Language of document : ECLI:EU:C:2021:289

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. EVGENI TANCHEV

présentées le 15 avril 2021 (1)

Affaire C487/19

W.Ż.

en présence de

Prokurator Generalny zastępowany przez Prokuraturę Krajową, anciennement Prokurator Prokuratury Krajowej Bożena Górecka,

Rzecznik Praw Obywatelskich

[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Article 2, article 6, paragraphes 1 et 3, ainsi qu’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Article 267 TFUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – État de droit – Protection juridictionnelle effective – Tribunal établi par la loi – Principe d’indépendance des juges – Nomination au poste de juge à la Cour suprême par le président de la République sur proposition émanant du Conseil national de la magistrature – Juge nommé en dépit de l’existence d’un recours pendant devant une juridiction nationale compétente contestant la résolution du Conseil national de la magistrature proposant la nomination de ce juge et d’une décision de justice ordonnant de suspendre l’exécution de cette résolution »






1.        Dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne, ci-après la « Cour suprême » ou la « juridiction de renvoi ») sollicite l’interprétation de l’article 2, de l’article 6, paragraphes 1 et 3, ainsi que de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de l’article 267 TFUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2.        Le renvoi préjudiciel a pour origine un recours introduit par le juge W.Ż. demandant la récusation de juges de l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, Cour suprême, Pologne ; ci-après la « chambre de contrôle »), appelée à statuer sur un recours introduit par W.Ż. contre une résolution de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne ; ci-après la « KRS »), relative à la mutation de W.Ż. d’une section à une autre de la juridiction à laquelle il est rattaché. Cette mutation équivaut de fait à une rétrogradation, dans la mesure où il a été muté de la division de deuxième instance à une division de première instance de cette juridiction. W.Ż. était membre et porte-parole de l’ancienne KRS et a critiqué publiquement les réformes judiciaires menées en Pologne par le parti au pouvoir.

3.        Dans les présentes conclusions, il n’y a pas lieu de reproduire le cadre juridique polonais dans la mesure où cela n’est pas strictement nécessaire aux fins de l’analyse juridique (2).

I.      Les faits à l’origine du litige au principal et la question préjudicielle

4.        W.Ż. est juge du Sąd Okręgowy (tribunal régional, Pologne) de K. Conformément à la décision du 27 août 2018, il a été muté de la division de cette juridiction, où il avait siégé jusqu’à cette date, à une autre division de ladite juridiction. W.Ż. a formé contre cette décision un recours devant la KRS, qui, par sa résolution du 21 septembre 2018 (ci-après la « résolution litigieuse »), a prononcé un non-lieu à statuer dans la procédure relative à ce recours. Le 14 novembre 2018, W.Ż. a formé contre la résolution litigieuse un recours devant la Cour suprême.

5.        Après l’introduction de ce recours, W.Ż. a introduit une demande de récusation de tous les juges de la Cour suprême siégeant à la chambre de contrôle (ci-après la « demande de récusation ») de cette juridiction. Il a fait valoir que, en raison de sa composition et des modalités de sélection de ses membres par la KRS, en violation de la Constitution de la République de Pologne (ci-après la « Constitution »), cette chambre, et ce quels que soient les membres y siégeant, ne pouvait pas se prononcer sur ledit recours de manière impartiale et indépendante.

6.        La proposition de nomination aux fonctions de juge à la Cour suprême de toutes les personnes siégeant à la chambre de contrôle et visées par la demande de récusation avait été présentée par la résolution no 331/2018de la KRS, du 28 août 2018 (ci-après la « résolution no 331/2018 »). Cette résolution a fait l’objet d’un recours dans son intégralité devant le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne, ci-après la « Cour suprême administrative »), introduit par d’autres participants à la procédure de nomination dont la KRS n’avait pas proposé au Prezydent Rzeczypospolitej Polskiej (président de la République de Pologne, ci-après le « président de la République ») la nomination aux fonctions de juge à la Cour suprême.

7.        Dans sa décision du 27 septembre 2018, la Cour suprême administrative a sursis à l’exécution de la résolution no 331/2018. Bien que cette résolution ait précédemment fait l’objet d’un recours dans son intégralité devant la Cour suprême administrative, que celle-ci ait suspendu son exécution et que l’instance portée devant elle soit encore pendante, le 10 octobre 2018, le président de la République a remis des actes de nomination en qualité de juges à la chambre de contrôle de la Cour suprême aux personnes visées par la demande de récusation introduite par W.Ż.

8.        Le 21 novembre 2018, la Cour suprême administrative a adressé des questions préjudicielles à la Cour dans le contexte d’une autre résolution de la KRS (résolution no 317/2018), proposant au président de la République la nomination de certaines personnes en tant que juges à la Cour suprême. Par décisions du 22 novembre 2018, la Cour suprême administrative a sursis à statuer dans des affaires de recours contre la résolution no 331/2018, jusqu’à ce que la Cour de justice ait statué sur les questions préjudicielles portant sur la conformité avec le droit de l’Union des dispositions de l’article 44, paragraphes 1 ter et 4, de l’Ustawa o Krajowej Radzie Sądownictwa (loi sur le Conseil national de la magistrature), du 12 mai 2011 (ci-après la « loi sur la KRS ») (affaire C‑824/18 (3)).

9.        En dépit des procédures pendantes, le 20 février 2019, le président de la République a remis un acte de nomination d’A.S. aux fonctions de juge à la Cour suprême siégeant à la chambre de contrôle (juge statuant en formation à juge unique, chargé de l’examen du recours de W.Ż.).

10.      La proposition de nomination d’A.S. a été incluse dans la résolution no 331/2018, c’est pourquoi la nomination d’A.S. est intervenue également après que la résolution no 331/2018 a fait l’objet d’un recours dans son intégralité devant la Cour suprême administrative, que cette juridiction a sursis à l’exécution de cette résolution, alors que la procédure devant celle-ci était encore pendante. Étant donné qu’A.S. a été nommé juge à la Cour suprême le 20 février 2019, soit après que la demande de récusation a été introduite par W.Ż. le 14 novembre 2018, A.S. n’était pas visé par cette demande.

11.      Le 8 mars 2019, peu avant le début de l’audience de la chambre civile de la Cour suprême, la chambre de contrôle, statuant en formation à juge unique, dans laquelle siégeait A.S., a rendu dans l’affaire I-NO-47/18, sans disposer du dossier, une ordonnance rejetant pour cause d’irrecevabilité le recours de W.Ż. (ci-après l’« ordonnance attaquée »). L’ordonnance a été rendue conformément à la position du procureur général, sans que W.Ż. ait pu préalablement y répondre. De surcroît, la chambre de contrôle a jugé le recours de W.Ż. irrecevable bien que la chambre civile de la Cour suprême (la juridiction de renvoi) ait déjà été saisie par W.Ż., dans le cadre de ce recours, d’une demande de récusation de tous les juges de la chambre de contrôle.

12.      La formation de la Cour suprême qui a examiné la demande de récusation lors de l’audience du 20 mars 2019 a conclu que l’ordonnance attaquée, rendue le 8 mars 2019, avant que cette demande n’ait pu être examinée, violait l’article 50, paragraphe 3, deuxième alinéa, du code de procédure civile, l’article 45, paragraphe 1, de la Constitution, l’article 6, paragraphe 1, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), et l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte.

13.      La Cour suprême a également abordé la question de savoir si, compte tenu des circonstances dans lesquelles il avait été nommé, A.S. était effectivement juge de la Cour suprême. Ces circonstances sont pertinentes pour apprécier si l’ordonnance attaquée, rendue par la Cour suprême en formation composée d’une seule personne (A.S.), existe juridiquement en tant que décision de justice. La réponse à cette question est pertinente pour l’issue de l’examen de la demande de récusation. Si cette ordonnance existe juridiquement, il convient de terminer (clôturer) la procédure concernant la récusation comme étant sans objet. Toutefois, si ladite ordonnance n’existe pas juridiquement, la demande de récusation doit être examinée.

