/2014 tel que modifié.

132    Dès lors que ce n’est qu’au stade de la réplique que la requérante a soulevé le grief relatif au bien-fondé de l’inscription de M. Usmanov sur les listes litigieuses et que ce grief ne se fonde pas sur des éléments qui se sont révélés après l’introduction du recours, il y a lieu de l’écarter comme étant tardif et, partant, irrecevable.

133    En tout état de cause, il y a lieu de relever, ainsi qu’il résulte de l’arrêt du 7 février 2024, Usmanov/Conseil (T‑237/22, non publié, EU:T:2024:56), notamment de ses points 131 à 174, que le recours introduit par M. Usmanov à l’encontre des mesures restrictives dont il a fait l’objet a été rejeté notamment parce que le Tribunal a jugé que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil avait considéré que ce dernier remplissait le critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 telle que modifiée et à l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 269/2014 tel que modifié, en ce qu’il soutenait des actions ou des politiques qui menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

134    En second lieu, la requérante conteste être une personne associée à M. Usmanov. À cet égard, il convient de noter que, si la notion d’« association » est souvent employée dans les actes du Conseil relatifs aux mesures restrictives, elle n’est pas en tant que telle définie et sa signification dépend du contexte et des circonstances de l’espèce. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être considérée comme visant des personnes physiques ou morales qui sont, de façon générale, liées par des intérêts communs (voir, en ce sens, arrêt du 8 mars 2023, Prigozhina/Conseil, T‑212/22, non publié, EU:T:2023:104, point 93 et jurisprudence citée) sans pour autant nécessiter un lien par le biais d’une activité économique. La notion d’« association » prévue par les dispositions pertinentes de la décision 2014/145 telle que modifiée et du règlement no 269/2014 tel que modifié peut donc être interprétée en ce sens qu’elle vise toute personne physique ou morale ou toute entité qui présente un lien, allant au-delà d’une relation familiale, avec une personne qui fait l’objet de mesures restrictives au titre, comme en l’espèce, notamment de son soutien à des actions ou à des politiques qui compromettent ou menacent la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. En effet, l’adoption de mesures restrictives à l’égard des personnes associées notamment aux personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre des actions ou politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, conformément au critère énoncé à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 telle que modifiée répond à l’objectif de contrer les capacités de la Fédération de Russie à poursuivre l’agression de l’Ukraine.

135    Partant, il convient de vérifier si la requérante est liée à M. Usmanov en tant que personne associée au sens de la jurisprudence précitée.

136    Il ressort de l’élément de preuve no 9 du dossier WK 5039/2022 (ci-après le « premier dossier de preuves »), qui est un article publié par l’Organised Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et mis à jour le 22 mars 2022 que M. Usmanov a eu recours à l’utilisation de trusts avec l’aide des membres de sa famille pour se détacher de ses actifs, lesquels sont difficiles à identifier.

137    À cet égard, il convient de noter que le « Sister Trust » a été créé en 2016 par M. Usmanov. Parmi des actifs transférés par M. Usmanov au « Sister Trust » figurent notamment les biens suivants :

–        le yacht à moteur Dilbar, détenu par Navis Marine Ltd, établie aux Îles Caïmans ;

–        le yacht à moteur Farik, détenu par Klaret Yacht Ltd, établie aux Îles Caïmans ;

–        le yacht à moteur Begham, détenu par Highseas Yachting Ltd, établie aux Îles Caïmans ;

–        plusieurs bateaux à moteur de type J-craft, Arimar 7.30, Mastercraft x26, Novurania chase 31, RIR 625-Y, détenus par Klaret tender Ltd, établie aux Îles Caïmans ;

–        deux hélicoptères de type M-DLBR et M-DLBA détenus respectivement par Crystal Sky Ltd et par Klaret Aviation Ltd, toutes deux établies aux Îles Caïmans ;

–        un Airbus A 340-300 détenu par Klaret Aviation, établie aux Îles Caïmans ;

–        une propriété située en Allemagne et détenue par Lake Point Property Ltd, établie sur l’Île de Man.

138    En ce qui concerne plus précisément le yacht Dilbar, il est constant entre les parties que, au jour de l’adoption des actes initiaux, ledit yacht était un actif détenu par le « Sister Trust ». En effet, cet élément est confirmé par la requérante elle-même puisqu’elle mentionne la société Navis Marine parmi les sociétés transférées au « Sister Trust » dont la liste est dressée dans l’annexe A.20 de la requête et précise que l’actif lié à cette société est le yacht Dilbar. Ainsi, la requérante reconnaît que le yacht Dilbar fait partie des biens qui ont été transférés au « Sister Trust », biens dont la valeur dépasse plus d’un milliard d’euros selon l’annexe A.20 de la requête.

139    Lors de la création du « Sister Trust » en 2016, M. Usmanov ainsi que la requérante ont été désignés comme bénéficiaires de ce trust. Le « Sister Trust » a ensuite été modifié le 19 décembre 2017 par deux clauses d’exclusion.

140    Par la première clause d’exclusion produite dans l’annexe A.19 de la requête, M. Usmanov a été exclu des bénéficiaires du « Sister Trust » le 19 décembre 2017. La requérante ne conteste pas avoir été l’unique bénéficiaire du « Sister Trust » à partir de cette date. En effet, dans une lettre adressée à M. Charles Michel et produite dans l’annexe A.9 de la requête, la requérante indique à propos du « Sister Trust » que, « [a]u moment de sa création, [s]on frère et [elle]-même ét[aient] les deux bénéficiaires de cette fiducie » et que, « [c]ependant, dès 2017, [s]on frère a[vait] décidé de se retirer irrévocablement de la fiducie [la] laissant seule bénéficiaire ».

