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Affaire T246/19

Royaume du Cambodge
et
Cambodia Rice Federation (CRF)

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (cinquième chambre élargie) du 9 novembre 2022

« Mesures de sauvegarde – Marché du riz – Importations de riz Indica originaire du Cambodge et du Myanmar/de la Birmanie – Règlement (UE) no 978/2012 – Notion de “producteurs de l’Union” – Notion de “produits similaires ou directement concurrents” – Difficultés graves – Droits de la défense – Faits et considérations essentiels – Erreurs manifestes d’appréciation »

1.      Recours en annulation – Moyens – Moyens susceptibles d’être soulevés à l’encontre d’une décision attaquée – Moyen non soulevé au stade de la procédure administrative – Admissibilité

(Art. 263 TFUE)

(voir point 38)

2.      Politique commerciale commune – Mesures de défense commerciale – Pouvoir d’appréciation des institutions – Contrôle juridictionnel – Limites

(Art. 207, § 1, TFUE)

(voir points 40-42, 117)

3.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Mesures de sauvegarde générales – Rétablissement des droits du tarif douanier commun – Importation d’un produit concerné dans des volumes et/ou à des prix causant de graves difficultés aux producteurs de l’Union fabriquant des produits similaires ou directement concurrents – Détermination des produits similaires ou directement concurrents – Prise en compte du critère d’origine applicable au produit importé bénéficiant de préférences tarifaires – Inadmissibilité

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12, art. 22, § 1 et 2, et 33)

(voir points 70-77)

4.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Sauvegardes générales – Rétablissement des droits du tarif douanier commun – Importation d’un produit concerné dans des volumes et/ou à des prix causant de graves difficultés aux producteurs de l’Union fabriquant des produits similaires ou directement concurrents – Notions de produits similaires ou directement concurrents – Critères

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12, art. 22, § 1 et 2)

(voir points 80-82)

5.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Sauvegardes générales – Rétablissement des droits du tarif douanier commun – Importation d’un produit concerné dans des volumes et/ou à des prix causant de graves difficultés aux producteurs de l’Union fabriquant des produits similaires ou directement concurrents – Détermination de l’existence d’un préjudice subi par l’industrie de l’Union – Calcul de la marge de sous-cotation – Comparaison des prix à l’importation et des prix de l’industrie de l’Union – Ajustement – Charge de la preuve – Obligations incombant à la Commission

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12, art. 22, § 1 et 2)

(voir points 124, 125, 144)

6.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Sauvegardes générales – Rétablissement des droits du tarif douanier commun – Importation d’un produit concerné dans des volumes et/ou à des prix causant de graves difficultés aux producteurs de l’Union fabriquant des produits similaires ou directement concurrents – Détermination de l’existence d’un préjudice subi par l’industrie de l’Union – Calcul de la sous-cotation du prix des importations – Obligation de comparaison équitable entre le prix du produit concerné et le prix du produit similaire – Comparaison effectuée entre des prix obtenus à des stades commerciaux différents – Violation

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12, art. 22, § 1 et 2)

(voir point 128)

7.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Retrait temporaire du bénéfice du système de préférences tarifaires généralisées – Droits de la défense – Obligation de la Commission – Communication des détails sous-tendant les faits et considérations essentiels fondant ses décisions – Condition – Demande des parties intéressées – Absence

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12 ; règlement de la Commission no 1083/2013, art. 17)

(voir points 171-176, 186)

8.      Droit de l’Union européenne – Principes – Droits de la défense – Droit d’être entendu – Droit d’accès au dossier – Respect dans le cadre des procédures administratives – Procédures d’enquête précédant l’adoption de règlements instituant des mesures de sauvegarde – Obligation des institutions d’assurer l’information des entreprises concernées – Obligation d’entendre l’intéressé avant l’adoption d’un acte lui faisant grief – Portée

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12 ; règlement de la Commission no 1083/2013, art. 17)

9.      Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Retrait temporaire du bénéfice du système de préférences tarifaires généralisées – Droits de la défense – Obligation de la Commission – Communication des détails sous-tendant les faits et considérations essentiels fondant ses décisions – Violation – Procédure administrative ayant pu aboutir à un résultat différent en l’absence de cette irrégularité – Annulation de l’acte en cause

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12 ; règlement de la Commission no 1083/2013, art. 17)

(voir points 205-207)

10.    Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Retrait temporaire du bénéfice du système de préférences tarifaires généralisées – Droits de la défense – Obligation de la Commission – Communication des détails sous-tendant les faits et considérations essentiels fondant ses décisions – Portée

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12 ; règlement de la Commission no 1083/2013, art. 17)

(voir points 225, 226)

11.    Union douanière – Tarif douanier commun – Système de préférences tarifaires généralisées en faveur des pays en voie de développement – Retrait temporaire du bénéfice du système de préférences tarifaires généralisées – Droits de la défense – Obligation des institutions d'assurer l'information des entreprises concernées – Absence de communication par la Commission des éléments justifiant le caractère équitable de la comparaison entre le prix à l’importation et le prix de l’industrie de l’Union – Violation des droits de la défense

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 978/12 ; règlement de la Commission no 1083/2013, art. 17)

(voir points 234-241, 243, 244)

Résumé

Depuis 2012, en vertu du régime « Tout sauf les armes » visant à favoriser le développement des pays les moins avancés, les importations de riz Indica originaire du Cambodge et du Myanmar/de la Birmanie bénéficiaient d’une suspension totale des droits du tarif douanier commun.