14.      Dans le cadre de l’examen de ladite question, la Cour suprême, éprouvant des doutes sérieux quant à ce qu’il convient de faire, a soumis la question juridique suivante à une formation composée de sept juges de la Cour suprême : une décision de justice rendue par une formation à juge unique où siège une personne existe-t-elle juridiquement lorsque cette personne a été nommée juge à la Cour suprême, bien qu’un recours ait été précédemment introduit devant la Cour suprême administrative contre la résolution no 331/2018 proposant la nomination de l’intéressé à ces mêmes fonctions, que le sursis à l’exécution de cette résolution ait été prononcé et que l’instance portée devant la Cour suprême administrative ait été encore pendante à la date de la notification de l’acte de nomination de l’intéressé ?

15.      Ces sept juges de la Cour suprême estiment qu’une décision de la Cour est nécessaire pour qu’ils puissent statuer sur la question juridique susmentionnée. Il peut résulter de la réponse de la Cour que les décisions rendues par la Cour suprême composée exclusivement de personnes nommées dans de telles circonstances soient réputées juridiquement inexistantes dès lors qu’elles auront été émises par une personne ou par des personnes qui ne sont pas des juges.

16.      La juridiction de renvoi a constaté que, dans le cadre de la procédure de nomination d’A.S. en tant que juge à la Cour suprême, il y avait eu une violation flagrante et délibérée des lois polonaises relatives aux nominations de juges.

17.      Dès lors, la chambre civile de la Cour suprême, dans sa formation élargie de sept juges, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lus conjointement à l’article 47 de la [Charte] et à l’article 267 TFUE, doivent-ils être interprétés en ce sens que ne constitue pas un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi, au sens du droit de l’Union européenne, une juridiction statuant en formation à juge unique où siège une personne nommée juge en violation manifeste des dispositions de l’État membre régissant la nomination des juges, du fait, notamment, de sa nomination intervenue en dépit aussi bien d’un recours précédemment introduit auprès de la juridiction nationale compétente [la Cour suprême administrative] contre la résolution d’une instance nationale [la KRS] proposant la nomination de l’intéressé aux fonctions de juge, que du sursis à l’exécution de cette résolution prononcé conformément au droit national et bien que la procédure devant la juridiction nationale compétente (la Cour suprême administrative) fût encore pendante à la date de la notification de l’acte de nomination ? »

II.    Analyse

A.      Compétence de la Cour

18.      Le procureur général fait valoir, en substance, que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la question posée, l’Union n’étant pas compétente en ce qui concerne les modalités des procédures de nomination des juges, la validité de telles nominations, les procédures de récusation des juges ou le constat de l’éventuelle inexistence juridique de décisions de juridictions nationales. En outre, la Cour ne serait pas habilitée à se prononcer sur la qualité de juge national ou non d’une certaine personne.

19.      Toutefois, premièrement, il suffit de rappeler que, « si l’organisation de la justice dans les États membres relève de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE » (4). Il peut en aller de la sorte, notamment, s’agissant de règles nationales relatives aux conditions de fond et aux modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de nomination des juges et, le cas échéant, de règles afférentes au contrôle juridictionnel applicable dans le contexte de telles procédures de nomination (5).

20.      Deuxièmement, le requérant au principal (W.Ż.), qui, dans sa fonction de juge, peut statuer sur des questions liées à l’application et à l’interprétation du droit de l’Union, cherche directement à obtenir une protection découlant du droit de l’Union, dans la mesure où les mesures administratives prises à son égard (qui semblent constituer de fait une rétrogradation) peuvent avoir une incidence négative sur son indépendance. Le recours introduit par W.Ż., qui demande la protection de son statut professionnel, doit lui aussi être conforme au droit de l’Union : en particulier au principe selon lequel seul un juge ou tribunal respectant les exigences de l’article 19 TUE et de l’article 47 de la Charte peut statuer sur un tel recours.

21.      Troisièmement, toutefois, force est de constater que les arguments ainsi avancés par le procureur général ont en réalité trait à la portée même et, partant, à l’interprétation de ces dispositions du droit de l’Union. Or, une telle interprétation relève manifestement de la compétence de la Cour au titre de l’article 267 TFUE (6).

B.      Recevabilité de la question préjudicielle

22.      Le gouvernement polonais avance plusieurs arguments pour lesquels, selon lui, la question préjudicielle est irrecevable. En substance, il soutient qu’il en est ainsi parce que : i) cette question vise non pas à interpréter le droit de l’Union, mais uniquement à réaffirmer la thèse de la juridiction de renvoi, selon laquelle le juge concerné n’est pas indépendant, impartial ou légalement nommé, tout cela requérant, notamment, l’interprétation du droit polonais et une qualification des faits ; ii) une reformulation de la question posée par la Cour suprême n’est pas possible, étant donné qu’il ressort de la décision de renvoi que celle-ci demande à la Cour de rendre un arrêt d’appréciation des faits et de juger que le juge en cause n’est pas un tribunal établi par la loi ; iii) une réponse à cette question n’est pas nécessaire pour que la juridiction de renvoi puisse statuer sur l’affaire au principal (notamment, le recours de W.Ż. a déjà été rejeté pour irrecevabilité par l’ordonnance attaquée et, en tout état de cause, la juridiction de renvoi n’est pas compétente pour adopter une décision qui reviendrait à déchoir un juge de son mandat), et iv) les dispositions du droit de l’Union mentionnées dans la question préjudicielle ne sont pas applicables à l’affaire au principal.

23.      Outre des arguments analogues à ceux du gouvernement polonais exposés au point 22 des présentes conclusions, le procureur général excipe également de l’irrecevabilité de la question préjudicielle dans la mesure où : i) la demande de récusation des juges de la chambre de contrôle en cause au principal aurait dû être déclarée irrecevable en vertu de la jurisprudence polonaise ; ii) en statuant sur le recours tel que celui en cause en l’espèce, dirigé contre une résolution de la KRS, la Cour suprême agit non pas en tant que juridiction appelée à statuer sur un litige sur la base de dispositions juridiques, mais en tant qu’organe de protection juridique intervenant dans une procédure visant à adopter une résolution « abstraite » ; iii) l’interprétation demandée est inapplicable dans l’affaire au principal, car, concernant le point de savoir si le juge qui a rendu l’ordonnance attaquée est indépendant et impartial et concernant la base juridique ou l’éventuelle inexistence de cette ordonnance, la Cour ne peut pas rendre un arrêt qui ne laisserait aucun doute quant à la solution du litige au principal, mais se bornerait à fournir des orientations juridiques sur le fondement desquelles la juridiction de renvoi devrait rendre sa décision, or la question préjudicielle ne repose que sur des allégations subjectives et non étayées de violation de la procédure polonaise de nomination, et iv) la motivation de la décision de renvoi ne respecte pas l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, le droit polonais cité par la juridiction de renvoi étant sélectif et partial et n’étayant pas la violation alléguée de la procédure polonaise de nomination.

24.      Tout d’abord, à titre de remarque générale, la Cour est, à mon sens, clairement compétente et est, en réalité, la seule juridiction compétente pour répondre à une question demandant quels critères une juridiction indépendante doit remplir au sens du droit de l’Union (7) et, par la suite, pour définir les conséquences qu’il convient de tirer des décisions prises par une personne ou un organisme qui ne répond pas à ces critères. Pour ces raisons, des questions telles que celle posée doivent également être déclarées recevables.

25.      Ensuite, contrairement à tous les arguments du gouvernement polonais et du procureur général évoqués aux points précédents des présentes conclusions, je partage l’avis de la juridiction de renvoi, de la Commission européenne et du Rsecznik Praw Obywatelskich (Médiateur, Pologne, ci-après le « Médiateur »), selon lequel la réponse à la question préjudicielle, de savoir si le juge concerné avait bien la qualité de juge compétent pour adopter l’ordonnance attaquée, est nécessaire aux fins de la résolution de l’affaire au principal.

26.      Il en va ainsi parce que, contrairement à la situation en cause dans l’arrêt Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (8), cité en note 4 des présentes conclusions, l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE aura une incidence directe sur la décision de la juridiction de renvoi, dès lors qu’elle permettra à celle-ci de se prononcer sur cette question in limine litis et que c’est en fonction de la réponse à ladite question qu’il y aura (ou non) lieu de statuer sur la demande de récusation dans l’hypothèse où l’ordonnance attaquée mettrait valablement fin à la procédure engagée par W.Ż.