141    La seconde clause d’exclusion produite dans l’annexe A.17 de la requête prévoit qu’est exclue du « Sister Trust » toute « personne désignée », c’est-à-dire toute personne sujette notamment « aux sanctions en vertu du règlement […] no 269/2014 ou toute autre disposition émise par le Conseil ayant un effet similaire ». Cette exclusion a un caractère temporaire étant donné que cette clause d’exclusion prévoit qu’une telle personne est exclue aussi longtemps qu’elle demeure une « personne désignée ».

142    La requérante a été ainsi bénéficiaire du « Sister Trust » jusqu’à l’inscription par les actes initiaux de son nom sur les listes litigieuses, date à laquelle elle a été exclue des bénéficiaires du « Sister Trust » en application de la seconde clause d’exclusion datée du 19 décembre 2017, prévue par ce trust.

143    L’analyse de ces éléments de preuve démontre l’existence d’intérêts communs entre la requérante et son frère, M. Usmanov. En effet, premièrement, ces intérêts communs découlent du fait que la requérante a été nommée seule bénéficiaire du « Sister Trust », auxquels ont été transférés des actifs appartenant initialement à M. Usmanov.

144    Deuxièmement, bien que la requérante soit, depuis 2017, la seule bénéficiaire du « Sister Trust », M. Usmanov a continué d’utiliser certains actifs dudit trust, ainsi que cela ressort de l’élément de preuve no 12 du premier dossier de preuves, qui est un extrait du site Internet de la British Broadcasting Corporation (BBC), ce qui n’est pas contesté par la requérante. En outre, il convient de relever que l’équilibre économique du « Sister Trust » nécessitait pour le paiement des frais d’entretien des différents actifs transférés au « Sister Trust » que M. Usmanov continuât à utiliser ces actifs, notamment le yacht Dilbar et l’avion A 340 MIABU, après avoir été exclu des bénéficiaires de ce trust en 2017, étant donné que cette utilisation lui a été refacturée par les sociétés en charge de la gestion de ces biens. Interrogée lors de l’audience, la requérante a indiqué que c’est le prix de la location par M. Usmanov du yacht Dilbar et de l’avion A 340 MIABU qui permettait d’en financer les frais d’entretien. Ce système permettant tant à la requérante qu’à M. Usmanov d’utiliser les actifs du trust et assurant le financement des frais d’entretien de ces actifs confirme l’existence d’intérêts communs entre la requérante et M. Usmanov.

145    L’argument de la requérante selon lequel le trust a été créé afin d’organiser la transmission d’une partie des avoirs de M. Usmanov à sa famille proche ne saurait infirmer cette conclusion. La raison pour laquelle ce trust a été créé n’est pas de nature à remettre en cause l’existence d’intérêts communs entre la requérante et M. Usmanov, notamment étant donné que M. Usmanov a continué à utiliser les biens dudit trust après les avoir transférés à ce trust.

146    Troisièmement, en ce qui concerne la seconde clause d’exclusion mentionnée au point 141 ci-dessus, la présence d’une telle clause d’exclusion dans les statuts du « Sister Trust » à partir de 2017, soit trois ans après l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, et le fait que cette clause fasse explicitement référence au règlement no 269/2014 met en évidence le fait que cette clause avait notamment pour but de protéger les actifs transférés par M. Usmanov au « Sister Trust », en évitant qu’ils puissent faire l’objet de mesures restrictives. Ainsi, en tant que bénéficiaire de ce trust, la requérante a participé à un système visant à protéger les biens transférés par M. Usmanov à ce trust afin d’éviter qu’ils puissent être gelés dans le cadre de mesures restrictives. Cela confirme non seulement l’existence d’un intérêt commun entre la requérante et M. Usmanov, mais également l’existence de l’intention de protéger les actifs transférés par M. Usmanov à ce trust en évitant qu’ils puissent faire l’objet des mesures restrictives prévues par le règlement no 269/2014.

147    En outre, la requérante allègue que le lien entre elle et M. Usmanov concernant les biens immobiliers en Italie est lointain et hypothétique.

148    À cet égard, il ressort de l’élément de preuve no 9 du premier dossier de preuve, qui est un article publié le 22 mars 2022 par l’OCCRP, et des éléments de preuve nos 17 et 18 du premier dossier de preuve, qui sont deux articles publiés le 28 mars 2022 respectivement par News 84 media et par le site Internet « og.ru », que, dans le cadre du projet « Russian Asset Tracker » les journalistes de l’OCCRP ont identifié six villas liées à M. Usmanov en Sardaigne (Italie). Parmi ces propriétés une seule aurait appartenu directement à M. Usmanov, deux auraient été la propriété de la requérante et les autres auraient été détenues par Pauillac Properties Ltd.

149    Dans un premier temps, la requérante a expliqué que M. Usmanov n’était que locataire des propriétés en Italie et a fourni en annexe à la requête les contrats de location établis par la société Punta Capaccia, pour la Villa Punta Capaccia, et par la société Klaret Properties Ltd, pour la Villa Cormorano, pour certaines périodes entre 2016 et 2021. Interrogée lors de l’audience, la requérante a indiqué que ce n’était pas elle qui louait ces biens à M. Usmanov, mais un trust dénommé « Pauillac Trust », qui détenait à 100 % Pauillac Properties, laquelle détenait elle-même 100 % de différentes sociétés, dont les sociétés contrôlant la Villa Punta Capaccia et la Villa Cormorano. Toutefois, il ressort de la capture d’écran no 2 de l’élément de preuve no 7 du premier dossier de preuve provenant de la Commerzbank AG, qui est une lettre de Bordeaux Ltd à la Commerzbank AG datée du 5 mars 2020, que, à cette date, les bénéficiaires du « Pauillac Trust » étaient M. Usmanov et la requérante. Au demeurant, il y a lieu de relever que l’élément de preuve no 7 du premier dossier de preuve comporte quatre documents distincts dénommés « screenshots » (captures d’écran) et que la capture d’écran no 4 qui a été transmise par le Bundeskriminalamt (Office fédéral de la police judiciaire, Allemagne) au Conseil n’est pas pertinente à cet égard.