Aux termes d’une enquête de sauvegarde, la Commission européenne a conclu en 2018 que le riz Indica blanchi ou semi-blanchi originaire du Cambodge et du Myanmar/de la Birmanie était importé dans des volumes et à des prix qui causaient de graves difficultés à l’industrie de l’Union. Ainsi, par son règlement 2019/67 (1), la Commission a rétabli les droits du tarif douanier commun sur les importations de ce riz pour une période de trois ans et a mis en place une réduction progressive du taux des droits applicables.

Saisi par le Royaume du Cambodge et Cambodia Rice Federation, le Tribunal accueille le recours en annulation introduit à l’encontre du règlement attaqué. Dans son arrêt, il interprète, pour la première fois, les articles 22 et 23 du règlement SPG (2) et, en particulier, les notions relatives aux « producteurs de l’Union fabriquant des produits similaires ou directement concurrents » ainsi que les conditions entourant la preuve de l’existence de graves difficultés causées à l’industrie de l’Union.

Appréciation du Tribunal

S’agissant, tout d’abord, de la notion de « produits similaires ou directement concurrents » et de la définition de l’industrie de l’Union, le Tribunal relève à titre liminaire que, dans les enquêtes de sauvegarde, tant les producteurs de l’Union de « produits similaires » que les producteurs de produits « directement concurrents » doivent être pris en compte.

Puis, il constate que la Commission a, en l’occurrence, considéré, aux fins de l’évaluation de l’existence de difficultés graves rencontrées par les producteurs de l’Union, que le riz Indica blanchi ou semi-blanchi transformé à partir de riz paddy cultivé ou récolté dans l’Union constituait le « produit similaire ou directement concurrent ».

À cet égard, le Tribunal relève, en premier lieu, que c’est à tort que la Commission considère que les « produits similaires ou directement concurrents », au sens de l’article 22, paragraphe 1, du règlement SPG, doivent se voir appliquer la condition d’origine des produits importés de pays bénéficiant de préférences tarifaires, au sens de l’article 33 du règlement SPG et du règlement délégué 2015/2446 (3).

En effet, le législateur de l’Union renvoie aux règles d’origine à l’égard des seuls produits importés. Par ailleurs, l’article 22, paragraphes 1 et 2, du règlement SPG n’indique pas que l’analyse de l’incidence des importations d’un produit originaire d’un pays bénéficiaire sur la situation économique ou financière des producteurs de l’Union doit prendre en compte l’origine des produits fabriqués par ces derniers et ainsi limiter ceux des producteurs de l’Union pouvant bénéficier de la protection prévue par cette disposition.

En deuxième lieu, le Tribunal estime que le riz Indica blanchi ou semi-blanchi produit dans l’Union doit être qualifié de produit similaire ou directement concurrent du riz Indica blanchi ou semi-blanchi originaire du Cambodge, indépendamment de l’origine de la matière première à partir de laquelle il a été transformé.

En effet, le riz Indica blanchi ou semi-blanchi, quelle que soit l’origine de cette matière première, présente les mêmes caractéristiques physiques, techniques et chimiques essentielles et a le même usage. Il est donc interchangeable ou substituable avec un autre riz Indica blanchi ou semi-blanchi, tant pour les usiniers de l’Union que pour les consommateurs.

Partant, la Commission était tenue, dans le cadre de l’analyse des effets des importations du riz Indica en provenance du Cambodge sur les prix de l’industrie de l’Union, de prendre en considération l’ensemble des usiniers de l’Union fabriquant du riz Indica blanchi ou semi-blanchi, indépendamment de l’origine du riz paddy qu’ils transforment.

Dans la mesure où la Commission a exclu une partie des producteurs de l’évaluation du préjudice, le Tribunal note alors que la définition erronée des producteurs de l’Union a également entaché d’erreur l’analyse de l’existence de difficultés graves.

En troisième lieu, le Tribunal constate que, en limitant la définition des producteurs de l’Union devant être pris en compte aux fins de l’évaluation du préjudice par référence à l’origine de la matière première transformée en riz Indica blanchi ou semi-blanchi, la Commission a de facto étendu le champ de protection aux riziculteurs de l’Union, seuls ces derniers étant réellement concernés par le riz cultivé dans l’Union. Or, une telle interprétation ne peut se justifier au regard de la définition de l’industrie de l’Union figurant aux considérants 22 et 23 du règlement attaqué, qui ne vise explicitement que les usiniers de l’Union.