27.      Une telle question in limine litis peut porter, notamment, sur un aspect procédural du litige au principal (9) ou sur la compétence de la juridiction de renvoi pour statuer sur le recours (10). À cet égard, la présente affaire n’est pas sans ressembler à celles qui ont donné lieu à l’arrêt A. K. e.a., au point 99 duquel la Cour déclare : « [e]n l’occurrence, il importe de souligner [...] que, par les questions préjudicielles qu’elle a adressées à la Cour et par l’interprétation du droit de l’Union qu’elle sollicite en l’occurrence, la juridiction de renvoi vise à être éclairée non pas sur le fond des litiges dont elle est saisie et qui ont eux-mêmes trait à d’autres questions relevant du droit de l’Union, mais bien en ce qui concerne un problème de nature procédurale devant être tranché par elle in limine litis, dès lors qu’il porte sur la compétence même de cette juridiction pour connaître desdits litiges ».

28.      En effet, la réponse apportée par la Cour permettra à la juridiction de renvoi de se prononcer sur le statut de la personne nommée à la Cour suprême et sur le statut de la chambre de contrôle, ainsi que sur la validité de l’ordonnance attaquée (concernant l’irrecevabilité du recours de W.Ż.), et, en outre, elle permettra à la juridiction de renvoi de statuer sur la demande de récusation

29.      Par ailleurs, indépendamment de la nature de l’affaire au principal, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE est applicable en l’espèce, étant donné que la chambre de contrôle est une juridiction qui, outre qu’elle statue sur des questions essentielles concernant le rôle de l’État dans le cadre de l’État de droit, comme la validation des résultats des élections en Pologne, peut être appelée à se prononcer sur des questions relatives à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union, notamment en raison de sa compétence en matière de droit de la concurrence, de régulation de l’énergie, de télécommunications, de transport ferroviaire, de contrôle des médias (11).

C.      Sur le fond

1.      Exposé sommaire des arguments des parties

30.      W.Ż., le procureur général, le Médiateur, le gouvernement polonais ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations devant la Cour.

31.      Le gouvernement polonais fait valoir en substance qu’il convient de répondre à la question posée que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu conjointement avec l’article 2 TUE, doit être interprété en ce sens que la chambre de contrôle est une juridiction indépendante et que le statut de ses juges ne saurait être remis en cause par la juridiction de renvoi dans un litige dont celle-ci est saisie. En effet, i) la résolution litigieuse est, conformément à l’article 44, paragraphe 1 quinquies, de la loi sur la KRS, devenue définitive à l’égard des participants à la procédure qui ont été proposés, et ainsi rien ne s’oppose à leur nomination et la Cour suprême administrative n’a aucune compétence pour se prononcer sur cette partie de cette résolution ou pour en suspendre l’exécution ; ii) les dispositions en vertu desquelles la Cour suprême administrative a été saisie ont été déclarées inconstitutionnelles par l’arrêt du Trybunał Konstytucyjny (Cour constitutionnelle, Pologne) du 25 mars 2019 et les procédures engagées par ce recours ont été classées de plein droit en considération de cet arrêt et de l’article 3 de la loi du 26 avril 2019, et iii) la procédure de nomination des juges de la chambre de contrôle, prévue à l’article 179 de la Constitution et dans la loi sur la KRS, n’est pas différente de celle appliquée dans d’autres États membres, elle comporte des exigences encore plus strictes que celles imposées par certains de ces systèmes nationaux et n’a aucune incidence sur l’indépendance des juges nommés, qui est en tout état de cause pleinement garantie par les articles 178 à 181 de la Constitution, laquelle garantit une nomination pour une durée illimitée, l’inamovibilité, l’immunité pénale et la rémunération, tout en exigeant que ces juges soient, notamment, apolitiques.

32.      Le procureur général n’a pas présenté d’observations sur le fond de la question préjudicielle et toutes ses observations ont trait à la compétence de la Cour et à la recevabilité de la demande de décision préjudicielle. Il a ajouté que la procédure de nomination du juge en cause ne violait aucune disposition du droit polonais et que la juridiction statuant sur l’affaire W.Ż. avait toutes les qualités d’indépendance, d’impartialité et d’origine légale.

33.      W.Ż. invoque essentiellement l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») du 1er décembre 2020, Ástráðsson c. Islande (CE:ECHR:2020:1201JUD002637418, ci-après l’« arrêt Ástráðsson c. Islande »), ainsi que la jurisprudence de la Cour (arrêt A. K. e.a.), selon laquelle les garanties d’indépendance et d’impartialité découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, lus en combinaison avec l’article 6 de la CEDH, requièrent l’existence de règles régissant la nomination des juges, permettant d’écarter tous doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif. Selon W.Ż., la Cour a jugé que ces exigences ne sont pas remplies lorsque les conditions objectives dans lesquelles a été créée l’instance concernée et les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés sont susceptibles de conduire à une apparente absence d’indépendance ou d’impartialité de cette instance qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables dans une société démocratique (arrêt A. K. e.a.). Or, selon W.Ż., ni la KRS ni les membres de la chambre de contrôle (dont la KRS a proposé la nomination au président de la République) ne satisfont auxdites exigences.

34.      En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour (arrêt A. K. e.a.) que, « si l’un ou l’autre des éléments [des modifications du système judiciaire] ainsi mis en exergue par ladite juridiction [au cours des trois dernières années] peut n’être pas critiquable en soi et relever, en ce cas, de la compétence des États membres et des choix effectués par ceux-ci, leur combinaison, ajoutée aux circonstances dans lesquelles ces choix ont été opérés, peut, en revanche, conduire à douter de l’indépendance d’un organe » tel que la chambre de contrôle et ses juges. Il ressort des différents critères découlant de cette jurisprudence que la nouvelle KRS impliquée dans la procédure de nomination des juges de la Cour suprême n’offre pas les garanties d’indépendance requises pour que la chambre de contrôle, créée ex nihilo, et ses membres puissent être considérés comme étant indépendants et impartiaux, comme le requiert le droit de l’Union.

35.      Le Médiateur et W.Ż. font valoir, en substance, que, comme le juge concerné a été désigné en violation flagrante du droit national et du principe de protection juridictionnelle effective et comme ce juge ne constitue ni une juridiction établie par la loi ni une juridiction indépendante et impartiale, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, ledit juge ne pouvait pas statuer sur un recours relevant du droit de l’Union tel que celui en cause au principal. En outre, dans un tel cas, toute disposition ou pratique nationale (législative, administrative ou judiciaire) est incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union si elle diminue l’efficacité du droit de l’Union en refusant au juge compétent, dans le cadre de l’application du droit de l’Union, le pouvoir de faire (au moment de cette application) tout ce qui est nécessaire pour laisser inappliquées les dispositions nationales faisant obstacle à la pleine efficacité du droit de l’Union (comme l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la Charte), sans qu’il soit nécessaire de demander ou d’attendre l’abrogation de l’acte en cause par la voie législative ou toute autre procédure constitutionnelle (12).

36.      La Commission soutient, en substance, qu’il convient de répondre par la négative à la première branche de la question préjudicielle. Toutefois, elle fait valoir que la seconde branche de la question préjudicielle appelle une réponse affirmative.

2.      Appréciation

a)      Introduction : dans la présente affaire, la juridiction de renvoi a déjà constaté des violations flagrantes et intentionnelles des lois polonaises relatives à la nomination des juges

37.      Par sa question préjudicielle, qui porte sur l’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ainsi que sur l’article 47 de la Charte, la chambre civile de la Cour suprême demande à la Cour si ces dispositions du droit de l’Union s’opposent à ce que le président de la République désigne une personne à la fonction de juge à la Cour suprême, à la chambre de contrôle créée ex novo, alors que : i) la résolution no 331/2018 proposant la nomination du juge concerné à ce poste fait l’objet d’un recours pendant devant la Cour suprême administrative (première branche de la question préjudicielle), et ii) la Cour suprême administrative a, dans le cadre de cette procédure, suspendu l’exécution de cette résolution (seconde branche de la question préjudicielle).