150    Lors de l’audience, la requérante a précisé que M. Usmanov n’était plus bénéficiaire du « Pauillac Trust » depuis 2022 et que, même en tant que bénéficiaire du « Pauillac Trust », M. Usmanov louait les biens immobiliers en Italie afin de permettre la survie économique du « Pauillac Trust ». Ainsi, jusqu’à l’exclusion de M. Usmanov du « Pauillac Trust », la requérante et M. Usmanov étaient ensemble les seuls bénéficiaires de ce trust, lequel détenait des biens immobiliers de luxe en Italie.

151    Le recours à des trusts et des sociétés intermédiaires pour la gestion de ces biens immobiliers en Italie n’a pas pour conséquence de rendre lointain l’intérêt commun qui lie M. Usmanov et la requérante concernant ces biens. En effet, la circonstance que plusieurs personnes morales soient impliquées dans la gestion de ces biens n’a pas pour conséquence de rendre lointain et hypothétique le lien entre deux personnes physiques qui bénéficient de ces personnes morales. Par conséquent, contrairement à ses allégations, le lien de la requérante concernant les biens immobiliers de luxe en Italie pour lesquels un lien peut également être établi avec M. Usmanov n’est ni lointain ni hypothétique.

152    Au regard des éléments susmentionnés, le Conseil a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer que la requérante était associée à son frère, M. Usmanov, qui, lui-même, ainsi que cela résulte de l’arrêt du même jour, Usmanov/Conseil (T‑237/22, non publié), remplissait notamment le critère prévu par l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145, et édicter en conséquence des mesures restrictives à son égard.

153    Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argument de la requérante selon lequel elle n’aurait aucun lien avec les événements en Ukraine. En effet, il y a lieu de rappeler que l’objectif des mesures restrictives en cause n’est pas de sanctionner certaines entités en raison de leurs liens avec la situation en Ukraine, mais d’imposer des sanctions économiques à la Fédération de Russie, afin d’accroître le coût des actions de celle-ci visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Rosneft e.a./Conseil, T‑715/14, non publié, EU:T:2018:544, point 160). Ainsi, cet argument doit être écarté dès lors que l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 ne mentionne pas une telle condition.

–       Sur le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses

154    La requérante soutient dans le mémoire en adaptation, d’une part, que les motifs qui soutiennent le maintien de son nom sur les listes litigieuses ne reposent pas sur une base factuelle suffisante et, d’autre part, que sa situation est sans lien avec l’invasion de l’Ukraine, que les motifs sont dénués de fondement et que son ancien statut ne peut servir de fondement au maintien de son nom sur les listes litigieuses.

1)      Sur la valeur probante des preuves

155    La requérante soutient que les éléments de preuves contenus dans les premier et second dossiers de preuves sont en grande partie des rapports de médias qui manquent de fiabilité, d’exactitude et de cohérence. La requérante avance que, sur les 18 éléments du premier dossier de preuves, six éléments de preuve, à savoir les éléments de preuve nos 9, 10, 15, 16, 17 et 18, sont issus d’une seule et même enquête de l’OCCRP.

156    Le Conseil conteste l’argumentation de la requérante.

157    À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en l’absence de pouvoirs d’enquête dans des pays tiers, l’appréciation des autorités de l’Union doit, de fait, se fonder sur des sources d’information accessibles au public, des rapports, des articles de presse, des rapports de services secrets ou d’autres sources d’information similaires (arrêts du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 107, et du 1er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 59).

158    En outre, conformément à une jurisprudence constante, l’activité du juge de l’Union est régie par le principe de libre appréciation des preuves et le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité. À cet égard, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue en tenant compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration ainsi que de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable [voir arrêts du 31 mai 2018, Kaddour/Conseil, T‑461/16, EU:T:2018:316, point 107 et jurisprudence citée, et du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, point 95 (non publié) et jurisprudence citée].

159    En l’espèce, il y a lieu de constater que la requérante se borne à contredire, de manière générale, la fiabilité et l’exactitude des articles de presse figurant dans les premier et second dossiers de preuves sans apporter d’éléments propres à étayer ses allégations. En effet, la requérante fait valoir que six éléments de preuves ont la même source, à savoir une enquête de l’OCCRP. Ces éléments de preuve sont tous issus du premier dossier de preuve et il s’agit de l’élément de preuve no 9, qui est un article de l’OCCRP publié sur son site Internet le 22 mars 2022, de l’élément de preuve no 10, qui est une publication sur le compte Twitter de l’OCCRP datée du 20 mars 2022, de l’élément de preuve no 15, qui est un article publié le 21 mars 2022 par le média « Important stories », de l’élément de preuve no 16, qui est un article publié le 24 mars 2022 par le média ouzbek « Anhor.uz », de l’élément de preuve no 17, qui est un article publié le 28 mars 2022 par le média « New 84 Media » et de l’élément de preuve no 18, qui est un article publié le 28 mars 2023 sur le site Internet « og.ru ». Toutefois, la requérante n’explique pas les raisons pour lesquelles le fait que plusieurs éléments de preuves reprennent le contenu de l’enquête menée par l’OCCRP (élément de preuve no 9) serait susceptible de remettre en question la fiabilité de ces éléments de preuves. En effet, la circonstance que plusieurs articles d’un dossier de preuve émanent de la même source ne diminue pas leur fiabilité, pour autant que la source elle-même, à savoir l’enquête de l’OCCRP, reste fiable. Or, la requérante ne remet pas en cause la fiabilité de ladite enquête. Partant, ce seul argument de la requérante n’est pas de nature à remettre en cause la fiabilité de ces éléments de preuve.