Au regard de ce qui précède, le Tribunal juge que la Commission a commis une erreur de droit et une erreur manifeste d’appréciation en limitant arbitrairement le champ de son enquête portant sur le préjudice causé à l’industrie de l’Union aux seuls usiniers de riz Indica blanchi ou semi-blanchi transformé à partir de riz paddy cultivé ou récolté dans l’Union.

S’agissant, ensuite, de l’analyse de la sous-cotation, le Tribunal constate que la Commission ne s’est pas fondée sur des éléments de preuve, ou des indices, fiables et pertinents permettant d’étayer sa décision d’effectuer des ajustements.

Premièrement, la répartition géographique sous-tendant le « fait évident » selon lequel la concurrence du riz Indica blanchi ou semi-blanchi dans l’Union s’exercerait au nord de l’Europe n’est pas étayée par des éléments de preuve fiables et pertinents. Il en va de même du choix de la Commission d’appliquer à l’intégralité de la production de riz Indica dans l’Union le taux uniforme de 49 euros par tonne au titre de coûts de transport, sans limiter l’ajustement à une certaine proportion des ventes de riz Indica blanchi et semi-blanchi de l’Union nécessitant effectivement un tel transport du sud vers le nord de l’Europe.

Deuxièmement, les éléments dont se prévaut la Commission pour justifier de l’ajustement des prix à l’importation ne sont pas suffisamment convaincants, ou sont inexistants, et ne peuvent pas être considérés comme des preuves, ni comme des indices convergents, permettant d’établir l’existence du facteur au titre duquel l’ajustement des prix à l’importation a été opéré et de déterminer son incidence sur la comparabilité des prix.

Troisièmement, la Commission n’a produit aucun élément de preuve au soutien de l’ajustement de l’analyse de la sous-cotation afin de tenir compte des différences de stade commercial et de comparer les prix du riz blanchi vendu en vrac à ceux du riz vendu en conditionnements, ni aucun indice permettant d’établir l’existence des facteurs au titre desquels cet ajustement a été opéré et de déterminer son incidence sur la comparabilité des prix.

S’agissant, enfin, de l’obligation de la Commission de communiquer les détails sous-tendant les faits et considérations essentiels ou les faits et considérations différents sur la base desquels elle prend ses décisions, le Tribunal relève que l’article 17 du règlement délégué no 1083/2013 (4) ne la conditionne nullement à une quelconque demande émanant des parties intéressées. Cette obligation est à distinguer tant du droit qu’ont les parties intéressées en vertu de l’article 16 du règlement délégué no 1083/2013 et de l’article 12, paragraphe 1, de la décision 2019/339 (5) de demander un accès par écrit au dossier pendant la phase administrative que de la question de l’intervention éventuelle d’un conseiller-auditeur en cas de refus ou de litige portant sur la confidentialité de certains documents. Aussi, le Tribunal précise que l’article 17 du règlement délégué no 1083/2013 ne comporte aucune indication permettant de conférer à cette communication un caractère purement indicatif. Si cette disposition prévoit ainsi l’obligation pour la Commission de communiquer les détails sous-tendant les faits et considérations essentiels sur la base desquels elle prend ses décisions, une telle obligation s’impose, a fortiori, à l’égard des faits et considérations essentiels eux-mêmes.


1      Règlement d’exécution (UE) 2019/67 de la Commission, du 16 janvier 2019, instituant des mesures de sauvegarde en ce qui concerne les importations de riz Indica originaire du Cambodge et du Myanmar/de la Birmanie (JO 2019, L 15, p. 5).


2      Règlement (UE) no 978/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 201,2 appliquant un schéma de préférences tarifaires généralisées et abrogeant le règlement (CE) no 732/2008 du Conseil (JO 2012, L 303, p. 1, ci-après le « règlement SPG »).


3      Règlement délégué (UE) 2015/2446 de la Commission, du 28 juillet 2015, complétant le règlement (UE) no 952/2013 du Parlement européen et du Conseil au sujet des modalités de certaines dispositions du code des douanes de l’Union (JO 2015, L 343, p. 1).


4      Règlement délégué (UE) no 1083/2013 de la Commission, du 28 août 2013, établissant les règles relatives à la procédure de retrait temporaire des préférences tarifaires et à la procédure d’adoption de mesures de sauvegarde générales au titre du règlement (UE) no 978/2012 du Parlement européen et du Conseil appliquant un schéma de préférences tarifaires généralisées (JO 2013, L 293, p. 16).


5      Décision (UE) 2019/339 du président de la Commission européenne, du 21 février 2019, relative à la fonction et au mandat du conseiller-auditeur dans le cadre de certaines procédures commerciales (JO 2019, L 60, p. 20).