38.      Il convient d’examiner la question posée, notamment, en tenant compte des affaires connexes suivantes devant la Cour : i) l’affaire A.B. e.a. (13), dans laquelle la Cour suprême administrative a mis en doute l’indépendance des juridictions nationales en tant que juridictions de l’Union dans le cadre du contrôle juridictionnel d’un recours contre une résolution de la KRS proposant au président de la République la nomination de juges à la Cour suprême, et ii) l’affaire Rzecznik Praw Obywatelskich e.a. (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination) [encore pendante, voir mes conclusions parallèles et distinctes dans cette affaire (C‑508/19, EU:C:2021:290) , présentées également aujourd’hui, le 15 avril 2021], soumise à la Cour par la Cour suprême, affaires connexes dans lesquelles, parmi les problèmes juridiques en cause, figure la nomination manifestement illégale d’un juge qui s’est prononcé sur l’interprétation et l’application du droit de l’Union ainsi que sur les effets d’une telle nomination sur les décisions rendues par un tel juge, ainsi que iii) l’affaire Commission/Pologne (Régime disciplinaire des juges) [encore pendante, voir mes conclusions dans cette affaire (C‑791/19, EU:C:2021:366), présentées le 6 mai 2021, où je traite également de la question du droit à un tribunal légalement constitué en tant que l’un des droits garantis à l’article 19, paragraphe 1, TUE].

39.      La juridiction de renvoi a déjà constaté que, dans le cadre de la procédure de nomination d’A.S. en tant que juge à la Cour suprême, il y a eu des violations flagrantes et intentionnelles des lois polonaises en matière de nomination des juges.

40.      Ces violations consistaient principalement dans le fait qu’A.S. a été nommé juge à la Cour suprême par le président de la République, bien que d’autres participants à la procédure de nomination aient auparavant introduit devant la Cour suprême administrative un recours contre la résolution no 331/2018, qui comprenait également la proposition de nommer A.S., et que la procédure devant la Cour suprême administrative n’était pas encore clôturée lorsque celui-ci s’est vu remettre son acte de nomination.

41.      La juridiction de renvoi explique, premièrement, que, en vertu de l’article 179 de la Constitution, en Pologne, les juges sont nommés pour une durée indéterminée par le président de la République sur proposition de la KRS. Ces deux organismes complémentaires doivent collaborer d’un point de vue chronologique. La proposition de la KRS n’est qu’un avis, mais elle est assortie de certains pouvoirs : c’est sa transmission au président de la République qui déclenche la compétence de ce dernier de nommer la personne figurant dans cette proposition à la fonction de juge.

42.      La proposition de nommer une personne à la fonction de juge, soumise par la KRS au président de la République, est précédée d’une procédure de nomination, laquelle est régie par une loi conformément aux règles constitutionnelles. Afin d’assurer la protection des droits des candidats participant à cette procédure de nomination, y compris leur droit d’accès à la fonction publique dans des conditions égales (article 60 de la Constitution) et leur droit d’accès à un tribunal dans chaque cas particulier (article 45, paragraphe 1, et article 77, paragraphe 2, de la Constitution), un contrôle juridictionnel du point de savoir si les résolutions de la KRS portant sur les personnes proposées au président de la République aux fins de nomination à la fonction de juge a été prévu (article 44 de la loi sur la KRS). En ce qui concerne les candidats aux postes de juge à la Cour suprême, ce contrôle a été confié à la Cour suprême administrative, qui devra tenir compte des réponses de la Cour de justice à ses questions préjudicielles dans l’affaire A.B. e.a. (14), se prononcer sur la compatibilité de ces dispositions nationales (article 44, paragraphes 1 ter, et 4, de la loi sur la KRS) avec le droit de l’Union et assurer une interprétation conforme du droit polonais.

43.      Secondement, dans l’hypothèse où, avant la remise de l’acte de nomination d’une personne à la fonction de juge à la Cour suprême, la résolution contenant la proposition de nomination de cette personne a fait l’objet d’un recours devant la Cour suprême administrative, la légalité de cette résolution dépendra de l’appréciation de cette juridiction. Si ce recours est accueilli, il peut être constaté a posteriori qu’une condition préalable, requise pour la nomination de ce juge, n’est pas remplie. Dès lors, jusqu’à la clôture de la procédure devant la Cour suprême administrative, le président de la République ne pouvait pas faire usage de sa prérogative et nommer ladite personne à la fonction de juge en raison de l’absence de base stable sur laquelle reposerait l’exercice de cette prérogative.

44.      Ces violations de la loi polonaise en matière de nomination des juges ont été commises dans un contexte où étaient prises davantage de mesures visant à prévenir un contrôle juridictionnel effectif des résolutions de la KRS proposant des nominations au poste de juge à la Cour suprême (15).

45.      À cet égard, la juridiction de renvoi relève que, au-delà des questions examinées dans la présente affaire, il existe d’autres irrégularités entachant la nomination en cause au principal, telles que le fait que les membres de la KRS, qui sont des juges, ont été désignés par la Sejm (chambre basse du Parlement polonais) et non, comme par le passé, par leurs pairs. En outre, ces membres ont été désignés en raccourcissant la durée du mandat de la précédente KRS, bien que cette durée soit garantie par la Constitution. Ces questions ont été traitées dans l’arrêt A. K. e.a.

b)      A.S. siégeant en formation à juge unique constitue-t-il un tribunal établi par la loi ?

46.      Tout d’abord, s’agissant de l’article 47 de la Charte, ainsi qu’il ressort du premier alinéa de cette disposition, la reconnaissance de ce droit, dans un cas d’espèce donné, suppose que la personne qui l’invoque se prévale de droits ou de libertés garantis par le droit de l’Union (16).

47.      Or, il ne ressort pas des informations contenues dans la décision de renvoi que les litiges au principal auraient pour objet la reconnaissance d’un droit dont les requérants au principal se trouvent investis au titre d’une disposition du droit de l’Union. Il s’ensuit que l’article 47 de la Charte n’est pas applicable en l’espèce.

48.      Ensuite, ainsi que le souligne le Médiateur, la procédure nationale à l’origine de la question préjudicielle concerne une ingérence dans la carrière professionnelle d’un juge national exerçant ses fonctions dans une juridiction qui fait partie du système des juridictions ordinaires polonaises. C’est pourquoi ce juge peut être appelé à se prononcer sur des questions d’application ou d’interprétation du droit de l’Union ; il est également une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE et fait partie du système polonais de voies de recours « dans les domaines couverts par le droit de l’Union » au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Or, cette disposition oblige l’État membre concerné à garantir qu’un tel juge satisfait aux exigences inhérentes à la protection juridictionnelle effective et, en particulier, à l’exigence d’indépendance et d’impartialité. Cela requiert que W.Ż. soit protégé contre des mutations, qui devraient, à l’instar des révocations, faire l’objet de garanties suffisantes pour écarter tout doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’imperméabilité des juges concernés à des facteurs extérieurs.

49.      Étant donné que W.Ż. relève de la protection accordée à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, il dispose en vertu de ces dispositions d’un droit (découlant directement du droit de l’Union (17)) à une protection juridictionnelle effective impliquant que son recours doit être examiné par un organe ayant la qualité de « juridiction » au sens du droit de l’Union, c’est-à-dire un organe indépendant, impartial et établi par la loi (18). En l’occurrence, la KRS n’étant pas une juridiction, le seul organe juridictionnel qui pourrait respecter ces exigences est la Cour suprême en tant qu’instance juridictionnelle unique et définitive appelée à vérifier si l’ingérence dans le statut professionnel de W.Ż. n’a pas porté atteinte aux garanties dont il dispose en vertu desdites dispositions, lues conjointement avec l’article 6 de la CEDH, ce qui impose de trancher la question de savoir si le juge concerné (A.S.) satisfaisait auxdites exigences.

1)      Première branche de la question préjudicielle : nomination de juges avant que la Cour suprême administrative statue sur le recours pendant contre la résolution no 331/2018

50.      Il importe à cet égard de savoir si le contrôle juridictionnel pendant des résolutions de la KRS (adoptées dans le cadre de la procédure de nomination à la Cour suprême) a (ou devrait avoir) un effet suspensif.