160    Partant, les arguments de la requérante portant sur la valeur probante des éléments de preuve doivent être écartés.

2)      Sur l’erreur d’appréciation

161    La requérante fait valoir que le maintien de son nom sur les listes litigieuses repose sur des motifs erronés. Premièrement, la requérante soutient qu’il n’existe aucun lien entre elle et l’opération militaire de la Fédération de Russie en Ukraine. Deuxièmement, elle fait valoir qu’aucun transfert de biens n’aurait eu lieu entre elle et M. Usmanov, que ce dernier n’aurait jamais été « actionnaire » du « Sister Trust » et qu’elle-même n’aurait jamais été « propriétaire bénéficiaire du yacht Dilbar ». Troisièmement, elle conteste l’existence de tout lien entre elle et M. Usmanov concernant des propriétés en Italie. Quatrièmement, la requérante conteste avoir dissimulé les biens de son frère par le biais de trusts. Elle met notamment en avant le fait que le système d’exclusion des bénéficiaires n’est pas une mesure de contournement des mesures restrictives à l’égard de M. Usmanov, mais vise à s’assurer que l’obligation du trustee (fiduciaire) de protéger les actifs du trust est exercée correctement et que les bénéficiaires non sanctionnés ne sont pas pénalisés. La requérante conteste également tout contrôle du protecteur dans l’intérêt de M. Usmanov et soutient que l’utilisation par M. Usmanov des actifs du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust » a été faite à des conditions commerciales et à la discrétion du trustee. Cinquièmement, la requérante fait valoir qu’elle n’est plus bénéficiaire du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust » depuis le 8 avril 2022 et que, par conséquent, aucun lien d’association n’a été établi au moment de l’adoption des actes de maintien.

162    Le Conseil conteste les arguments de la requérante.

163    Il importe de rappeler que les mesures restrictives ont une nature conservatoire et, par définition, provisoire, dont la validité est toujours subordonnée à la perpétuation des circonstances de fait et de droit ayant présidé à leur adoption ainsi qu’à la nécessité de leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qui leur est associé. C’est ainsi qu’il incombe au Conseil, lors du réexamen périodique de ces mesures restrictives, de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (voir arrêt du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 55 et jurisprudence citée ; arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 67).

164    Pour justifier le maintien du nom d’une personne sur la liste, il n’est pas interdit au Conseil de se fonder sur les mêmes éléments de preuve ayant justifié l’inscription initiale, la réinscription ou le maintien précédent du nom de la personne concernée sur la liste en cause, pour autant que, d’une part, les motifs d’inscription demeurent inchangés et, d’autre part, le contexte n’a pas évolué d’une manière telle que ces éléments de preuve seraient devenus obsolètes (arrêt du 23 septembre 2020, Kaddour/Conseil, T‑510/18, EU:T:2020:436, point 99). Ledit contexte inclut non seulement la situation du pays à l’égard duquel le système de mesures restrictives a été établi, mais également la situation particulière de la personne concernée (voir arrêt du 9 juin 2021, Borborudi/Conseil, T‑580/19, non publié, EU:T:2021:330, point 60 et jurisprudence citée ; arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 78). De même, le maintien sur les listes litigieuses reste justifié au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes et, notamment, au regard du fait que les objectifs visés par les mesures restrictives n’auraient pas été atteints (voir, en ce sens, arrêts du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 83 et 84 ; du 27 avril 2022, Boshab/Conseil, T‑103/21, non publié, EU:T:2022:248, point 121, et du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 56).

165    En l’espèce, il convient de constater que, dans le cadre des actes de maintien, les motifs d’inscription sont, en substance, très similaires aux motifs d’inscription des actes initiaux, exception faite de l’ajout dans le second paragraphe de la phrase selon laquelle « [la requérante] s’appuie sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère ». Lors de l’audience, le Conseil a précisé que cette phrase avait été ajoutée dans les motifs pour mettre en œuvre le critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous h), de la décision 2014/145, telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/1907 du Conseil, du 6 octobre 2022 (JO 2022, L 259 I, p. 98) (ci-après le « critère h »). Le critère h) vise les personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui facilitent des violations de l’interdiction du contournement des dispositions notamment de la décision 2014/145.

166    À cet égard, il convient de relever que, dans les motifs d’inscription figurant dans les actes de maintien la phrase selon laquelle « [la requérante] s’appuie sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère » figure juste avant la conclusion du Conseil selon laquelle « [la requérante] est donc une personne physique associée à Alisher Usmanov (son frère), lequel a apporté un soutien matériel ou financier actif à des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et a soutenu activement les politiques de déstabilisation de l’Ukraine menées par le gouvernement russe ». Cette conclusion reprend les termes du critère d’association de telle manière que la requérante ne pouvait pas ignorer que c’est sur le fondement de ce critère que son nom a été ajouté sur les listes litigieuses. En revanche, les motifs d’inscription figurant dans les actes de maintien ne reprennent pas de manière expresse les termes du critère h) cités ci-dessus. Par conséquent, il y a lieu de considérer que le nom de la requérante a uniquement été inscrit sur les listes litigieuses en vertu du critère d’association.

167    Il convient ainsi de vérifier si le contexte, les objectifs et la situation individuelle de la requérante permettaient de maintenir l’inscription de son nom sur le fondement des mêmes motifs que les actes initiaux au regard du critère de la personne associée.

168    S’agissant du contexte général lié à la situation de l’Ukraine, force est de constater que, à la date d’adoption des actes de maintien, la gravité de la situation en Ukraine demeurait.

169    De même, les mesures restrictives poursuivent toujours le même objectif, à savoir exercer une pression maximale sur les autorités russes afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays et accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

170    En outre, s’agissant de la situation individuelle de la requérante, il y a lieu d’examiner si les différents arguments soulevés par elle dans le mémoire en adaptation sont de nature à démontrer une erreur d’appréciation dans l’évaluation de sa situation individuelle.

171    S’agissant, en premier lieu, de l’argument de la requérante selon lequel sa situation personnelle serait sans aucun lien avec la décision de la Fédération de Russie de commencer et de poursuivre son opération militaire en Ukraine, il y a lieu de constater que cet argument a déjà été soulevé dans le cadre de l’argumentation concernant les actes initiaux. Ainsi qu’il résulte du point 153 ci-dessus, cet argument doit être écarté.

172    En deuxième lieu, la requérante allègue que les motifs d’inscription sont erronés étant donné qu’aucun transfert de biens n’a eu lieu entre elle et M. Usmanov et que ce dernier n’a jamais été « actionnaire » du « Sister Trust » et qu’elle-même n’a jamais été « propriétaire bénéficiaire du yacht Dilbar ». À cet égard, ainsi qu’il ressort du point 138 ci-dessus, s’il n’y a pas eu un transfert d’actifs direct entre la requérante et M. Usmanov, elle ne conteste pas que ce dernier a transmis pour plus d’un milliard d’euros d’actifs au « Sister Trust », trust dont elle était, jusqu’à l’inscription de son nom sur les listes litigieuses, la seule bénéficiaire. Il ne peut dès lors pas être contesté que la requérante a tiré bénéfice via la structure du « Sister Trust » d’un transfert de biens appartenant à M. Usmanov. S’agissant de la qualification dans les motifs selon laquelle, depuis 2017, M. Usmanov ne serait plus actionnaire du « Sister Trust », il y a lieu de constater que c’est M. Usmanov qui a constitué ce trust et qu’il en a été le bénéficiaire jusqu’en 2017. Ainsi, si le terme « actionnaire » utilisé dans les motifs ne correspond pas exactement à la terminologie désignant ceux qui bénéficient de ce trust, cette imprécision terminologique n’est pas de nature à rendre erronés les motifs d’inscription, étant donné notamment qu’il est établi que, depuis 2017, la requérante est l’unique bénéficiaire du « Sister Trust ». En outre, la requérante remet également en cause l’utilisation du terme « propriétaire bénéficiaire ». À cet égard, il est, certes, vrai que la requérante est effectivement uniquement bénéficiaire du « Sister Trust », et non pas également propriétaire, et que formellement la propriété des actifs est effectivement détenue par le trustee du « Sister Trust », à savoir Pomerol capital. Toutefois, le trustee n’est que le gestionnaire de ces actifs et c’est bien le bénéficiaire qui peut bénéficier et utiliser les actifs transférés au « Sister Trust », de sorte que cette imprécision terminologique dans les motifs d’inscription ne saurait avoir pour conséquence d’invalider cette inscription. Par conséquent, cet argument de la requérante doit être écarté.

173    En troisième lieu, la requérante conteste tout recours à un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère.

174    Il convient de souligner que le critère d’association ne prévoit pas comme condition, ainsi qu’il ressort du point 134 ci-dessus, de prouver que la requérante a agi afin de dissimuler les biens de la personne à laquelle elle est associée. Cependant, étant donné que la référence à une telle dissimulation figure dans les motifs d’inscription tels que modifiés par les actes de maintien, il convient d’examiner si le Conseil pouvait néanmoins considérer que la requérante « s’appu[yait] sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère ».