51.      La Commission fait valoir qu’il semble que l’article 184 de la Constitution prévoit que la Cour suprême administrative exerce un contrôle juridictionnel dans les limites établies par la loi et qu’il semble découler de l’article 44, paragraphes 1 ter et 4, de la loi sur la KRS qu’un recours contre une résolution de celle-ci n’a pas d’effet suspensif en ce qui concerne la partie de cette délibération proposant la nomination d’une personne à la fonction de juge à la Cour suprême.

52.      Toutefois, je considère que l’appréciation que porte la Commission sur la première branche de la question préjudicielle est spécieuse, notamment en raison du contexte général actuel en Pologne. En effet, comme je l’ai fait valoir dans mes conclusions dans l’affaire A.B. e.a. et ainsi que la Cour l’a confirmé depuis dans son arrêt A.B. e.a. (19), un recours tel que celui engagé devant la Cour suprême administrative sur le fondement de l’article 44, paragraphes 1 bis à 4, de la loi sur la KRS est dépourvu de toute effectivité réelle et n’offre, ainsi, qu’une apparence de recours juridictionnel.

53.      Il en va ainsi, notamment, en raison des dispositions de l’article 44, paragraphes 1 ter et 4, de la loi sur la KRS, dont il résulte, en substance, que, nonobstant l’exercice d’un tel recours par un candidat non présenté à la nomination par la KRS, les résolutions de cette dernière revêtiront toujours un caractère définitif s’agissant de la décision qu’elles comportent de présenter des candidats à la nomination, ces derniers étant alors susceptibles, comme ce fut le cas en l’occurrence, d’être nommés par le président de la République aux postes concernés sans attendre l’issue de ce recours. Dans ces conditions, il est, en effet, patent qu’une annulation éventuelle de la décision que comporte une telle résolution de ne pas présenter à la nomination la candidature d’un requérant qui interviendrait au terme de la procédure introduite par ce dernier demeurera sans conséquences réelles sur la situation de celui-ci en ce qui concerne le poste qu’il convoitait et qui aura ainsi déjà été pourvu sur le fondement de cette résolution.

54.      Ainsi que la Cour l’explique aux points 159 à 164 de l’arrêt A.B. e.a., il importe également de tenir compte des éléments suivants : i) les dispositions nationales en cause au principal ont considérablement modifié l’état du droit national antérieurement en vigueur ; ii) ces dispositions ont eu pour effet d’anéantir l’effectivité du contrôle juridictionnel résultant jusqu’alors de la législation nationale ; iii) elles ont opéré une réduction de l’intensité du contrôle juridictionnel des résolutions de la KRS prévalant auparavant ; iv) les restrictions introduites à l’article 44, paragraphes 1 bis à 4, de la loi sur la KRS concernent les seuls recours introduits contre des résolutions de la KRS relatives à des présentations de candidatures à des postes de juge à la Cour suprême ; v) les éléments contextuels liés à l’ensemble des autres réformes ayant récemment affecté la Cour suprême et la KRS doivent également être pris en compte en l’occurrence (voir points 130 à 135 de l’arrêt A.B. e.a.), et vi) les dispositions de l’article 44, paragraphes 1 ter et 4, de la loi sur la KRS ont été introduites par la loi du 20 juillet 2018 portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun et de certaines autres lois et sont entrées en vigueur le 27 juillet 2018, soit très peu de temps avant que la KRS, dans sa nouvelle composition, soit appelée à se prononcer sur les candidatures déposées aux fins de pourvoir à de nombreux postes de juge à la Cour suprême déclarés vacants ou nouvellement créés en conséquence de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la Cour suprême et, notamment, sur les candidatures des requérants au principal dans l’affaire A.B. e.a.

55.      De surcroît, à la suite de nouvelles modifications législatives, à partir du 23 mai 2019, la possibilité de former un recours contre les résolutions de la KRS dans des affaires individuelles concernant la nomination à la fonction de juge à la Cour suprême a été complètement exclue. À cet égard, il suffit de relever que cela découle de mes conclusions dans l’affaire A.B. e.a. ainsi que de l’arrêt A.B. e.a., en ce sens que les modifications successives de la loi sur la KRS ayant pour effet de supprimer un contrôle juridictionnel effectif des décisions de ce conseil proposant au président de la République les candidats au poste de juge à la Cour suprême sont susceptibles d’enfreindre le droit de l’Union (voir l’analyse étayant la réponse à la troisième question préjudicielle posée dans cette affaire, en particulier points 108 et suivants de l’arrêt A.B. e.a.).

56.      Eu égard aux considérations qui précèdent, même si c’est à la juridiction de renvoi qu’il incombera d’apprécier les régressions ainsi opérées par ces dispositions nationales, en ce qui concerne l’effectivité du recours juridictionnel ouvert contre les résolutions de la KRS proposant la nomination de juges à la Cour suprême, selon moi, lesdites dispositions violent l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

57.      Lors de son appréciation, la juridiction de renvoi devra tenir compte des indications fournies par la Cour dans la présente affaire et dans l’arrêt A.B. e.a., ainsi que de toutes les autres circonstances pertinentes dont elle pourrait avoir connaissance, en prenant en considération, le cas échéant, les motifs et les objectifs spécifiques invoqués devant elle pour justifier les mesures en cause. En outre, la juridiction de renvoi devra estimer si des dispositions nationales telles que celles de l’article 44, paragraphes 1 bis à 4, de la loi sur la KRS sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des juges nommés sur le fondement des résolutions de la KRS à l’égard d’éléments extérieurs et, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif polonais, et quant à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et, ainsi, sont susceptibles de conduire à une apparente absence d’indépendance ou d’impartialité de ces juges, ayant pour conséquence de porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer à ces justiciables dans une société démocratique régie par l’État de droit.

58.      En effet, dans le contexte général actuel en Pologne, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE exige que les décisions adoptées dans le cadre de la procédure de nomination des juges à la Cour suprême soient soumises à un contrôle juridictionnel ayant un effet suspensif.

59.      En effet, dans son arrêt du 27 mai 2008 (affaire SK 57/06), la Cour constitutionnelle a jugé que la limitation de l’accès à un contrôle juridictionnel des résolutions de la KRS décidant de ne pas proposer au président de la République une candidature à la fonction de juge était inconstitutionnelle.

60.      Ainsi que l’a fait valoir à juste titre le Médiateur, conformément à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la Charte, le processus de nomination ne doit pas engendrer, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et quant à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés nommés. Dès lors, compte tenu du rôle clé de la KRS dans le processus de nomination des juges et compte tenu de l’absence de contrôle juridictionnel des décisions du président de la République portant nomination d’un juge, il est nécessaire qu’un contrôle juridictionnel effectif existe pour les candidats. Il en va ainsi d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, l’État, par son comportement, interfère dans le processus de nomination des juges d’une manière qui risque de compromettre l’indépendance future de ces juges. Le contrôle juridictionnel requis devrait : a) intervenir avant la nomination, le juge étant protégé a posteriori par le principe d’inamovibilité ; b) couvrir au moins un excès ou un détournement de pouvoir, une erreur de droit ou une erreur manifeste d’appréciation, et c) permettre de clarifier tous les aspects de la procédure de nomination, y compris les exigences découlant du droit de l’Union, le cas échéant, en soumettant à la Cour des questions portant notamment sur les exigences découlant du principe de protection juridictionnelle effective (20).

61.      Ainsi que la juridiction de renvoi l’a constaté dans la décision de renvoi, il y a eu une double violation de l’article 179 de la Constitution. Tout d’abord, le président de la République a nommé A.S. dans des conditions dans lesquelles la résolution no 331/2018, qui proposait la nomination de celui-ci, n’était pas définitive (points 24 et suivants de la décision de renvoi). En outre, selon la juridiction de renvoi, il y a également eu violation du principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs ainsi que du principe de légalité. En effet, en raison du statut constitutionnel de la Cour suprême administrative en tant qu’organe juridictionnel, qui s’est vu reconnaître la compétence légale pour contrôler, en l’espèce, la conformité à la loi des résolutions de la KRS, et compte tenu de la nécessité de respecter l’issue future de la procédure devant cette juridiction, le président de la République ne pouvait exercer sa prérogative de désigner une personne en tant que juge à la Cour suprême avant la clôture de la procédure devant cette juridiction.

62.      Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi et qu’il a également été confirmé par les trois chambres réunies de la Cour suprême au point 35 de la résolution du 23 janvier 2020 (21), les résolutions de la KRS n’étaient pas définitives, puisque des procédures de recours, susceptibles de conduire à l’annulation de ces résolutions, étaient pendantes. Lesdites résolutions ne fournissaient aucun fondement pour proposer au président de la République de nommer les personnes concernées à un poste de juge vacant. Les résolutions ayant fait l’objet d’un recours, les postes de juges vacants n’ont pas été pourvus conformément à la loi.

63.      Par conséquent, l’acte de nomination en tant que juge à la Cour suprême, adopté par le président de la République avant que la Cour suprême administrative se prononce définitivement sur le recours dirigé contre la résolution no 331/2018, constitue une violation flagrante des règles nationales régissant la procédure de nomination des juges à la Cour suprême, lorsque ces règles sont interprétées conformément au droit de l’Union applicable (notamment l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE).

2)      Seconde branche de la question préjudicielle : adoption de l’acte de nomination au poste de juge à la Cour suprême en dépit de l’ordonnance de la Cour suprême administrative suspendant l’exécution de la résolution de la KRS proposant la nomination des candidats

64.      Il appartiendra, en définitive, à la juridiction de renvoi d’apprécier également ce point sur le fondement de l’ensemble des éléments pertinents, mais, à mon sens, l’irrégularité commise lors de la nomination du juge unique de la chambre de contrôle (22) en cause (le juge A.S.) découle a fortiori du fait que ce juge a été nommé à la Cour suprême et à cette chambre en dépit de la décision de la Cour suprême administrative ordonnant de suspendre l’exécution de la résolution no 331/2018.

65.      Dès lors, à l’instar de la juridiction de renvoi, ainsi que de W.Ż., du Médiateur et de la Commission, je considère que la violation délibérée et intentionnelle d’une décision judiciaire par le pouvoir exécutif, en particulier d’une décision de la Cour suprême administrative ordonnant des mesures provisoires (l’ordonnance du 27 septembre 2018), manifestement dans le but d’assurer au gouvernement une influence sur la nomination des juges, démontre une absence de respect du principe de l’État de droit et constitue, en soi, une violation par le pouvoir exécutif des « règles fondamentales faisant partie intégrante de l’établissement et du fonctionnement de ce système judiciaire » au sens du point 75 de l’arrêt du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission (C‑542/18 RX‑II et C‑543/18 RX‑II, ci-après l’« arrêt Simpson et HG », EU:C:2020:232).

66.      Les mesures provisoires en cause visent à préserver le plein effet de la décision de la Cour suprême administrative dans l’hypothèse où cette juridiction accueillerait le recours contre la résolution no 331/2018 et annulerait cette dernière, ainsi que le demande le requérant.

67.      Il est clair que l’ordonnance de mesures provisoires était une décision définitive juridiquement contraignante.

68.      Il s’ensuit qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’estimer, au regard du point 75 de l’arrêt Simpson et HG, si la nomination du juge unique de la chambre de contrôle en cause (le juge A.S.) constitue une irrégularité qui engendre un risque réel que d’autres pouvoirs de l’État membre, en particulier le pouvoir exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu portant atteinte à l’intégrité du résultat du processus de nomination et ainsi faire naître un doute raisonnable dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance et à l’impartialité du juge concerné.

69.      L’exigence d’un tribunal établi par la loi vise à assurer que l’organisation de la justice soit fondée sur des règles émanant du pouvoir législatif, de sorte que cette justice ne dépende ni du pouvoir discrétionnaire du pouvoir exécutif ni de celui des autorités judiciaires elles-mêmes.

70.      Le droit à une protection juridictionnelle effective en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte englobe le droit à un tribunal établi par la loi et la portée de ces dispositions et de cette notion doit être déterminée en tenant compte de la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 13 de la CEDH.

71.      Il découle de la jurisprudence de la Cour de justice que « [l]es garanties d’indépendance et d’impartialité postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent » (23).

72.      La Cour a également précisé qu’« il ressort des explications afférentes à l’article 47 de la Charte, qui, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération pour l’interprétation de celle-ci, que les premier et deuxième alinéas de cet article 47 correspondent à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 13 de la [CEDH] » (24).

73.      L’article 52, paragraphe 3, de la Charte précise que, dans la mesure où cette dernière contient des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère cette convention.

74.      Conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, « un tribunal doit toujours être “établi par la loi” » (25).

75.      Ainsi que l’a relevé la Cour EDH, « la “loi” visée à l’article 6, [paragraphe] 1, de la [CEDH] comprend non seulement la législation régissant l’établissement et la compétence des organes judiciaires, mais aussi toute autre disposition de droit interne dont le non-respect rendrait irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire [...] Il s’agit en particulier des dispositions prévoyant l’indépendance des membres d’un tribunal, la durée de leur mandat et leur impartialité [...] Autrement dit, l’expression “établi par la loi” concerne non seulement la base légale de l’existence même du “tribunal”, mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent » (26).

76.      C’est pourquoi la notion d’« établissement » inclut, par essence, la procédure de nomination des juges dans le système judiciaire en cause, laquelle, conformément au principe de prééminence du droit, doit être menée dans le respect des règles du droit national applicables.

77.      Dans l’arrêt Ástráðsson c. Islande, la grande chambre de la Cour EDH, confirmant en grande partie l’arrêt de la chambre de recours du 12 mars 2019, a jugé que, compte tenu des implications éventuelles de la constatation d’une infraction et des intérêts importants en jeu, le droit à un « tribunal établi par la loi » ne devrait pas être interprété de manière trop large, en ce sens que toute irrégularité dans une procédure de nomination judiciaire risquerait de porter atteinte à ce droit. La Cour EDH a ainsi élaboré un critère en trois étapes afin de déterminer si les irrégularités entachant une procédure de nomination judiciaire étaient d’une gravité telle qu’elles emportent une violation du droit à un tribunal établi par la loi : i) s’interroger s’il y a eu une violation manifeste du droit interne (points 244 et 245 de cet arrêt) ; ii) s’interroger si les violations du droit interne portent sur une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges (points 246 et 247 dudit arrêt), et iii) s’interroger si les violations alléguées du droit à un « tribunal établi par la loi » ont été effectivement contrôlées et corrigées par les juridictions nationales (points 248 à 252 de ce même arrêt).

78.      Ces principes s’appliquent non seulement en cas de violations de dispositions régissant spécifiquement la procédure de nomination stricto sensu, mais également, ainsi qu’il ressort de la présente affaire, en cas de méconnaissance d’un contrôle juridictionnel portant sur des actes antérieurs de nomination ayant un caractère constitutif par rapport à cette nomination (comme la résolution no 331/2018 en l’espèce).

79.      Ainsi que la Commission l’a relevé, s’agissant des règles de nomination des juges, il n’est pas surprenant que tant la Cour EDH (arrêt Ástráðsson c. Islande, point 247 (27)) que la Cour de justice (arrêt Simpson et HG, point 75 (28)) établissent un lien direct entre l’exigence d’un tribunal établi par la loi et le principe d’indépendance des juges concernés, en ce sens qu’il convient d’examiner si une irrégularité commise lors de la nomination des juges « crée un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu mettant en péril l’intégrité du résultat auquel conduit le processus de nomination et semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du ou des juges concernés » (arrêt Simpson et HG, point 75).

80.      Il ressort de la jurisprudence précitée que l’exigence d’un tribunal établi par la loi ainsi que les exigences d’indépendance et d’impartialité des juridictions et des juges sont intimement liées.