175    À cet égard, d’une part, en ce qui concerne l’existence d’un réseau de sociétés-écrans, l’élément de preuve no 4 du second dossier de preuves, qui est un article du média « Indo Newyork » reprenant une enquête du journal Süddeutsche Zeitung daté du 7 novembre 2022, et l’élément de preuve no 5 du second dossier de preuves, qui est un article du journal der Spiegel daté du 24 septembre 2022, indiquent que M. Usmanov divise ses avoirs en ayant recours à des réseaux d’entreprises à l’imbrication complexe et cite comme exemple le yacht Dilbar, qui appartiendrait à la requérante à travers l’usage de sociétés-écrans, les informations de ces éléments de preuves concernant les perquisitions menées par le Bundeskriminalamt (Office fédéral de la police judiciaire) n’étant pas pertinentes à cet égard. En outre, il ressort du point 137 ci-dessus que M. Usmanov a constitué le « Sister Trust » et y a transféré une partie de ses actifs en recourant à des sociétés intermédiaires. Ainsi, dans le mémoire en adaptation, la requérante reconnaît que le yacht Dilbar appartient à la société Navis Marine et que l’Airbus A 340 appartient à la société Klaret Aviation. Les sociétés Navis Marine et Klaret Aviation appartiennent toutes deux à Almenor Holdings. Almenor Holdings est détenue par Pomerol Capital en tant que trustee du Sister Trust. Les extraits des registres du commerce des sociétés Navis Marine, Almenor Holding et Pomerol Capital sont produits par le Conseil dans le second dossier de preuves, respectivement, en tant qu’élément de preuve nos 1 à 3. En outre, concernant les biens immobiliers en Italie, la requérante indique dans le mémoire en adaptation que la Villa Aldiola, la Villa Punta Capaccia, la Villa Le Mimose et la Villa Cormorano appartiennent à des sociétés intermédiaires, lesquelles appartiennent à leur tour à Pauillac Property, société qui est détenue par Pomerol Capital en tant que trustee du « Pauillac Trust ». Jusqu’à son exclusion du « Sister Trust » et du « Pauillac Trust » en raison de l’inscription de son nom sur les listes litigieuses en application d’une clause d’exclusion, la requérante était bénéficiaire de deux trusts détenant, via des sociétés-intermédiaires, de nombreux actifs transmis à ces trusts par M. Usmanov. Il ressort de cette analyse qu’il existait une chaîne de plusieurs sociétés interconnectées, elles-mêmes détenues par des trusts. Ainsi, c’est à juste titre que le Conseil a conclu à l’existence de sociétés-écrans dans les motifs d’inscription.

176    D’autre part, en ce qui concerne la dissimulation de la richesse de son frère, il convient de relever, ainsi que cela ressort du point 146 ci-dessus, que la requérante, en tant que bénéficiaire du « Sister Trust », a participé à un système visant à protéger les biens transférés par M. Usmanov auprès de ce trust afin d’éviter qu’ils puissent être gelés dans le cadre de mesures restrictives. En effet, l’inclusion à partir de décembre 2017 d’une clause d’exclusion faisant référence au règlement no 269/2014 démontre l’intention de protéger les actifs transférés par M. Usmanov auprès de ce trust en évitant qu’ils puissent faire l’objet des mesures restrictives prévues par le règlement no 269/2014. Ainsi, par cette clause d’exclusion, la requérante est impliquée dans un système qui vise à protéger les biens détenus par ces trusts des mesures restrictives, ce qui a pour conséquence de les dissimuler. Partant, c’est à juste titre que le Conseil a considéré que la requérante « s’appu[yait] sur un réseau de sociétés-écrans pour dissimuler la richesse de son frère ».

177    En outre, la requérante allègue qu’il n’y a pas de lien entre elle et M. Usmanov, étant donné que ni elle ni M. Usmanov ne sont encore bénéficiaires du « Pauillac Trust ». Cet argument rejoint l’argument de la requérante selon lequel sa situation personnelle aurait changé, étant donné qu’elle ne serait plus bénéficiaire du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust » depuis le 8 avril 2022.

178    Toutefois, il y a lieu de relever que la seule raison pour laquelle la requérante n’est plus bénéficiaire de ces trusts est le fait que son nom a été ajouté sur les listes des personnes physiques ou morales, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives annexées à la décision 2014/145 et au règlement no 269/2014 en application des clauses d’exclusion ajoutées au « Pauillac Trust » et au « Sister Trust » le 19 décembre 2017. En outre, ces clauses d’exclusion ne sont que temporaires, étant donné qu’elles prévoient que « toute personne qui est une personne désignée doit être une personne exclue pour aussi longtemps qu’elle demeurera une personne désignée ». Par conséquent, seuls les actes attaqués font obstacle à ce que la requérante redevienne bénéficiaire du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust ». Lors de l’audience, la requérante n’a pas contesté le fait qu’il était probable qu’elle redevînt bénéficiaire de ces trusts si elle ne faisait plus l’objet de mesures restrictives.

179    Dès lors, le fait que la requérante n’était plus bénéficiaire du « Pauillac Trust » et du « Sister Trust » lors de l’adoption des actes de maintien ne constitue pas une évolution de la situation particulière de la requérante.

180    Au vu de tout ce qui précède, il convient de considérer que le motif d’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses en tant que personne associée conformément à l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 et à l’article 3, paragraphe 1, in fine, du règlement no 269/2014 est suffisamment étayé, de sorte que, au regard de ces dispositions, l’inscription et le maintien de son nom sur les listes litigieuses, résultant des actes initiaux et des actes de maintien, sont fondés.

 Sur le sixième moyen, tiré d’une violation des droits fondamentaux

181    La requérante soutient, en substance, que les actes initiaux portent atteinte à son droit de propriété, à sa liberté d’entreprendre et à sa liberté d’aller et venir, dans la mesure où ils prévoient un gel de ses fonds et une interdiction d’entrer ou de transiter par un État membre de l’Union. Elle fait valoir que les mesures restrictives la concernant ne seraient pas prévues par la loi, ne rempliraient pas un objectif d’intérêt général, ne seraient pas limitées dans le temps et ne seraient pas proportionnées.

182    Le Conseil conteste cette argumentation.

183    Les mesures restrictives prises à l’encontre de la requérante comportent, d’une part, un gel de ses fonds en application de l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 et de l’article 3, paragraphe 1, in fine, du règlement no 269/2014 et, d’autre part, une interdiction d’entrer et de transiter sur le territoire des États membres de l’Union en application de l’article 1er, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145.

–       Sur l’atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre

184    Le droit de propriété fait partie des principes généraux de droit de l’Union et se trouve consacré à l’article 17 de la Charte. De même, aux termes de l’article 16 de la Charte, « [l]a liberté d’entreprise est reconnue conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales ».