81.      Si le seuil requis par la Cour aux points 75 et 79 de l’arrêt Simpson et HG ressemble à celui requis dans l’arrêt A. K. e.a. (29), la différence entre ces deux arrêts réside dans le fait que l’arrêt Simpson et HG fournit des critères utilisés pour apprécier une violation des règles d’organisation de la justice et, en particulier, de nomination des juges : partant, cet arrêt porte sur une violation des règles, alors que l’arrêt A. K. e.a. fournit des critères permettant d’apprécier si le cadre juridique relatif à l’organisation de la justice en soi offre les garanties nécessaires pour assurer l’indépendance et l’impartialité des juges.

82.      Étant donné que, en l’espèce, il s’agit d’apprécier une éventuelle irrégularité de la procédure de nomination d’un juge (le juge A.S. de la chambre de contrôle), c’est l’arrêt Simpson et HG qui est directement pertinent.

83.      Afin de déterminer si une telle irrégularité constitue une violation de l’exigence d’un tribunal établi par la loi au sens de l’article 19 TUE, conformément au point 75 de l’arrêt Simpson et HG, il y a lieu d’apprécier si cette irrégularité « est d’une nature et d’une gravité telles qu’elle crée un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu mettant en péril l’intégrité du résultat auquel conduit le processus de nomination et semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du ou des juges concernés » (mise en italique par mes soins).

84.      En ce qui concerne l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ainsi que le souligne le Médiateur, le strict respect des règles de nomination s’impose, car il donne au juge nommé le sentiment d’avoir obtenu le poste uniquement sur le fondement de ses qualifications objectives et de critères objectifs et au terme d’une procédure fiable, en évitant la création d’un quelconque lien de dépendance entre le juge et les autorités intervenant dans cette nomination. En l’occurrence, la juridiction de renvoi a établi, de manière convaincante, d’une part, que le contrôle juridictionnel effectif de la procédure de nomination constitue une exigence découlant des principes constitutionnels relatifs à l’indépendance du pouvoir judiciaire et au droit subjectif d’accès à une fonction publique et à un tribunal et, d’autre part, que la nomination du juge concerné est intervenue en méconnaissance de ce contrôle juridictionnel effectif et de la décision judiciaire ayant suspendu l’exécution de la résolution no 331/2018.

85.      Il ressort de la décision de renvoi que les membres de la chambre de contrôle de la Cour suprême en charge de l’affaire I‑NO‑47/18 ont été nommés à ce poste alors même que le président de la République avait connaissance de l’ordonnance de la Cour suprême administrative du 27 septembre 2018. Dès lors, à mon sens, la juridiction de renvoi pourra conclure que l’acte de nomination a été adopté en méconnaissance délibérée de cette ordonnance.

86.      Par ailleurs, je considère que l’acte par lequel le président de la République a nommé des candidats indiqués dans la résolution no 331/2018 pour le poste de juge à la Cour suprême constitue indubitablement une exécution de cette résolution, alors que celle-ci n’était pas encore exécutoire, ce qui constitue une violation manifeste de l’ordonnance de la Cour suprême administrative suspendant l’exécution de ladite résolution en attendant l’issue du recours pendant devant cette juridiction.

87.      Le caractère manifeste et délibéré de la violation de l’ordonnance de la Cour suprême administrative suspendant l’exécution de la résolution no 331/2018, commise par une autorité publique aussi importante que le président de la République, habilité à prononcer l’acte de nomination au poste de juge à la Cour suprême, est révélateur d’une violation flagrante des règles de droit national régissant la procédure de nomination des juges.

88.      En ce qui concerne le critère de gravité, à mon sens, compte tenu du contexte général dans lequel s’inscrivent les réformes judiciaires litigieuses en Pologne, les infractions commises en l’espèce sont plus graves que les irrégularités en cause dans l’arrêt Ástráðsson c. Islande.

89.      En tout état de cause, le fait même que le président de la République n’ait fait aucun cas de la décision définitive de la Cour suprême administrative, la juridiction administrative de dernier ressort, ordonnant des mesures provisoires et la suspension de l’exécution de la résolution no 331/2018 jusqu’à ce qu’elle statue sur l’action au fond pendante devant elle, indique la gravité de l’infraction commise.

90.      La Cour a déjà précisé que le respect par les autorités nationales compétentes d’un État membre des mesures provisoires ordonnées par les juridictions nationales « est inhéren[t] à la valeur de l’État de droit consacrée à l’article 2 TUE et sur laquelle l’Union est fondée » (30).

c)      Effets sur l’acte de nomination d’A.S. au poste de juge à la Cour suprême et/ou sur l’ordonnance attaquée au regard des principes de sécurité juridique et d’inamovibilité des juges

91.      Afin de fournir à la juridiction de renvoi une interprétation du droit de l’Union qui pourrait lui être utile dans l’appréciation des effets de l’une ou de l’autre de ses dispositions (31), il convient d’examiner également les effets de la conclusion selon laquelle A.S. siégeant en formation à juge unique ne peut pas constituer un tribunal établi par la loi.

92.      L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, dans les domaines couverts par le droit de l’Union (voir arrêt A. K. e.a., point 168 et jurisprudence citée), ce qui signifie que cette disposition doit être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (32).

93.      Comme je l’ai indiqué aux points 94 et 95 de mes conclusions dans l’affaire A.B. e.a., la Cour avait déjà implicitement reconnu l’effet direct de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Cela a désormais été expressément confirmé au point 146 de l’arrêt rendu dans cette affaire : « l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE met à la charge des États membres une obligation de résultat claire et précise et qui n’est assortie d’aucune condition en ce qui concerne l’indépendance devant caractériser les juridictions appelées à interpréter et à appliquer le droit de l’Union ».

94.      Ainsi, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE peut être invoqué par un justiciable ou par un juge national afin de vérifier si une décision judiciaire a été rendue par une juridiction qui répond aux exigences d’un tribunal indépendant et impartial, préalablement établi par la loi.

95.      Ainsi que la Cour l’a souligné au point 57 de l’arrêt Simpson et HG, « les garanties d’accès à un tribunal indépendant, impartial et préalablement établi par la loi, et notamment celles qui déterminent la notion tout comme la composition de celui-ci, représentent la pierre angulaire du droit au procès équitable. Celui-ci implique que toute juridiction a l’obligation de vérifier si, par sa composition, elle constitue un tel tribunal lorsque surgit sur ce point un doute sérieux. Cette vérification est nécessaire à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable. En ce sens, un tel contrôle constitue une formalité substantielle dont le respect relève de l’ordre public et doit être vérifié d’office ».

96.      Si ces conditions ne sont pas respectées, une telle incompatibilité peut, en principe, être invoquée en tant que moyen d’annulation de la décision judiciaire au motif que la formation de la juridiction en cause était irrégulière.

97.      Un tel constat doit être établi dans les délais prévus et tenir compte du principe de sécurité juridique.

98.      Ainsi que l’a relevé la Commission, dans le cadre de la présente affaire, cela signifie que, comme le juge unique A.S. siégeant en formation à juge unique a rendu l’ordonnance d’irrecevabilité en cause, qui n’est pas susceptible de recours, alors, à supposer qu’une chambre composée d’un juge unique ne remplisse pas les exigences d’un tribunal préalablement établi par la loi, l’efficacité juridique de cette ordonnance doit être limitée.

99.      Par conséquent, la juridiction de renvoi pourrait annuler (ou ignorer) ladite ordonnance et statuer sur la demande de récusation des juges de la chambre de contrôle introduite par W.Ż., afin que le recours de celui-ci puisse être examiné par une juridiction répondant aux exigences de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (à savoir la juridiction de renvoi).

100. Je considère que les violations commises en l’espèce au cours de la procédure de nomination des juges et le risque que W.Ż. soit privé d’une protection juridictionnelle effective constituent des circonstances qui justifient de limiter le caractère contraignant de l’ordonnance attaquée, contrairement au principe de sécurité juridique.

101. Ensuite, il convient d’examiner le principe d’inamovibilité des juges et la question de savoir si une violation des exigences d’indépendance et d’impartialité d’un tribunal préalablement établi par la loi, conformément à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, devrait également avoir, en l’espèce, des effets sur l’acte de nomination lui-même (d’A.S. à la fonction de juge à la Cour suprême).