185    En l’espèce, les mesures restrictives découlant des actes initiaux limitent incontestablement les droits dont la requérante bénéficie en vertu des articles 16 et 17 de la Charte, dès lors qu’elles imposent notamment un gel de ses fonds et ressources économiques.

186    Toutefois, la liberté d’entreprise et le droit de propriété ne sont pas des prérogatives absolues et leur exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil, C‑548/09 P, EU:C:2011:735, point 113 ; du 12 mai 2016, Bank of Industry and Mine/Conseil, C‑358/15 P, non publié, EU:C:2016:338, point 55, et du 25 juin 2020, VTB Bank/Conseil, C‑729/18 P, non publié, EU:C:2020:499, point 80 et jurisprudence citée).

187    Le droit de propriété dont se prévaut la requérante peut faire l’objet de limitations, dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, aux termes duquel, d’une part, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par [ladite c]harte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et, d’autre part, « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

188    Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte au droit de propriété doit répondre à quatre conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre le droit de propriété d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la limitation en cause doit respecter le contenu essentiel du droit de propriété. Troisièmement, elle doit répondre effectivement à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, la limitation en cause doit être proportionnée (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 145 et jurisprudence citée).

189    Or, en l’espèce, force est de constater que ces quatre conditions sont remplies.

190    Premièrement, les mesures restrictives en cause sont « prévues par la loi » en ce qu’elles sont énoncées dans des actes ayant notamment une portée générale, à savoir la décision 2014/145 telle que modifiée et le règlement no 269/2014 tel que modifié, et disposant d’une base légale claire en droit de l’Union, à savoir respectivement les articles 29 TUE et 215 TFUE.

191    Deuxièmement, il ressort de la jurisprudence que les mesures restrictives ne portent pas atteinte au contenu essentiel du droit de propriété dès lors qu’elles présentent, par leur nature et leur étendue, un caractère temporaire et réversible (voir, en ce sens, arrêts du 15 septembre 2016, Yanukovych/Conseil, T‑346/14, EU:T:2016:497, point 169 et jurisprudence citée, et du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 154). En l’espèce, le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses est soumis à un réexamen régulier, tous les six mois, visant à vérifier que ce maintien demeure compatible avec les critères d’inscription en application de l’article 6 de la décision 2014/145. Partant, il y a lieu de conclure que la nature et l’étendue du gel de fonds temporaire en cause respectent le contenu essentiel du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre et ne remettent pas en cause ces droits en tant que tels.

192    Troisièmement, les mesures restrictives en cause répondent à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 150). En effet, elles visent à exercer une pression sur les autorités russes afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et à leurs politiques déstabilisant l’Ukraine. Il ressort du considérant 11 de la décision 2022/329 que le Conseil a estimé que, eu égard à la gravité de la situation en Ukraine, il convenait de modifier les critères d’inscription et de maintien sur les listes concernées, tandis qu’il ressort du considérant 6 de la décision 2022/582 que les actes initiaux visent à contrer efficacement les capacités de la Fédération de Russie à poursuivre l’agression de l’Ukraine. Dans cette perspective, les mesures restrictives en cause répondent à l’objectif visé à l’article 21, paragraphe 2, sous c), TUE, qui est de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale, conformément aux buts et aux principes de la charte des Nations unies (voir, en ce sens, arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 163).

193    Quatrièmement, il y a lieu de vérifier si la limitation en cause est proportionnée au but recherché.

194    Tout d’abord, il convient de vérifier si les mesures restrictives en cause sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union. En l’espèce, il importe de relever que le gel des fonds de la requérante, en tant que mesure s’inscrivant dans le cadre d’une série de mesures restrictives, constitue une mesure appropriée pour atteindre l’objectif d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays.

195    Ensuite, en ce qui concerne leur caractère nécessaire, il convient de constater que les mesures de remplacement et les mesures moins contraignantes, telles qu’un système d’autorisation préalable ou une obligation de justification a posteriori de l’usage des fonds versés, ne permettent pas aussi efficacement d’atteindre l’objectif poursuivi, à savoir l’exercice d’une pression sur les personnes associées aux responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, notamment eu égard à la possibilité de contourner les restrictions imposées (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 5 novembre 2014, Mayaleh/Conseil, T‑307/12 et T‑408/13, EU:T:2014:926, point 178).

196    Enfin, une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comporte le gel temporaire de fonds ne sont pas démesurés par rapport aux objectifs poursuivis. En effet, l’importance des objectifs poursuivis par les actes initiaux, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE, est de nature à prévaloir sur des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs. En effet, le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses fait l’objet d’un suivi constant et est soumis à un réexamen régulier visant à vérifier que ce maintien demeure compatible avec les critères d’inscription. En outre, il y a lieu de relever que des dérogations spécifiques aux mesures peuvent être accordées par les autorités des États membres conformément à l’article 2, paragraphes 3 et 4, de la décision 2014/145 telle que modifiée et aux articles 4 à 6 du règlement no 269/2014 tel que modifié, notamment pour répondre aux besoins fondamentaux ou essentiels des personnes en cause ou pour faire face aux dépenses nécessaires.

197    Il s’ensuit que les mesures de gel des fonds de la requérante respectent le principe de proportionnalité. Par conséquent, ces mesures sont compatibles avec la liberté d’entreprise et le droit de propriété de cette dernière.

–       Sur l’atteinte à la liberté d’aller et venir

198    La requérante fait valoir, en substance, que l’interdiction d’entrer et de transiter par un État membre de l’Union prévue à l’article 1er, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 porte atteinte à l’article 6 de la Charte, en ce que cela l’empêche de se déplacer au sein de l’Union.