102. Les exigences découlant de cette disposition, lue en combinaison avec l’article 47 de la Charte, visent à protéger le droit fondamental d’une personne à une protection juridictionnelle effective dans le cadre de l’application du droit de l’Union à l’affaire la concernant.

103. Partant, de telles exigences visent à assurer la protection juridictionnelle du requérant dans son travail en tant que juge et, le cas échéant, une telle protection peut être assurée en annulant (ou en ignorant) une décision rendue par un juge siégeant en formation à juge unique qui ne satisfait pas aux exigences de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

104. Je considère (à l’instar de la Commission et du Médiateur) que, tant que la protection découlant du droit de l’Union est assurée en annulant (ou en ignorant) l’ordonnance attaquée, il n’est pas nécessaire que le droit de l’Union intervienne ni dans le domaine des nominations des juges, ni dans la relation juridique entre un juge et l’État membre qui l’a nommé.

105. En d’autres termes, en l’occurrence, une éventuelle violation dans l’affaire au principal de l’exigence d’un tribunal préalablement établi par la loi n’implique pas que l’acte de nomination du juge A.S., qui a rendu l’ordonnance d’irrecevabilité, est invalide per se.

III. Conclusion

106. Pour les raisons précédemment exposées, je propose à la Cour d’apporter la réponse suivante à la question préjudicielle posée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) :

Le droit à un tribunal établi par la loi, consacré à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’une juridiction telle que la juridiction composée d’une seule personne de l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, Cour suprême, Pologne) ne remplit pas les conditions requises pour constituer un tribunal établi par la loi dans une situation où le juge concerné a été désigné en violation flagrante des lois de l’État membre applicables aux nominations des juges à la Cour suprême. La juridiction de renvoi doit, à cet égard, apprécier le caractère manifeste et délibéré de cette violation ainsi que la gravité de celle-ci et tenir compte du fait que la nomination est intervenue : i) en dépit d’un recours préalable devant la juridiction nationale compétente contre la résolution du Conseil national de la magistrature comportant une proposition de nomination de la personne en question à la fonction de juge, qui était encore pendante au moment de cette nomination, et/ou ii) bien que l’exécution de cette résolution ait été suspendue conformément au droit national et que cette procédure devant la juridiction nationale compétente n’ait pas été clôturée avant la remise de l’acte de nomination.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Les dispositions polonaises sont citées dans la décision de renvoi et n’occupent pas moins de dix pages de la version originale de celle-ci.


3      Voir arrêt du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours) (C‑824/18, ci-après l’« arrêt A.B. e.a. », EU:C:2021:153), et mes conclusions dans cette affaire (C‑824/18, ci-après les « conclusions dans l’affaire A.B. e.a. », EU:C:2020:1053).


4      Arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 36 et jurisprudence citée).


5      Voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, ci‑après l’« arrêt A. K. e.a. », EU:C:2019:982, points 134 à 139 et 145).


6      Voir arrêt A. K. e.a., point 74.


7      Voir à ce sujet, par exemple, Biltgen, F., « L’indépendance du juge national vue depuis Luxembourg », Revue trimestrielle des droits de l’homme, no 123, 1er juillet 2020, p. 551.


8      Arrêt du 26 mars 2020 (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234).


9      Voir arrêt du 20 mars 1997, Hayes (C‑323/95, EU:C:1997:169).


10      Voir arrêt du 27 juin 2013, Agrokonsulting-04 (C‑93/12, EU:C:2013:432).


11      Voir, notamment, arrêt du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (C‑619/18, EU:C:2019:531, point 56 et jurisprudence citée). Voir Bogdanowicz, P., et Taborowski, M., « How to Save a Supreme Court in a Rule of Law Crisis : the Polish Experience », European Constitutional Law Review, 16e volume, 2e édition, juin 2020, p. 306.


12      Voir, notamment, arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, EU:C:1978:49) ; du 19 juin 1990, Factortame e.a. (C‑213/89, EU:C:1990:257), et du 29 juillet 2019, Torubarov (C‑556/17, EU:C:2019:626, point 57).


13      Voir mes conclusions dans l’affaire A.B. e.a. et arrêt A.B. e.a. Voir également affaire pendante Getin Noble Bank (C‑132/20).


14      Voir arrêt A.B. e.a. et mes conclusions dans cette affaire.


15      Voir arrêt A.B. e.a. et mes conclusions dans cette affaire.


16      Voir arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Droit de recours contre une demande d’information en matière fiscale) (C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, point 55).


17      Arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a., points 167 à 169. Voir, notamment, Filipek, P., The ECJ’s Independence Test as an Incomplete Tool to Assess the Lawfulness of Domestic Courts, Verfassungsblog.de, 23 janvier 2020.


18      Arrêt du 16 février 2017, Margarit Panicello (C‑503/15, EU:C:2017:126, point 27).


19      Cette question porte sur la première question posée dans cette affaire, à savoir les points 156 à 167 de l’arrêt A.B. e.a.


20      Arrêt A. K. e.a., point 134.


21      Voir Garlicki, L., « Polish Judicial Crisis and the European Court of Human Rights (a few observations on the Astradsson case) », à publier dans Bodnar, A. et Urbanik, J., Waiting for the Barbarians – Law in the days of Constitutional Crisis, Studies offered to Mirosław Wyrzykowski, Varsovie, 2021.


22      Concernant la chambre disciplinaire de la Cour suprême ne constituant pas un tribunal établi par la loi, voir Pech, L., Protecting Polish judges from Poland’s Disciplinary « Star Chamber », https://ssrn.com/abstract=3683683, p. 16. Voir également Pech, L., « The Right to an Independent and Impartial Tribunal Previously Established by Law under Article 47 of the EU Charter », in Peers, S. et al., The EU Charter of Fundamental Rights : A Commentary, Hart, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm ?abstract_id=3608669.


23      Arrêt A. K. e.a., point 123 et jurisprudence citée. Mise en italique par mes soins.


24      Voir arrêt du 30 juin 2016, Toma et Biroul Executorului Judecătoresc Horațiu-Vasile Cruduleci (C‑205/15, EU:C:2016:499, point 40).


25      Arrêt Ástráðsson c. Islande, point 211.


26      Arrêt Ástráðsson c. Islande, points 212 et 213 ainsi que jurisprudence citée.


27      Qui correspond au point 103 de l’arrêt de chambre (arrêt de la Cour EDH, du 12 mars 2019, Ástráðsson c. Islande, CE:ECHR:2019:0312JUD002637418). Pour une analyse de cette jurisprudence dans le contexte polonais, voir, notamment, Szwed, M., Orzekanie przez wadliwie powołanych sędziów jako naruszenie prawa do sądu w świetle wyroku Ástráðsson, Europejski Przegląd Sądowy, juillet 2019, p. 42, et Graver, H. P., On the ECtHR judgment in the case of Ástráðsson : A New Nail in the Coffin for the 2017 Polish Judicial Reform, Verfassungsblog.de, 2 décembre 2020. Voir également les observations de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme dans l’affaire Ástráðsson c. Islande, 1926/2019/PSP/MSZ, 30 décembre 2019.


28      Voir Simon, D., « Composition du Tribunal de la fonction publique – Note sur l’arrêt Simpson/Conseil », Europe, no 5, mai 2020. Concernant la Pologne, voir Pech, L., « Dealing with ‘fake judges’ under EU Law : Poland as a Case Study in light of the ruling in Simpson and HG », Reconnect Working Paper, no 8, mai 2020.


29      Voir Leloup, M., « The appointment of judges and the right to a tribunal established by law : The ECJ tightens its grip on issues of domestic judicial organization : Review Simpson », Common Market Law review, 57e volume, no 4, 2020, p. 1152.


30      Voir, par analogie, ordonnance du 20 novembre 2017, Commission/Pologne (C‑441/17 R, EU:C:2017:877, point 102).


31      Arrêt du 16 juillet 2015, CHEZ Razpredelenie Bulgaria (C‑83/14, EU:C:2015:480, point 71 et jurisprudence citée), ainsi que arrêt A. K. e.a., point 132.


32      Ordonnance du 6 octobre 2020, Prokuratura Rejonowa w Słubicach (C‑623/18, non publiée, EU:C:2020:800, point 28).