199    L’article 6 de la Charte prévoit que « [t]oute personne a droit à la liberté et à la sûreté ». Cette disposition de la Charte reprend la garantie octroyée par l’article 5, paragraphe 1, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950. Le « droit à la liberté » protégé par ces dispositions vise la liberté physique de la personne et ne concerne pas, contrairement à ce que soutient la requérante, les restrictions à la liberté de circulation, qui sont l’objet de l’article 45 de la Charte.

200    Il ressort de l’article 45, paragraphe 1, de la Charte que « [t]out citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ».

201    Or, en l’espèce, la requérante n’a pas invoqué expressément une violation de l’article 45 de la Charte, mais s’est contentée de faire valoir, de manière générale et en invoquant l’article 6 de la Charte, que l’inscription de son nom sur les listes litigieuses par les actes initiaux avait pour conséquence de l’empêcher de se déplacer au sein de l’Union.

202    Ainsi, il convient de relever que l’argument de la requérante relatif à une atteinte à sa liberté de circulation dans l’Union ne relève pas du champ d’application de l’article 6 de la Charte, invoqué par cette dernière, et n’est, en tout état de cause, pas étayé. Par conséquent, cet argument doit être rejeté.

203    Partant, il y a lieu de rejeter le sixième moyen dans son intégralité.

 Sur le septième moyen, soulevé dans le cadre de l’adaptation de la requête, tiré d’une violation du principe de proportionnalité

204    Dans le cadre du mémoire en adaptation, la requérante soutient que les mesures restrictives qui lui sont imposées par les actes de maintien sont disproportionnées en ce que ces actes n’ont aucun lien avec les objectifs allégués et sont inappropriées pour les atteindre les objectifs, en l’absence de lien suffisant entre elle et la situation combattue.

205    Le Conseil conteste cette argumentation.

206    Il y a lieu de rappeler que le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union et qui est repris à l’article 5, paragraphe 4, TUE, exige que les moyens mis en œuvre par une disposition du droit de l’Union soient de nature à permettre que soient atteints les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation concernée et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre lesdits objectifs (arrêts du 15 novembre 2012, Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, C‑539/10 P et C‑550/10 P, EU:C:2012:711, point 122, et du 1er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 133).

207    Premièrement, la requérante allègue que les mesures prises à son encontre sont disproportionnées, étant donné qu’elle n’a aucun lien avec la situation en Ukraine.

208    Il ressort du point 153 ci-dessus que l’objectif des mesures restrictives en cause n’est pas de sanctionner certaines entités en raison de leurs liens avec la situation en Ukraine, mais d’imposer des sanctions économiques à la Fédération de Russie, afin d’accroître le coût des actions de celle-ci visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Rosneft e.a./Conseil, T‑715/14, non publié, EU:T:2018:544, point 160). Or, le critère d’association, sur le fondement duquel le nom de la requérante a été ajouté sur les listes litigieuses, ne nécessite pas de démontrer un lien avec les événements en Ukraine.

209    Deuxièmement, la requérante fait valoir que les mesures restrictives dont elle fait l’objet n’auraient aucun lien de causalité avec les objectifs poursuivis par lesdites mesures.

210    Ainsi qu’il ressort du point 192 ci-dessus, les mesures restrictives en cause répondent à un objectif d’intérêt général, visant à contrer efficacement les capacités de la Fédération de Russie à poursuivre l’agression de l’Ukraine. Dès lors, l’adoption de mesures restrictives à l’égard des personnes associées notamment aux personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre des actions ou politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, conformément au critère a), répond à l’objectif, qui est de contrer les capacités de la Fédération de Russie à poursuivre l’agression de l’Ukraine.

211    En outre, il ressort des points 194 à 197 ci-dessus que les mesures de gel de fonds dont fait l’objet la requérante sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union, qu’elles sont nécessaires et que les inconvénients qu’elles comportent ne sont pas démesurés par rapport aux objectifs poursuivis.

212    Par conséquent, les mesures restrictives en cause ne sont pas disproportionnées. Il en résulte que le septième moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité, doit être écarté.

213    Il résulte de ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son intégralité.

 Sur les dépens

214    Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Mme Gulbakhor Ismailova est condamnée aux dépens, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

Spielmann

Brkan

Gâlea

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 8 mai 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

S. Papasavvas


Table des matières


Antécédents du litige

Conclusions des parties

En droit

Sur la compétence du Tribunal pour connaître du chef de conclusion visant l’annulation de la décision 2022/329

Sur la compétence du Tribunal pour connaître du chef de conclusions visant l’annulation du règlement 2022/330 et sur la recevabilité dudit chef

Sur le fond

Sur le premier moyen, tiré d’une violation des droits de la défense, du droit d’être entendu et du droit à une protection juridictionnelle effective

– Concernant les actes initiaux

– Concernant les actes de maintien

Sur le quatrième moyen, tiré d’une violation de l’obligation de motivation

– Concernant les actes initiaux

– Concernant les actes de maintien

Sur le cinquième moyen, tiré d’une absence de valeur probante des preuves et d’une erreur « manifeste » d’appréciation

– Sur l’inscription initiale

– Sur le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses

1) Sur la valeur probante des preuves

2) Sur l’erreur d’appréciation

Sur le sixième moyen, tiré d’une violation des droits fondamentaux

– Sur l’atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre

– Sur l’atteinte à la liberté d’aller et venir

Sur le septième moyen, soulevé dans le cadre de l’adaptation de la requête, tiré d’une violation du principe de proportionnalité

Sur les dépens


*      Langue de procédure : le français.